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L AUTRE CHIRAC FRÈRES MUSULMANS. Leur stratégie pour la France. Son livre secret, ses poètes, ses arts premiers... + Son coup de gueule contre

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Texte intégral

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noblesse du monde. » André Malraux

REVUE MENSUELLE FONDÉE EN 1829

Président d’honneur : Marc Ladreit de Lacharrière, membre de l’Institut

n o v e m b r e 2 0 1 9

NOVEMBRE 2019LA STRATÉGIE DES FRÈRES MUSULMANS

L’AUTRE CHIRAC

Son livre secret, ses poètes, ses arts premiers...

+ Son coup de gueule contre les intellectuels de gauche LITTÉRATURE

Le lièvre,

par Frédéric Boyer

FRANCIS BACON

Par Jean Clair

FRÈRES MUSULMANS

Leur stratégie pour la France

Avec Zineb El Rhazoui, Mohamed Louizi, Michel Aubouin, Michaël Prazan, Fatiha Boudjahlat, Rached Ghannouchi...

MASTERPIECE BY POMMERY

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ. À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

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4 | Chirac, la République et les valeurs

› Valérie Toranian

Dossier | L’autre Chirac

10 | Les intellectuels de « gauche »

Jacques Chirac 17 | René Char

Jacques Chirac

22 | Jacques Chirac et la culture

Marc Ladreit de Lacharrière

29 | Aux (mille) sources de Jacques Chirac

Franz-Olivier Giesbert

33 | Christine Albanel. « Dans le domaine de la culture, Jacques Chirac se voyait comme un passeur »

Laurent Ottavi

Dossier | La stratégie des Frères musulmans

40 | Zineb El Rhazoui. « L’État n’a pas à s’adapter à l’islam »

Valérie Toranian

53 | Histoire et stratégie de la Confrérie des Frères musulmans

Michaël Prazan

70 | Mohamed Louizi. « Ce sont les Frères musulmans qui vous choisissent, et non l’inverse »

Laurent Ottavi

76 | L’islam politique à la conquête des quartiers

Michel Aubouin

82 | Le piège de l’islamophobie

Fatiha Boudjahlat

87 | Rached Ghannouchi. « Je conseille aux musulmans de France de s’intégrer dans leur société »

Valérie Toranian

96 | L’engouement de nombreux Franco-Maghrébins pour Erdoğan, leur « frère musulman »

Ariane Bonzon

105 | Le prophète, le poète et la psychanalyste : sur l’islam et la violence

Véronique Taquin

114 | Les accommodements déraisonnables : de la démission à la soumission

Josepha Laroche

122 | Le multiculturalisme contre la démocratie

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Littérature 132 | Le lièvre

Frédéric Boyer

139 | Marius, simple biomane

Marin de Viry

144 | Jean Clair. « Francis Bacon et quelques autres considérations... »

Stéphane Guégan

152 | « Incline mon cœur vers tes exigences ». À propos de Blaise Pascal, de saint Augustin, d’Origène et de quelques autres

Sébastien Lapaque

Études, reportages, réflexions

160 | La stratégie de l’Iran face aux Américains : attaquer leur maillon faible au Moyen-Orient

Renaud Girard

167 | Israël : une page se tourne

Ran Halévi

173 | L’Allemagne doit-elle rompre avec l’Orthodoxie budgétaire ?

Annick Steta

Critiques

182 | Livres – Une bibliothèque dans la guerre

› Michel Delon

184 | Livres – Les vérités et contre-vérités de l’affaire Dreyfus

› Eryck de Rubercy

187 | Livres – Pierre Pachet, « mon père, celui dont j’étais la fille »

› Patrick Kéchichian 189 | Livres – Barbarossa

› Frédéric Verger

192 | Cinéma – Wayward Pines

› Richard Millet

195 | expositions – Rebecca Horn, le chant de la contrainte

› Bertrand Raison

197 | Disques – Mahler, Strauss : prestige de l’orchestre

› Jean-Luc Macia

Les revues en revue Notes de lecture

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urant les années soixante-dix et quatre-vingt, Jacques Chirac fut auteur à la Revue des Deux Mondes. Celui qui n’était pas encore président, mais déjà maire de Paris, écrivait portraits, souvenirs, et partageait volontiers ses réflexions politiques.

Nous republions deux de ses articles dans ce numéro, alors que s’achève l’hommage national rendu par la France à l’occasion de sa dis- parition, le 26 septembre dernier. Le premier est un cri de colère contre l’hégémonisme des intellectuels de gauche : « De quel droit cette gauche revendique-t-elle tout ce qui, en France, depuis deux siècles, a été fait, énoncé et théorisé pour le développement de la justice, de la dignité humaine, des libertés, au prix des récupérations abusives et d’interpréta- tions fantaisistes de l’histoire ? », écrit-il en 1983. Le second est un éloge de René Char, poète que Jacques Chirac aimait et lisait.

Aux intellectuels, Jacques Chirac a toujours préféré les artistes, sur- tout les génies méconnus des civilisations anciennes, ces arts premiers qu’il connaissait sur le bout des doigts. Marc Ladreit de Lacharrière (1) s’est engagé à ses côtés dans les projets du musée du quai Branly, pour la création du Louvre d’Abou Dhabi et pour l’Association des musées méconnus de la Méditerranée. Il rend hommage à son ami et évoque

« l’autre face de Jacques Chirac où transparaît un humanisme rare, loin du conformisme d’un monde politique qu’il côtoie mais dont il

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ne partage pas toujours les valeurs ». « Sa sensibilité pétrie de culture du monde prenait le parti de civilisations longtemps bafouées, asser- vies voire anéanties. »

Mais pourquoi avoir camouflé avec tant d’acharnement cette culture hors pair et atypique ? Christine Albanel, qui fut sa plume lorsqu’il était à l’Élysée, rappelle que « longtemps, il s’est présenté volontiers comme un béotien, surtout intéressé par la musique mili- taire, les romans policiers et les westerns ». La culture était son jardin secret. « La démarche de Jacques Chirac, explique l’ancienne ministre de la Culture, n’était pas celle d’un théoricien de la culture. Il se voyait plutôt comme un passeur et un redresseur d’injustices. »

Franz-Olivier Giesbert, son biographe, a eu entre les mains un manuscrit inédit de 154 pages intitulé « Les mille sources ». Un recueil de propos mis en forme par Marcel Jullian. Sûrement son manifeste le plus personnel. Il y évoque cette langue française, « véritable miracle » qu’il considère comme sa patrie. « Elle n’a certes pas “la densité, la profondeur de la langue allemande”, ni “la souplesse, la variété, la mobilité de la langue anglaise”, mais “elle au moins ne cache rien”.

“ Elle dit ce qu’elle voit, ajoute-t-il, et les idées confuses se reflètent mal en elle” [...]. »

Jacques Chirac pensait qu’en bâtissant des musées on éloignerait la haine et le fanatisme. Petit fils d’instituteurs, il croyait dur comme fer aux valeurs de laïcité et d’égalité. En décembre 2003, dans son discours de présentation du projet de loi contre les signes religieux à l’école, il rappelait que la France avait trouvé, grâce au « respect de valeurs communes », « un équilibre subtil et fragile » qui ne devait pas être menacé par la montée de « particularismes qui séparent ». « La laïcité est une des grandes conquêtes de la République » ; « le commu- nautarisme ne saurait être le choix de la France ».

Seize ans plus tard, cet équilibre fragile est menacé par un islam politique dont la proximité avec les Frères musulmans est apparue au grand jour ces dernières années.

