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Soup kitchen. L'encadrement philanthropique à l'épreuve des budgets ouvriers (Londres, 1875-1906)

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Soup kitchen. L’encadrement philanthropique à l’épreuve des budgets ouvriers (Londres, 1875-1906)

Anne Lhuissier

To cite this version:

Anne Lhuissier. Soup kitchen. L’encadrement philanthropique à l’épreuve des budgets ouvriers (Lon- dres, 1875-1906). Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Editions du Seuil, 2013, 199, pp.78-87.

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Anne Lhuissier

NOURRIR les classes ouvrières et les pauvres.

En 1887, plus de 60 000 repas étaient quotidiennement ser vis à Londres par l’intermédiaire d’insti- tutions charitables, les soup kitchens ou dinner tables1. Située à la limite ouest d’Euston Road (quartier de Central London) dans un tronçon de rue décrit par le philanthrope et réformateur social Charles Booth comme surpeuplé et très pauvre2, la Model Soup Kitchen sert aux classes laborieuses de la soupe, du pain et du riz au lait à prix coûtant, tous les jours à 11 heures, à consommer sur place ou à emporter. Un peu plus au sud, dans la Great Windmill Street3, la Ham Yard Soup Kitchen propose aux plus pauvres de la soupe et du pain tous les jours de la semaine entre midi et 14 heures. Bien plus à l’ouest dans Blechynden Street, située

dans un quartier mixte socialement4, ils peuvent également accéder, une fois munis de tickets, à la Soup Kit- chen de la Latymer Road Mission, quatre jours par semaine les mois d’hiver. De l’autre côté de la ville, à l’est où les docks emploient au jour le jour la majorité des hommes, ces derniers peuvent profiter d’un repas à prix modéré au Workmen’s Restau- rant and Food Trucks. Non loin de la City à deux pas du St. Mary’s Hospital, la St. Mary’s Kitchen, située dans un quartier ouvrier où se côtoient éboueurs, ouvriers maçons, artisans, employés de bureau ou du chemin de fer5, distribue aux personnes invalides ou conva- lescentes des repas se composant de viande et de pommes de terre, d’essence de bœuf (beef tea) aux vertus fortifiantes et de pudding6.

Pareille profusion d’offre de repas charitables, telle qu’elle est décrite par la Charity Organisation Society (COS) de Londres, distribués avec libéralité, contraste avec les pratiques plus tradi- tionnelles de don de pain ou de viande délivrés avec parcimonie à quelques veuves des paroisses. Elle surprend au regard des budgets ouvriers établis à la même période qui n’en portent qu’une trace très résiduelle. Elle va enfin à l’encontre de la position de la philanthropie dominante. En effet, cette forme d’offre alimentaire charitable – soup kitchens et dinner tables – relati- vement récente représente tout ce contre quoi se battent les agents du monde philanthropique : secours à domi- cile monétaire ou en nature (outdoor relief) et charité indiscriminée (indis- criminate charity) sont susceptibles

Soup Kitchen. L'encadrement

philanthropique à l’épreuve des budgets ouvriers (Londres, 1875-1906)

1. D’après une estimation réalisée par la Charitable Organisation Society (COS) : Charity and Food. Report of the Special Committee of the Charity Organisation Society (15 Buckingham Street, Strand, London, WC) Upon Soup Kitchens, Children’s Breakfasts and Dinners and Cheap Food Supply, Londres, Longmans, Green & Co., Paternoster Row, novembre 1887 [price one shilling]. Ce chiffre ne tient pas compte des repas servis dans les workhouses, ni des repas servis aux enfants. Rappelons que le recensement de 1881 dénombre 3,8 millions d’habitants à Londres.

2. D’après la description de Charles Booth : Charles Booth (éd.), Life and Labour of the People in London. vol. II.

Streets and Population Classified, Londres/

New York, Macmillan & Co., 1892, Appen- dix p. 10. Charles Booth (1840-1916), négociant et armateur de Liverpool, est un personnage marquant du monde de la réforme sociale. Dès 1886, ce « savant négociant » entreprend une vaste enquête sur Londres afin de déterminer les condi- tions de vie et d’emploi, rue par rue, grâce notamment aux informations recueillies auprès des « visiteurs » du London School Board, qui, chargés de s’assurer que les enfants satisfaisaient à l’obligation de scolarité, étaient amenés à bien connaître les familles de leur district. Sur l’enquête de Charles Booth et son projet scientifique et réformateur, Rosemary O’Day et David

Englander, Mr Charles Booth’s Inquiry:

Life and Labour of the People in London reconsidered, Londres, Hambledon Press, 1993 et, Christian Topalov, La Science, la ville, les savants. Enquêtes d’histoire et de sociologie des sciences à Londres, Paris et Chicago (1890-1930), Paris, Classiques Garnier, à paraître.

3. Charles Booth, Survey notebook B354, p. 247 (archives de Charles Booth en ligne : http://booth.lse.ac.uk/notebooks/

b354/jpg/247.html).

4. Charles Booth, Survey notebook B359, p. 121 (archives de Charles Booth en ligne : http://booth.lse.ac.uk/notebooks/

b359/jpg/121.html). L’ensemble de la rue est classé « purple », soit mixte avec

des familles plus à l’aise que d’autres.

5. C. Booth (éd.), Life and Labour…, op. cit., p. 12.

6. Charles Dickens livre une longue des- cription laudative de la St. Mary’s Kitchen (pour une période antérieure) dans son hebdomadaire All the Year Round, destiné aux classes moyennes et populaires : Charles Dickens, “A kitchen for the sick”, All the Year Round. A Weekly Journal, 15, 2 octobre 1875, p. 15-19. Sur All the Year Round, voir Ella Ann Oppenlander, Dic- kens’ All the Year Round: Descriptive Index and Contributors List, Troy/New York, The Whitston Publishing Company, 1984.

