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Agronomes et fermes-modèles dans la Somme à la fin du Second Empire

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09 | 2001 Varia

Agronomes et fermes-modèles dans la Somme à la fin du Second Empire

Jean-Marie Wiscart

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/ruralia/246 ISSN : 1777-5434

Éditeur

Association des ruralistes français Édition imprimée

Date de publication : 1 décembre 2001 ISSN : 1280-374X

Référence électronique

Jean-Marie Wiscart, « Agronomes et fermes-modèles dans la Somme à la fin du Second Empire », Ruralia [En ligne], 09 | 2001, mis en ligne le 24 janvier 2009, consulté le 19 avril 2019. URL : http://

journals.openedition.org/ruralia/246

Ce document a été généré automatiquement le 19 avril 2019.

Tous droits réservés

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Agronomes et fermes-modèles dans la Somme à la fin du Second Empire

Jean-Marie Wiscart

1 “ La juste prépondérance que les classes élevées doivent exercer sur les classes inférieures, dans un intérêt général, ne peut plus tenir maintenant ni à la nue possession d’une terre ou d’un capital, pas même à la supériorité de l’esprit et de la science, quoi qu’en disent les adeptes d’une certaine école. L’autorité la plus ordinaire repose aujourd’hui dans une action plus ou moins directe sur le travail. Réfléchissez un moment.

N’avez-vous pas des terres et des capitaux ? Ne possédez-vous pas des usines, des carrières, des tourbières ? N’avez-vous pas des usines et des forges, des marais à dessécher, des terrains à assainir ? N’y a-t-il pas là une large carrière dans laquelle vos fils pourront commander à des hommes, non à des spéculateurs avides ? ” 1 À ces propos énergiques que tient en 1850 le vicomte de Rainneville, pionnier infatigable de la modernisation agricole en Picardie dans la première moitié du siècle, semble répondre, dans les dernières années du règne de Napoléon III, un ensemble de dossiers présentés dans le cadre de l’attribution annuelle d’une prime d’honneur du département de la Somme, ou de celui des concours régionaux 2. Ici surgit l’image d’élites agricoles provinciales. Il convient évidemment de confronter comptes rendus de visite et mémoires adressés par les candidats, aux périodiques agricoles locaux, aux rares actes notariés ou papiers privés disponibles, aux données cadastrales, et évidemment à l’Enquête agricole de 1866. Une visite sur place se révèle aussi parfois riche d’enseignements.

Une élite agricole

2 Derrière l’apparente monotonie des paysages de la Somme, celle des plateaux crayeux

“ ondulant comme la mer ” (Jean Giono), se cache une grande diversité : à l’est, le Santerre et le Vermandois occidental aux sols limoneux épais, sont, depuis des siècles, l’un des greniers céréaliers de la France ; les grandes fermes à cour fermée aux grands porches encadrant des granges aveugles, prennent parfois l’allure de fermes-forteresses

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et témoignent, encore sous le Second Empire, de la puissance économique et sociale des gros fermiers, souvent héritiers d’acquéreurs de biens nationaux. Moins fertiles, percés de vallées tourbeuses et industrieuses, sont les plateaux de l’Amiénois où alternent calcaire et argile à silex. Plus à l’ouest, dans le Ponthieu et le Vimeu, l’habitat et les paysages ruraux se modifient, la “ petite culture ” domine largement, tandis que s’affirme davantage la présence nobiliaire. Cependant, ces campagnes présentent des points communs très forts : partout s’impose une polyculture alternant céréales et cultures industrielles, assez fortement engagée dans un système d’échanges, qui favorise un maillage déjà serré de routes impériales, de chemins de grande communication, et, dès les premières années du Second Empire, de voies ferrées vers Boulogne, Paris, Lille ou Saint- Quentin, et plus tard de lignes ferroviaires transversales. Il s’agit aussi d’un monde plein : la densité de population supérieure d’un quart à la moyenne nationale s’explique par l’importance de la pluri-activité. L’industrie dispersée en zone rurale tient, au moins jusqu’en 1870, une place de premier plan : des dizaines de milliers de personnes matériellement très vulnérables, ménagers ou journaliers, travaillent aux champs à la belle saison et trouvent dans le travail à domicile l’hiver un complément de ressources.

Ainsi sont dispersés entre plusieurs nébuleuses industrielles différentes les badestamiers du Santerre, les tisserands et coupeurs de velours de l’Amiénois, les serruriers du Vimeu.

3 La modernisation agricole, amorcée par quelques membres de la noblesse locale ou par quelques roturiers à la fin de l’Ancien Régime et pendant la période révolutionnaire 3, ne s’appuie pas, à la différence de l’Oise ou du Pas-de-Calais voisins, sur ce relais essentiel que constituent les sociétés d’agriculture. Une première tentative échoue sous le règne de Louis XV. Une autre fait long feu : l’Académie d’Amiens, la plus ancienne société savante du département, née en 1750, disparue en 1792, renaît en l’an VII (1799) sous le nom de Société libre d’agriculture et s’intéresse de près pendant quelques années aux expériences agronomiques de ses membres, avant de reprendre son ancien nom et de revenir à ses préoccupations traditionnelles. La Société d’émulation d’Abbeville née en vendémiaire an V (octobre 1797) ne porte d’intérêt qu’à la botanique, aux sciences et à la littérature.

Aucune société d’agriculture n’existe encore dans ce département à la fin du Second Empire, malgré les efforts menés en ce sens par un châtelain agronome, Henri Douville de Fransu. Les comices agricoles des cinq arrondissements d’Abbeville, Amiens, Doullens, Montdidier et Péronne, sont tous créés entre 1835 et 1840 par des membres de la noblesse légitimiste, qui, depuis Brumaire, s’est plus fortement enracinée dans la terre picarde. En 1856, ils participent au concours agricole d’Amiens, l’un des premiers du genre. Ils font preuve, jusqu’au début de la IIIe République, d’un réel dynamisme. Ernest Vion les qualifie à juste titre d’“ écoles mutuelles ” de l’agriculture 4. L’essentiel de leur activité consiste dans l’organisation de concours d’arrondissement annuels, et dans la publication relativement régulière de bulletins, en particulier du Cultivateur de la Somme. Nombre de leurs dirigeants siègent au conseil général, très attentif aux intérêts des ruraux, et obtiennent de reconduire, d’année en année, le financement d’un cours public d’agriculture pratique, et, depuis 1864, l’attribution d’une prime départementale de 1 000 francs décernée aux exploitants des “ fermes les mieux tenues ”. Nous disposons donc à la fois des comptes rendus de visites, souvent succincts, rédigés par le jury composé de conseillers généraux et d’anciens lauréats, et surtout des mémoires rédigés par les candidats. Ils comportent obligatoirement des renseignements très précis sur la nature du sol, les débouchés, les instruments employés, les modes de culture, la disposition des bâtiments, le cheptel, la comptabilité. Conscients de certaines attentes

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spécifiques du jury, les agriculteurs s’efforcent de montrer qu’ils y souscrivent depuis longtemps. Ces mémoires présentent ainsi entre eux une certaine homogénéité.

4 Le nombre total de dossiers déposés en préfecture entre 1866 et 1870 est de 27. Cependant ne sont pas regroupés ici tous ceux qui se passionnent pour l’innovation agricole : Alphonse-Louis de Rainneville, véritable capitaine d’agriculture, personnage audacieux qui expérimente sans cesse nouveaux assolements, semences étrangères et nouveaux instruments agricoles dans sa ferme-école-orphelinat du petit Mettray à Allonville près d’Amiens, est mort en 1857. Higin Danzel d’Aumont, modeste hobereau mais agriculteur hors pair, ne concourt pas, non plus que Fougeron, qui s’est vu décerner de nombreux prix agricoles. D’autres qui dirigent des exploitations-pilotes ne peuvent le faire parce qu’ils sont membres du jury : tel est le cas d’Albert de Gillès et surtout d’Henri Bertin.

5 Les candidats à cette prime d’honneur ou les lauréats des concours régionaux d’Amiens ou de Saint-Quentin, se recrutent dans un milieu très restreint, celui des “ Messieurs ” ou des “ gros ”. 15 % d’entre eux apparaissent comme “ propriétaires ”, terme qui indique en fait une position sociale revendiquée et la situation matérielle d’une personne vivant du revenu de ses biens immeubles et notamment de la rente foncière. Les uns sont des roturiers, d’autres sont issus de familles nobles, tels le comte de Beaurepaire ou le marquis de Valanglart dont les ancêtres avaient eu les honneurs de la cour à Versailles.

