• Aucun résultat trouvé

Le fondement du droit chez les sophistes

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Le fondement du droit chez les sophistes"

Copied!
20
0
0

Texte intégral

(1)

Article

Reference

Le fondement du droit chez les sophistes

AUBERT, Gabriel

AUBERT, Gabriel. Le fondement du droit chez les sophistes. Revue de droit suisse , 1974, vol. 1, no. 5, p. 589-607

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:12184

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

Le fondement du droit chez les sophistes

par GABRIEL AUBERT

Licencié en droit et ès leUres, Genève

Introduction

1. Dans les Travaux et les Jours, Hésiode, s'adressant à son frère, lui explique pourquoi il faut pratiquer la justice.

Si les hommes commettent sans cesse des forfaits, c'est qu'ils appartiennent à la race de fer, dernière venue des cinq races qui se sont succédé sur la terre depuis l'âge d'or, où tous vivaient comme des dieux' . A la suite d'un long processus de décadence, les malheurs ont remplacé le bonheur: l'on méprise aujourd'hui le bien et la justice, l'on honore les méchants, la force tient lieu de droit2.

Et pourtant, par la volonté même du plus grand des dieux, qni inspire les meilleurs jugements 3 et redresse les sentences torses of, les hommes ne doivent pas s'entredévorer comme les animaux!). Trente mille démons les surveillent, et Justice, fille de Zeus, dénonce à son père les iniquités pour attirer sur les coupables la vengeance du ciel6,

Ainsi, c'est en Zeus, créateur de la race de fer, que repose le fondement du droit, qui revêt pour le poète un caractère religieux.

2. Petit paysan de Béotie, Hésiode vivait à la fin du ViiIe siècle, au cœnr de la période qu'on a appelée le moyen âge grec. Deux siècles et demi plus tard, dans l'Athènes de Périclès, le problème du fondement dn droit ne s'est pas posé avec moins d'acuité. Conti-

1 lIEs., Op" vv.90ss.; SINCLAIR, p.25 et 29.

2 op.cit., vv.174ss., en particulier 190ss.

3 op.cit., v.36 .

• op.cit., v.9.

:;; op.cit., vv.274ss. C'est ce qu'illustre la fable du rossignol et de l'épervier, vv.202-212.

6 op.cit., vv.252ss. et 334-335.

(3)

nuateurs de la tradition éducative des poètes', les sophistes s'y sont vivement intéressés. Nous voudrions examiner les plus marquantes de leurs théories"-

3. L'interprétation des documents relatifs à nos auteurs se heurte à une double difficulté. D'abord, les fragments que nous possédons sont si peu nombreux que, faute de connaître le contexte immédiat et le reste de l'œuvre, nous nous exposons sans cesse à des contresens.

D'autre part, en raison de leurs objectifs polémiques, les portraits que PLATON nous livre des sophistes tournent souvent à la caricature.

Il convient donc d'exploiter la tradition indirecte avec prudence.

Pour ne point quitter notre propos, nous combinerons ces- deux sources sans justifier nos choix autrement que par des renvois à la bibliographie.

1. Protagoras

Deux textes platoniciens nous permettent de comprendre quel est, aux yeux de Protagoras, le fondement du droit. Il s'agit du dialogue qui porte son nom, où le sophiste expose ses vues sur la société, et du Théétète, où il nous présente, par rintermédiaire de Socrate, sa conception de la loi.

A. La société

1. Selon le mythe raconté par Protagoras', l'histoire de l'homme se décompose en deux grandes étapes. Au cours de la première, Prométhée donne à celui-ci la maîtrise des arts et le feu, qui assurent

7 Cf. JAEGER, p.343.

8 Sauf une exception, celle de Lycophron (qui a vécu au début du Ive siècle), nous limitons notre étude aux sophistes de la seconde moitié du ve siècle.

De Gorgias et de Prodicos, qui comptent parmi les plus importants, nous n'avons point de texte touchant notre sujet Oes fragments de Gorgias, en effet, traitent plus de l'application du droit que de son fondement). Nous n'en dirons donc rien. En outre, nous laissons de côté deux écrits tardifs que l'on fait généralement remonter à des penseurs de cette période: l'Anonyme de Jamblique et l'Anonyme sur les lois (cf. UNTERSTEINER, Corn .. vol. III, pp.l09ss. et 192ss.).

Les Dissoi Logoi intéressent plus le problème de la justice que celui du fonde- ment du droit (cf. UNTERSTEINER, Corn., vol.III, pp. 148ss.).

9 PLAT., Prot., 320c à 323a.

(4)

Le fondement du droit chez 1es sophistes 591

son existence biologique. Mais ceIle-ci, toutefois, ne suffit pas. Car, isolés les uns des autres, victimes des bêtes sauvages, les hommes périssent en grand nombre. Sans doute essaient-ils de s'unir et de fonder des cités pour se défendre. Mais ces tentatives restent vaines:

ne sachant pas se gouverner et commettant sans cesse des injustices les uns envers les autres, ils en viennent derechef à se séparer.

C'est alors que, craignant l'extinction de l'espèce, Zeus décide de rendre les hommes aptes à la vie politique. Sur son ordre, Hermès leur apporte le «respect» et le «sentiment de la justice»lO, qui ne demeurent pas, comme les arts en général, l'apanage de quelques- uns, mais auxquels tous ont part. A leur défaut, il ne saurait y avoir de société durable.