Leur rêve ? Faire main basse sur la nouvelle organisation de l’islam de France, tant de fois annoncée par Emmanuel Macron et toujours ajournée. Alors que les enquêtes d’opinion montrent la progression

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militante laïque, la République ne doit pas donner un statut à ces représentants auto-institués de l’islam politique. « Au-delà de la sup- posée modération de cet islam, ce que je conteste formellement, l’État n’est pas censé, en France, donner un strapontin à un quelconque projet politico-religieux. »

Dans un grand entretien, elle revient sur les coulisses politiques du projet, et notamment ses aspects économiques et financiers. Et sur la question sensible du voile, « outil de marquage visuel » qui sert

« à stigmatiser celles qui ne le portent pas ». « Je ne verse pas dans ce différentialisme culturel : le racisme qui consisterait à crier “dehors les bougnoules” est puni par la loi, tandis que le racisme qui considère que les femmes voilées sont trop différentes culturellement pour être capables d’accéder aux Lumières et à l’universalisme est largement accepté. Les droits qui sont valables pour les femmes occidentales le sont pour les autres ! »

Qui sont ces Frères musulmans, théoriciens de l’islam politique ? Michaël Prazan rappelle le contexte géopolitique qui a présidé à la création du mouvement en Égypte en 1928 : victoire des Alliés en 1918, dissolution de l’Empire ottoman, fin du Califat. « Pour Hassan Al-Banna, le fondateur de la Confrérie des Frères musulmans, comme pour une fraction importante des populations arabes et musulmanes, cet effondrement est ressenti comme un cataclysme : la dissolution d’une identité islamique multiséculaire dans la modernité occiden- tale. » Dès lors ils n’auront de cesse de vouloir la reconstituer. Dans les pays musulmans, et, à partir des années quatre-vingt, au sein « des communautés musulmanes implantées en Occident, isolées les unes des autres, issues de différentes vagues d’immigration, et qu’il s’agit maintenant de fédérer autour de l’idéologie frériste ».

Considéré comme une organisation terroriste dans de nombreux pays, la Confrérie des Frères musulmans a dû s’adapter. Ainsi, Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste tunisien Ennahdha, se défend aujourd’hui d’appartenir à la mouvance des Frères musulmans. Dans

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l’interview qu’il nous a accordée, il critique la laïcité à la française qu’il juge idéologique mais le reste de son discours se veut très rassurant.

« Si j’ai quelque chose à conseiller aux musulmans de France et d’ail- leurs, c’est de s’intégrer dans leur société. »

Mohamed Louizi a été membre des Frères musulmans. Il raconte dans ce numéro la méthode du mouvement : désormais, « on change les noms, on infiltre incognito [...]. C’est de la dissimulation, de la taqîya. [...] on noyaute une structure associative non suspecte d’isla- misme pour bénéficier de ses moyens et distiller la pensée des Frères musulmans, le tout sans avoir recours à un verset ou aux hadiths du prophète ».

Pour accroître son emprise sur la communauté, l’islam politique a une carte redoutable : « l’islamophobie ». Un concept inventé pour neutraliser toute critique du dogme islamique.

Fatiha Boudjahlat dénonce la finalité politique de ceux qui ne cessent de hurler à l’islamophobie, et s’en servent comme d’un « levier communautaire se transformant en verrou identitaire ». Ce concept

« vise à coaliser un groupe de personnes, les musulmans habitant en France ». Pour faciliter leur contrôle par des leaders autoproclamés ?

Ancien haut fonctionnaire au ministère de l’Intérieur et fin connais- seur du terrain, Michel Aubouin souligne l’enjeu des prochaines élec- tions municipales : un possible affrontement entre le Rassemblement national et des candidats proches des islamistes dans certains quar- tiers. Ces élections « vont donner l’occasion aux militants de l’islam politique de faire irruption dans le débat démocratique en se présen- tant sur des listes qu’ils auront constituées, avec de bonnes chances d’obtenir des sièges dans des conseils municipaux et, peut-être, de s’emparer de plusieurs communes ».

L’hypothèse, invraisemblable il y a quelques années encore, est désormais réaliste.

Valérie Toranian

1. Membre de l’Institut, président d’honneur de la Revue des Deux Mondes.

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L’AUTRE CHIRAC

10 | Les intellectuels de

« gauche »

› Jacques Chirac

17 | René Char

› Jacques Chirac

22 | Jacques Chirac et la culture

› Marc Ladreit de Lacharrière

29 | Aux (mille) sources de Jacques Chirac

› Franz-Olivier Giesbert

33 | Christine Albanel. « Dans le domaine de la culture, Jacques Chirac se voyait comme un passeur »

› Laurent Ottavi

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Jacques Chirac

Cet article est paru dans la Revue des Deux Mondes en octobre 1983.

A

u début de l’été [1983], un débat a fait grand bruit.

Il était question des rapports qu’entretiennent les intellectuels avec la politique et la modernité, ainsi que des réticences – spécialement des intellectuels dits de « gauche » – à sortir de leur silence pour soutenir l’action du gouvernement actuel. Sans prétention aucune, je voudrais faire quelques remarques à propos de ce débat.

Tout d’abord, un préalable en forme de question : jusqu’à quand la gauche – notion d’ailleurs des plus floues comme en témoigne la dua- lité de la coalition au pouvoir – entendra exercer sur la pensée, la créa- tion, en un mot la vie de l’esprit, un droit de propriété si exclusif que seuls les penseurs de stricte obédience socialiste peuvent mériter à ses yeux le nom d’intellectuels ? De quel droit cette gauche revendique- t-elle tout ce qui, en France, depuis deux siècles, a été fait, énoncé et

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l’autre chirac

théorisé pour le développement de la justice, de la dignité humaine, des libertés, au prix des récupérations abusives et d’interprétations fantaisistes de l’histoire ? Jusqu’à quand l’appellation de « droite », inséparable des imprécations électorales, sera-t-elle jetée à la face de l’opposition, symbole de tous les obscurantismes, du repli frileux sur des ambitions purement matérielles ? Qui ne voit là, dans cette dicho- tomie absurde, dans ce manichéisme facile, une duperie qui n’a que trop duré ?

Il semble, à écouter certains, qu’il y ait une sorte de grande tradi- tion dont les intellectuels socialistes et communistes seraient les héri- tiers. Elle commence avec Voltaire, Diderot, et les encyclopédistes, se battant contre le trône et l’autel unis pour étouffer la philosophie des Lumières ; elle se poursuivrait avec les chantres de la Commune, puis avec Émile Zola dans l’affaire Dreyfus, et enfin trouverait son expres- sion la plus noble dans l’exaltation du Front populaire, dans le soutien aux républicains lors de la guerre d’Espagne, et puis, bien sûr, dans la lutte contre le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale. Face à cela, notre actuelle opposition ploierait sous la honte accumulée des siècles durant par des régimes qui se seraient caractérisés par le goût de l’ordre et une horreur profonde pour les innovations.

Qu’importe que dans la France d’aujourd’hui, qui, dans son ensemble, est issue de la Révolution de 1789, et qui est attachée aux principes démocratiques, il soit assez ridicule pour une famille politique de vouloir s’annexer les libéraux du XVIIIe siècle, en lutte contre la monarchie absolue ou les républicains du XIXe siècle : Vol- taire, Diderot, Victor Hugo, Michelet, ou Tocqueville appartiennent, à l’évidence, au patrimoine culturel français sans distinction partisane.

Qu’importe si le XIXe siècle est si riche en écrivains et intellectuels qui se réclament des partis conservateurs ou, plus simplement, qui se sentent, par nature, très éloignés des mouvements révolutionnaires de leur temps : Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Maupassant, et pour notre siècle Proust, Claudel, ou Saint-John Perse pourraient être cata- logués de « droite », soit en raison de leurs engagements politiques ou religieux, soit par le type de regard qu’ils portaient sur la société de leur temps, soit simplement, pour certains, à cause de leur égotisme

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et de leur franche indifférence à l’égard de l’action politique ; pourtant ils comptent, nul ne le conteste, parmi les plus grands génies et les plus grands visionnaires de notre langue. Qu’importe si, dans l’his- toire contemporaine, c’est André Gide, intellectuel de « gauche », qui dénonce, en revenant d’URSS, une des utopies les plus meurtrières de notre siècle, se rendant ainsi suspect à ses pairs ; si le franquisme, com- battu par les brigades internationales, l’a été aussi par des écrivains dits de « droite » comme Georges Bernanos qui, dans Les Grands Cime- tières sous la lune, en stigmatisa les excès et les dangers. Qu’importe enfin, si ce même Bernanos, Mauriac et beaucoup d’autres se sont retrouvés avec les intellectuels de « gauche » comme André Malraux, derrière le général de Gaulle pour combattre le nazisme et défendre les libertés et l’honneur de la France. Plus près de nous encore, il a été avéré que des régimes des pays de l’Est, en principe de « gauche », porteurs, pendant des décennies, de toutes sortes d’illusions et objets d’innombrables actes de foi, étaient en réalité les fossoyeurs des idéaux de justice et de liberté, envoyant au goulag tous ceux qui, parmi les intellectuels, refusaient de ployer sous le joug. Qu’importent tous ces faits, choisis parmi tant d’autres, puisqu’il s’agit de récrire l’histoire pour la faire coïncider avec le dogme : d’un côté, la pensée, la morale, l’esprit révolutionnaire ; de l’autre, le néant spirituel et le pragmatisme à courte vue. Pourtant, ces quelques exemples suffisent à démontrer que les liens prétendument organiques entre la pensée, la morale et la sensibilité de « gauche » ne sont ni simples ni évidents, que cer- taines filiations, et certaines exclusions sont totalement abusives et que le talent, l’imagination, la créativité, les forces d’innovation, comme la capacité de révolte devant l’oppression, n’appartiennent ni à la

« gauche » ni à la « droite », mais bien plutôt à l’élite intellectuelle et morale de notre pays. Je crois que cela mérite d’être rappelé puisque la manière même dont le débat intellectuels-pouvoir a été posé est une preuve supplémentaire de cette appropriation obstinée par l’État socialiste du monde des idées.