Un peu plus d’un quart (26 %) se présente comme “ propriétaires-cultivateurs ”. Les uns sont des roturiers dynamiques, comme Alexandre Paillart à Himmeville, ou Alexandre Vinchon à Ennemain qui appartient à une très ancienne lignée de riches laboureurs, receveurs de seigneuries ecclésiastiques du Vermandois ou du Santerre 5. D’autres sont de véritables gentlemen-farmers éclairés : ici se détachent les figures du baron de Foucaucourt, de Douville de Fransu, ou d’Hecquet d’Orval, installé sur son domaine de Bonnance, près d’Abbeville où son grand-père avait développé une puissante manufacture de moquettes à la fin du XVIIIe siècle et sous le Premier Empire.

6 Presque un cinquième (19 %) est inscrit comme “ cultivateur ”, mais le choix des termes est révélateur des mentalités et de l’image sociale que l’on entend donner de soi.

Descendant de riches négociants amiénois anoblis à la fin de l’Ancien Régime, Ernest Cannet qui gère de main de maître les 150 hectares de son domaine du Paraclet près de Boves se présente comme cultivateur, tout comme Triboulet qui exploite en fermage 349 hectares à Assainvillers dans le Santerre. Enfin, un dixième du total exerce une profession économique non agricole. Ainsi Delacour dirige une entreprise de bonneterie à Villers-Bretonneux près de Corbie, ou Digeon une fabrique à Breteuil. D’autres, au contraire, font le choix d’apparaître comme propriétaires alors qu’ils tiennent une place essentielle dans le secteur manufacturier : Vagniez-Fiquet dirige une entreprise textile à Amiens, est aussi négociant et président de la chambre de commerce, mais il se déclare propriétaire après avoir acheté le domaine de Racineuse. Ernest Vion, “ propriétaire- cultivateur ” à Villers-Faucon est aussi l’un des quatre plus importants fabricants de sucre du département. Plus significative encore est l’attitude d’Henri Bertin : en six générations à la tête du puissant relais de poste de Roye sur la route des Flandres, sa famille a bâti une très belle fortune. Dès la fin du règne de Louis-Philippe, il comprend que cet âge d’or est terminé et consacre dès lors tout son temps et son énergie à fonder et à développer une sucrerie à Roye, à moderniser la grande exploitation héritée de son père. En 1863, reçu par le ministre de l’Agriculture, il déclare : “ je suis agriculteur avant d’être fabricant de sucre ”. Au total, qu’elle apparaisse sous le terme de propriétaire, de propriétaire- agriculteur ou d’agriculteur, voire de cultivateur, et proportionnellement à son

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importance numérique infime dans la population du département, la noblesse locale est fort bien représentée (1/5 du total). Elle l’est d’ailleurs par des descendants d’anciens privilégiés et non par la noblesse récente. Cependant ce groupe social, encore fort de plus de deux cents familles au milieu du siècle, s’investit finalement peu dans la modernisation et se montre, ici comme ailleurs, assez frileux 6.

7 Les deux cinquièmes de ces domaines très modernes sont localisés dans l’est du département près de Ham, Péronne ou Montdidier ; l’Amiénois est représenté dans les mêmes proportions, le Vimeu et le Ponthieu ne le sont que pour un cinquième. Une étude de la taille des exploitations ne révèle pas de réelle surprise : les deux tiers ont une étendue supérieure à 100 hectares ; celles qui dépassent 200 hectares (un quart du total) sont toutes localisées dans le Santerre. La plus importante (556 hectares) est dirigée par Henri Bertin. Un tiers seulement des exploitations visitées par le jury n’atteint pas 100 hectares, mais il s’agit souvent de fermes d’une soixantaine d’hectares très spécialisées, comme celle de Bruyer qui réalise de beaux bénéfices par la production de fromages de Rollot, ou comme celle de Stanislas Paillart qui, pendant un demi-siècle, de 1853 à 1907, cumule des dizaines de prix, lors des concours agricoles, qui récompensent la qualité exceptionnelle de son cheptel 7.

8 Si la moitié de ces exploitations modèles est uniquement en faire-valoir direct, cela recouvre des situations très différentes. Les manufacturiers (Vagniez-Fiquet, Digeon, Delacour) qui acquièrent au milieu du siècle un domaine foncier important pour le faire cultiver par des maîtres-valets, y voient tout à la fois un placement intéressant, un havre de sécurité en cas de débâcle industrielle, une possibilité de garantie hypothécaire en cas d’emprunt, mais aussi le moyen d’élargir leur assise sociale. Au contraire, pour certains membres de la noblesse ancienne, prendre en main la direction et la gestion d’un grand domaine hérité des ancêtres mais jusqu’alors majoritairement concédé à bail, traduit plusieurs préoccupations : rentabiliser un capital foncier plutôt qu’en être le simple dépositaire comme le veut la conception aristocratique traditionnelle ; rompre avec l’oisiveté forcée liée à l’“ émigration de l’intérieur ”, se donner personnellement les moyens de tenir son rang. Cependant, si Douville de Fransu ou Hecquet d’Orval engagent dans leur ferme-modèle la quasi-totalité de leur patrimoine foncier, le marquis de Valanglart, qui possède plusieurs centaines d’hectares dispersés dans quelques communes du Vimeu, n’y consacre qu’une partie de son domaine de Moyenneville, soit à peine 96 hectares. Reprendre des terres jusqu’alors louées pour les cultiver soi-même est rarement tâche facile, surtout dans le Santerre et le Vermandois où une grande partie d’entre elles est, depuis des siècles, grevée du “ droit de marché ”. Le baron de Foucaucourt, qui n’hésite pas, pour s’y soustraire partiellement, à mener au début du Second Empire, une partie de bras de fer avec la communauté rurale, explique cette pratique : “ ce droit de marché est un abus énorme qui existe dans nos contrées et dont voici l’origine. Les fermiers depuis un temps immémorial se sont cédé nos terres à prix d’argent, ou les ont données à leurs enfants en les établissant pour des sommes importantes qui s’élèvent à 1 000 francs et plus par hectare [...]. Si, à l’expiration du bail, le propriétaire habitant sur les lieux veut changer sa redevance ou cultiver ses propres terres, il rencontre la coalition des fermiers qui lui suscitent des obstacles de tous côtés, et il ne peut se procurer d’ouvriers ” 8.

9 Un tiers de ces grandes unités agricoles modernes est uniquement en fermage.

Évidemment les grands fermiers capitalistes qui osent secouer la routine et prendre des risques ne sauraient accepter les conditions de bail trop rigides et trop restrictives

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imposées habituellement par les propriétaires (durée limitée à neuf ans, interdiction de

“ dessoler ”, amodiation parcellaire par petits lots de fertilité inégale) qui bloquent toute innovation. Quelles clauses locatives avantageuses obtiennent-ils ? Quelle stratégie utilisent-ils pour se placer en position de force sur le marché locatif et obtenir une amodiation en bloc auprès de plusieurs propriétaires ? Les sources ici se dérobent presque totalement 9. Seuls quelques candidats précisent qu’ils ont obtenu des baux de quinze, vingt, voire trente ans, mais qu’ils se heurtent au refus du propriétaire de financer de lourds investissements, et indiquent le montant souvent très élevé (5 000 à 7 000 francs) de leurs fermages. Certains d’entre eux n’hésitent pas à s’engager fortement sur le long terme parce que les terres leur sont confiées à bail par leurs parents ou par des proches. Telle est la situation de Paul Baroux à Digeon, ou d’Alexandre Vinchon à Ennemain. Moins fréquent (17 %) est le faire-valoir mixte : ainsi les quatre cinquièmes des 233 hectares de culture d’Ernest Vion à Villers-Faucon sont en faire-valoir direct et un cinquième en fermage ; la proportion s’inverse pour le baron de Foucaucourt.