Pour être le lot de chacun, la vertu politique n'en réclame pas moins une sérieuse éducation. Les développements de Protagoras sur ce pointll, quoiqu'ils touchent l'objet principal du dialogue, ne nous intéressent pas directement ici. Nous en tenant au domaine du droit, remarquons quelle fonction le sophiste assigne à la sanction pénale12. La cité n'inflige pas cette dernière à cause de l'injustice qui a été commise (et qu'on ne saurait effacer), mais afin d'empêcher qu'une telle injustice ne se reproduise, du fait du condamné ou d'un tiers. Et quiconque apparaît comme un délinquant incurable doit être banni ou tué13. La punition revêt donc uniquement un caractère

«éducateur» et trouve sa justification non pas dans la volonté d'un dieu, mais dans des considérations d'ordre social.

2. Le mythe de Protagoras peint le devenir de l'espèce humaine d'une manière profondément optimiste. Loin de tenir l'état actuel des choses pour l'aboutissement d'un processus de décadence

10 PLAT., Prot., 322c.

11 Au mytJws (PLAT., Proto 320c), Protagoras ajoute un logos (op.cit., 323a à 328d), pour prouver que tous participent de la vertu politique, qui est donc susceptible d'éducation.

12 PLAT., Prot., 324a-b. C'est de Protagoras que vient la distinction faite, en théorie générale du droit pénal, entre la peine infligée «quia peccatum est) et cene infligée «ne peccetur», qu'il s'agisse d'empêcher le condamné de récidiver (prévention spéciale) ou d'intimider les tiers (prévention générale).

Cf. SENEQUE, De Ira, 1 19,7. Voir aussi: JAEGER, p.357; UNTERSTEINER, 1 s .•

p.90-92: WOLF. p.51-52.

13 PLAT. Prot., 325a in fine et 322d.

(5)

(à l'instar d'Hésiode), le sophiste y voit au contraire le résultat d'un progrès14• L'établissement des cités, que rend possible l'intervention de Zeus, se situe dans le prolongement des efforts déployés par Prométhée pour fournir aux hommes les moyens de survivre.

Désormais, aucune espèce ne peut plus menacer de disparaître: c'est l'achèvement de la création.

La notion d'égalité joue un grand rôle dans cette création. Pour maintenir un strict équilibre entre les différents animaux, le frère de Prométhée veille à ce qu'ils reçoivent les qualités propres à garantir leur conservation sans qu'aucune espèce soit favorisée16. D'autre part, sur J'ordre exprès de Zeus, Hermès prend soin de douer chaque homme du sentiment de la justice, corollaire de la vertu politique. Il est vrai que ce sentiment paraît plus développé chez les uns que chez les autres. Toutefois, la méchanceté de ces derniers reste sans commune mesure avec celle des sauvages imaginés par les poètes16.

Si le mythe de Protagoras nous livre la première attestation du schéma distinguant l'état de nature (étape biologique) et l'état de société (étape politique), nous ne devons pas concevoir ces deux stades comme opposés entre eux. Au contraire, la seconde ne fait que dépasser la première pour permettre efficacement la survie de l'homme, en l'insérant dans un cadre social fondé sur la vertu politique de tous".

3. Que chacun ait part à la vertu politique, voilà bien l'idée essentielle du sophiste18. Peu importe que, dans sa démonstration, il recoure non seulement à des propos discursifs, mais également au mythe. Ce dernier a pour mérite principal d'être plus agréable'·, et non pas de dévoiler une vérité supérieure quant à Zeus et quant à

14 Cf. UNTERSTEINER, 1 S., p. 78; WOLF, p,4l; FLUECKIGER, p.103.

15 PLAT., Prot., 321a.

16 op.cit. 327d.

17 Protagoras ne recourt pas à la figure d'un acte juridique pour expliquer la création de la société. On ne peut donc pas lui attribuer ridée du contrat social, même si le mythe en contient le germe (EHRENBERG, p.132; BARKER,

p.63; WOLF, p.38).

18 Protagoras, à qui Athènes avait confié la législation de la colonie de Thourioi, était un démocrate (DK 80 Al 50; EHRENBERG, p.134; DUPREEL, p.28).

19 PLAT., Proto 320c.

(6)

Le fondement du droit chez les sophistes 593 l'origine de cette vertu. Car «des dieux, je ne puis savoir ni s'ils existent, ni s'ils n'existent pas, ni quels ils sont quant à leur forme» 20.

B. La loi

Il n'y a pas de juste ou d'injuste en soi. Ce qui est leI, c'est ce qui paraît te[21 à l'homme, «mesure de toutes choses» 22. Voilà pourquoi les lois acceptées 23 par la cité doivent être respectées aussi longtemps que cel1e~ci les considère comme justes et les maintient en vigueur.

En revanche, on peut toujours s'interroger sur l'utilité d'une loi donnée. Le cas échéant, c'est aux orateurs experts qu'il reviendra de faire paraître plus juste une règle plus avantageuse et d'en provoquer l'adoption 24.

Ainsi, quoiqu'il marque le caractère relatif de la loi du point de vue de son contenu, Protagoras ne met pas en question sa valeur formelle absolue et sa force contraignante.

C. Le fondement

Grâce à la vertu politique, les hommes vivent en cités. Egaux, ils créent ensemble des lois, qui valent comme telles à cause de leur seule édiction. C'est en conséquence parce qu'il est posé par la société que le droit est le droit. Protagoras lui assigne donc un fondement positif.

II. IDppias, Antiphon et Calliclès

C'est un privilège exceptionnel que Protagoras reconnaît à l'opinion de la cité lorsqu'il la désigne comme l'unique «mesure» propre à

20 DK 80 B4, trad. DUMONT. Cf. BARKER, p.60; UNTERSTEINER, 1 S., p.82-83;

WOLF, p.27.

21 PLAT., Theaet., 166d à 168c et 172a-b. Cf. HEINIMANN, p.116-120; DUPREEL, p. 3555.; FLUECKIGER, p.lOO. Remarquer l'allitération: dikaia dokein (Theaet., 167c), qui s'oppose à l'allitération hésiodéenne: Dikè, Dios ... (HES., Op., v.256).