Anne Lhuissier

numéro 199 p. 78-87

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Anne Lhuissier Soup Kitchen. L'encadrement philanthropique à l’épreuve des budgets ouvriers (Londres, 1875-1906)

7. Akiyama Yuriko, Feeding the Nation.

Nutrition and Health in Britain before World War One, Londres/New York, Tauris Aca- demic Studies, 2008.

8. Voir notamment : Frederik Le Gros Clark, Social History of the School Meals Service, Londres, London Council of Social Service, 1948 ; John Hurt, “Feeding the hungry schoolchild in the first half of the twentieth century”, in Derek J. Oddy et Derek S.

Miller, Diet and Health in Modern Britain, Londres, Croom Helm, 1985, p. 178-206 ; Ellen Ross, “Hungry children: housewives and London charity, 1870-1918”, in Peter Mandler (éd.), The Uses of Charity. The Poor on Relief in the Nineteenth-Century Metropolis, Philadelphie, University of Penn- sylvania, 1990, p. 161-196 ; John Burnett,

“State policy and groups at risk: the rise and decline of school meals in Britain, 1860-

1990”, in John Burnett et Derek J. Oddy (éds), The Origins and Development of Food Policies in Europe, Londres/New York, Lei- cester University Press, St. Martin’s Press, 1994, p. 55-69 ; Bernard Harris, The Health of the Schoolchild: A History of the School Medical Service in England and Wales, Buckingham/Philadelphie, Open University Press, 1995 ; Charles Webster, “Govern- ment policy on school meals and welfare foods, 1939-1970”, in David F. Smith (éd.), Nutrition in Britain: Science, Scientists and Politics in the Twentieth Century, Londres/

New York, Routledge, 1997, p. 190-213 ; John Stewart, “This injurious measure’:

Scotland and the 1906 education (provision of meals) act”, Scottish Historical Review, 78, avril 1999, p. 76-94 ; James Vernon,

“The ethics of hunger and the assembly of society: the techno-politics of the school

meal in Britain”, The American Historical Review, 110(3), juin 2005, p. 693-725.

9. Dès 1870, le « Elementary Education Act » prévoit que les écoles accueillent tous les enfants d’âge scolaire de leur district, jusqu’à 10 ans, renforcé en 1876 par l’école rendue obligatoire.

10. Parlement, Chambre des Communes, Report of the Inter-Departmental Committee on Physical Deterioration. vol. I. Report and Appendix (Physical Deterioration), 32, 1904.

11. Pour une liste et une analyse des principales enquêtes, voir Derek J. Oddy,

“Working-class diets in late nineteenth- century Britain”, The Economic History Review, 23(2), août 1970, p. 314-323, et dans Michael Nelson, “Social-class trends in British diet, 1860-1980”, in Catherine Geissler et Derek J. Oddy (dir.), Food, Diet and Economic Change Past and Present,

Londres, Leicester University Press, 1993, p. 101-120. Voir aussi John Burnett, « Les enquêtes sur l’alimentation et la mesure de la pauvreté (1790-1945) », in Jacques Carré et Jean-Paul Revauger, Écrire la pau- vreté. Les enquêtes sociales britanniques aux XIXe et XXe siècles, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 145-170.

12. Sur l’analyse spatiale, voir par exemple Stéphane Baciocchi et Anne Lhuissier, “Street corner charities”, Communication au Workshop Europhil, Londres, 3-4 juin 2010 ; sur les nomencla- tures, voir Stéphane Baciocchi, Thomas David, Lucia Katz, Anne Lhuissier, Sonja Matter et Christian Topalov, « Les mondes de la charité se décrivent eux-mêmes. Une étude des répertoires charitables au XIXe et début du XXe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, à paraître.

de favoriser la dépendance des pauvres.

L’offre de repas charitables est d’autant plus condamnable qu’elle se substitue, d’une part, aux savoir-faire féminins en matière de cuisine et d’économie domestique – à une période où la légitimation de l’économie domes- tique repose en partie sur un discours dénonçant les effets délétères du travail féminin sur la bonne tenue du foyer – et, d’autre part, à la tâche ultime qui revient à une épouse d’assurer les repas de sa famille. Toutefois, l’argu- mentation n’est pas exclusivement morale. La question de la préparation culinaire est d’autant plus vive que la cuisine devient un aspect pratique de la médecine préventive qui prend son essor à la fin du XIXe siècle et se trouve hissée au rang de question publique7.

L’h istoriograph ie de l’offre alimentaire charitable s’est rapidement focalisée sur les débats concernant les school dinners8. Au début des années 1870, deux lois favorisant la scolari- sation pour tous les enfants entre 5 et 10 ans suscitent un afflux impor- tant de nouveaux écoliers, parmi les- quels de nombreux enfants pauvres9. Certains d’entre eux arrivent en classe vêtus de haillons et le ventre vide, ce qui ne manque pas d’émouvoir certains enseignants, convaincus que la faim et la malnutrition diminuent la concentration des enfants et leur capa- cité à apprendre. Sur fond de guerre en Afrique du Sud, le pays prend la mesure de la mauvaise santé de ses conscrits et hisse alors la question de l’alimen- tation des enfants au rang de ques- tion nationale par la mise en place en 1904 d’une commission d’enquête sur la dégénérescence physique10. Celle-ci débouche deux ans plus tard

sur l’Education (Provision of Meals) Act, qui autorise les autorités locales à fournir des repas gratuits dans les écoles aux enfants nécessiteux.