10 Tous ne se destinent pas dès leur jeunesse à l’agriculture mais y sont parfois conduits par des bouleversements familiaux. Langlebert explique : “ notaire d’abord, je dus en 1848 prendre la direction d’un moulin à farine d’une certaine importance à Albert sur la rivière d’Ancre, exploité alors par mon beau-père que son grand âge forçait à la retraite. Je m’improvisais cultivateur, sans expérience, sans instruction agricole, dans un pays où la culture industrielle n’existait pratiquement pas ”. Henri Bertin doit, en 1845, reprendre le relais de poste et la ferme à la mort de son père. Le comte de Beaurepaire, ancien élève de l’École navale, officier de marine, s’est illustré au siège de Sébastopol, avant de prendre en main en 1857 les destinées de la terre de Grivesnes trop lourdes pour sa mère. La formation agronomique, souvent solide, de ces agriculteurs de haut niveau, reste fort mal connue. Hecquet d’Orval a été profondément marqué par son maître, Mathieu de Dombasle. La plupart d’entre eux sont trop âgés pour avoir reçu un enseignement à la fois théorique et pratique à l’Institut agricole de Beauvais créé en 1855 par les Frères de la doctrine chrétienne, ou à la ferme-école fondée au Mesnil-Saint-Firmin dans l’Oise par Gabriel Bazin. Les plus jeunes ont-ils suivi les cours d’agriculture créés en 1849 à l’initiative du comice agricole d’Amiens et dispensés pendant les mois d’hiver à plus d’une centaine d’auditeurs ? Les sources restent ici muettes. Pour quelques-uns, l’exemple familial est parfois déterminant : le marquis de Valanglart suit les traces de ses ancêtres dont la ferme de Moyenneville faisait déjà, à la fin de l’Ancien Régime, figure de ferme- modèle. L’arrière-grand-père d’Henri Bertin est le premier à créer des prairies artificielles dans le Santerre, son père le premier à importer d’Angleterre les moutons dishley, à préconiser l’utilisation des bœufs du Charolais et à adopter les semences de blé britannique. Decréquy, cultivateur à Colincamps a été l’élève de Decrombecque, l’un des premiers grands capitaines d’agriculture du Pas-de-Calais voisin.

11 Quelques nobles ont beaucoup appris pendant leurs voyages. Ainsi le baron de Foucaucourt précise dans son mémoire : “ Dans plusieurs voyages que j’ai faits en Angleterre, en Écosse et en Irlande, j’y ai étudié l’agriculture si vantée de nos voisins, j’ai reconnu leur supériorité pour l’amélioration des races mais, quant à la culture des terres, il n’en est pas de même, et celle qui se pratique dans une grande partie de la Flandre a sur elle une véritable supériorité ”. Douville de Fransu confirme : “ Il y a vingt ans, je me mis à la tête de l’exploitation agricole de Franssu ; je me procurais les bons auteurs à l’aide desquels j’étudiai la nature du sol, puis-je passai la mer pour connaître la culture anglaise puis je revins en France étudier notre belle culture flamande et choisis la culture

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alternée ”. D’autres, enfin, reçoivent une double formation, particulièrement efficace, à la fois sur le terrain et à l’École nationale d’agriculture de Grignon.

Innovations, audace, prudence

12 Ces grands entrepreneurs de culture font œuvre d’innovation sur plusieurs plans, se montrent très soucieux d’efficacité et cela se manifeste d’abord dans la conception et l’aménagement des bâtiments agricoles. Aux mémoires adressés au jury, sont parfois joints un ou plusieurs plans détaillés. Dans quelques cas, il est possible de les confronter à de rares documents iconographiques 10, ou, comme à Himmeville, Moyenneville, Sains ou Cottenchy, de visiter aujourd’hui encore ces locaux souvent impressionnants et bien conservés, vieux d’un siècle et demi, parfois davantage. Ceux de la “ zone rouge ”, près de Péronne ou de Montdidier ont tous été détruits lors des combats de la Première Guerre mondiale.

13 Quelques-uns sont des héritages familiaux, pieusement transmis de génération en génération, comme la Ferme d’en bas édifiée au milieu du XVIIIe siècle par Charles- Antoine Vinchon l’aîné (1706-1788). D’autres proviennent de la vente de biens nationaux de première ou seconde origine. Ainsi Alexandre Cannet occupe-t-il la demeure et la ferme dépendant autrefois des religieuses du Paraclet à Cottenchy, et Stanislas Paillart s’est-il installé en 1853 au domaine d’Himmeville, confisqué au comte de Clermont- Tonnerre, comte de Thoury, maître de camp des armées du roi, émigré, et qui ne s’est décidé à rentrer en France qu’en 1815. Mais on voit aussi surgir nombre de constructions nouvelles, surtout entre 1840 et 1860. Le choix de l’implantation n’est jamais innocent. En faisant édifier leur ferme-modèle au cœur du village et à l’ombre de leur château, le baron de Foucaucourt ou Douville de Fransu entendent affirmer la complémentarité entre noblesse terrienne résidente et communauté villageoise, et poser leur exploitation en modèle. En se fixant à l’écart à bonne distance des villages voisins, Hecquet d’Orval sur son domaine de Bonnance, Vagniez-Fiquet à Sains, manifestent au contraire leur volonté de prendre leurs distances face aux anciennes contraintes communautaires, et de faire jouer leurs seuls intérêts.

14 Les grands bâtiments de briques aux puissantes charpentes et aux belles caves voûtées offrent un contraste saisissant avec les habitations et les granges en torchis des petits paysans. Parfois le souci de monumentalité, voire d’esthétique, se manifeste : le marquis de Valanglart s’enorgueillit de la belle symétrie des deux grands corps de ferme encadrant la demeure du régisseur, du caractère presque luxueux de sa vacherie, de la laiterie dont les tables sont recouvertes de marbre de Boulage, les murs de plaques de faïence blanche et bleue, les fenêtres de vitraux de couleur. Mais il s’agit là d’exceptions.

Alexandre Vinchon résume assez bien l’état d’esprit général : “ Je n’ai pas eu la prétention d’avoir fait une ferme-modèle. J’ai cherché avant tout la commodité. Je n’ai nulle part de luxe et crois n’avoir rien fait que d’essentiellement nécessaire ”. Presque tous procèdent par tranches annuelles. Ainsi Dehavay, l’un des plus puissants agriculteurs de l’arrondissement de Montdidier fait édifier entre 1852 et 1867, à Ercheu, une grande écurie en brique et pierre, une grange et une halle capables à elles deux de contenir 95 000 gerbes, une bouverie pour 50 bœufs de travail, un atelier de forge et un autre de charronnage, un réfectoire pour les journaliers agricoles, une distillerie. Pour réduire les coûts de construction, il investit, comme quelques autres, une partie de ses bénéfices dans la création de sa propre briqueterie.

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15 Nombre d’agriculteurs épris de progrès conçoivent eux-mêmes les nouvelles constructions. Suivons ici Stanislas Paillart : “ En 1861, j’ai fait couvrir le fumier au moyen d’un grenier, supporté par des piliers en brique, qui sont reliés entre eux au moyen de barrières. De cette manière, nos fumiers ne sont pas noyés par les pluies d’hiver, ni brûlés l’été par le soleil. Le fumier ainsi arrangé sert tout l’année d’étable aux élèves de l’espèce bovine, ce dont je me trouve parfaitement aise et qui donne, selon moi, une santé robuste aux jeunes animaux ”. Il organise aussi l’agencement de sa porcherie-modèle, qui lui vaut en six ans, de 1861 à 1867, 65 prix dans les concours régionaux : la paille pour les litières est stockée à l’étage, les tubercules pour l’alimentation sont emmagasinées dans les caves voûtées ; les rations sont préparées dans la cuisine au cœur du bâtiment puis distribuées aux 40 porcs répartis dans les loges 11. Decrequy à Colincamps fait réaliser les plans de sa ferme par son beau-fils, Arquembourg, filateur à Pont-de-Metz.

16 Dans l’ensemble, les constructions nouvelles sont conçues selon deux critères, clairement affirmés dans les mémoires adressés aux jurys : celui de la salubrité des bâtiments réservés au bétail, celui de l’efficience qui se manifeste bien dans l’aménagement des fermes nouvelles ou réaménagées. Cela se voit bien sur le plan de la ferme d’Assainvillers, pour laquelle Triboulet se voit attribuer la prime d’honneur régionale en 1869. Le plan de la ferme d’Alexandre Cannet au Paraclet, qu’il a été impossible de reproduire ici pour des raisons matérielles, révèle la même volonté très moderne de gérer le plus rationnellement et efficacement possible l’espace de l’entreprise agricole, la même tendance à une spécialisation plus grande des locaux.