"DK80BI.

23 PLAT., Prot., 326d.

:w. a. SALOMON, p.137-139; WOLF, p.25.

(7)

déterminer ce qui doit valoir comme étant le droit. Car, le plus souvent, les Grecs ne pouvaient apprécier les décisions humaines qu'en les rapportant à une norme supérieure. Certains sophistes ne feront pas autrement. Mais loin de chercher cette norme auprès des dieux, ils la demanderont à la nature.

A. Hippias

1. Quand il interdit aux citoyens de se battre entre eux", quand il prévoit des peines plus lourdes pour les infractions volontaires que pour les involontaires", le droit positif échappe, pour Hippias, à toute critique. Mais lorsque le sophiste élève la voix pour exiger que soit réprimée la calomnie 27, on sent bien que c'est par référence à un critère qu'il déplore cette lacune de la loi. De quoi s'agit-il?

Dans le Protagoras 28, Hippias intervient pour exhorter Socrate et le sophiste d'Abdère à continuer leur échange d'idées, malgré leur différend relatif à la manière de discuter. Semblables par nature, affirme-t-il, les hommes 29 sont parents les uns des autres et ne doivent pas se quereller. Il appartient aux plus instruits, qui con- naissent la nature des choses30, de donner l'exemple en ne se compor- tant pas comme les gens de rien. De façon d'autant plus significative qu'il sort du sujet", Hippias en est venu à opposer la nature et la loi: celle-ci, tyrannisant32 les hommes, les force souvent d'agir contre celle-là.

2. Si nous pouvons tirer du fragment sur la calomnie le principe de l'amitié entre les hommes, et, de ce passage du Protagoras, celui de l'égalité, nous trouvons ailleurs encore des enseignements importants sur le contenu d'une législation s'accordant avec la nature des

25 PLAT., Hipp. ma., 292a-b.

26 PLAT •• Hipp. mi., 372a.

27 DK 86 B 17. Cf. UNTERSTEINER, 1 $., p.342-343.

28 PLAT., Prot., 337c-e.

29 Cf. JAEGER, p.340; EHRENBERG, p.134; UNTERSlEINER, 1 s., p. 340, n. 33. Pour une conception plus restrictive de l'égalité: WOLF, pp. 78-80.

30 PLAT. Prot., 337d: laphysis tônpragmatôn. Cf. UNTERSTEINER, 1 S., p.333.

31 a. ROMIllY, p.77.

32 Sur le fragment de Pindare parodié ici et dans le Gorgias notamment, cf.

DoDDS, pp. 270-273.

(8)

Le fondement du droit chez les sophistes S9S

choses. L' Hippias majeur" nous apprend qu'une loi positive sera d'autant meilleure (d'autant plus légale, dit le texte grec) qu'elle se révèlera plus utile". En refusant de modifier la loi pour per- mettre à Hippias d'éduquer leurs enfants, les Lacédémoniens

«agissent illégalement», car l'instruction prodiguée par les sophistes est la plus profitable de toutes. Nous voilà donc en présence de deux lois: la positive, non conforme à la nature des choses et, partant, «illégale»; l'autre, conforme à la nature des choses et, partant, vraie35.

Au cours d'un dialogue entre Hippias et Socrate rapporté dans les Mémorables", le maître de Platon assimile ce qui est légal à ce qui est juste37Pour convaincre le sophiste qui, rétif, se demande si la justice change aussi souvent que les lois'", Socrate fait l'éloge de la concorde universelle et, quittant peu à peu le domaine du droit particulier à chaque cité 39 , prend en considération les lois non écrites respectées dans tous les pays. Celles-ci portent en elles-mêmes leur propre sanction 40, car la nature, qui les inspire41, se venge proprio motu des violations qu'elle subit: des parents incestueux ne sauraient procréer de bons enfants. Dès lors que le dialogue ne touche plus les lois au sens ordinaire du mot42, le sophiste approuve Socrate sans hésitation. Il sait en effet que, s'agissant des règles conformes à la nature des choses, ce qui est légal ne peut être que juste"'.

33 PLAT. Hipp. ma. 283e à 285b. Cf. DUPREEL, p.214-215.

M op.cit., 285a: ta ôphelimôtera nomimc'J/era.

35 op.cit., 284e.

36 XEN., Mem .• IV, 4, 555. Sur le problème de l'attribution des idées exprimées dans ce texte, cf. DupREEL, p.2I8; UNTERSTEINER, 1 S., p.337, 0.23 et 338;

UNTERSTEINER, Com .. vol.III, p.57 et ad paragraphe 19.

37 XEN., Mem., IV, 4, 8.

38 op. cit., IV, 4, 14.

a9 Cf. UNTERSTEINER, Corn., ad paragraphes 17 et 18.

Ml La sanction des lois purement humaines, en revanche, peut être éludée par le secret ou la violence: op.cit., IV, 4, 21.

n Qu'il s'agisse moins des dieux que de la nature, c'est ce que montre UNTER-

STEINER, I. S., p.340, n. 38.

H Le mot synthemenoi ne renvoie pas à une théorie du contrat fondateur de la société. Il s'agit de lois «convenues~) (XEN., Mem., IV, 4, 13).

43 Cf. SALOMON, p.148-I49.

(9)

3. Contrairement à Protagoras, Hippias ne tient donc pas le contenu de la loi pour relatif. Les injonctions de la nature revêtent un caractère absolu de vérité. Admettant le principe de l'amitié entre les hommes, visant l'utile, ne contredisant pas les lois non écrites, les règles positives ne doivent pas se détourner de cette vérité.