Une deuxième remarque qui s’impose sur les présupposés d’un tel débat, c’est qu’il implique une certaine conception de l’intelligentsia qui me semble pour le moins partielle. En effet, tout se passe comme

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les intellectuels de « gauche »

si les intellectuels, qui déjà par définition ne peuvent être que de

« gauche », ne pouvaient être, encore par définition, que des universi- taires éminents, professeurs de philosophie ou de sociologie, à l’exclu- sion de toutes les autres branches du savoir et de la pensée. Si l’on s’en tient à cette double nécessité, la réponse au reproche de silence et de soutien insuffisant au pouvoir en place est déjà contenue dans les prémisses.

En effet, ces intellectuels-là, théoriciens ou pédagogues ou cher- cheurs, ont par essence mille raisons de se taire et de se tenir à distance du pouvoir socialiste. D’abord une raison « structurelle » par laquelle le philosophe, s’il est quelquefois l’inspirateur du Prince, en est très rarement le conseiller ou le ministre – sauf illustres exceptions – sous peine de perdre esprit critique, liberté de jugement, et capacité de dire non, c’est-à-dire de perdre ce qui fait son identité même. Et il faut au gouvernement actuel beaucoup de naïve présomption pour penser que la vérité qu’il sert et qui inspire ses actes est suffisamment proche d’une « grande illusion lyrique » pour justifier l’abandon de cette dis- tance et de cette indépendance de l’esprit.

La deuxième raison, qui elle aussi est très claire, c’est que l’espace privilégié des intellectuels est celui des idées, des analyses, des pros- pectives, et non celui de l’action au quotidien en prise directe avec la réalité. Ce n’est pas parce que d’aucuns se sont retrouvés autour de telle ou telle cause ponctuelle, tel ou tel combat avec les politiques qui aspiraient à exercer le pouvoir – sans d’ailleurs en mesurer les impli- cations concrètes et la résistance aux constructions idéologiques –, qu’ils ont désormais un rapport avec la gestion de ce pouvoir. Surtout quand, devant les coups de boutoir assenés aux dogmes socialistes par la crise et la conjoncture économique, 1’« illusion lyrique » n’a pas tenu ses promesses et s’est révélée être un ensemble de recettes souvent archaïques incapables de résoudre les problèmes de l’heure malgré des incantations assez creuses et des appels au peuple de « gauche ». Pour beaucoup d’intellectuels, qui étaient sympathisants socialistes ou com- pagnons de route occasionnels du PS, la déception a été grande devant l’absence d’imagination dont a fait preuve le gouvernement appelé de leurs vœux, qui a fait prévaloir des thèses économiques obsolètes.

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Leurs conséquences désastreuses au bout d’une année de gestion ont obligé à une volte-face spectaculaire, qui se traduit par la rigueur que nous subissons actuellement, à grand renfort de pression fiscale, afin que le navire ne sombre pas tout à fait dans l’océan des déficits.

Quand les grands principes ne résistent pas à leur application, quand les chiffres l’emportent sur les mots, il est logique que les maîtres de la pensée préfèrent retrouver leur terrain de prédilection et se gardent d’intervenir à propos d’une politique qui se limite désormais à des tentatives désespérées pour rééquilibrer les finances publiques.

Cette intelligentsia de « gauche » ne peut donc être, en aucun cas, suspecte de reniement ; elle est plutôt réduite à un silence prudent, et peut-être désolé, par l’évidence d’un échec, de nature à tarir tout éloge du socialisme appliqué.

Une troisième raison, conjoncturelle, à cette réserve, réside sans doute dans le malaise de très nombreux intellectuels de « gauche » devant l’alliance gouvernementale des socialistes et des communistes.

En effet, l’évolution la plus marquante dans l’histoire des idées domi- nantes, au cours de la dernière décennie, est sans doute l’effondrement du marxisme-léninisme en tant que mythe révolutionnaire et modèle de société, mythe qui avait inspiré dans les années soixante bon nombre d’écrivains et d’universitaires. L’invasion de la Tchécoslovaquie, celle de l’Afghanistan, la normalisation de la Pologne, les témoignages des dissidents ont révélé définitivement à la face du monde le vrai visage du communisme soviétique. Par ailleurs, la découverte de ce qu’a vrai- ment été la révolution culturelle chinoise, le génocide du Cambodge par les Khmers rouges, la tragédie des boat people vietnamiens ont éga- lement porté des coups très durs à de grandes causes qui suscitèrent, des années durant, la fascination et l’enthousiasme de très nombreux intellectuels. Même si certaines erreurs sont réputées fécondes, et que l’on ait longtemps considéré, bien à tort, qu’il était peu exaltant d’avoir raison avec Raymond Aron, toutes ces déconvenues ont donné lieu à de terribles crises de conscience, souvent à de véritables retour- nements qui ont transformé d’ex-marxistes en antimarxistes acharnés, et donc à une vigilance accrue envers les totalitarismes, quelle qu’en soit la couleur. Ces intellectuels-là sont donc hostiles à la participation

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les intellectuels de « gauche »

au gouvernement d’un parti qui n’a jamais fait mystère de ses liens avec Moscou, avec toutes les compromissions que cela implique. Nul doute que cette disqualification des idéologies marxistes, jointe à la disparition, du moins en Europe, en tant que pensées dominantes, de certains monstres en « isme » comme le fascisme ou le colonia- lisme, n’ait provoqué un vide idéologique qui incite ces intellectuels à la méditation, au ressourcement, ou à d’autres formes d’expressions que l’essai théorique engagé dans l’actualité la plus discutable.

Pour toutes ces raisons, c’est l’étonnement de la « gauche » devant le silence des intellectuels de « gauche » qui finalement est assez sur- prenant. Mais ce qui est encore plus surprenant, c’est que le gouver- nement fasse si peu cas, implicitement, de toutes les autres catégories d’intellectuels qui parlent, qui s’expriment, et qui jouent pleine- ment leur rôle. Je pense évidemment à tous les théoriciens, écrivains, essayistes qui ne se reconnaissent pas dans l’idéologie socialiste dont ils voient les dangers et les implications à long terme, et qui le disent.

Ceux qui se prononcent pour une société authentiquement libérale, non étatiste, qui privilégie la responsabilité, les initiatives individuelles – société qui, en France, reste encore à créer – ; ceux qui développent une vision du monde lucide qui n’est pas marquée au coin de l’illusion, et dont les actes de foi concernent l’homme et ses infinies possibili- tés, plutôt que la pureté ou la noirceur supposée de certains peuples, l’innocence et la valeur intrinsèque des luttes révolutionnaires, ou l’ex- cellence de tel ou tel système ; ceux qui, comme Raymond Aron, ne sont pas tombés dans les diverses chausse-trapes idéologiques, et n’ont cessé de défendre les principes essentiels, tant humains que moraux et économiques, de nos démocraties si imprudemment décriées, démas- quant le totalitarisme, là où il se trouve, quelle que soit sa défroque ; ceux qui, comme Castoriadis, ou comme les plus marquants parmi les philosophes modernes, ne cessent de dénoncer les véritables périls de notre temps : l’expansionnisme soviétique, le pacifisme manipulé, thèmes qui peuvent susciter une véritable mobilisation, au-delà des clivages complètement archaïques « droite »-« gauche ». Et n’oublions pas non plus les historiens, comme Pierre Chaunu, Georges Duby ou Emmanuel Le Roy Ladurie – chacun ayant suivi un itinéraire parti-

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culier –, qui, eux aussi, écrivent, s’expriment, et qui pèsent par leur appréhension du passé sur notre vision de nous-mêmes, de notre pré- sent, justifient, suggèrent, anticipent nos choix de société, nos options morales, économiques ou démographiques.