17 Seul, dans les campagnes de Picardie occidentale façonnées par le travail de générations de paysans, un petit nombre affirme sa volonté de transformer la nature : au milieu du Second Empire, Hecquet d’Orval, grand propriétaire en aval d’Abbeville, participe aux dernières “ renclôtures ”, c’est-à-dire à l’endiguement, à l’assèchement et à l’aménagement des terres gagnées sur la mer, appelées les Bas-Champs. À l’autre extrémité du département, à Sainte-Radegonde près de Péronne, Decamps fait endiguer et draguer plusieurs dizaines d’hectares pour y créer une pisciculture moderne.

Alexandre Cannet utilise les eaux de la Noye, Digeon celles de la Bresle pour transformer leurs médiocres pâtures marécageuses en plantureuses prairies flottantes, mais Dehavay est le seul à se lancer dans le drainage d’une centaine d’hectares, à détourner le cours de l’Ingon. De nombreux obstacles freinent ces opérations de drainage ; en premier lieu leur coût très élevé, qui a entraîné la ruine brutale et retentissante de quelques châtelains picards dans la première moitié du siècle ; aussi les propriétaires refusent-ils de s’engager. Par ailleurs il ne saurait être question de limiter les tourbières qui constituent la principale richesse économique de la vallée de la Somme et de ses affluents 12, enfin des problèmes techniques se posent en raison de la multitude des moulins et des fabriques qui s’égrènent au fil de tous les cours d’eau du département.

18 Plus fréquente au contraire est la volonté de mettre en culture les rares espaces privés encore boisés de la Somme. Suivant l’exemple donné par Hecquet d’Orval à Bonnance, Decrequy fait défricher en 1857-1858, avec l’accord du propriétaire, 120 hectares de bois à Colincamps, créer des chemins, aménager une nouvelle ferme, établir des pâturages sur 25 hectares. À la même date, Vagniez-Fiquet se lance dans une opération identique sur les 180 hectares des bois de Boves et de Cottenchy pour y créer les fermes de Racineuse et de Bon air. Cependant ces agriculteurs gardent la tête froide, à l’image de Vagniez-Fiquet pour lequel le jury conclut à l’issue de sa visite : “ il s’est imposé d’agir avec prudence et de demander au temps ce qu’il pouvait aisément demander à l’argent ”.

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19 Dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, la répartition et la rotation des cultures dans la Somme se trouvent modifiées de façon lente mais décisive. Cela est lié à la diffusion de la pomme de terre, au progrès des plantes oléagineuses qui laissent le sol bien préparé pour les années suivantes, à celui des prairies artificielles et des cultures fourragères qui aèrent le sol, le renouvellent en azote et qui fournissent aux bestiaux, dans cette région pauvre en herbages naturels, une nourriture abondante et de qualité 13. Mais c’est la betterave à sucre qui joue le rôle de leading sector 14 dès la monarchie de Juillet. Les grands fermiers capitalistes du Santerre et les gentlemen-farmers sont les premiers à se tourner vers cette culture rémunératrice mais très exigeante en engrais, en main d’œuvre, en façons culturales. Presque tous les candidats aux primes d’honneur la placent très vite en tête d’assolement et les blés sont désormais cultivés “ sur betterave ”, c’est-à-dire aussitôt après cette plante industrielle.

20 Ils brisent tous le carcan de l’assolement triennal à jachère nue, pour adopter une rotation plus longue, assez souvent sur quatre ans, comme celle choisie par Paul Baroux dans le sud de l’Amiénois : plantes sarclées (betterave), céréale de printemps, fourrages annuels (trèfle-pois-vesce), céréale d’hiver. Dans le Santerre la durée est un peu plus longue. Triboulet fait se succéder, sur cinq ans, sur chacune des soles de 60 hectares, betterave fumée, blé d’hiver, plantes fourragères, blé ou betterave, avoine et luzerne, mais introduit à certaines périodes lin et colza. Alexandre Vinchon cultive successivement betterave, céréale d’hiver, trèfle puis fourrage et colza, hivernache, et, la sixième année, colza à nouveau. La volonté de miser à la fois sur les plantes industrielles, les céréales, et la nourriture pour le bétail, celle de faire alterner plantes “ nettoyantes ” et “ salissantes ” sont ici très nettes. Rare est au contraire l’assolement sur sept ans : Stanislas Paillart, éleveur hors pair, explique ainsi son choix (froment, vesces ou warrats, froment, avoine, cultures sarclées ou fumées, avoine de printemps ou orge avec trèfle, trèfle) : “ je n’ai pas voulu jusqu’à présent introduire aucune culture spéciale dans mon exploitation, ni lin ni colza, ni aucune plante ne produisant pas d’engrais ”.

21 Quelques agronomes agissent différemment. Sur les 54 hectares les plus proches de sa ferme de Bonnance, Hecquet d’Orval, disciple de Mathieu de Dombasle, fait alterner sur six ans cultures sarclées (betteraves, pommes de terre, carottes), froment, seigle, trèfle et ray-grass, blé fumé, avoine ou orge de printemps ; sur les 39 hectares les plus éloignés, plantes sarclées, blé avec sainfoin, sainfoin deux années de suite, avoine, plantes sarclées, blé seigle et trèfle pendant trois ans. Les six septièmes des terres cultivées sont donc réservées à la nourriture animale. Enfin Ernest Vion qui associe agriculture savante et industrie betteravière suit trois assolements de dix ans, l’un pour les bonnes terres, les deux autres pour les sols de moyenne et mauvaise qualité. La betterave revient tous les deux ans sur les bonnes terres, tous les quatre ou six ans sur les autres, et est toujours suivie par le blé.

22 Ces agriculteurs dynamiques connaissent bien la nature des sols de leur exploitation et s’efforcent de les améliorer le plus possible. D’abord en les amendant : quelques-uns construisent sur leur propriété un four à chaux, beaucoup pratiquent le marnage à partir de puits creusés à quelques mètres de profondeur 15 ; les coûts restent donc peu élevés. Ils apportent avant tout un soin extrême à fertiliser leurs terres et pensent comme le baron de Foucaucourt que “ le fumier est le meilleur des engrais ”. Dans les étables, les porcheries ou les écuries, tout est prévu pour une récupération rapide des urines, des déjections animales, leur stockage dans des fosses à purin et des fosses ou plates-formes à fumier, parfois couvertes ou arrosées par un système de pompes aspirantes et

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refoulantes. Les fumiers vont toujours en priorité aux cultures en tête d’assolement, tout particulièrement à la betterave. De plus en plus nombreux sont ceux qui, à l’exemple de Dehavay, utilisent les boues provenant du curage des étangs, de leur distillerie, ou de l’arrachage des betteraves, ou des engrais commerciaux avec un début de spécialisation selon les plantes : cendres de tourbe ou de pyrite sur les blés, plâtre sur les trèfles et la luzerne, tourteaux ou guano. Aucun ne recourt aux phosphates fossiles d’Hardivillers dans l’Oise ; ceux de Beauval dans la Somme, signalés dès 1850, ne sont exploités qu’à partir de 1886. Mais si, au total, les rendements obtenus dans ces exploitations semblent nettement supérieurs à la moyenne départementale, le caractère très lacunaire des sources ne permet pas de préciser davantage.

23 La même volonté d’efficacité se manifeste dans le souci d’améliorer la qualité des semences et du cheptel. Ces agriculteurs sont attentifs à la propreté des semences, utilisent souvent le crible Pernollet, s’intéressent de près à la sélection des meilleures variétés. Le baron de Foucaucourt ne sème que des blés blancs d’Essex ou ceux de Saint- Pol-sur-Ternoise. Santerne, agriculteur à Lahoussoye près de Corbie, ne se fie qu’au blé blanc de Bergues, au blé anglais Prince Albert ou au blé blanc d’Australie. Henri Bertin se procure directement ses graines de betterave à Magdebourg. Le phénomène est plus net encore dans le domaine de l’élevage, où les réticences avaient été les plus fortes avant 1848, malgré les efforts inlassables du vicomte de Rainneville. En 1866, on dénombre dans le département de la Somme 569 456 bêtes à laine, 131 428 bovins, 93 972 porcs, 86 793 chevaux. La très grande majorité de ces exploitations compte encore à la fin du Second Empire des troupeaux de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines de moutons. Afin d’améliorer la qualité fort médiocre des laines et de la viande des bêtes de race picarde, les riches agriculteurs recourent presque partout au croisement avec des béliers anglais dishley et plus rarement kent ou southdown. Pour les bovins, la préférence va aux durham 16. Les éleveurs de bovins les plus avertis n’hésitent pas à aller au loin se procurer de belles bêtes capables de régénérer un troupeau. Paillart explique : “ voulant m’adonner à l’élevage pour la boucherie, j’ai acheté dans le Nivernais un taureau pur- sang durham. J’ai déjà une belle vache durham. Avec le taureau, je ferai des croisements avec mes flamandes qui prendront l’engraissement beaucoup plus facilement que ne font maintenant nos animaux purs flamands ”. Digeon achète ses animaux reproducteurs à l’École nationale d’agriculture de Grignon, Paul Baroux fait l’acquisition de la plus belle génisse du concours de Paris, puis se rend l’année suivante aux foires du Cotentin.