D'accord en revanche avec Protagoras, le sophiste d'Elis ne semble pas avoir nié l'autorité formelle de la loi ni incité quiconque à violer celle-ci "lorsqu'elle ignore la nature des choses. Se réclamant surtout de cette dernière pour donner des conseils au législateur, conscient sans doute des différences entre les peuples, dont il avait recensé les noms%, il voyait dans la connaissance de la nature un moyen de corriger le droit positif, qu'il ne surestimait pas.

4. C'est donc dans la nature des choses que, pour Hippias, réside le véritable fondement du droit. Quoique les lois ne se conforment pas toujours à l'idéal, l'ordre juridique dans son ensemble ne se trouve toutefois pas mis en cause.

B. Antiphon

1. De nombreux passages d'Antiphon manifestent l'angoisse éprouvée par le sophiste devant la brièveté de la vie. Celle-ci n'est qu'une veille éphémère46 • Fugitif47, le temps, qui constitue notre bien le plus précieux48, ne reviendra jamais49. Les soucis du ma- riage, la présence des enfants nous consument: la jeunesse déserte notre visage altéré 50.

Pour ne pas succomber à notre fragilité, évitons de nuire à notre prochain: car le tort que nous lui ferions rejaillirait sur nous51.

Voilà pourquoi l'éducation62, qui nous apprend l'obéissance63 et la

44 Cf. SALOMON, p.149 et 162; WOLF, p. 83-84 et 86; UNTERSTEINER, 1 S" p.340;

ROMILLY. p.79 . ., OK 86 B2.

"OK 87 B50.

"OK 87 B51.

"OK 87 B77.

"OK 87 B52.

"OK 87 B49.

"OK 87 B58.

"OK 87B60.

53 DK 87 B61; cf. SALOMON. p.150.

(10)

Le fondement du droit chez les sophistes 597

maîtrise de nous~mêmesM, nous prépare à cultiver la concorde 55 et à comprendre la nécessité de l'amitié".

2. Placés devant l'alternative du vivre et du mourir67, nous ne devons rechercher que ce qui pourra nous aider à subsister. Qu'une règle nous cause un dommage, qu'elle ne se montre pas véritable- ment utile à notre conservation 68, nous nous rendrons aussitôt compte qu'elle est contraire à la nature 59.

Or, le droit, formé de conventions60, méconnaît précisément les nécessités naturelles. Attendez-vous, pour vous défendre, qu'on vous ait attaqué? Vous constaterez alors que la loi n'empêche pas la victime de subir un préjudice". Et quand celle-ci demande répara- tion, elle ne se trouve pas mieux placée que le défendeur. Il lui incombe en effet de fournir des preuves, et les paroles habiles de la partie adverse risquent de rendre victorieuses ses dénégations.

Portez-vous un témoignage contre un coupable62? Celui-ci vous haïra 63, et vous aurez toujours à redouter qu'il ne se venge du mal que vous lui avez infligé. C'est donc peu que le droit reste impuissant à vous protéger: il vous contraint de léser autrui, même quand vous n'en avez pas reçu la moindre atteinte64•

3. En conséquence, la réalisation de la justice naturelle ne s'identifie pas avec le respect des lois positives, mais consiste bien plutôt dans l'absence de tout dommage subi ou causé par les individus ".

Ceux-ci, en présence de témoins, suivront donc les prescriptions de

"DK 87 B58.

fift DK 87 B44a. Il faut nuancer dans ce sens le jugement de BARKER, p.68, qui

exagère l'individualisme d'Antiphon.

Ei6 DK 87 B64.

"DK 87 B44 A3, 25-28.

" DK 87 B44 A3, 31 et DK 87 B44 A4, 2. Cf. HEINIMANN, p.135.

"DK 87 B44 A5, 16-17; 44 A2, 29-30.

60 DK 87 B44 A 1, 29-30. Il n'y a pas pour Antiphon de contrat fondateur de la société, autrement dit de contrat social (contra: HEINIMANN, p.139).

61 DK 87 B44 A4, 32 à 44 A5, 3. En outre, DK 87 B44 A6, 14ss.

" DK 87 B44 1, 3-4 . .. DK 87 B44 2, 3ss.

"DK 87 B44 1, 33ss.

65 Cf. UNTERSTEINER, 1 S., p.313.

(11)

la cité. Dans le secret, ils se plieront en revanche à celles de la nature66, que l'on ne saurait braver impunément67.

Que la nature et la loi s'opposent, les vaines inégalités résultant du rang social ou de l'appartenance ethnique le prouvent bien:

nobles ou «vilains», Grecs ou barbares, nous cédons tous aux mêmes nécessités naturelles, car nous nous servons tous de nos mains pour manger et de notre nez pour respirer68 .

4. Ainsi, pour Antiphon, le seul droit véritable est celui que dicte la nature'". Les lois humaines, qui menacent l'intégrité vitale de chacun, manquent de tout fondement.

C. CaJliclès

C'est dans une perspective radicalement différente que le sophiste Calliclès, mis en scène par Platon dans le Gorgias, dresse l'une contre l'autre la loi de la nature et la loi positive".

Selon la première, il est juste que les individus qui l'emportent sur les autres par leur intelligence et leur courage satisfassent tous leurs désirs et que, exerçant le pouvoir politique dans la cité, ils jouissent sans retenue des avantages inaccessibles aux gouvernés 71. La nature ne fait pas que permettre aux surhommes de profiter de l'inégalité entre les êtres: elle commande 72 de réaliser cet idéal que constitue la souveraineté de rindividu supérieur73 . Loin donc de sombrer dans le

66 DK 87 B44 A 1, 16s8.

" DK 87 B44 A 2. IOss.

68 DK 87 B44 B. Cf. JAEGER. p.372; UNTERSTEINER, 1 $., p.314: abattre les frontières, c'est reconstituer l'harmonie de la physis où la loi de la vie et de la mort dominent tout. Cf. aussi ROMILLY, p.79.