Pourtant la question de la distribution de nourriture ne se réduit pas à celle des enfants, ni dans les débats publics ni au sein des institutions charitables, pas plus qu’au débat opposant la concep- tion socialiste du welfare state à une vision plus conservatrice, incarnée par le monde philanthrope farouchement opposé à la prise en charge publique des repas. L’analyse de l’offre de repas charitables aux classes populaires révèle une série de difficultés pratiques aux- quelles les philanthropes se trouvent confrontés. Soup kitchens et dinner tables compromettent notamment le double objectif d’encadrement du travail charitable et des classes populaires car elles remettent en cause le partage des activités entre les dif- férents agents d’encadrement des classes populaires au niveau local, qui se répartissent schématiquement entre Poor Law, paroisses et institutions philanthropiques, ces dernières étant représentées par la Charity Organisa- tion Society (COS). Fondée à Londres en 1869 la COS se fixe en effet pour but de promouvoir les objectifs rationalisa- teurs de la charité scientifique (scientific charity) dans le monde dense des insti- tutions charitables londoniennes. Si la COS ne prétend pas le représenter dans son ensemble, elle entend au moins l’or- ganiser et ses membres demeurent en cela représentatifs de la philanthropie de l’Angleterre fin de siècle (du moins dans ses discours). Les philanthropes, tout au moins ceux dont les voix se font entendre via la COS, tendent éga- lement à prêter aux classes populaires

les calculs économiques qu’ils opèrent à propos des repas charitables, universalisant ainsi leur propre rap- port à ces pratiques. En pensant sur le même mode comptable budgets des institutions et budgets ouvriers, les philanthropes restent aveugles aux usages de la charité par les membres des classes ouvrières, lesquels en retiennent surtout le gain de temps qui permet notamment aux femmes, libérées de la tâche de préparation des repas, d’accroître leur temps de travail rémunéré et ainsi le revenu de la famille. De plus, ces repas deve- nant souvent payants (à prix réduits), introduisent une relation monétaire entre récipiendaires et philanthropes.

Ces derniers s’interrogent dès lors sur la légitimité de l’aide charitable portant sur un bien de consommation cou- rante, alors que les enquêtes sociales qui se développent à la même période soulignent la place prépondérante de la nourriture dans les budgets ouvriers et permettent d’élaborer une stratification de la classe ouvrière anglaise en fonction des régimes alimentaires et des niveaux de vie11.

Cette note de recherche s’insère dans une enquête en cours sur la phi- lanthropie londonienne, dont le cadre général est un projet collectif visant à comparer les mondes et activités charitables à Paris, Genève, New York et Londres au tournant du XXe siècle.

Il s'agit du projet EUROPHIL, financé par l'ANR. Pour aborder ce sujet, plusieurs pistes ont été suivies, en parti- culier une analyse spatiale du personnel et des activités charitables ainsi qu’une analyse comparée des répertoires cha- ritables produits dans les quatre villes précitées12. L’analyse de la distribution

13. En particulier les trois rapports sui- vants : Report upon the Metropolitan Charities known as Soup-kitchens and Dinner-tables: with a Digest of Reports and a List of arranged according to Poor-law Divisions, by the Council of the Society for Organising Charitable Relief and Repressing Mendicity, Londres, Long- mans, Green and Co. and at the Office of the Society, 15 Buckingham Street, Strand, 1871 [price one shilling] ; Report of the Co-operation Sub-committee of the Charity Organisation Society, adopté par le Conseil, 26 février 1877 [price 3d.] ; COS, Charity and Food…, op. cit.

14. L’enquête orale se déroule entre mai et novembre 1886. La commission d’enquête est constituée de 14 membres de la COS.

Chaque séance est présidée par un chair- man qui mène l’entretien, secondé par d’autres membres de la commission. Les

treize témoins rassemblent des membres de la Cook’s Ground Board School (fon- dée en 1874), une série de personnes (directeurs d’école, révérend, cuisinière, etc.) participant activement à des soup kitchens, des penny dinners ou distribu- tion de petits-déjeuners à destination des adultes mais surtout des enfants, et enfin deux ouvrières dont les enfants ont fréquenté un temps des penny dinners, et recommandées par Miss Grogan, membre de la commission d’enquête.

15. Certains ont laissé des écrits sur cette question : Stephen D. Fuller, “Penny dinners”, Contemporary Review, 48, juillet- décembre 1885, p. 424-432 ; Révérend William Moore Ede, Cheap Food and Cheap Cooking to which is added Hints for the Management of Penny Dinners for School Children, illustré par des schémas en cou- leur, par le révérend William Moore Ede,

recteur de Gateshead-on-Tyne, Londres, Walter Scott, 14 Paternoster Square and Newcastle-upon-Tyne, 1884 ; Henry Roberts, “The food supply of London”, Times, Londres, 5 novembre 1885, p. 13.

16. Anne Lhuissier, Alimentation populaire et réforme sociale. Les consommations ouvrières dans le second XIXe siècle, Paris, MSH/Quae, coll. « Natures sociales », 2007.

17. Alain Cottereau, L’Encadrement social face au mouvement ouvrier à Paris et à Londres, 1871-1918. Éléments de com- paraison, Rapport, Paris, EHESS, 1976.

18. Report of the Co-operation Sub- committee of the Charity Organisation Society, op. cit. Ce rapport ne figure dans aucun catalogue de bibliothèque. On peut toutefois prendre connaissance de ses principales conclusions dans le rapport suivant, qui y fait longuement allusion, et dans un compte rendu publié dans le pério-

dique de la COS : The Charity Organisation Reporter, 207, 1er mars 1877, p. 34-35.

19. Membre « libéral » du Parlement de 1847 à 1854. En plus de son intérêt pour la COS, il a travaillé en faveur de la mise en place des reformatories, sortes d’écoles de redressement accueillant des mineurs ayant commis des délits, voir Charles L.

Mowat, The Charity Organisation Society, 1869-1913. Its ideas and work, Londres, Methuen, 1961, p. 45.

20. Mrs Pennington, 57 ans, sans pro- fession est mariée à un professeur de musique (1891 Census RG12/110/51/1).

En décembre 1898 elle sera interrogée par Charles Booth en tant que secrétaire honoraire du Board School Children’s Free Dinner Fund, voir Charles Booth Survey Notebook, B211, p. 54-59.

charitable de repas offre une autre façon d’aborder cette question mul- tiforme et de rendre intelligible des discours et débats à l’épreuve des pra- tiques philanthropiques et de celles des classes populaires. Les sources sont principalement des documents impri- més (rapports, revues et répertoires charitables) produits par la Charity Organisation Society13. Le rapport Charity and Food publié en 1887 s’ap- puie notamment sur une enquête orale, imitant en cela les commissions royales.