D’autres fixent leur choix sur les flamandes ou les hollandaises. Une attention constante est apportée à la salubrité et à l’alimentation du bétail. Paillart élève dans sa porcherie- modèle des bêtes de race yorkshire ou berkshire, pure ou croisée avec les races picarde et craonnaise, les nourrit l’hiver avec des carottes, des pommes de terre, du son, de la farine de seigle et les fait pâturer tout l’été dans un pré attenant à l’exploitation. Pulpes et tourteaux prennent une place croissante dans l’alimentation des bovins. Quelques éleveurs font appel, en cas de besoin, aux conseils et aux services d’un vétérinaire et font aménager une infirmerie pour leur bétail, chose étonnante pour l’époque.

24 Ces grandes unités agricoles sont aussi les premières à être dotées d’un outillage moderne et performant. D’abord le matériel de culture : à la fin du Second Empire presque toutes, en particulier celles des plateaux limoneux, sont équipées en charrues capables de défoncer les sols lourds, de labourer profondément à 20 ou 25 centimètres, mais exigent un attelage puissant de trois chevaux boulonnais ou de deux paires de bœufs. Les façons culturales superficielles sont elles aussi considérablement améliorées par l’adoption

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précoce et massive de herses Howard articulées et de rouleaux Croskill à disques qui, au printemps, écrasent les mottes qui ont résisté à la neige et aux gelées. Un grand nombre de ces exploitants avisés adoptent rapidement, du moins pour certaines cultures, le semoir mécanique qui épargne la semence et rend les sarclages plus aisés. La moisson est encore très souvent faite soit à la faux par la main-d’œuvre locale, soit à la “ pique ” ou

“ sape ” (une faux courte) par des équipes de “ picteurs ” venus d’Artois ou du Cambrésis voisins. Un dixième à peine de ces grandes exploitations conquérantes s’équipe après 1860 de faucheuses Mac Cormick. C’est là un investissement considérable que seuls peuvent se permettre de riches aristocrates : on ne relève ici que les noms du marquis de Valanglart, du comte de Beaurepaire ou d’Hecquet d’Orval. La réticence reste forte, qu’exprime simplement Alexandre Vinchon : “ les expériences des faucheuses ne nous ont pas encore satisfait assez pour en user et nous appelons de nos vœux le moment où elles nous rendront maîtres de notre choix ”. Au contraire l’usage des machines à battre se généralise rapidement dans ces grandes fermes. Les premières, installées dès le début du règne de Napoléon III sont des batteuses fixes actionnées par un manège à cheval ; puis, vers 1865, sont installées dans les bâtiments de quelques fermes-pilotes des machines à vapeur qui actionnent des batteuses plus puissantes, mais aussi des instruments servant à préparer l’alimentation du bétail (hache-paille, coupe-racines), et qui fournissent l’énergie nécessaire pour des activités annexes. Ainsi le comte de Beaurepaire explique dans son mémoire que sa “ machine à vapeur de huit chevaux mise en mouvement par un générateur fait fonctionner la distillerie, un teillage de lin, une pompe pour un puits de soixante mètres, une machine à battre, une scierie mécanique ”.

25 Ces instruments agricoles sont le plus souvent fabriqués hors du département, qu’il s’agisse des semoirs sortant des ateliers arrageois Jacquet-Robillard, ou des batteuses Duvoir, qui doivent leur succès à la collaboration de ce mécanicien de Liancourt près de Creil, et d’un industriel de Rantigny. Les achats sont faits dans le Pas-de-Calais, l’Aisne, l’Oise où les établissements spécialisés dans la fabrication de matériel agricole se multiplient alors. La Somme souffre ici d’un lourd handicap ; seuls font exception les ateliers Fleur à Thièvres pour les instruments aratoires, et les ateliers Ozenne à Gamaches pour les batteuses. Paul Baroux, lui, choisit de faire fabriquer ses six charrues, ses herses, son rouleau, par les ateliers de l’école de Grignon, avec laquelle il garde des contacts étroits, tandis que plusieurs agriculteurs novateurs tels Triboulet, Vinchon ou Dehavay préfèrent engager un ouvrier mécanicien-forgeron et construire un atelier de charronnage afin de fabriquer sur place les instruments aratoires correspondant à leurs besoins spécifiques.

Efficience et rentabilité

26 Ces champions de l’innovation gèrent leurs domaines de façon moderne. Soucieux de rentabiliser au maximum les capitaux qu’ils ont engagés, ils pratiquent une agriculture spéculative, déjà fortement intégrée dans le circuit d’échanges, et déterminent leurs choix en fonction des profits réalisés ou escomptés. Ainsi, dans sa monographie en 1866, Raoul de Beaurepaire explique : “ Le blé et la betterave étant en perte depuis trois ans, je vais réduire les betteraves à 35 ha, le blé à 40, et augmenter les prairies à 60 ”. Mais il se montre paradoxalement réticent à développer davantage son cheptel “ en raison de la rareté et du coût de la main-d’œuvre et de la difficulté de vendre avantageusement les

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bestiaux ”. Cela ne l’empêche d’ailleurs pas d’entretenir dans sa ferme 14 chevaux, 14 bœufs du Morvan, une vingtaine de vaches, 513 moutons et 200 agneaux dishley !

27 Plusieurs tendances se dessinent déjà nettement. La betterave à sucre devient, à la place du blé, le pivot des grandes exploitations parce qu’elle assure des bénéfices très élevés (25 à 30 % des recettes annuelles) et qu’elle permet, grâce aux pulpes et aux tourteaux, de développer à la ferme l’élevage intensif des bêtes de boucherie 17. La culture du froment maintient de très belles positions ; toute la production est commercialisée. Le lin, culture exigeante et à risques mais de très haut rapport, assure dans les années 1860 de gros profits à un petit nombre d’agriculteurs avisés ; très forte est en effet la demande des manufacturiers du Nord ou d’Amiens (Cosserat) privés de leur approvisionnement en coton par la guerre de Sécession. Au contraire, les plantes grasses (colza, œillette), victimes de la concurrence étrangère, subissent un recul précoce. Céréales secondaires et pommes de terre, peu rémunératrices, en partie destinées aux besoins locaux, n’occupent dans “ les grandes cultures ” qu’une place très modeste.

28 Cependant c’est à l’élevage qu’est demandée une part croissante des rentrées d’argent. La production laitière de ces grandes fermes reste marginale, en raison de leur éloignement des centres urbains ; les belles réussites de Paul Baroux, d’Alexandre Cannet ou du marquis de Valanglart ne constituent ici que des exceptions. Le premier traite avec les producteurs de fromage normand, le second participe à l’approvisionnement des Amiénois en lait frais, le troisième fournit un beurre très apprécié des Abbevillois.