69 Cf. EHRENBERG, p.13S: «Zum ersten Male sehen wir das Naturrecht eindeutig an die Stelle der positiven Rechtsnorm gesetzt ... }). Il ne semble pas qu'Anti·

phon ait conçu le droit naturel comme autre chose qu'un absolu que les lois humaines ne pourront jamais refléter (cf. WOLF, p.90 et 101).

70 PLAT., Gorg., 482e. Sur le problème du personnage de Calliclès. voir DODDS,

p.12-15.

71 PLAT., Gorg., 490a; 49Ia-d; 492a.

72 op.cit., 491e. Cf. SALOMON, p.IS3.

'13 Cf. LEVI, cité par UNTERSTEINER, 1 S., p.40l.

(12)

Le fondement du droit chez les sophistes 599

nihilisme éthique, Calliclès propose une véritable échelle des valeurs.

On sait qnelle admiration lui portera NIETZSCHE".

Mais, redoutant les puissants, la populace 75 a établi des lois pour éviter que ceux-ci ne visent leur idéal à son détriment. Condamnant la recherche de la supériorité, elle a imposé le principe de l'égalité, qu'elle inculque dès l'enfance aux plus forts d'entre nous, de manière à se les asservir 76.

Puisqu'il ne sert qu'à préserver l'intérêt des faibles, le droit positif ne vaut rien 77. Le vrai droit, c'est celui qu'impose la nature 78

et qui luit dans tout son éclat quand un personnage d'exception brise ses liens d'esclave et surgit pour dominer.

m.

Thrasymaque et Glaueon

Déclarer le droit positif infondé, à l'instar d'Antiphon et de Calliclès, c'est ignorer la réalité. En fait, les hommes obéissent le plus souvent à la loi: ils lui reconnaissent donc une certaine valeur formelle. Cependant, les interrogations suscitées par les théoriciens de la nature au sujet du contenu des règles demeurent légitimes.

Comment rendre compte à la fois de la force contraignante et de la substance du droit?

A. Tbrasymaque

1. La pensée politique de Thrasymaque semble tout entière empreinte de pessimisme. Adversaire de la démocratie et partisan de la «constitution des pères», le sophiste loue l'époque reculée où la bonne gestion des affaires publiques et la concorde épargnaient à la jeunesse la peur du lendemain. Au milieu des vaines querelles intestines, il se tourne vers le régime d'autrefois, lequel, idéalisé par

"Cf. BARKER, p.72; DODDS, p.387-391.

1S PLAT., Gorg., 483 b-c; 489c. Le mot employé par Calliclès signifie, dans son sens propre: immondice.

16 op.cit., 483c-e.

17 Cf. d'ADDIO. p. 124-125.

18 Cf. JAEGER, p.374; ROMILLY, p.89.

(13)

l'éloignement, peut seul offrir une image acceptable de la vie sociale 79. Les iniquités présentes, attestant que les dieux se dés- intéressent des choses humaines, plongent le sophiste dans le désespoir so.

On comprend dès lors les répliques amères que Platon lui attribue dans le premier livre de la République. Interlocuteur de Socrate, Thrasymaque se montre impatienté" par les arguties de celui-ci.

L'évidente réalité lui échappera-t-elle encore longtemps? Ne suffit-il pas de regarder autour de soi pour constater que ce que l'on appelle la justice, c'est tout simplement «l'intérêt du plus fort»82?

En proférant cette affirmation brutale, le sophiste n'entend pas fournir à ses auditeurs une règle de conduite, mais se borne plutôt à observer les faits83• Et les conclusions tirées de son examen ne lui paraissent pas prêter à controverse. Aussi bien cédera-t-il avec une complaisance mêlée d'ironie aux raisonnements de Socrate, sans leur reconnaître le moindre caractère de vérité84.

2. Pressé de définir l'intérêt du plus fort, Thrasymaque rappelle que le pouvoir s'exerce, dans les cités, soit sous la forme tyrannique, soit sous la démocratique, soit encore sous l'aristocratique85• En outre, c'est partout en fonction des lois que l'on détermine si tel comportement particulier doit être considéré comme juste ou injuste86Or, ces lois, les gouvernants les édictent dans l'intérêt du régime politique. Par exemple, une démocratie promulguera des règles démocratiques, une tyrannie des tyranniques". En consé- quence, la justice consistera dans l'intérêt du gouvernement en

79 DK 85 BI. Cf. UNTERSTEINER, /s., p.392.

80 DK 85 B8. Cf. WOLF, p.108.

81 PLAT., Resp., 336b-c; 343a.

82 op.cit., 338c.

83 Cf. UNTERSTEINER, p.391 et 394; WOLF, p.l04; SALOMON, p.143ss. Contra:

EHRENBERG, p.136; ROMILLY, p.90-9l.

84 PLAT., Resp., 337c; 349a; 350e; 351c-d; 352a-b; 353e. Sur Thrasymaque et les dieux, cf. DK 85 B8, qui éclaire l'attitude du sophiste dans le dialogue.

cr. WOLF, p.109.

sa PLAT., Resp., 338d. C'est à cette dernière Conne que Thrasymaque donne sa préférence.

86 op.cit., 338e; 339c.

87 op. dt., 338e.

(14)

Le fondement du droit chez les sophistes 601 place88• C'est donc celui-ci qui, détenant le pouvoir, est «le plus fort» ou, pour traduire le jeu de mots du texte grec, le plus puissant".

Remarquons qu'ici l'intérêt des plus puissants ne se trouve pas pris dans un sens individuel. Il ne s'agit pas de ce que les gouyernants croient le plus profitable pour eux, mais, au contraire, de ce qui est effectivement utile au gouvernement comme tel90Ainsi, le contenu du droit dépend, pour Thrasymaque, de la forme d'organisation politique de chaque cité.