Parler de silence parce que les siens se taisent, ou du moins qu’il ne disent pas ce que l’on attend d’eux, c’est faire preuve de naïveté, et de surdité. Les idées qui s’expriment aujourd’hui ne sont pas sans doute, et peut-être heureusement, des messages quasi christiques ou des phi- losophies salvatrices, mais elles sont fortes, nombreuses et porteuses d’avenir. Elles peuvent inspirer une action politique, mais non l’assis- ter dans son exercice quotidien, encore moins lui servir de béquilles si elle s’avère défaillante. Ce n’est pas le rôle, ni la vocation, de ceux qui manient les idées. Le débat engagé cet été par le porte-parole du gouvernement, même s’il l’a été avec beaucoup de présomption et de présupposés, a eu du moins le mérite de le montrer.

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RENÉ CHAR

Jacques Chirac

Cet article est paru dans la Revue des Deux Mondes en juillet 1989.

R

ené Char fut sûrement l’un des plus grands poètes français du XXe siècle. On sait la qualité de l’homme Char dont Max-Pol Fouchet disait qu’il était, en même temps qu’«  un grand poète, un maître de dignité, de liberté, de rectitude, un maître dont la morale épouse la poésie, et la poésie la morale ». Fidèle à son « vœu de silence », pudique et secret, René Char repoussait les hommages, préférant « le lierre au laurier et la crampe avec au bout la chute, plu- tôt que le piédestal illuminé », et pourtant reconnaissait que « bien travailler, savoir ce travail approuvé ou loué met toujours du bleu dans le ciel d’un livre ».

Pour qui l’approchait, René Char était un visage – massif –, un front – immense –, une allure, un pouvoir de séduction hors du commun . Une force de la nature. Granitique. Je pense au mot de Camus : « Char, calme bloc d’ici-bas chu d’un désastre obscur. »

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En 1929, André Thirion dit, impressionné par le jeune homme :

« Beau, bâti comme le rugbyman qu’il avait été, très grand, il avait l’as- surance calme et la patience apparente des hommes doués d’une grande force physique [...]. Il imposait physiquement et intellectuellement le respect. Il parlait peu. Il écoutait beaucoup. Il n’aimait pas perdre son temps… »

René Char a 22 ans. Il vient de publier Arsenal à compte d’auteur et vit de petits trafics dans les quartiers mal famés du port de Marseille.

Dès cette première plaquette de poèmes, René Char trouve son ton : la formule lapidaire entre l’éclair poétique et l’aphorisme. Ses fulgurances plaisent aux surréalistes. Prélude à ce qui sera une amitié de toujours, Paul Éluard le ramène à Paris. René Char y fait la connaissance de Bre- ton et d’Aragon, et s’engage dans la « révolution surréaliste », contre une société, écrit-il, « que je vais désormais combattre de toutes mes forces ».

Le début des années trente est résolument surréaliste. Pour un temps, le poète abandonne sa rigueur pour l’ivresse des trouvailles irrationnelles. Il publie en 1930 Ralentir travaux, poème collectif écrit avec Éluard et Breton.

Un brin bagarreur, il est à la tête d’une échauffourée au cabaret Mal- doro au cours de laquelle il reçoit un coup de couteau dans la cuisse.

En 1931, il défend Luis Buñuel, dont le film L’Âge d’or est, à Paris, violemment attaqué par l’extrême droite.

Le 20 juillet de la même année, paraît Le Marteau sans maître illus- tré par Kandinsky. Les poèmes de cette période montrent un Char proche d’Éluard et de Lautréamont. Puis, peu à peu, il se détache des surréalistes, confiant à ses amis que leur école, après avoir été « excel- lente », est devenue « fossile ».

Il se retranche à L’Isle-sur-la-Sorgue, sa ville natale, dans le Vau- cluse, où il passera la plus grande partie de sa vie. « Je vais tâcher de nidifier et de retaper ma vie, si c’est encore possible », écrit-il en 1935.

Une page est tournée.

René Char est fondamentalement un homme d’action et de risque.

La montée des fascismes en Europe l’inquiète. La guerre d’Espagne le bouleverse. Il s’engage dans la poésie militante. En 1937, il publie Placard pour un chemin des écoliers.

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rené char

C’est la guerre : « Glas d’un monde trop aimé, j’entends les monstres qui piétinent sur une terre sans sourire. » C’est la guerre contre le nazisme et l’antisémitisme. La « drôle de guerre » tout d’abord, qu’il termine comme maréchal des logis au 173e régiment d’artillerie lourde de Nîmes. Puis, la Résistance, dans laquelle il entre en 1941, parce que la Beauté, que seule il adorera toujours – « folle sœur de ma phrase, ma maîtresse scellée » –, ne peut vivre dans les ténèbres hitlériennes :

« La pyramide des martyrs obsède la terre… Aile double des cris d’un million de crimes se levant soudain dans des yeux jadis négligents… »

Ce sont alors trois longues années de combat, de fraternité, de dureté et, ce qui lui a sûrement le plus coûté, « d’exode du temps de s’exprimer ». René Char porte un nom de guerre prestigieux : le capi- taine Alexandre. Chef du secteur Durance-Sud de l’Armée secrète, il monte des opérations contre les Italiens et les Allemands. En 1943, il s’engage dans les Forces françaises combattantes. L’état-major du général de Gaulle lui confie la redoutable mission d’aménager des ter- rains d’atterrissage dans sept départements du sud de la France.

C’est en accomplissant cette tâche qu’il commence la rédaction de Feuillets d’Hypnos : « J’écris brièvement, dit-il, je ne puis guère m’ab- senter longtemps. » En avril 1944, blessé au cours d’une opération nocturne, il est appelé, à peine rétabli, à l’état-major allié d’Alger pour préparer le débarquement en Provence.

À la Libération, brillant résistant, décoré des mains mêmes du général Eisenhower, René Char sera-t-il tenté de poursuivre l’action dans l’œuvre de reconstruction ?

Peut-être est-il tenté, mais il ne le sera pas longtemps. Peu à peu, le combattant redevient poète. Surgis de la tourmente, témoignages de l’ombre, Seuls demeurent et Feuillets d’Hypnos sont publiés en 1946.

Feuillets d’Hypnos est un triomphe. Dès lors, René Char incarnera l’irréductible résistance à toutes les tyrannies et sera célèbre.

Secret, pudique, l’homme va protéger jalousement sa vie privée. Il confiera : « Après 1946, ma vie ne concerne que moi, quelques êtres qui me sont chers et mon travail. »

À l’Isle-sur-la-Sorgue, René Char vit en poésie et entretient avec l’art des rapports étroits. Max Ernst, Joan Miró, Alberto Giacometti

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collaborent à son œuvre. Les hôtes privilégiés du poète au Rébanqué et aux Busclats s’appellent Vieira da Silva, Paul Éluard, Tristan Tzara, Albert Camus, Georges Braque, Pablo Picasso, Arpad Szenes, Nicolas de Staël, Henri Matisse…

Vigilante et lucide, la langue du poète ne cesse d’allier Fureur et Mystère, salue Les Matinaux et revendique une Parole en archipel appelée à célébrer la brièveté sans chaîne de l’amour et la « séré- nité crispée » qui l’habite. L’œuvre de Char est taillée dans le silex insurrectionnel.

Pourtant, la voix incisive du poète qui voulait « crever les yeux du lion » n’est plus en 1975, dans Aromates chasseurs, que celle d’un

« Orion aveugle » aux « traits noircis par le fer calciné ».

En 1979, derrière les Fenêtres dormantes de sa « maison mentale », il rêve d’une « porte sur le toit », susceptible de lui donner accès aux constellations libératrices. Quelque chose tremble en secret qui dénonce « les cascades furieuses de l’avenir », qui dit que le Temps est l’ennemi, l’irréductible. Le refuser ?