Elle consiste, entre autres, en une série d’auditions de témoins dont les déposi- tions sont sténographiées et publiées14. L’enquête fait intervenir des locuteurs d’horizons variés, offrant des témoi- gnages à la fois sur l’activité philan- thropique et sur le quotidien ouvrier, toujours liés à des contacts et à des expériences spécifiques15. Elle consti- tue ainsi une source de première main sur la question de l’offre de repas charitables tant du point de vue de ses organisateurs que de ses bénéficiaires.

En effet, les écrits laissés par ces élites peuvent fournir, au-delà de leurs incli- nations conservatrices et de leurs visées normatives, une source de connais- sance des pratiques populaires16. La position de la COS vis-à-vis des soup kitchens et dinner tables sera ici – abusivement – présentée comme uni- forme, alors même qu’elle est traversée de tensions qui feront l’objet d’ana- lyses ultérieures. Dans cette première exploration, il s’agira de voir comment les représentations philanthropiques de la pauvreté sont mises à l’épreuve des pratiques alimentaires ouvrières telles que les enquêtes sociales les donnent à voir. Pour comprendre

la portée des formes d’encadrement, ou de domination, il convient en effet, comme le rappelle Alain Cottereau, de les analyser au regard « des logiques autonomes [dans différents milieux d’une classe dominée], des arts de vivre, des savoir-faire collectifs, disposant de leur propre dynamique »17.

La nourriture ne relève pas de la charité

Telle est en substance la position de la COS dans les trois rapports qu’elle publie entre 1871 et 1887 sur la ques- tion des soup kitchens et dinner tables, parce que ces institutions encouragent des pratiques qui risquent d’entraî- ner les récipiendaires à une forme de dépendance à la charité. Elles portent surtout entrave à la division du travail d’encadrement des activités charitables que la COS s’évertue à mettre en place.

Dès sa création, ses principaux fonda- teurs se fixent pour but la coordination du travail des agences philanthropiques.

Le rapport de 1877 s’inscrit dans la suite de la création en 1875 de la Charity Commission, chargée principalement du bon emploi des fonds. Il est signé par sept membres du bureau de la COS [voir encadré, p. 83] organisés en un Cooperation Sub-committee18.

La COS se fixe aussi pour but la coordination du secours entre agences philanthropiques et la Poor Law. Cette coopération se matérialise dans la forme du rapport suivant sur les soup kitchens et dinner tables, publié en 1887 et signé collectivement par le Council of the Society dont le chairman est lord Lichfield19. Les sources sur lesquelles

s’appuient les auteurs reprennent cette division. Ils utilisent les rapports des dis- trict committees de la COS, qui offrent des descriptions des institutions et de leur fonctionnement, et sont complé- tés par une liste d’institutions classées par Poor Law Divisions. Or, en se déve- loppant indépendamment de la COS, y compris sur l’initiative de certains de ses propres membres impliqués dans d’autres institutions charitables, ces « nouvelles » institutions échappent à son contrôle et portent atteinte à la tentative d’organisation de l’aide aux pauvres et de leur encadrement.

L’extrait d’un échange entre Mrs Pen- nington – secrétaire honoraire du Board School Children’s Free Dinner Fund, entendue comme témoin lors de l’en- quête orale au sujet des petits-déjeuners gratuits qu’elle organise au Mission Hall de Lisson Grove (Marylebone) pour les écoliers du voisinage – et le chair- man, Mr Edward Bond (MP), membre du COS district de Hampstead et du comité central de la COS, témoigne des tensions générées par ces institutions20. Les auditions de cette séance du 23 juin 1886 sont retranscrites dans le rapport :

« – Chairman : Concrètement, vous prenez en charge le travail qui revient à la Poor Law ?

– Mrs Pennington : Non.

– Chairman : Ce soutien que vous prodiguez relève du secours à domicile ? – Mrs Pennington : Est-ce que la Poor Law donnerait quoi que ce soit aux parents dans une telle situation ? Dans un grand nombre de cas, ils n’auraient rien, dans d’autres, ils ne demanderaient pas.

– Chairman : Il y a des cas que vous découragez de venir à la paroisse, d’une manière ou d’une autre ?

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21. COS, Charity and Food…, op. cit., p. 48.

22. Report upon the Metropolitan Chari- ties known as Soup-kitchens and Dinner- tables…, op. cit., p. 4.

23. Il existe une importante littérature sur la COS et le casework à l’origine du travail social, voir notamment Kathleen Woo- droofe, “The charity organisation society and the origins of social casework”, Histo- rical Studies: Australia and New Zealand,

33(9), 1959, p. 19-29.

24. Voir par exemple Charles Trevelyan, Four Letters to the Times on Famine Fever and Public Charities, Londres, Spot- tiswoode & Co., décembre-janvier 1873.

25. Pour le cas français, Matthieu Brejon de Lavergnée établit le même type de parallèle avec la Société de Saint Vin- cent de Paul, dont le secours alimentaire représente la majeure partie du budget de

l’institution. Matthieu Brejon de Lavergnée,

« Alimentation populaire et secours chari- tables. L’exemple parisien (1840-1870) », Food & History, 5(2), 2007, p. 115-147.

26. Report upon the Metropolitan Chari- ties known as Soup-kitchens and Dinner- tables…, op. cit., p. 1-2.

27. E. Ross, “Hungry children…”, op. cit.

28. Charles Booth mentionne que les

« Cocoa rooms, et particulièrement les

Lockhart’s cocoa rooms sont devenues un facteur important dans la vie de la popu- lation (…). Ceux qui boivent du chocolat peuvent s’asseoir à table pour prendre leur repas ou leur petit-déjeuner qu’ils ont rapporté de chez eux, ou en apportant du pain et du beurre de chez eux, ils peuvent y ajouter une saucisse ou quoi que ce soit qui complète le repas », voir C. Booth (éd.), Life and Labour…, vol. I, op. cit., p. 117.