L’engraissement des bêtes pour la boucherie prend au contraire, sous le Second Empire, un grand développement. Cela est net pour les ovins, les porcs et, plus encore, pour les bovins. Cette activité hautement spéculative pour l’époque correspond à une augmentation importante de la demande de la population urbaine en viandes grasses ; elle repose sur le système de la stabulation à l’étable des veaux mâles et se révèle particulièrement lucrative à proximité des sucreries ou des distilleries, avec lesquelles sont passés des accords. Stanislas Paillart explique la façon dont il procède : “ J’élève depuis 1868 tous les veaux qui naissent. Lorsque les veaux sont mâles, s’ils ne sont pas gardés comme reproducteurs, ils sont castrés veaux de lait et vendus gras à l’âge de trois ans. Les animaux de la vacherie sont nourris l’été au pâturage et l’hiver ils reçoivent à l’étable de la pulpe de betterave que je reçois moyennant 10 francs les 1 000 kg d’une sucrerie à laquelle je vends mes betteraves à raison de 20 francs les 1 000 kg ”. Déjà en 1852, Ernest Vion expliquait : “ le bœuf s’achète vers deux ans lorsqu’il est propre au travail, ou vers quatre et cinq ans pour être engraissé en fabrique. Aujourd’hui on vend les cafuts au commencement de l’hiver aux bouchers du village, ou bien aux sucriers engraisseurs et souvent on les engraisse soi-même ”. En fait, c’est dès la Seconde République que plusieurs agronomes de la Somme manifestent leur volonté de créer des structures nouvelles afin de faire progresser l’élevage pour la viande. Higin Danzel d’Aumont, qui joue ici un rôle de premier plan, vante ainsi les avantages que procurerait la création d’une société de boucherie par actions à Amiens : “ Son but est clairement défini par les statuts. D’un côté abaisser le taux de la viande autant que le permettra le prix de revient, de l’autre faciliter à l’engraisseur l’écoulement des produits de notre Picardie, de grands progrès ont été obtenus pour les espèces ovines mais l’amélioration de la race bovine marche très lentement. La boucherie par actions, patronnée par le comice, contribuera à populariser l’engraissement ” 18. Riches agriculteurs, manufacturiers amiénois et châtelains engagent quelques capitaux dans cette société qui

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voit le jour dès avant le Deux décembre et qui rencontre pendant de longues années un beau succès.

29 Un tiers environ de cette phalange d’agriculteurs novateurs annexe, dès le Second Empire, des industries agricoles à leur exploitation. Souvent les investissements restent limités : Stanislas Paillart installe en 1867 dans sa propriété d’Himmeville, “ un moulin à vapeur à quatre paires de meules dont trois faisant du blé farine et une ne faisant que des moutures. Je travaille à l’argent les blés que les cultivateurs m’apportent ”. Digeon à Montmarquet, Vinchon à Ennemain font construire un établissement de meunerie, une briqueterie, une scierie. Raoul de Beaurepaire installe un teillage de lin, composé de cinq roues et d’une broyeuse, capable de traiter 375 kilogrammes de lin roui par jour et d’obtenir ainsi 70 à 90 kilogrammes de lin en filasse.

30 De toute autre ampleur sont les activités liées à la fabrication du sucre et d’alcool de betterave. Jusqu’au début du Second Empire, les sucreries sont, dans les deux sens du terme, des annexes des grandes fermes capitalistes ; les râperies, encore archaïques, sont actionnées par un manège à cheval puis, à partir de 1860, de façon continue, par des machines à vapeur. Dès lors on voit, pendant une dizaine d’années coexister trois stratégies différentes. Plusieurs grands exploitants créent, à côté de la ferme, une distillerie qui exige des investissements inférieurs de moitié à ceux d’une sucrerie.

Dehavay décrit ainsi celle qu’il a fait aménager en 1861 à Ercheu : “ Le matériel de ma distillerie système champenois est établi pour employer 25 000 à 28 000 kg de betteraves en vingt quatre heures et produire 1 200 à 1 500 hectolitres d’alcool. Il y a un générateur de 22 chevaux, une machine verticale à haute pression de 8 chevaux, une pompe à eau, une pompe d’alimentation, un lavoir à betteraves, un épierreur Joly, un élévateur, deux coupe-racines, trois bacs, deux réservoirs, cinq ouvriers, six cuves, une chaudière, un appareil de distillation ”. Le jury, qui visite l’exploitation de Douville de Fransu remarque que sa distillerie, construite en 1861 est “ montée de manière à économiser la main- d’œuvre et qu’un petit chemin de fer conduit dans les silos les pulpes qui sortent des macérateurs et les reprend au fur et à mesure des besoins pour les amener aux bergeries et à la vacherie. Une machine à vapeur de 12 chevaux et un générateur de 35, procurent l’énergie nécessaire pour la distillerie, l’huilerie, la machine à battre et le moulin ”.

31 D’autres sont des exploitants-industriels, qui dirigent à la fois leur ferme-modèle et une ou plusieurs sucreries, mais s’opposent entre “ blancs ” et “ roux ”. Les premiers, menés par Ernest Vion, se font les tenants de fabriques sucrières à caractère industriel capables de traiter 100 tonnes en 24 heures, entièrement indépendantes de l’exploitation. Les seconds, conduits par Henri Bertin, restent attachés à ce qu’il appelle “ la fabrique agricole ”. Le conflit éclate en fait au moment où de profonds changements affectent l’industrie sucrière, entraînant des investissements beaucoup plus lourds, la création de sociétés de personnes ou de capitaux, mais aussi une redéfinition des rapports entre producteurs de sucre et planteurs. Ernest Vion explique au ministre de l’Agriculture en 1863 son action : “ Les anciennes fabriques étaient construites généralement par un seul individu, qui ne récoltait pas assez de betteraves pour les alimenter. Aujourd’hui nous réunissons un grand nombre de cultivateurs pour fonder une grande fabrique ”. En 1863, les “ blancs ”, majoritaires, l’emportent.

32 Langlebert est très représentatif de la troisième stratégie, celle de la collaboration entre agriculteurs et fabricants de sucre. Cet agriculteur d’Albert se montre soucieux de vendre au meilleur prix ses betteraves et de disposer de pulpes pour l’engraissement, mais se trouve initialement pénalisé par son éloignement de toute sucrerie (celle d’Arras, la plus

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proche, se trouve à 40 kilomètres), et ne dispose pas des fonds nécessaires pour fonder sa propre fabrique. Il réussit à convaincre des industriels du Pas-de-Calais de créer une sucrerie à Albert, tente d’entraîner les cultivateurs du canton à s’associer à l’entreprise, puis acquiert des parts financières dans les deux sucreries ainsi créées. Cependant seule une petite minorité de ruraux fortunés a la possibilité d’acquérir des parts sociales ou des actions d’entreprises sucrières d’une valeur minimale de 1 000 francs.

33 Très révélatrice est aussi l’attitude de ces dirigeants de grandes exploitations

“ modernes ” face à leur personnel. Presque tous se plaignent du “ manque de bras ”. Est- ce une réalité ou ce discours récurrent traduit-il la réaction d’employeurs inquiets de ne plus pouvoir puiser presque seuls à leur guise dans le réservoir d’une main-d’œuvre rurale jusqu’alors pléthorique et docile ? Sous le règne de Napoléon III, les phénomènes d’urbanisation et d’industrialisation restent, dans la Somme, d’ampleur limitée. Un seul empire industriel s’y constitue, celui de l’entreprise Saint Frères dans la vallée de la Nièvre, spécialisé dans le travail du jute. L’étude des listes nominatives 19 montre que la dépopulation rurale ne s’accélère vraiment qu’après 1872. En fait, peu de grands agriculteurs s’abritent, du moins dans les mémoires adressés au jury, derrière le

“ manque de bras ” pour justifier leur décision de développer le machinisme ou les activités d’élevage. Nombreux sont au contraire ceux qui se plaignent des défauts de la main-d’œuvre locale. Paul Baroux, qui tente de moderniser son domaine de Digeon selon l’enseignement reçu à Grignon, et de développer le salaire à la tâche écrit : “ L’ouvrier picard est mou et paresseux. Il aime mieux gagner 1 franc 75 sans peine que 2 à 3 francs avec un peu de mal. J’eus une peine infinie à introduire nombre d’instruments perfectionnés, à exiger la régularité dans le service pour les heures de travail et de repos, à tel point que deux ans après, je fus obligé de faire maison nette, de congédier tout mon personnel et de le renouveler en entier ”. Le baron de Foucaucourt entend lui aussi renverser le rapport de forces lorsque, par attachement au droit du marché, les paysans de Belloy et des villages voisins font bloc contre lui : “ Il me fut impossible à aucun prix de trouver le personnel dont j’avais besoin. Je me rendis en Flandre où je possède quelques fermes et je ramenai charretiers, garçons de cour, et autres. Lorsque les fermiers virent la position énergique que je prenais, ils consentirent à ce que je demandai ”. Les mémoires adressés au jury du concours confirment les chiffres de l’Enquête agricole de 1866 concernant le montant des salaires à la journée, ou celui des gages des domestiques mais ne donne généralement aucune indication précise sur le nombre et la nature du personnel employé, non plus que sur les tâches réservées à la main-d’œuvre locale, et celles confiées à des équipes venues de l’extérieur, souvent des “ Camberlots ” du Cambrésis.