Mais le Temps nous traverse. Force est de constater que le Temps est « seul puissant et bien en place ». « Je me suis heurté à lui dans mon éclat, dans mon effroi parmi les ruines où crisse encore mon obstina- tion », écrit René Char.

Puis en 1985, dans Les Voisinages de Van Gogh, le poète en vient à chanter une « longue partance » qui prend le visage spectral et désiré de la mort.

Autrefois sans appel, la voix de René Char se transforme en un appel sans voix. Appel qui émeut. Appel qui tranche avec l’image du poète-prophète.

René Char s’éteint le 19 février 1988 à l’hôpital du Val-de-Grâce.

« Menhir de Provence », amant de la terre, ses mots déployaient l’espace. On y entendait battre les sources, et le givre se fendre sous le soleil du matin.

Hautaine, étrangère à toute démagogie – « je n’écrirai pas de poème d’acquiescement », écrit-il –, sa fureur poétique en faisait un poète engagé vers la « réalité rugueuse » de la connaissance de l’essentiel.

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rené char

Artiste aussi, ami des peintres, celui pour qui « l’aubépine en fleur fut [le] premier alphabet ».

Exigeant, ombrageux, le créateur qui ne voulait pas de ceux « qui commentent les poèmes ou les œuvres d’art, mais qui les nomment ».

Ce fut le grand talent d’une exposition récente à la Maison de la poésie, à Paris, qui « nommait » l’œuvre de René Char, et faisait découvrir l’homme, ses amitiés, ses relations avec le monde des arts, ses manuscrits, son labeur. Une exposition qui rendait René Char plus familier, plus accessible à tous, dans un esprit de fidélité rigoureuse à une œuvre, certes difficile, mais que l’on a tort de croire réservée à quelques initiés.

Nombreux sont ceux qui portent – et souhaitons qu’ils soient plus nombreux encore demain ! – une grande admiration à cet aventurier des splendeurs intérieures, à ce géant de la poésie contemporaine.

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Marc Ladreit de Lacharrière

A

u-delà de l’homme d’État, qui a toujours été en totale harmonie avec les aspirations profondes de son pays et de ses concitoyens, Jacques Chirac res- tera pour moi une haute figure du dialogue des cultures. À la fois grand érudit et amateur éclairé et sincère, il savait faire preuve d’humilité et ne cédait jamais à la ten- tation de transformer ses conversations en examen de passage, car il était, avant tout, soucieux de partager ses passions et ses connaissances.

Il nous a initiés aux arts non occidentaux, mais plus généralement à tout ce qui contribue, dans le domaine de la culture, à notre com- mune humanité. Jacques Chirac savait bien que c’est peu de conquérir l’intelligence si on ne gagne pas les cœurs.

C’est à Jacques Chirac que nous devons nos engagements dans l’action muséale en France et à l’étranger, en particulier avec l’im- mense pari réussi du musée du quai Branly, la création du Louvre d’Abou Dhabi, de l’Association des musées méconnus de la Médi- terranée (AMMed) qui soutient la diversité des cultures de cette aire géographique.

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l’autre chirac

Autant de belles aventures collectives dont il fut le constant inspirateur.

Jean-Jacques Aillagon, qui fut son directeur des affaires culturelles à la Ville de Paris avant d’être son ministre de la Culture de 2002 à 2004, disait qu’il y a un « mystère Jacques Chirac » qui rend la tenta- tive d’en faire le portrait tout particulièrement difficile tant il s’amu- sait à brouiller les pistes. Cet érudit, qui étonnait les conservateurs de musée par ses commentaires sur les œuvres exposées et appréciait les surréalistes, aimait pourtant donner l’image d’un homme du peuple amateur de foot ou de westerns, raffolant de la tête de veau ou des bains de foule au Salon de l’agriculture.

Tout le monde connaît la boutade de Françoise Giroud, qui disait que Jacques Chirac était « un homme qui cacherait un livre de Saint-John Perse derrière un magazine de Playboy ». Cette réputation d’homme peu cultivé qu’il entretenait à plaisir décrit tellement mal l’ami que j’ai connu. Jacques Chirac était un érudit, mais en homme pudique il protégeait avec constance ce qu’il appelait son « jardin secret », cachant son goût pour les arts premiers, les haïkus japonais ou la poésie de René Char par un vernis d’apparente inculturation, à l’inverse de ce que font généralement les hommes politiques.

Pierre Seghers écrivait que Jacques Chirac connaissait Saint-John Perse sur le bout des doigts et tout aussi bien Guillaume Apollinaire, Jean Tar- dieu, ainsi que la poésie contemporaine. Il rédigea ici même, dans cette revue, de belles pages sur René Char à qui il vouait une profonde admi- ration. Il dota Paris d’une Maison de la poésie, cas assez unique s’il en est.

De nombreuses anecdotes montrent un homme passionné qui pouvait reprendre un conservateur sur une datation, ou corriger lors d’un dîner à Pékin le président Jiang Zemin sur le nombre d’empe- reurs chinois de la période précédant la dynastie Tang.

Car il ne faut pas s’y tromper, ses connaissances sur les civilisations non occidentales allaient bien au-delà du simple goût d’un bon col- lectionneur. Cette passion se nourrissait de ses visites d’adolescent au musée Guimet quand il séchait les cours du lycée Carnot pour passer de longues heures à en goûter tous les trésors. Il en conserva un goût certain pour l’Asie, notamment pour le Japon dont il partageait l’âme par la recherche de modernité et l’harmonie avec la nature.

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Bien sûr, l’empreinte culturelle de Jacques Chirac restera avant tout attachée à la création du musée du quai Branly – rebaptisé depuis juin 2016 « musée du quai Branly - Jacques-Chirac ». Seul Jacques Chirac, avec ses convictions, sa pugnacité, sa vision, son exigence de justice et d’égalité, pouvait imaginer la création d’un grand musée, en plein cœur de Paris, à la gloire de civilisations si lointaines qu’elles étaient alors connues seulement de spécialistes. Ce musée, dont les collections provenaient essentiellement du musée de l’Homme et du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie et attiraient difficile- ment 150 000 visiteurs par an, accueille désormais 1 350 000 visiteurs par an, depuis plus de treize ans.

L’attachement de Jacques Chirac à ce projet consacré à l’art pri- mordial, terme qu’il préférait à celui d’art premier, trouve sa genèse en 1990, sur une plage de l’île Maurice, par sa rencontre avec Jacques Kerchache, collectionneur et marchand, admiré et controversé.

Jacques Chirac, alors maire de Paris, est interpellé par un homme qui se présente comme l’auteur du seul livre présent sur son bureau de l’Hôtel de ville (il s’agit de L’Art africain aux éditions Mazenod). De là se noue une amitié qui durera jusqu’à la mort de Jacques Kerchache, en 2001. Jacques Chirac, homme d’amitié et de fidélité, soutiendra Jacques Kerchache dans son engagement pour faire entrer les arts non occidentaux dans le plus grand musée du monde, le Louvre. Jacques Kerchache avait publié en 1990 un manifeste dans le journal Libé- ration, signé par 150 personnalités, pour que « les chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux ». Ce combat impossible pour faire reconnaître les arts premiers à l’égal des chefs-d’œuvre européens avait déjà été mené avant lui, et sans succès, par Felix Fénéon, Guil- laume Apollinaire, puis André Malraux.

Jacques Chirac, fasciné par les civilisations non occidentales, épouse cette cause, et lorsqu’il fut élu président de la République en 1995, fit entrer au Louvre les arts non occidentaux en leur attribuant la salle du Pavillon des Sessions. On peut y admirer désormais une centaine d’œuvres d’une exceptionnelle qualité choisies par Jacques Kerchache. La Chupícuaro voisine la Vénus de Milo, le Moai de Pierre Loti répond à La Joconde. Cette antenne dans le musée du Louvre constitue un geste fort, militant, en faveur de la reconnaissance du

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jacques chirac et la culture

génie créatif de ces civilisations lointaines. Comme Jacques Chirac l’écrira, « changer le regard, le regard sur l’œuvre, le regard sur l’autre, telle était bien l’ambition de cette première étape, l’entrée au Louvre.

Cet emblème culturel, ce lieu de consécration accueillait une centaine de chefs-d’œuvre des arts lointains, sculptures reconnues depuis long- temps par les spécialistes mais jusqu’alors ignorées du grand public.