– Mrs Pennington : Je pense que je peux répondre avec certitude qu’aucun de ces cas ne relève de la paroisse21. » Ce témoignage illustre la façon dont ces institutions échappent au travail de coor- dination de la COS entre les différentes agences officielles de secours que sont les Poor Law et la paroisse, auxquelles elles font également concurrence lorsqu’elles sont confessionnelles. Dès le rapport de 1871, les membres de la COS se plaignent que cette classe d’institutions charitables soit en « relation étroite avec des institutions confessionnelles », dont certaines « utilisent la distribution de nour- riture dans le but d’élargir leur audience.

Même les London City Missionaries, les Bible Women, et les Parochial Mis- sion Women, ne font pas exception »22. Ces crispations autour de la distribution de nourriture ne font que révéler des ten- sions plus générales entre la COS et une série d’institutions, plutôt non-confor- mistes, en particulier les missions, qui, en ciblant au plus près les poches de pau- vreté assurent une concurrence marquée sur le front philanthropique.

Ces institutions sapent le travail d’encadrement des classes populaires que la COS met en œuvre par le biais de la charité scientifique. Basée sur le casework, il s’agit, par l’intermé- diaire d’une enquête à domicile sur les candidats au secours, de déterminer le bien-fondé de leur demande et le type de réponse à y apporter, afin de lutter contre une charité indiscriminée23. Dans le cas de l’offre de repas chari- tables, ce risque tient notamment à la libéralité des formes de distribution, sans enquête préalable, renforcée par la question du coût. Pour la COS, le fait que les prix des repas, dans le cas des distributions payantes, soient fixés bien en deçà du prix de revient ne fait qu’en- tretenir chez les récipiendaires l’illusion qu’ils paient leur repas et les décourage à recourir au marché économique.

Ainsi, la position de la COS au regard de ces institutions offre un concentré de sa doctrine : pour coordonner

l’offre charitable de repas, ceux-ci devraient être distribués par l’inter- médiaire de cuisines centrales qui permettraient de mettre en commun des forces éparpillées, facilitant le tra- vail de coordination (et de contrôle) et les économies d’échelle. La distribu- tion devrait être payante (aidant ainsi à une première sélection des bénéfi- ciaires) et délivrée de façon scientifique (à la suite d’une enquête) afin d’en limi- ter l’accès à ceux qui en ont besoin, c’est- à-dire les travailleurs démunis « working men, out of their own means ». Quant aux soup kitchens, elles ne sont justifiées qu’en cas de crise temporaire24 (telles que la Grande Famine irlandaise ou la crise du coton à Manchester) et dans celui des invalides, c’est-à-dire, des personnes dans l’incapacité physique – et non économique – de se nourrir.

C’est ainsi que les institutions d’offre de repas charitables mettent en jeu le rapport des philanthropes au monde des activités économiques ordinaires. Il est notamment frap- pant de voir de quelle manière les auteurs du rapport de 1887 pensent de façon similaire budgets des institu- tions et budgets des familles ouvrières.

Dans les deux cas, les budgets doivent être self-supporting, c’est-à-dire équi- librés. Lors des auditions, les témoins de l’enquête sont longuement interrogés sur les coûts liés à la préparation des repas, qu’ils soient collectifs ou domes- tiques. Les membres de la commission d’enquête sont attentifs au coût des aliments, du combustible, mais aussi de la location des lieux et du paiement du personnel dans le premier cas.

Il s’agit tout d’abord de déterminer les prix de revient des repas collectifs et domestiques, puis de calculer le prix de vente à partir duquel les institutions deviendraient financièrement autonomes, et enfin d’évaluer dans quelle mesure ce prix reste intéressant du point de vue des familles. Or si l’équilibre des bud- gets ouvriers ne dépend pas de l’offre de repas charitables, les institutions ont en revanche besoin d’un public

pour assurer leur survie25. Empêtrés dans ce schème de calcul qui met l’accent sur l’équilibre des budgets, les philan- thropes butent sur la difficulté pratique ren- contrée par ces institutions qui deviennent dépendantes de leur public, sans pour autant avoir les moyens de s’assurer la pérennité de leur fréquentation.

La charité comme expédient ? Alors que les membres de la COS déplorent que les soup kitchens et dinner tables soient « la plus populaire et attractive de toutes les formes de cha- rité »26, certaines institutions se voient contraintes de jeter de la nourriture faute de convives. Cela nous permet de ques- tionner les modalités de distribution des repas charitables, en particulier la régularité d’ouverture et la confor- mité aux goûts populaires. L’irrégularité des périodes et des jours de distri- bution complique l’intégration des repas charitables dans une économie domestique basée sur la régularité des dépenses, en particulier alimentaires, et l’irrégularité des sources de revenu.

De plus, les aliments servis, abusive- ment appelés « repas » dans cette note, ne correspondent pas nécessairement aux goûts et habitudes des familles ouvrières27. C’est ce sur quoi insiste Mrs Pennington dans son audition à la COS en rappelant aux membres de la commission que la désertion des petits-déjeuners gratuits par des enfants pourtant affamés tient peut-être au fait qu’on leur sert ce qu’ils n’ont pas l’habitude de manger et qu’ils n’aiment pas, du porridge. C’est aussi ce qui transparaît de l’échange entre Mrs Gro- gan et Mrs Anderson, lorsque la pre- mière s’enquiert de savoir si les gens du voisinage (« très pauvres », de l’aveu même de Mrs Anderson) vont chez Lockhart’s. Il s’agit d’un lieu de consommation à l’origine phi- lanthropique et initialement désigné par cocoa rooms ou coffee palaces dont Charles Booth livre une longue des- cription quelques années plus tard28.

La diversité sociale des membres du Cooperation Sub-committee

de la Charity Organisation Society (1877)

Le comité se compose de "Mr Wilkinson, Sir Charles Trevelyan, Major Prendergast, Major Fitzroy, Rev. Henry F. Mallet and Mssrs Edmund Hollond et Alsager Hay Hill". La présentation des personnes que nous avons pu identifier à ce jour montre la diversité du recrutement de la COS et laisse entrevoir leurs affiliations multiples. E. W. Wilkinson, Charles Trevelyan, Alsager Hay Hill et Edmund Hollond sont membres de la COS dès ses débuts. Ils ont vraisem- blablement participé au premier rapport de 1871.