34 Ils se font en revanche parfois plus prolixes sur la volonté de ces grands exploitants de ne plus nourrir à la ferme, sauf au moment de la moisson, les ouvriers agricoles. Alexandre Vinchon explique : “ Nous avons pris ce parti en raison de leur extrême grossièreté comparée à l’extrême délicatesse de nos ménagères élevées en général pour faire des bourgeoises plutôt que des fermières. Nous n’avons qu’à nous féliciter de ce parti ”. De toute façon, le maître ne saurait manger à table avec eux. Ernest Vion se montre ici parfaitement clair : “ L’officier ne parle pas le langage, ne porte pas le costume, ne mange pas la soupe du soldat ” 20. Seul le chef de culture est autorisé à partager certains repas avec lui. Cependant, pour fixer et contrôler le personnel, quelques grands agriculteurs font construire des logements. Écoutons ici Raoul de Beaurepaire : “ frappé dès le début de l’insubordination en général de l’ouvrier, de son mauvais vouloir constant, de la

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difficulté de s’en procurer même sans choisir, j’ai suivi le système du Midi, de l’Écosse, et de l’industrie, de faire construire de petites maisons pour y loger les ouvriers avec leurs familles. Elles contiennent une cuisine, deux chambres, une petite étable, un bûcher et un jardin de 10 ares. Je les loue 50 francs retenus sur les gages. J’en ai de la sorte une douzaine dans lesquelles sont logés comptable, distillateur, bergers, charretiers, bouviers, maréchal, teilleurs de lin. Chaque ouvrier prenant ses repas en famille est en général satisfait et dans les jours de repos ou de fête, la vie de la famille le garantit du cabaret. J’ai établi une petite auberge à l’extrémité du village où sont logés et nourris pour 1 franc 25 par jour tous les ouvriers isolés ou garçons que j’y envoie ”.

35 La volonté de modernisation agricole est liée à celle d’une gestion efficiente du capital (capital foncier, capital d’exploitation). Une étude sur le long terme des stratégies foncières, matrimoniales, successorales de ces élites agricoles mériterait d’être menée ultérieurement : elle permettrait d’observer comment se sont constituées et comment ont évolué ces grandes unités de culture, d’observer si les politiques foncières (acquisitions, échanges) correspondent uniquement à un souci de rationalisation économique, de préciser si l’accumulation des capitaux nécessaires pour financer la modernisation agricole a été ou non favorisée par la permanence familiale des grands exploitants.

Cependant un point mérite d’être souligné : la moitié des novateurs ici repérés ont fait le choix d’exploiter, soit en totalité soit pour partie en fermage car ce mode de faire-valoir permet de ne pas immobiliser le capital par des achats trop coûteux de terre, et par conséquent de pouvoir investir directement dans le progrès agricole. Tous disposent d’un capital d’exploitation très largement supérieur à celui de la masse des paysans, et qu’il importe de rentabiliser au maximum. Ainsi, selon les mémoires présentés au jury, leur capital de première installation atteint-il fréquemment 30 à 50 000 francs, parfois davantage (80 000 pour Raoul de Beaurepaire). Si quelques-uns affirment fièrement avoir, en 25 ans, de 1840 à 1866, considérablement augmenté leur capital d’exploitation, mais aussi doublé la valeur locative ou vénale de leur domaine, il n’est pas possible d’avoir une vue d’ensemble ou même partielle des bénéfices nets réalisés, de calculer quel revenu génère le capital engagé. Les sources ici se dérobent, sont trop fragmentaires ou insuffisamment fiables pour être exploitées.

36 Une autre zone d’ombre demeure, qui concerne le recours ou non au crédit pour financer les gros investissements agricoles. Les premiers sondages 21 montrent que, même dans ce cercle très étroit, on répugne à emprunter et à hypothéquer des biens. La situation dans la Somme serait donc totalement différente de ce qu’a repéré pour le Pas-de-Calais Gilles Postel-Vinay 22 . Il est vrai que la plupart des tenants de cette agriculture spéculative sont des hommes très fortunés. En 1842 déjà, plusieurs figurent parmi les plus gros électeurs censitaires du département : le baron de Foucaucourt (2 355 francs), le marquis de Valanglart (2 192 francs), ou Douville de Fransu (2 283 francs). La préférence pour l’autofinancement expliquerait pourquoi ces hommes par ailleurs audacieux tentent d’abord des expériences ponctuelles avant de s’engager dans de grands travaux d’amélioration foncière, ou programment la construction de bâtiments agricoles sur vingt ans, ou pourquoi ils préfèrent ne pas investir massivement dans les grandes fabriques sucrières. Henri Bertin se montre très explicite : “ Pour faire du blanc, il me faudrait des machines nouvelles, un outillage perfectionné. Au lieu de 300 000 francs que j’ai dans les affaires, j’aurais à trouver un million. Je tomberais dans les soucis de l’intérêt de l’argent, de mon loyer de la dépréciation du matériel. Alors je manquerais mon but, je ne serais plus un cultivateur, je deviendrais un industriel, un commerçant ” 23.

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37 Ces grands exploitants d’allure capitaliste sont aussi les premiers à adopter une comptabilité, même si on n’en trouve trace que pour deux tiers d’entre eux. Le jury du concours affirme dans l’un de ses rapports : “ nous ne voulons pas discuter ici du mérite de telle ou telle comptabilité agricole. Le principal est d’en avoir une et de chercher à se rendre compte de ses travaux ” 24. Le but est “ de savoir ce que l’on a, ce que l’on doit, où on a été, où l’on est et où l’on va ” 25. Dans l’ensemble, diversité et empirisme caractérisent ces premières comptabilités agricoles. Quelques-unes sont rudimentaires.

Ainsi pour Bossu, à la tête d’une exploitation de 135 hectares à Montplaisir-les-Outrebois, elle consiste uniquement à noter sur un agenda de poche ses comptes journaliers d’ouvriers, à inscrire sur deux registres différents les ventes et achats de vaches et de bêtes à laine, ou les frais pour les serviteurs à gages. Plus élaborées sont celles du baron de Foucaucourt ou du comte de Beaurepaire : le premier tient un journal des travaux agricoles, un registre spécifique pour la vacherie où sont portées toutes les indications concernant chaque bête, un autre concernant la contenance de chaque pièce de terre et le détail des travaux réalisés pendant l’année, un registre d’inventaire annuel. Le second fait dresser chaque jour par le chef de culture des feuilles journalières pour les entrées et sorties concernant le bétail, d’autres pour les travaux accomplis par les ouvriers et les animaux de trait, d’autres encore pour le teillage du lin ou la distillerie, fait reporter toutes les indications chaque quinzaine au grand livre, et procède aussi, comme d’autres, à un inventaire complet ”. Alexandre Cannet explique les avantages de ce système judicieux de comptabilité : “ Il faut tenir compte, jour par jour, du montant de ventes et achats et des dépenses journalières car, lors de l’inventaire dressé à la fin de chaque année, les produits de la ferme de toute nature doivent couvrir le montant des intérêts du capital employé ainsi que les dépenses que l’exploitation du sol a exigées, et présenter en sus au propriétaire ou fermier un excédent de bénéfices pour l’indemnisation de son travail et de ses soins ! ” La comptabilité en partie double n’est pratiquée que par moins d’un quart de ces gros exploitants : tous ou presque sont d’anciens élèves de la ferme- école de Roville ou de l’École nationale d’agriculture de Grignon. Rapports du jury ou mémoires adressés par les candidats soulignent parfois avec satisfaction que l’épouse “ a largement contribué au succès de l’entreprise par son intelligence, son activité et l’excellente comptabilité qu’elle tient avec une remarquable exactitude ” 26. Ici, comme pour d’autres élites économiques provinciales, la collaboration de l’épouse (et pas seulement sa dot) peut s’avérer déterminante.