Cette sélection de chefs-d’œuvre était et reste un manifeste. [...] Nous avons construit de nouveaux rapports fondés sur la compréhension, le respect mutuel, le dialogue et l’échange ».

Cette amitié avec Jacques Kerchache sera féconde car elle aboutira également, quinze ans après cette rencontre mauricienne, à l’inaugu- ration du musée du quai Branly. En effet, en 1996, Jacques Chirac nomme une commission qui propose la création d’une nouvelle ins- titution pour répondre à la guerre lancinante que se livrent conserva- teurs et anthropologues sur le statut des objets des civilisations non européennes ; éternel débat : ces œuvres sont-elles de simples artefacts de civilisations sans écriture ? ou doit-on voir en elles des œuvres d’art à part entière que nous pouvons admirer à l’égal d’une statue de Michel-Ange ou d’un tableau du Caravage ? Faux débat également qui veut priver de sens esthétique ces civilisations méprisées, car oubliées de l’histoire. La vision de Jacques Chirac dépasse de très loin cette simple controverse inutile.

C’est encore lui qui tranchera le difficile débat de l’emplacement du futur musée en préemptant, contre l’avis du ministère des Finances, le dernier grand terrain appartenant à l’État, placé au pied de la tour Eiffel, écartant également les projets qui envoyaient le musée au Palais de Tokyo, au quai d’Austerlitz ou encore au Palais de Chaillot. Durant les travaux, il soutiendra discrètement, mais avec constance, ce projet en butte aux arbitrages budgétaires ou aux combats d’arrière-garde des équipes du musée de l’Homme. Pour que l’écrin soit à la mesure des trésors qu’il devait abriter, il confia l’architecture du nouveau musée à Jean Nouvel, qui fit là une de ses plus belles réalisations et obtint le prix Pritzker en 2008.

Ce musée voué « aux cultures autres » fait partager à la fois une expérience esthétique exceptionnelle et une belle leçon sur ce que l’hu- manité peut faire de plus puissant, en dehors des canons européens.

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Comme un véritable manifeste, Jacques Chirac, en ce 24 juin 2006, dans son discours d’inauguration, vantait le génie des peuples et des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, et laissait transparaître ses convictions sur le nécessaire dialogue des cultures :

« Au cœur de notre démarche, il y a le refus de l’ethnocen- trisme, de cette prétention déraisonnable de l’Occident à porter, en lui seul, le destin de l’humanité. Il y a le rejet de ce faux évolutionnisme qui prétend que certains peuples seraient comme figés à un stade antérieur de l’évolution humaine, que leurs cultures dites “primitives” ne vau- draient que comme objets d’étude pour l’ethnologue ou, au mieux, sources d’inspiration pour l’artiste occidental.

Ce sont là des préjugés absurdes et choquants. Ils doivent être combattus. Car il n’existe pas plus de hiérarchie entre les arts qu’il n’existe de hiérarchie entre les peuples.

C’est d’abord cette conviction, celle de l’égale dignité des cultures du monde, qui fonde le musée du quai Branly. »

Ceux qui le connaissaient savaient bien que l’amour de Jacques Chirac pour les civilisations lointaines allait au-delà d’un regard d’es- thète sur les chefs-d’œuvre de l’art africain ou amérindien ; ce qu’il défendait à travers eux, c’étaient les civilisations, les peuples qui les avaient créées, leurs langues, leurs croyances, leurs territoires. Sa sensi- bilité pétrie de culture du monde prenait le parti de civilisations long- temps bafouées, asservies voire anéanties.

C’est l’autre face de Jacques Chirac où transparaît un humanisme rare, loin du conformisme d’un monde politique qu’il côtoie mais dont il ne partage pas toujours les valeurs. En 1994, alors maire de Paris, il inaugure l’exposition sur les Taïnos, peuple amérindien massa- cré par les conquistadors. Deux ans plus tôt, il avait refusé de s’associer aux nombreuses célébrations qui parcouraient l’Europe pour les cinq cents ans de la découverte de l’Amérique, découverte qu’il voyait sur- tout comme une calamité pour les peuples indigènes. Cette exposition sur les Taïnos, c’est sa manière de « commémorer » la découverte des

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jacques chirac et la culture

Amériques, en rendant hommage à ces civilisations qu’il jugeait grave- ment blessées alors qu’elles avaient encore tant à donner à l’humanité, nous apprenant encore le respect de la nature et de l’environnement à travers leur sagesse ancestrale.

C’est cette même ambition qu’il portait dans les enceintes interna- tionales, car il ressentait une forte réticence face à la mondialisation qui laisse à l’écart une partie de l’humanité qui ne correspond pas aux prin- cipes de l’efficacité économique ou du mode de vie occidental. Pour lui, il y a d’autres rapports au monde qui doivent être préservés, un huma- nisme où l’altérité et la diversité sont des valeurs inestimables. C’est de cette empathie pour les peuples oubliés que naîtra la Fondation Jacques- Chirac, pour la sauvegarde de l’environnement et la diversité des cultures.

C’est de cet amour des cultures lointaines que naîtra sa conviction éco- logique : si notre monde moderne ne protège pas la diversité, il va à sa perte. Son célèbre discours devant l’assemblée plénière du IVe Sommet de la Terre, le 2 septembre 2002 à Johannesburg, résonne encore d’une terrible acuité : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. »

De là vient également cette amitié avec Jean Malaurie, créateur de la collection « Terre Humaine », dont il partageait la passion des civilisations du Grand Nord ; puis le profond respect qu’il témoignera à Claude Lévi-Strauss, à qui il rendra un bel hommage lors de l’inau- guration du musée du quai Branly en évoquant avec lui « ces fleurs fragiles de la différence » qu’il fallait à tout prix préserver.

Si le musée du quai Branly lui doit tout, il serait injuste de réduire la dimension culturelle de Jacques Chirac à ce seul musée. L’empreinte qu’il a laissée dans le paysage culturel est autrement plus large, même si on y trouve toujours cette curiosité et cette compréhension multi- culturelle du monde.

Il faut se rappeler que, lorsqu’il était jeune Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, il s’était battu pour que le projet du Centre national d’art contemporain Beaubourg, voulu par son mentor Georges Pompidou, ne soit pas abandonné. Il était alors de noto- riété publique que le nouveau président désirait son abandon. Il avait alors porté toute sa conviction, mettant disait-on sa démission dans la balance, pour que ce projet se poursuive avec le succès que l’on sait, quarante ans plus tard.

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C’est lui qui prendra également la décision d’installer le Louvre à Abu Dhabi et signera l’accord de coopération intergouvernemental avec les Émirats arabes unis, le 6 mars 2007. Projet tant décrié pour- tant à l’époque, où une partie de l’intelligentsia culturelle lui faisait le procès d’un « Las Vegas des sables ». Enthousiaste, il y voyait plutôt la reconnaissance du talent français. Il me fera ensuite le grand honneur de me choisir pour présider l’Agence France-Muséums, chargée de la maîtrise d’œuvre de ce grand projet auquel participeront, en tant qu’actionnaires, les douze principaux musées français.

C’est avec le même esprit d’ouverture qu’il choisira la ville de Lens pour accueillir une antenne du Louvre. Il décidera, avec le président du Louvre Henri Loyrette, de créer ce « Louvre Autrement », au cœur du bassin minier du Pas-de-Calais, sur le site même d’une mine fer- mée quelques dizaines d’années auparavant. Pari insensé, empreint d’humanité. Et pari réussi puisque, depuis décembre 2012, le Louvre- Lens, en accueillant chaque année 500 000 visiteurs dans cette petite ville de 30 000 habitants, est l’un des musées les plus visités en région.

Il fut également le président d’honneur de l’Association des musées méconnus de la Méditerranée (AMMed), dont l’objectif est d’aider à construire une société plus harmonieuse entre les peuples du pour- tour de la Méditerranée, en favorisant le dialogue culturel. En soute- nant des musées exceptionnels parfois connus des seuls spécialistes, cette association, fidèle aux convictions de Jacques Chirac, apporte sa contribution à la compréhension des différentes cultures qui consti- tuent la richesse des peuples autour de la Méditerranée.

Et si, depuis de nombreuses années, je collectionne avec passion l’art africain, l’amitié et le profond respect que je porte à Jacques Chirac n’y sont certainement pas pour rien. Cet attachement pour les arts lointains qui nous réunissait a certainement concouru à l’im- portante donation de ma collection que j’ai faite, en février 2018, au musée du quai Branly - Jacques Chirac. C’est avec beaucoup d’émo- tion que je la lui dédie aujourd’hui, en témoignage de mon amitié et de ma fidélité.