Sir Charles Trevelyan (1807-1886), quatrième fils de George Trevelyan, archidiacre de Taunton, fut, d’après l’historien de la COS Charles Mowat, l’un des membres les plus influents du Council à ses débuts.

Il a mené une carrière distinguée passée pour partie en Inde en tant que gouverneur de Madras puis comme ministre des Finances puis, en Angleterre, en tant que secrétaire adjoint au Trésor. En charge de la coordination des secours pendant la famine d’Irlande des années 1845-1847, il a régulièrement écrit sur les effets démoralisateurs de la charité en mettant notamment l’accent sur la dépendance comme maladie morale (moral disease). Edmund Hollond (1801-1884) est un clergyman diplômé de Cambridge

qui, en 1881, vit dans le quartier cossu de Hyde Park Gardens avec son épouse, son fils et sa fille (âgés respectivement de 24 et 34 ans) et pas moins de neuf domestiques. Il est membre du St. Marylebone COS District. Alsager Hay Hill (1839-1906) est social reformer. Diplômé de Cambridge, polygraphe, il se consacre au journalisme et à la littérature, s’intéressant tout particulièrement à la question des Poor Law et du travail. Il participe activement à la Society for the Relief of Distress dans l’est de Londres et soutient The Working Men’s Club and Institute Union. En 1871, il met sur pied et dirige The Employment Inquiry Office and Labour Registry, et publie the Labour News qui devient un organe de communication entre patrons et personnes cherchant du travail partout dans le Royaume. Il meurt en 1906 dans la pauvreté1.

1. Sources : Charles L. Mowat, The Charity Organisation Society, 1869-1913. Its ideas and work, Londres, Methuen, 1961, p. 45-46 ; George C. Boase, “Trevelyan, Sir Charles Edward, first baronet (1807- 1886)”, rev. David Washbrook, Oxford Dictionary of National Biography, Oxford, Oxford University Press, 2004, mis en ligne en janvier 2010 ; W. B. Owen, “Hill, Alsager Hay (1839-1906)”, Révérend H. C. G. Matthew, Oxford Dictionary of National Biography, Oxford, Oxford University Press, 2004, mis en ligne en octobre 2009.

Anne Lhuissier Soup Kitchen. L'encadrement philanthropique à l’épreuve des budgets ouvriers (Londres, 1875-1906)

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85 HAM YARD HOSPICE : The Soup Kitchen.

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29. Sur l’enquête de Smith, voir Theo- dore C. Barker, Derek J. Oddy et John Yudkin, The Dietary Surveys of Dr. Edward Smith, 1862-3: a New Assessment, Londres, Staples Press on behalf of Department of Nutrition, Queen Eliza- beth College, University of London, 1970 ; J. Burnett, « Les enquêtes sur l’alimenta- tion… », loc. cit. ; John Burnett, Plenty and Want: A Social History of Food in England from 1815 to the Present Day, Londres, Routledge, 1989 [1re éd., 1966].

30. Edward Smith, « n° 6 – Report by Dr.

Edward Smith on the food of the poorer labouring classes in England », p. 216-329,

in Sixth Report of the Medical Officer of the Privy Council. With Appendix. 1863, Londres, George E. Eyre and William Spot- tiswoode, 1864.

31. Sur ce point, voir le budget de famille établi récemment par Alain Cottereau et Moktar Mohatar Marzok selon la grille leplay- sienne et à l’issue d’une longue présence auprès des différents membres du ménage et de la famille étendue. Ils montrent l’utilité de la méthode des budgets pour appréhen- der les ressources du foyer dont certaines sont entièrement « invisibles », au regard des institutions et des membres du ménage, mais aussi et surtout de leur extrême complexité :

Alain Cottereau et Moktar Mohatar Marzok, Une famille andalouse. Ethnocomptabilité d’une économie invisible, Paris, Bouchène, 2012.

32. Charles Booth (éd.), Life and Labour of the People of London, vol. I., East, Central and South London, Londres/New York, Macmillan and Co., 1892.

33. Anna Davin, “Loaves and fishes: food in poor households in late nineteenth-cen- tury London”, History Workshop Journal, 41, 1996, p. 167-192.

34. D’après Matthieu Brejon de Lavergnée, pour les récipiendaires de la Société de Saint Vincent de Paul, « Sauf cas d’extrême

misère, l’importance des secours alimen- taires est donc moins à replacer dans le cadre d’une lutte contre la faim que dans la volonté d’améliorer un quotidien frugal, et de soulager des budgets grevés par les dépenses alimentaires », voir M. Brejon de Lavergnée, « Alimentation populaire et secours charitables… », art. cit., p. 127.

35. Board of Trade, Labour Statistics.

Returns of Expenditure by Working Men, imprimé pour le bureau de sa Majesté, Londres, George E. Eyre and William Spot- tiswoode, 1889, p. 15.

Le bref échange entre les deux femmes montre que la notion de « repas » semble échapper aux philanthropes :

« – Miss Grogan : Est-ce qu’ils vont chez Lockhart’s ?

– Mrs Anderson : C’est pour le thé et le café.

– Miss Grogan : Ils peuvent avoir des œufs. »

S’il est révélateur des tensions entre les représentations dominantes des repas populaires et les pratiques effectives, cet échange met surtout en lumière l’hésitation des philanthropes à situer leurs institutions d’offre charitable par rapport à l’offre marchande. L’intro- duction d’une transaction monétaire modifie les univers de référence des instigateurs et récipiendaires des penny dinners et soup kitchens.