3. Mais le droit dépend aussi de l'appétit des puissants, qui s'efforcent d'obtenir plus que ce qui leur reviendrait normalement selon la vraie justice91• De même que, sur le plan des relations . privées, l'homme fort profite de sa force, de même, dans l'exercice du pouvoir politique, il recherchera le plus d'avantages possibles".

Témoin le tyran qui, commettant un grand nombre de crimes à la fois, parvient au comble de l'injustice: alors que, pour chacun de ses actes, il devrait encourir blâme et punition, on le considère comme bienheureux, parce que sa force le met à l'abri de toute sanction 93. Bienheureuse pour la même raison la cité qui s'asservit d'autres Etats" et qui suscite par là l'admiration générale. Ainsi, à l'instar des bergers qui veillent sur les troupeaux dans leur intérêt ou dans celui de leurs maîtres95, les gouvernants se préoccupent surtout du bénéfice que leur apporte l'obéissance des gouvernés.

4. En conséquence, loin de donner à chacun son dû, l'ordre juridique organise et légitime un rapport d'exploitation. C'est le règne du plus puissant, qu'il s'agisse du pouvoir gouvernemental, sans lequel il n'y a pas de cité, ou de la force des gouvernants, sans laquelle il n'y a pas d'exercice du pouvoir. L'injustice (comprise

88 op.cit., 338e à 339a. Cf. WOLF, p.117. La justice conçue comme l'intérêt du peuple n'est pas forcément la vraie justice, pense Thrasymaque.

89 op.cit., 339a.

90 op.cit., 338c.

91 op.cit., 338c; 344c. Thrasyrnaque joue sur l'opposition entre la justice définie par les lois et la justice qui consiste dans le respect de ce qui revient à chacun.

Cf. WOLF, p.1l2.

92 op.cit., 338d-e.

93 op. cit., 344 b-c.

94 op.cit., 348d; 351 b.

95 op.cit., 343b. WOLF, p.115.

(15)

comme la poursuite à tout prix d'un profit maximum), reste pré- férable à la justice (conçue comme le respect de la part qui revient équitablement à chacun ou comme la soumission aux lois). Reposant sur un fondement social, le droit travestit donc sans les abolir la lutte et l'inégalité des hommes entre eux 96.

B. Glaucon

1. Dans l'exposé qu'il présente à Socrate après que Thrasymaque s'est retiré du débat", Glaucon, rappelant sans les prendre à son compte les idées de certains sophistes98, oppose lui aussi la nature et la loi".

Du point de vue de la nature, c'est un bien que de commettre l'injustice et un mal de la subir. Toutefois, ayant goûté l'un et l'autre, les hommes incapables de l'emporter sur autrui sont convenus de s'épargner mutuellement. A cette fin, ils ont établi des lois et déclaré justes les comportements conformes à ces dernières.

2. Se tenant à mi-chemin entre le mieux (qui est de commettre impunément l'injustice) et le pire (qui est de subir l'injustice sans pouvoir se venger), la loi ne s'impose pas comme un bien en soi, mais plutôt comme un «pis-aller»l()(). Sauf à perdre l'esprit, les hommes en mesure de léser autrui sans risque de sanction ne sauraient renoncer à ce privilègelOI.

Que ce soit par impuissance que les hommes s'abstiennent de commettre l'injustice, on s'en convaincra si l'on imagine un individu disposant, comme Gygès, d'un anneau le rendant invisible ou visible à son gré. N'étant plus contraint de se montrer juste, il

96 WOLF, p.l13 et 117; d'AuDIO, p.125-126.

97 PLAT., Resp., 358b S5.

98op.cit., 358c; 360d. Quoique Glaucon se réfère aussi à Thrasymaque pris comme porte-parole des sophistes, les idées qu'il exprime diffèrent cependant de celles de Thrasymaque (cf. BARKER, p.69). Elles se situent dans la même perspective que celles de Calliclès.

99 op.cit., 359c.

100 BARKER, p.70.

101 Pour les développements compris dans les deux derniers alinéas, cf. PLAT.,

Resp., 358e à 359c.

(16)

Le fondement du droit chez les sophistes 603 perpétrera tous les forfaits qu'il voudra. Si ses congénères le blâ- ment, en dépit de leur admiration, ce sera par crainte d'en devenir les victimes 10:5.

3. Ainsi, les lois s'imposent dans la mesure où l'homme est soumis à la société. Seules comptent les apparences. Si ces dernières demeurent sauves, comment ne pas céder à la nature et violer le droit? Car,jouissant de ses richesses et de la considération publique, l'injuste qui paraît juste est le plus heureux des mortels""'.

IV. Critias

1. Nous avons vu qu'au début de la République Thrasymaque et G1aucon développent chacun des considérations touchant le fonde- ment du droit et la justice. Adimante, frère du second, intervient à son tour. Désireux de les entendre réfuter par Socrate, il reprend les idées à la mode1M, que nous avons énoncées en partie. A quoi bon être juste, demande-t-il, si le secret de nos actions nous garantit l'impunité? Comment craindre les dieux s'ils n'existent pas ou si, à supposer qu'il y en ait, l'on peut les fléchir par des prières et des sacrifices?

Que le problème de l'injustice cachée ait constitué l'objet de nombreux débats dans l'Athènes de la seconde moitié du V, siècle, le fait que nous l'ayons rencontré chez Antiphon ou sur les lèvres de G1aucon suffirait à le montrer. Mais il y a plus: au théâtre même, des personnages philosophent sur cette question. Témoin le Sisyphe de Critias 105.