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AUX (MILLE) SOURCES DE JACQUES CHIRAC

Franz-Olivier Giesbert

«

Voulez-vous savoir qui je suis ? Eh bien, lisez ce livre ! » C’était dans les années quatre-vingt. Parler de lui saou- lait Jacques Chirac qui prétendait n’avoir rien à dire.

Alors que je préparais une biographie sur lui, il m’avait donné, pour se débarrasser de moi, de mes questions, un manuscrit inédit de 154 pages intitulé « Les mille sources ». Il s’agis- sait de propos recueillis et mis en forme par Marcel Jullian.

Un personnage irrésistible, ce Jullian (1922-2004), que j’ai eu la chance de bien connaître. Cet ancien résistant, condamné à mort, avait fait tous les métiers. Mineur de fond, chauffeur de poids lourd, pilote d’avion, etc. Scénariste, entre autres, du Corniaud et de La Grande Vadrouille, éditeur des Mémoires d’espoir du général de Gaulle, poète à ses heures, patron éphémère mais génial de la deuxième chaîne de télévision, c’était un bon vivant, un touche-à-tout et un puits de culture que Chirac adorait.

Pierre Juillet et Marie-France Garaud, ses deux conseillers de l’ombre, issus du cabinet de Pompidou, avaient convaincu Chirac qu’il valait mieux laisser dans un tiroir ce livre écrit en 1977, où Marcel Jullian avait réussi à le déboutonner. Une autobiographie trop

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« vraie », trop foutraque, où l’on reconnaissait la voix et la gouaille de celui qui était alors maire de Paris. Comme disait le général de Gaulle,

« le chef est celui qui ne parle pas ».

Fils et petit-fils de Corréziens, Chirac s’y présentait comme un Corrézien, pas comme un Parisien. D’où le titre : « Les mille sources ».

Tel est, selon lui, le nom réel de la montagne limousine où il est « né à la politique » et qui est « improprement » appelée plateau de Mil- levaches. Paradis des loutres et des engoulevents, c’est le château d’eau de la France, d’où s’élancent la Vézère,

la Creuse, la Vienne, la Corrèze qui, pour les trois dernières, ont donné leur patronyme à

des départements. « L’homme appartient à la terre, écrit-il, et la terre ne se renie pas. Je suis de Corrèze et ne peux imaginer être d’ailleurs. »

Dans la foulée de cette « corrézitude », comme dirait l’autre, Chirac célèbre les cultures ou les langues régionales mais se prononce avec force contre toute forme de pouvoir régional et notamment contre le principe d’« assemblées régionales élues au suffrage univer- sel » qui menaceraient, pas moins, l’unité nationale : « Nous avons mis du temps à faire la France [...]. Nous avons dû faire l’unité entre des hommes aussi différents que des Bretons et des Provençaux, des Limousins et des Alsaciens qui, du plus profond des âges, sont d’ori- gines ethniques totalement différentes. Au prix d’un effort extraordi- naire, on les a rassemblés, on en a fait une nation. C’est un miracle. » Un autre miracle est, à ses yeux, cette langue française qu’il consi- dère comme sa patrie. Elle n’a certes pas « la densité, la profondeur de la langue allemande », ni « la souplesse, la variété, la mobilité de la langue anglaise », mais « elle au moins ne cache rien ». « Elle dit ce qu’elle voit, ajoute-t-il, et les idées confuses se reflètent mal en elle [...]. Nous disposons d’une langue tellement concrète et précise qu’elle éloigne le rêve au profit de la raison. On peut dire, de ce fait même, qu’il est plus facile d’être anarchiste en allemand qu’en français. »

Chirac est d’ici et en même temps toujours un peu ailleurs. À l’époque, il passe pour un fonceur, un avatar de d’Artagnan, mais, derrière cette apparence, perce déjà, à 45 ans, le sphinx marmoréen qui regarde l’immanence du monde du haut de ses siècles, que dis-

Franz-Olivier Giesbert est écrivain et journaliste. Il est l’auteur de : Chirac.

Une vie (Flammarion, 2016).

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aux (mille) sources de jacques chirac

je, de ses millénaires. Il relativise, il se gausse. Calmez-vous, bonnes gens, il n’y a pas le feu. Rien de nouveau sous le soleil. À propos de la contestation de la jeunesse, il cite ainsi une inscription babylonienne, datant de 3 000 ans avant Jésus-Christ :

« Cette jeunesse est pourrie depuis le fond des cœurs. Les jeunes sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas capables de maintenir notre culture. »

Il cite ensuite plusieurs textes du même genre avant de reprendre les propos plus récents de Socrate :

« Notre jeunesse aime le luxe, elle est mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucun respect pour les anciens.

Nos enfants d’aujourd’hui sont des tyrans. Ils ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce. Ils répondent à leurs parents et ils sont simplement mauvais. »

Sur la plupart des grands sujets, il se tient à l’écart de la foule, per- ché sur son quant-à-soi, un sourire aux lèvres. Chirac ou l’homme qui aime sortir du moule, des académismes, de la doxa des « élites » pari- siennes, pour prendre des chemins de traverse. En 1957, au retour de sa guerre d’Algérie où un homme est mort dans ses bras, il est frappé par « l’effondrement de la France et l’absence d’État ». Le bateau coule et personne ne s’indigne ni ne s’étonne que, mois après mois, le pays soit obligé de mendier ses échéances.

« Nos professeurs, raconte-t-il, nous expliquaient, démonstrations lumineuses à l’appui, que le redressement économique de la France était tout à fait exclu. Le déficit de la balance des paiements était considéré par les plus éminents de nos maîtres comme une fatalité inéluctable, tout à fait comparable à une anémie pernicieuse chro- nique, reconnue comme telle par le malade, et acceptée. » La perspec- tive d’une guérison, fût-ce à longue échéance, était inimaginable. Sa simple évocation vous faisait passer pour un fou dangereux.

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Là-dessus, en 1958, « le général de Gaulle arrive, Jacques Rueff fait son plan, six semaines se passent, et la balance des paiements est en équilibre. Le phénomène m’a frappé. Je me suis dit : “Méfions-nous des théoriciens, méfions-nous des technocrates et méfions-nous des économistes.” Et, depuis, je n’ai pas modifié mon jugement. »

Au fil des pages des « Mille sources » apparaît un Chirac provincial, juvénile, convivial, qui peut être parfois incroyablement prophétique.

Écoutons-le :

« L’existence sécurisée à laquelle nous avons abouti, com- porte l’inconvénient de l’intolérance au moindre incon- fort. Un jour, si on n’y prend garde, quelqu’un tuera un fonctionnaire qui aura le tort de vous demander, au mauvais moment, votre numéro de Sécurité sociale. Et le jeune homme pâle sera peut-être acquitté, après que l’avocat aura plaidé le traumatisme subi par son client. » N’est-ce pas dans ce monde que nous vivons aujourd’hui ?

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Christine Albanel

« DANS LE DOMAINE DE LA CULTURE, JACQUES CHIRAC SE VOYAIT

COMME UN PASSEUR »

› propos recueillis par Laurent Ottavi

Christine Albanel, ancienne ministre de la Culture, fut la plume de Jacques Chirac. Elle est notamment l’auteure de son discours du Vélodrome d’Hiver, le 16 juillet 1995, dans lequel il reconnaissait la responsabilité de la France dans la rafle. Elle se souvient du président Chirac, de sa culture

« cachée » et de sa passion pour les civilisations lointaines.

«

Revue des Deux Mondes – Les hommages rendus à Jacques Chirac ont insisté sur la culture « cachée » de l’ancien pré- sident, qui, déjà adolescent, manquait les cours pour se rendre au musée Guimet, le musée national des Arts asia- tiques. Pourquoi selon vous ce rapport secret à la culture ? Par pudeur ? Pour faire « peuple » ?

Christine Albanel Jacques Chirac était extrêmement pudique. Il était très difficile de lui poser des questions personnelles, même si lui le faisait facilement avec ses proches, simplement par affection. Ses goûts culturels faisaient évidemment partie de sa vie privée. Long-

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temps, il s’est présenté volontiers comme un béotien, surtout inté- ressé par la musique militaire, les romans policiers et les westerns.