Les familles ouvrières disposent en réalité de diverses ressources pour surmonter le manque de nourriture sans nécessairement recourir à l’aide chari- table. Cette dernière est certainement très mal appréhendée dans les enquêtes sociales anglaises de la fin du XIXe siècle. Le Dr Smith, médecin généraliste qui avait déjà enquêté sur l’état de nutri- tion des ouvriers du Lancashire pendant la famine du coton, est commissionné en 1862 par le Service médical du Conseil privé pour déterminer concrètement avec quelle quantité de nourriture vivent les familles ouvrières à bas revenus29. Il observe « qu’en temps de détresse temporaire la main du philanthrope est maintenant large- ment tendue, mais à un niveau qu’il est difficile d’estimer »30. Cherchant à éva- luer le niveau des dépenses des familles dans l’objectif d’en déduire des niveaux de vie, les instigateurs des enquêtes sociales, médecins et philanthropes, n’enregistrent pas ce niveau de détail dans les grilles de budgets, y compris ceux qui ont pour référence les budgets

leplaysiens. Les formes très différentes, complexes et parfois « invisibles » de revenus n’y sont pas relevées31.

Le recours à la charité est également difficile à appréhender parce qu’il est très temporaire ou qu’il cible des publics circonscrits. Ainsi, dans son étude de l’East End, Charles Booth montre que le secours alimentaire concerne essentiellement les vagabonds qui sur- vivent par la charité, s’abritent dans les asiles de nuit et se nourrissent aux fourneaux économiques, ou certaines professions comme les couturières qui, lorsqu’elles vivent seules, peuvent être complètement prises en charge par les institutions philanthropiques qui les aident à trouver du travail, à se loger et parfois à se nourrir32.

Les sources qualitatives (autobiogra- phies et histoire orale) utilisées par Anna Davin suggèrent pour leur part que les classes populaires anglaises à la fin du XIXe siècle ne fréquentent pas souvent les réseaux charitables de distribution de nourriture. Leur quête de nour- riture est le plus souvent le fruit d’un travail (domestique, braconnage, etc.)33. Les enquêtes sociales mettent en évi- dence les expédients auxquels les familles ont recours pour assurer leur alimen- tation quotidienne, à commencer par la substitution des aliments couramment achetés par des produits moins chers (par leur nature ou leur qualité)34. Interrogé dans l’enquête du Board of Trade, un menuisier de Leith (au nord d’Edim- bourg), membre d’une coopérative de consommation, explique que dans les périodes où il n’y a pas de travail

« à la place du bœuf, on doit se contenter d’un penny d’os pour faire la soupe »35.

Le recours à l’offre de repas cha- ritables semble en définitive davan- tage déterminé par des pratiques qui échappent aux membres de la COS, parce qu’elles se situent en dehors du cadre dans lequel ils pensent la charité

et ses différents usages. Tout d’abord l’aide des voisins, la solidarité collective, absente des grilles de budgets, transpire des témoignages. Elle se manifeste par- fois dans les enquêtes sociales où elle est signalée non comme source de revenu mais comme source de dépenses.

Les pauvres aussi donnent aux insti- tutions philanthropiques. Mais surtout les témoignages à l’enquête de 1887 montrent que le recours aux penny dinners peut faire l’objet d’un calcul où la charité ne vient pas combler un vide dans le budget des ménages, mais participe d’un calcul coût-bénéfice entre temps consacré au travail domes- tique et au travail rémunéré. Mrs Ball et Mrs Anderson ont été recommandées à la commission d’enquête par l’un de ses membres, Mrs Grogan, du district committee de Saint Saviours, Newing- ton (sud de Londres) et qui a contribué, avec Mr Gardiner, du même comité et Board of Guardians, à la mise en place et à la gestion du penny dinner fréquenté par les fils de Mrs Ball. Ces repas étaient servis aux enfants des écoles du quartier dans le hall de l’église Saint Mark, située dans East Street (Walworth) à la popu- lation plutôt à l’aise selon les termes de Booth. Mrs Grogan qui connaît per- sonnellement Mrs Ball et Mrs Ander- son les présente comme de bonnes cuisinières qui gèrent correctement leur économie domestique. Elles sont successivement entendues à la séance du 9 juin 1886. Mrs Ball, ancienne gou- vernante à l’asile du Dr Barnado, vit à Walworth dans le sud de Londres avec ses six enfants et son mari, qui travaille pour un marchand de pianos, et qu’elle présente comme un ivrogne. Pendant l’hiver 1884, ses trois fils sont allés régulièrement à un penny dinner alors qu’elle mangeait chez elle avec ses filles.

Ce penny dinner lui a été utile en lui faisant gagner du temps : « J’ai trouvé ça très pratique d’envoyer les enfants

36. COS, Charity and Food…, op cit., p. 38-39.

37. Louis Pinto, « Le consommateur : agent économique et acteur politique », Revue française de sociologie, 31(2), 1990, p. 185.

38. Sur les pratiques qui construisent cette catégorie « par le haut », voir Marie- Emmanuelle Chessel, Consommateurs engagés à la Belle Époque. La Ligue

sociale d’acheteurs, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2012.

39. C’est ce que l’on observe en France dès la moitié du XIXe siècle où les changements dans les formes du secours alimentaire (du don d’aliments aux sociétés alimentaires) accompagnent l’émergence des « ouvriers » comme une nouvelle catégorie de public et la « prévoyance » comme une nouvelle manière d’envisager le secours. Voir Anne

Lhuissier, « Alexis de Tocqueville et l’éco- nomie sociale chrétienne : sociétés alimen- taires et classes ouvrières », Genèses, 37, décembre 1999, p. 135-155 et, « Le restaurant sociétaire de Grenoble sous la Seconde République. De l’initiative politique à l’institution réformatrice », Revue d’histoire du XIXe siècle, 26-27, 2003, p. 85-110.

40. COS, Charity and Food…, op. cit., p. 17.

41. Peter Scholliers, “Workers’ time for

cooking and eating in nineteenth- and twentieth-century Western Europe”, Food and Foodways, 6(3-4), 1996, p. 247.