2. Critias, descendant d'une illustre lignéelœ, étudia les constitu- tions des Lacédémoniens, des Thessaliens et peut-être des Athé- nienslOO Méprisant la démocratie et les profits qu'en tirent les

102 op. dt., 359c ss.

lOS op.cit .• 362a-c.

104. op.cit., 365c S5.

'''' DK 88 B25.

106 DK 88 A2. Critias descendait du frère de Solon. Il était cousin de la mère de Platon.

'" DK 88 B6; DK88B31 à 38. Cf. UNTERSTEINER, Is .• p.382-383; WOLF, p.13l.

(17)

politiciens108, habile orateur109, il compta parmi les Trente tyrans qui régnèrent sur Athènes en 404-403 av. J._ClIO. Dans Sisyphe, l'une de ses œuvres dramatiques, le héros, retraçant l'histoire de l'humanité, expliquait l'origine de la croyance aux dieux.

Le devenir de notre espèce se divise en trois phases. Dans la première, libres de toute règle, les hommes vivent soumis à la violence, comme des bêtes sauvages. Puis, sans doute parce que cette existence était insupportable, ils établissent des lois, afin que la justice l'emporte sur la démesure. Enfin, les lois n'empêchant pas les délits cachés, un sage invente la crainte des dieux, auxquels n'échap- pent les actions, les paroles et les pensées de personnel l l.

3. Ce qui frappe dans ce récit, c'est qu'il présente la justice comme une donnée perceptible à tous: on ne saurait en nier la validité ou discuter le contenu des loisl12. Le seul problème qui se pose est celui des moyens à mettre en œuvre pour faire respecter ces dernièresll3. Sur le plan collectif, compte tenu de la propension de beaucoup à commettre l'injustice114, il n'yen a qu'un seul: le mensonge affirmé par un homme d'un caractère particulièrement aviséll5. Ainsi, la réalisation de la justice trouve son assise dans l'intervention d'un personnage exceptionnel, dont la tromperie est une forme de violence. Nous devinons la démarche du tyran.

Au niveau de chaque membre de la communauté, la valeur du caractère se révèle également plus sûre que la contrainte extérieure des lois, que peuvent ruiner les paroles d'un orateur talentueux1l6.

Et cette valeur, en général, résulte moins d'un don naturel que de l'exercice1l7 .

108 DK 88 B45.

1'" DK 88 B52.

llODK 88 AI; DK 88 A9 à 12.

111 DK 88 B25. Sur l'attribution à Critias des idées exprimées dans ce fragment.

cf. UNTERSTEINER, 1 $., p.406, 0.90.

112 Sur le caractère conventionnel de la loi, cf. d'Aomo, p.124.

113 Cf. SALOMON, p.151-152; UNTERSTEINER, 1 $., p.407-409.

114 DK 88 B12.

11S Sur le lien entre gnômè et tropos, cf. UNTERSTEINER, 1 $., p.404 et 409.

116 DK 88 B22. Cf. SALOMON, p.152; WOLF, p.133.

117 DK 88 B9.

(18)

Le fondement du droit chez les sophistes 605

4. Ainsi, une fois la croyance aux dieux dénoncée comme la conséquence d'un subterfuge, le droit positif cherchera son fonde- ment dans l'intelligence et la volonté de l'individull8, lesquelles per- mettent seules, dans l'ombre comme en plein jour, d'assurer le triomphe de la justice. Alors pourra être surmontée la dissociation entre l'être et le paraître mise en lumière par GIaucon.

V. LYCOphrOD

Aux yeux de CaIliclèsll9 et selon les propos de GIaucon 120, la loi et la justice sont une convention 121 établie par les faibles qui, au mépris de la nature, veulent se défendre de la violence des forts. II en résulte un lien créant une espèce de société, qui n'inclut pas les individus assez puissants pour commettre l'injustice ou violer la loi impunément. La communauté ainsi définie s'avère trop limitée pour représenter la société prise dans son ensemble.

C'est Lycophron qui explique l'origine de cette dernière dans quelques lignes qui font de lui le véritable précurseur de la doctrine du contrat socia]l22. D'après lui, les' hommes sont égaux, et les distinctions entre les nobles et le peuple relèvent de la seule appa- rence123. La société constitue une alliance qui, unissant non pas des parties éloignées dans l'espace, mais les habitants d'un même lieu, ne se différencie des autres alliances que du point de vue géographi- que. Dans cette perspective, la loi se réduit au contrat par lequel les intéressés se garantissent réciproquement leurs droits respectifs. Le fondement du droit repose donc dans le pacte conclu par tous les membres de la communautél24.

118 UNTERSTEINER, 1 S., p.405.

119 PLAT., Gorg., 492c.

120 PLAT., Resp., 359a-c.

121 Cf. ROMILLY. p.126, n.17.

122 Cf. SALOMON, p.155; EHRENBERG, p.132-133; UNTERSTEINER, 1 S., p.4l?

Contra: ROMILLY, p.133, réfutée d'avance par d'ADDIO, p.llO, n.l.

123 DK 83 4. Cf. UNTERSTEINER, 1 S., p.4IS.

124 DK 83 3. Sur la fonction exclusivement organisatrice des lois, cf. WOLF, p.137.

(19)

Conclusion

Si Protagoras représente le positivisme, nous avons vu en Hippias, Antiphon et Callidés les théoriciens du droit naturel. Pour le premier des trois, la nature des choses dicte un certain nombre de principes (dont ceux d'égalité et d'amitié), avec lesquels, pour être fondées, les règles humaines doivent s'accorder. Aux yeux des deux autres, la «loi» de la nature se définit plus simplement. D'après Antiphon, elle veut que les hommes, égaux entre eux, n'infligent pas de tort à autrui et n'en subissent pas. Selon Calliclès, elle ordonne que les hommes, inégaux entre eux, laissent triompher au détriment des faibles les êtres snpérieurs. Antiphon et Calliclés rejettent le droit positif: celui-ci parce qu'il le juge contraire (quoique adaptable) au droit véritablement fondé sur la nature; celui-là parce qu'il tient tout droit pour radicalement incompatible avec les nécessités natu- relles.