Même s’il aimait effectivement les westerns, il avait d’autres passions plus secrètes, en particulier la poésie, goût que certaines personnes avaient percé à jour. Je pense notamment à Françoise Giroud. C’était quelqu’un, disait-elle en parlant de Jacques Chirac, qui pouvait cacher un poème de Saint-John Perse dans un numéro de Lui ou de Playboy, alors que la plupart des hommes font l’inverse !

Revue des Deux Mondes – Comment avez-vous découvert ses goûts culturels si difficiles à percer ?

Christine Albanel Il y a eu deux révélateurs. Le premier a été son action en tant que maire de Paris puisqu’il avait décidé de créer – ce qui n’avait rien d’évident – une Maison de la poésie, en complicité avec ses amis Pierre Seghers et Pierre Emmanuel. Le second, et le plus important, a été la découverte de la place des arts premiers dans la vie de Jacques Chirac et son immense culture en la matière. Jacques Chirac n’avait pas une culture traditionnelle, il n’était pas féru, par exemple, des grands classiques européens, de Balzac à Goethe. Il avait en revanche une connaissance aiguë des civilisations lointaines, des arts venus d’ailleurs. Au début des années quatre-vingt-dix, l’unique livre qui trônait sur sa table de travail était Les Arts africains, de Jacques Kerchache, qui deviendra ensuite son ami, et l’inspirateur de toute l’aventure du quai Branly. Et bien sûr, devenu président, il s’est inscrit dans la tradition française du monarque républicain qui intervient dans le champ culturel. Il a porté le projet du Pavillon des Sessions au Louvre, ce qui n’était pas évident car les conservateurs de l’époque ne voyaient pas pourquoi ils devaient accueillir les arts africains et océa- niens, le Louvre n’ayant pas vocation à être un musée universel. Et bien sûr, il a suivi étape par étape la création du musée du quai Branly, qui rassemblait une partie des collections du musée de l’Homme et de celui de la Porte dorée, d’où une véritable bronca, surtout de la part du musée de l’Homme, qui faisait signer des pétitions à tous ses

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« dans le domaine de la culture, jacques chirac se voyait comme un passeur »

visiteurs contre le projet du musée du quai Branly ! Ce fut le dernier grand projet porté par un président, si l’on excepte le Grand Paris de Nicolas Sarkozy, mais qui était d’une autre nature.

Revue des Deux Mondes – Était-il plus loquace, dans le cadre de ces projets, sur ses goûts culturels ?

Christine Albanel Il en parlait bien plus volontiers. C’était même parfois pour lui une façon de se situer par rapport à l’establishment intellectuel parisien avec lequel il avait eu des relations complexes.

Je me souviens d’un déjeuner avec André Comte-Sponville, Bernard- Henry Lévy et le grand linguiste Claude Hagège. Jacques Chirac a parlé pendant une heure et demie des langues agglutinantes de la Géorgie occidentale : seul Claude Hagège pouvait discuter avec lui, le reste de la table était réduit au silence…

Revue des Deux Mondes – « Il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France. Elle est diverse », a dit le président Emmanuel Macron. Pensez-vous que c’est un propos qu’aurait pu tenir Jacques Chirac ?

Christine Albanel Je ne crois pas. Que la culture française soit ouverte à d’autres cultures ne signifie pas l’absence d’une culture française spé- cifique, avec son génie propre ! En tout état de cause, la démarche de Jacques Chirac n’était pas celle d’un théoricien de la culture. Il se voyait plutôt comme un passeur et un redresseur d’injustices. D’une certaine façon, mettre en lumière des cultures méconnues de peuples lointains rejoignait son combat contre les inégalités. La fracture civilisationnelle faisait directement écho à la fracture sociale sur laquelle il avait fait cam- pagne en 1995. Évidemment, cette empathie pour les autres civilisa- tions nourrissait une grande tolérance, et même un certain relativisme s’agissant de nos valeurs occidentales. Ainsi, il a été beaucoup reproché à Jacques Chirac d’affirmer que notre système démocratique ne pouvait pas être étendu partout dans le monde…

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Revue des Deux Mondes – Dans le fond, la culture classique euro- péenne ne l’intéressait pas ?

Christine Albanel Entendons-nous. Jacques Chirac était profon- dément et d’abord français : son amour des terroirs, son côté bon vivant, séducteur… Et, bien sûr, cela n’est pas étranger à l’affection que lui ont manifestée les Français au moment de sa mort. Et puis, il serait exagéré de dire qu’il ne s’intéressait pas du tout à la culture européenne. Simplement, il préférait le large des civilisations loin- taines. Il faut relier cela à ses engagements politiques. De manière générale, il trouvait l’Occident trop dominant et trop arrogant. Cela est totalement cohérent avec la campagne de 1995, qui correspon- dait à un positionnement plutôt centriste, voire à gauche, contre la droite traditionnelle incarnée par Édouard Balladur. Il voulait réta- blir un équilibre et rendre leur dignité à ceux qui étaient injustement exclus. Introduire les arts premiers au Louvre, par exemple, était un message politique très fort adressé au monde ! Et c’était évidemment un sujet d’incompréhension, et parfois de friction, avec Bernadette Chirac, beaucoup plus proche de la culture classique. Je me souviens du ravissement de Jacques Chirac lors d’un spectacle de Bartabas où se produisait une chanteuse coréenne, qui émettait des sons gutturaux, ce que Mme Chirac avait détesté.

Revue des Deux Mondes – Cette culture singulière a-t-elle eu, d’après vous, des conséquences politiques, notamment dans ses relations avec les autres pays, avec les autres chefs d’État ?

Christine Albanel Il y a eu des conséquences diplomatiques impor- tantes. Elles se sont d’ailleurs exprimées lors des hommages rendus quand il est mort. Ajoutée à son aptitude à nouer des relations chaleu- reuses, sa connaissance des arts des autres civilisations était reçue avec beaucoup de reconnaissance et de fierté par les autres chefs d’État et leurs peuples. En particulier, les relations de la France avec la Chine

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« dans le domaine de la culture, jacques chirac se voyait comme un passeur »

et le Japon en ont beaucoup bénéficié. Et ce n’était pas une érudi- tion superficielle. Je me souviens d’une visite de cinq heures au musée Guimet, au moment de sa réouverture, où Jacques Chirac en avait vraiment remontré aux commissaires de l’exposition.

Revue des Deux Mondes – Son appétence pour les civilisations loin- taines a-t-elle été, d’après vous, jusqu’à une attirance pour certaines spiritualités ? Y puisait-il un sens de la vie, au-delà d’intérêts intellec- tuels, esthétiques ?

Christine Albanel Un intérêt, c’est certain. Mais pas une attirance au sens de fascination. De façon générale, Jacques Chirac avait un grand respect pour toutes les vraies spiritualités, des moines tibétains aux religieux catholiques. Je me souviens, par exemple, d’une ren- contre très émouvante avec Mère Teresa. Ce qui est certain, c’est que la connaissance intime de nombreuses civilisations a directement influé sa vision et son action politiques. Elle a joué notamment un rôle dans son refus viscéral de tous les extrémismes et de tous les sectarismes.

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dossier

LA STRATÉGIE DES FRÈRES MUSULMANS

40 | Zineb El Rhazoui.

« L’État n’a pas à s’adapter à l’islam »

› Valérie Toranian

53 | Histoire et stratégie de la Confrérie des Frères musulmans

› Michaël Prazan

70 | Mohamed Louizi. « Ce sont les Frères musulmans qui vous choisissent, et non l’inverse »

› Laurent Ottavi

76 | L’islam politique à la conquête des quartiers

› Michel Aubouin

82 | Le piège de l’islamophobie

› Fatiha Boudjahlat

87 | Rached Gannouchi. « Je conseille aux musulmans de France de s’intégrer dans leur société »

› Valérie Toranian

96 | L’engouement de nombreux Franco-

Maghrébins pour Erdoğan, leur « frère musulman »

› Ariane Bozon

105 | Le prophète, le poète et la psychanalyste : sur l’islam et la violence

› Véronique Taquin

114 | Les accommodements déraisonnables : de la démission à la soumission

› Josepha Laroche

122 | Le multiculturalisme contre la démocratie

› Jérôme Maucourant

Références

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