42. Franck Trentmann, “The modern genealogy of the consumer. Meanings, identities and political synapses”, in John Brewer et Franck Trentmann (éds), Consu- ming Cultures: Global Perspectives, Histori- cal Trajectories, Transnational Exchanges, Oxford/New York, Berg, 2006, p. 19-69.

là-bas […] C’était un gain de temps pour moi de ne pas avoir à m’inter- rompre dans mon travail de tricot (knitting stockings) et je dois faire beaucoup de mailles pour gagner un penny. » À la question de savoir si elle souhaiterait que ce penny dinner reprenne, elle répond : « Oui, car dès que le froid revient, je peux tricoter de nouveau et ça serait pratique. Pendant l’hiver, je peux utiliser chaque minute à gagner quelque chose36. »Tel est aussi le cas de Mrs Anderson, veuve, qui habite Kennington Park (Walworth) avec ses quatre enfants. Ses deux fils ont fréquenté un penny dinner à York Street, à deux pas de l’église Saint Mark, à une période où, son mari étant malade, elle devait subvenir aux besoins du ménage.

Ainsi le penny dinner offrait cet avan- tage de fournir à ses fils un repas chaud et consistant, qu’elle n’aurait à cette époque pas eu le temps de cuisiner.

Dans ces deux témoignages, l’économie fournie par les penny dinners concerne moins le faible prix payé pour les repas que le temps qu’ils font économiser et qui est mis à profit pour travailler en vue d’un revenu supérieur à l’économie réa- lisée sur les repas. Loin d’être un expé- dient, la charité telle qu’elle est utilisée par ces deux femmes s’inscrit davantage dans le modèle émergent du consomma- teur décrit par Louis Pinto : « Au sein de l’univers domestique, l’acte de consom- mation est pensé sur le mode d’une

“calculabilité” jusqu’alors tenue pour appropriée au monde de l’entreprise37. » Alors qu’il était notamment reproché aux repas charitables de ne pas reposer sur une logique strictement économique (tant du point de vue des institutions que des récipiendaires), en particulier du fait qu’ils n’inculquaient aux pauvres aucune notion d’économie domestique, l’exemple des deux ouvrières audition- nées par la COS montre au contraire combien l’usage des repas charitables s’inscrit dans le modèle du consom- mateur économiquement rationnel.

Il est pourtant délicat de généraliser à partir de ces deux exemples. Seule

une accumulation de cas permettra de mettre les discours défavorables des philanthropes à l’épreuve des pratiques ouvrières et de comprendre, par le bas, les logiques autonomes, les arts de vivre, bref, la dynamique ayant conduit à l’émergence de modes de pensées et modèles de consommateurs38. Cette première exploration de l’offre de repas charitables a mis en évidence les termes dans lesquels la philan- thropie dominante de la COS s’oppose à cette forme de distribution de nour- riture qui ne réunit pas les conditions nécessaires à un encadrement pratique des activités charitables ni à l’enca- drement moral des classes populaires.

La confrontation des pratiques et représentations des philanthropes aux budgets et pratiques ouvrières montre également que ces formes de distribution sont assez peu compatibles avec les pra- tiques populaires. Poussée à l’extrême, cette situation inverse la relation de dépendance telle qu’elle est pensée par les philanthropes, qui, avec ces dis- tributions à grande échelle, ont besoin d’un public pour assurer la survie économique de leurs institutions.

Mais surtout, les soup kitchen et dinner tables déplacent les frontières des catégories en usage au sein du monde philanthropique, sur lesquelles la COS maintenait un modus vivendi. En s’af- franchissant, pour certaines, de l’enquête à domicile et en distribuant de la nourri- ture non sans libéralité, elles remettent en cause, peut-être involontairement, la notion de outdoor relief. Ce faisant, ces « nouvelles » institutions contribuent à élargir les possibilités du recours à la philanthropie en même temps que ses publics39. Les cas mentionnés plus haut des deux ouvrières auditionnées par la COS sont à ce titre exemplaires du déplacement des frontières, ou tout au moins du risque de déplacement que le fonctionnement de ces institu- tions fait encourir au travail de la COS.

De leur propre aveu, ces deux ménagères auraient sûrement réussi, d’un strict

Anne Lhuissier Soup Kitchen. L'encadrement philanthropique à l’épreuve des budgets ouvriers (Londres, 1875-1906)

point de vue économique, à assurer les repas de leurs enfants qui fréquen- taient les penny dinners. Elles y ont eu accès parce qu’elles étaient identifiées comme de « bonnes » ménagères. Mieux que l’accès au marché de consommation, ces institutions leur ont permis d’accéder au « marché du travail ». Ainsi les repas charitables n’éloignent pas les pauvres du marché et des calculs économiques, mais les y dirigent d’une manière qui n’est pas nécessairement celle souhaitée par les membres de la COS.

L’élargissement de l’offre charitable et de ses publics via la distribution de repas soulève inévitablement au sein de la COS la question de la légitimité de ces insti- tutions ou plutôt de leur objet. Ainsi, dans son rapport de 1887, la COS botte en touche et renvoie vers l’approvision- nement à bon marché : « To promote any form of true economy – not to the saving of a penny, that is, but the getting of a good pennyworth for it – is charity40. » Ainsi faire la « bonne » charité, c’est aussi faire bon usage des ressources mar- chandes. Mais les exemples de Mrs Ball et Mrs Anderson montrent qu’outre la recherche du bon marché, le temps est une composante essentielle des modalités de consommation des classes populaires.

Cela rejoint la question formulée par Peter Scholliers à propos des familles ouvrières, de plus en plus dépendantes du marché (augmentation du temps de travail, monétarisation de la vie et sépa- ration domicile-travail) ; comment cette monétarisation influence-t-elle l’usage du temps ?41. Ainsi, à une période où la figure du « consommateur » comme entité juridique et politique est à peine en train de se construire (et en Angleterre, appliquée d’abord à l’accès à des services comme l’eau potable42), la confronta- tion des débats et des usages de l’offre de repas charitables met en relief la place ambiguë du marché de consommation comme intermédiaire dans les relations entre philanthropie et classes populaires.

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