Le rejet global du droit positif conduit à une impasse, car il méconnaît l'existence de ce dernier. Pourtant, les réflexions touchant le droit naturel ont suscité de vives interrogations sur le contenu même des lois. A qui profitent-elles? Aux puissants, dit Thrasy- maque; aux faibles, dit Glaucon. L'un et l'autre en viennent à une analyse sociologique d'où ne résultent pas des impératifs moraux, mais une constatation: la violation du droit; dans la mesure où elle reste cachée, se révèle préférable au respect des lois. Celles-ci risquent donc de perdre leur autorité. Critias s'efforce alors de leur assigner unfondement psychologique dans le caractère de l'individu.

Cet individualisme ayant ouvert la voie au despotisme, nous ne sommes pas surpris de trouver, à son opposé, la doctrine du contrat social, inaugurée par Lycophron.

Bibliographie

H.DIEI.S/W. KRANZ, Die Fragmente der Vorsokratiker, t. II, 14 e édition (réimpr.

de l'édition 8 de 1956), Dublin/Zurich 1970. Cité: DK.

M. UNTERSTEINER, Sofisti, Testimonianze e frammenti, 4 voL, Florence 1954-

1962. Cité: UNTERSTEINER, Corn.

J.-P.DUMONT, Les Sophistes, fragments et témoignages, Paris 1969.

(20)

Le fondement du droit chez les sophistes 607

PLATONIS OPERA, Ed. Burnet, Oxford, t. III (1903, réimpr. en 1968) et IV (1902, réimpr. en 1972).

E. R.DoDDS, Plato Gorgias - A revised Text with Introduction and Commentary, Oxford 1959.

M. SALOMON, Der Begriff des Naturrechts bei den Sophisten, Zeitschrift der Savigny Stiftung für Rechtsgeschichte, 32, Rom. Abt" 1911, p.129-167.

V.EHRENBERG, Anfânge des griechischen Naturrechts, Archiv für Geschichte der Philosophie, 35, 1923, p.1l9-143.

E.BARKER, Greek political theory, Plato and his predecessors, 2e éd., Londres 1925.

F. HEINIMANN, Nomos und Physis, Herkunft und Bedeutung einer Antithese im griechischen Denken des V.Jahrhunderts, Bâle 1945.

E.DUPREEL. Les Sophistes, Neuchâtel 1948.

M. UNTERSTEINER, 1 sofisti, Turin 1949. Cité: UNTERSTEINER,/ s,

E.WOLF. Griechisches Rechtsdenken, t.U: Rechtsphilosophie und Rechts- dichtung im Zeitalter der Sophistik, Francfort-sur-le-Main 1952.

T.A.SINCLAIR, Histoire de la pensée politique grecque, trad, française, Paris 1953.

M.POHLENZ, Nomos und Physis, Hermès 81,1953, p.418-438.

F. FLUECKIGER, Geschichte des Naturrechts, t.l, Zurich 1954.

M.D'AnDIo, L'idea dei contratto sociale dai sofisti alla riforma e il «De Principatu» di Mario Salamonio, Milan 1954.

W.JAEGER, Paideia, t. I, trad. française, Paris 1964.

C. MOSSE, Histoire des doctrines politiques en Grèce, Paris 1969.

J. DE ROMILLY. La loi dans la pensée grecque des origines à Aristote, Paris 1971.

M. Gabriel Aubert

Licencié en droit et ès lettres 19, chemin des Erables CH-1213 Petit-Lancy (Genève)

Références

Documents relatifs

Quant aux vecteurs furtifs, la prolongation de leur temps de circulation dans le sang leur permet d'atteindre des organes périphériques dont les capillaires sont

Il a été supposé d'abord que la charge dis- ponible entre l'amont et l'aval est entièrement utilisée pour vaincre les frottements en régime permanent, la vanne étant grande

Ce qui manque à ce paon : c'est bien voir, j'en conviens ; Mais votre chant, vos pieds, sont plus laids que les siens, Et vous n'aurez jamais sa queue. Jean-Pierre Claris de

Nous avons recensé 32 items dans le menu trophique du moineau (Tableau.05).. et Belhamra M., 2010 : Aperçu sur la faune Arthropodologique des palmeraies d’El-Kantara .Univ. Mohamed

ﺔﻋوﻣﺟﻣﻟا لﺧاد ﺔﻘﺛﻟا عرز ﻰﻠﻋ لﻣﻌﻟاو ﺎﻬﯾﻔظوﻣ ﻰﻟإ رﺛﻛأ برﻘﺗﻟﺎﺑ ﺔﺳﺳؤﻣﻟا ةرادإ ﺢﺻﻧﻧ كﻟذﻟ ،مﻬﺗاردﻗ ﻊﻣ تﻼﻫؤﻣو تاردﻗ نﻣ درﻓ لﻛ ﻪﻠﻣﺣﯾ ﺎﻣ قﻓو لﻣﻌﻟا بﺻﺎﻧﻣ ﻊﯾزوﺗ

Il y a plus d'attributs communs entre le chien et la poule (yeux, bouche ; squelette interne ; 4 membres) qu'avec le poisson (yeux, bouche ; squelette interne mais il ne possède pas

Avec cinq graduations intermédiaires au minimum, celui-ci donne 40 configurations possibles qui incluent les deux qui viennent d’être mentionnées.. Pour L variant de 24

Cette phrase montre que Solvay prend appui sur son référentiel de compétences dans son nouvel accord de GPEC pour saisir les différentes sources de compétences : lors de la