38 Au sein de ce groupe qui joue, dans la Somme du Second Empire, la carte du progrès dans les campagnes, coexistent, comme dans le Pas-de-Calais voisin, agriculteurs progressistes et capitaines d’agriculture. Les premiers sont bien représentés ici par Boully qui exploite depuis 1863 une ferme de 104 hectares à Ransart-les-Doullens, à une trentaine de kilomètres au nord d’Amiens, mais qui n’en possède que le tiers. Dès les premières années de son installation, il défriche des terrains accidentés et médiocres, utilise les cailloux pour empierrer les chemins ruraux. Ouvert au progrès, il utilise un semoir Jacquet- Robillard, une machine à battre Lejeune de Beauvais d’une capacité de 180 bottes à l’heure, fume abondamment ses champs, pratique un assolement sur neuf ans alternant blé, avoine, plante sarclée, blé, trèfle ou hivernache, plante textile ou oléagineux, blé, avoine et trèfle blanc ; il élève 200 moutons en hiver, 250 en été dans des bâtiments propres mais insuffisamment aérés. Il évalue son capital d’exploitation à 46 091 francs et tient une comptabilité qui ressemble beaucoup à celle de son voisin, Bossu. Les recettes annuelles de 1864 atteignent un montant total de 250 350 francs dont 6 660 proviennent

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de l’élevage, et 18 690 des cultures (10 730 francs pour les oléagineux ou le lin, 6 865 pour le blé, 1 095 pour le seigle) : les dépenses sont de 16 273 francs dont 6 563 pour les frais de main d’œuvre et achats d’instruments, 7 418 pour les fermages, engrais et assurances. Le bénéfice de l’année atteint donc au total 9 177 francs. Mais s’il bâtit sa réussite sur la culture du lin et l’élevage des moutons maigres, Boully ne fait nulle part œuvre de pionnier et n’entraîne pas dans son sillage d’autres cultivateurs.

39 Henri Bertin (1823-1888) constitue au contraire une très belle figure de capitaine d’agriculture, tels que les définit Ronald Hubscher 27 : ouverture d’esprit, haute compétence agronomique, forte capacité d’investissement, aptitude à transformer la nature, à gérer leur domaine avec le maximum d’efficience. À 22 ans il doit, à la mort de son père, abandonner ses études de droit pour prendre en main le grand relais de poste de ses ancêtres menacé par l’irruption du chemin de fer, et la ferme dont la superficie dépasse 500 hectares. Après son mariage en 1848 avec Lise Huré, fille d’un architecte du roi membre de l’Institut, il conclut un arrangement familial avec ses proches et devient seul propriétaire du relais postal et des terres. En 1854 il crée sa propre sucrerie, d’abord dans une grange de la ferme, puis fait bâtir de nouveaux bâtiments et prend modèle sur les deux fabriques royennes de Crespel, fait installer une puissante machine à vapeur et un gazomètre. L’établissement ne cesse de se développer ; le rendement triple en vingt ans. En 1874, la capacité est d’un million de kilogrammes par an. Une centaine d’ouvriers travaillant en deux équipes de douze heures assure le fonctionnement de la sucrerie, tandis que 130 hommes s’occupent de l’ensilage, 200 à 300 de l’arrachage et 25 du chargement des betteraves. Bertin les paie “ à compte fait ”, c’est-à-dire à la tâche. En dehors de ce personnel temporaire, 55 domestiques ruraux sont attachés au domaine et reçoivent chaque jour 1500 grammes de pain, 50 grammes de viande de boucherie, et un litre de cidre 28. En 1870, l’exploitation s’étend sur 556 hectares. Bertin pratique un élevage hautement spéculatif pour l’époque. Chaque année, il va acheter 70 à 75 bœufs de travail âgés de cinq à six ans pour les charrois d’automne, et se les procure à bas prix au moment où, dans ces régions, le fourrage vient à manquer. De même il se procure à bon compte à la foire de Forges des vaches hollandaises ou normandes épuisées par leur lactation et amaigries, puis les met à l’engrais dans des étables en leur donnant chaque jour 40 à 45 kilogrammes de pulpes mélangées de fourrages hachés et fermentés, puis les vend en janvier pour les remplacer par des bœufs amaigris par les travaux de la sucrerie et revend ces bêtes quand le stock de pulpes est épuisé. La ferme est puissamment équipée : huit charrues Dombasle, quatre charrues fouilleuses dont il se sert uniquement pour préparer les terres destinées à la betterave, douze herses triangulaires, huit semoirs mécaniques. Henri Bertin participe aussi à la création de plusieurs grandes sucreries dans l’Aisne et dans l’Oise et ne se dérobe pas devant les responsabilités publiques : conseiller municipal de Roye de 1852 à 1870, il est élu en 1861 membre puis président du conseil d’arrondissement, conseiller général du canton de Roye, puis après 1870 maire de sa petite ville.

40 Plusieurs de ces agriculteurs agronomes participent de près à la vie des premières organisations agricoles : Hecquet d’Orval et Henri Bertin comptent dès 1867 parmi les premiers membres de la Société des agriculteurs de France ; d’autres sont portés au poste de président ou de vice-président des comices. Quelques-uns seulement osent, dans le mémoire qu’ils présentent, insister sur les changements qu’ils ont pu introduire, sur l’exemple donné aux paysans : Hecquet d’Orval affirme fièrement avoir été le premier de l’arrondissement d’Abbeville à effectuer ses labours avec la charrue Dombasle : “ J’ai

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rencontré à ce sujet bien des résistances lors de mon retour de l’école de Roville mais mon exemple a gagné progressivement et maintenant ces charrues et leurs analogues sont répandues dans tous l’arrondissement ”. En 1846, il renouvelle l’opération avec la première machine à battre à quatre chevaux du système Hoffman de Nancy et précise :

“ Mon expérience a gagné progressivement et il n’y a pour ainsi dire plus de culture importante qui n’ait de batteuse ”. Langlebert explique au jury qu’il a été le premier à cultiver la betterave à sucre dans le canton d’Albert et qu’il a peu à peu convaincu une partie des paysans des environs du canton de suivre son exemple. Vagniez-Fiquet tente dès le Second Empire de créer un système de crédit agricole local réservé à la modernisation de l’élevage 29 mais ne peut venir à bout des hésitations des notables de l’Amiénois.

41 Cependant la vertu de l’exemple reste, à leurs yeux, essentielle, et très rares sont ceux qui se montrent soucieux de vulgariser, par la voie des bulletins spécialisés, les progrès agronomiques réalisés. C’est là une différence essentielle avec les agronomes de la génération précédente. Ainsi, L’Ami de l’Ordre, journal monarchiste créé au printemps 1848, publie-t-il tout au long de l’année 1850 une série d’articles du vicomte de Rainneville, notamment sur la maladie de la pomme de terre ou l’élevage des ovins, et l’année suivante une suite de leçons d’agriculture d’Higin Danzel d’Aumont consacrées aux amendements, aux semences, aux céréales de printemps et d’hiver, à l’aménagement des bâtiments agricoles 30.

42 * * *

43 Cette petite phalange d’entrepreneurs de culture constitue, à la fin du Second Empire, une élite agricole locale : ces hommes ouverts à la modernisation, soucieux d’efficience et de rentabilité, tour à tour audacieux et prudents, forgent l’avenir, conduisent l’innovation, exercent leurs responsabilités en osant les expériences que la masse des paysans pénalisés par le manque de capitaux et d’instruction ne peuvent mener. Michel Foucault écrivait : “ Une existence se définit non par des positions mais par une trajectoire ”. Mais pour les élites, la trajectoire individuelle suffit-elle ? Évoquant la sienne, Alexandre Vinchon écrit : “ Que pouvais-je faire autrement ? Le statu quo c’était la ruine, améliorer c’était la gêne mais une gêne laborieuse, prélude de l’abondance. Sans famille, je ne l’aurais point tenté, mais quel est le père de famille qui ne s’y croit pas dévoué ? ” Digeon, de son côté, remarque : “ Fils de mes œuvres, je me suis fait une belle position après vingt ans de travaux acharnés. J’ai préparé celle de mes enfants, belle et noble ambition que doit avoir tout père de famille ”. Y a-t-il ou non pérennité de ces élites agricoles de la Somme du Second Empire ou au contraire renouvellement complet dans le dernier quart du XIXe siècle ? Une étude menée au moins partiellement sur la base de

“ généalogies sociales ” et à partir de sources non encore exploitées 31 pourrait apporter ici des éclairages utiles.

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Document 1: Les bâtiments de la ferme-modèle édifiée sous le Second Empire par le marquis de Valanglart (cliché J.-M. Wiscart).

Document 2 : Plan des bâtiments de la ferme d’Assainvillers. Prime d’honneur régionale de 1869.

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