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S affirmer comme «Français» à Phuket. Une catégorie au cœur des luttes de re-classement pour les Français es racisés e s

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59 | 2022

Les Français à l'étranger

S’affirmer comme « Français » à Phuket. Une

catégorie au cœur des luttes de re-classement pour les Français·es racisés·e·s

Anissa Ouamrane-Saboukoulou

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/echogeo/22969 DOI : 10.4000/echogeo.22969

ISSN : 1963-1197 Éditeur

Pôle de recherche pour l'organisation et la diffusion de l'information géographique (CNRS UMR 8586) Référence électronique

Anissa Ouamrane-Saboukoulou, « S’affirmer comme « Français » à Phuket. Une catégorie au cœur des luttes de re-classement pour les Français·es racisés·e·s », EchoGéo [En ligne], 59 | 2022, mis en ligne le 31 mars 2022, consulté le 10 mai 2022. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/22969 ; DOI : https://doi.org/10.4000/echogeo.22969

Ce document a été généré automatiquement le 10 mai 2022.

EchoGéo est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International (CC BY-NC-ND)

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S’affirmer comme « Français » à Phuket. Une catégorie au cœur des luttes de re-classement pour les Français·es racisés·e·s

Anissa Ouamrane-Saboukoulou

Introduction

1 À la fin des années 1970, dans un contexte d’avènement du tourisme de masse, la Thaïlande émerge comme destination « exotique » bon marché (Peyroux, 1992). Phuket, jusqu’alors privilégiée par les hippies et backpackers occidentaux (Cohen, 1982 ; Le Bigot, 2017), devient une station balnéaire attractive pour les touristes occidentaux, puis asiatiques qui accèdent à l’île via des vols charters depuis Bangkok.

2 C’est à partir des années 1990 que la Thaïlande devient une destination privilégiée dans les quartiers populaires franciliens : des amateurs ou professionnels de boxe thaï partent se perfectionner dans des camps de boxe (Oualhaci, 2014) et combattre dans des championnats, mais aussi entreprendre avec du commerce informel (souvent des vêtements ou accessoires de contrefaçon). Cette présence de touristes français racisés se développe d’abord autour de Bangkok et Pattaya, puis à Phuket, et au fil des années, leurs profils se sont diversifiés avec plus de femmes, de couples et de familles. S’en est suivi le développement d’une offre de loisirs et de restauration créée par certain·e·s d’entre elleux, ce qui marque le paysage urbain de la ville de Patong.

3 Dès 2015 une visibilité particulière est accordée à la Thaïlande dans les médias français comme destination des « jeunes de banlieue ». Si l’attention médiatique s’est portée surtout sur les îles, par l’imaginaire de rêve que ces espaces suscitent, près de la moitié des Français·es qui sont installé·e·s en Thaïlande choisissent la métropole de Bangkok (illsutration 1) ; l’île de Phuket ne constitue que le troisième pôle avec 8,83 %1. Le

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registre des Français établis à l’étranger2 indique que 1 3321 Français vivaient en Thaïlande en 2018, ce qui place le pays à la 27ème place.

Illustration 1 - Les principales localisations des Français·es résidant en Thaïlande en 2015

Auteur : A. Ouamrane-Saboukoulou, 2022.

4 Dans la station balnéaire de Phuket, les commerces gérés par des Français·es racisé·e·s3, marquent visiblement l’espace au point qu’un secteur est surnommé « les 4000 », du nom de la cité de La Courneuve. Ces personnes expliquent leur choix d’installation par la recherche d’une meilleure qualité de vie (loisirs, paysages, climat ensoleillé, pouvoir d’achat), mais aussi une facilité d’entreprendre – motivations qui font écho aux recherches du champ des Lifestyle studies (Benson et al., 2009). Mais d’autres raisons4 ont émergé sur ce terrain : une recherche de « liberté », une volonté d’échapper aux discriminations (contrôle au faciès, racisme et islamophobie) et à la minorisation subie en France. En cela, ces migrations diffèrent des « migrations privilégiées » (Le Bigot, 2017 ; Le Renard, 2019 ; Cosquer, 2019). Cet affranchissement d’un ensemble d’expériences vécues comme oppression peut aussi être trouvé durant des migrations temporaires au « bled » (Bidet, 2017) ou dans le cadre de migrations de travail aux Émirats Arabes Unis (Settoul, 2015 ; Le Renard, 2019), au Canada ou au Royaume-Uni (Talpin et al., 2021).

5 Ces vacances et migrations sont passées sous les radars des recherches sur les quartiers populaires et dans le champ touristique, peut-être du fait des représentations autour de l’immobilité physique et sociale de ces Français·es racisé·e·s des classes populaires assigné·e·s dans leur quartier, associées à des mobilités internationales dévalorisé·e·s/

dévalorisantes, du « bled » au « djihad ».

6 Cet article propose de réfléchir à la production par ces migrant·e·s d’espaces de loisirs et touristiques pour une clientèle qui partage en partie le même profil afin d’analyser les manières dont se dé/construisent les catégorisations sociales (race, classe et genre),

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dont celle de « Français », les modes d’identification de soi et des autres à travers l’espace, les façons dont s’articulent les « privilèges occidentaux » (Le Renard, 2019) et les stigmates qui leur sont rattachés à Phuket.

Méthodologie d’enquête

7 Cette recherche s’appuie sur une enquête ethnographique multi-située en Île-de-France et à Phuket menée entre 2015 et 2021. Sur le terrain thaïlandais, elle s’est concentrée sur les touristes Français·es racisé·e·s et originaires des banlieues françaises. Les entretiens avec des migrant·e·s ayant un profil comparable aux touristes interrogé.e.s constituent une petite partie des entretiens effectués (dix huit sur une cinquantaine).

8 Ayant grandi et été socialisée dans un grand-ensemble de la région parisienne, j’ai été perçue le plus souvent telle que je me définis, à savoir : une femme arabe, musulmane, algérienne, issue des classes populaires, de la banlieue, française, et dans certains cas comme une doctorante.

9 La population d’enquête principale est composée de commerçant·e·s Français·es racisé·e·s installé·e·s à Phuket entre 1999 et 2018, ayant moins de 40 ans (le plus âgé ayant 55 ans) et originaires de quartiers populaires de la région parisienne, mais aussi d’autres grandes villes comme Lyon ou Lille, souvent de grands ensembles. Leur profil est marqué par une surreprésentation masculine qui n’est pas spécifique aux 4000 puisque seulement 30,4 % des migrants français sont des femmes (2014, Statistiques Ambassade française de Bangkok).

10 Les parcours scolaires montrent une part importante de filières professionnelles et quelques diplômées du supérieur. Tou·te·s sont descendantes d’immigré·e·s d’origine maghrébine (algérienne et marocaine), ce qui correspond majoritairement au profil des commerçant·es racisé·e·s observés sur le terrain, à l’exception d’hommes racialisés comme Noirs, minoritaires.

11 D’autres profils de Français·es blanc·h·e·s vivant à Phuket ont été interrogés, âgé·e·s entre 45 et 65 ans, issu·e·s généralement des classes moyennes et supérieures, surtout des hommes entrepreneurs et/ou à la retraite, venant de diverses villes françaises (Marseille, Versailles…).

Les 4000 à Phuket : produire des modes

d’identification au sein d’espaces commerciaux et touristiques

Un développement touristique lié aux quartiers populaires français

12 Les commerces appartenant à des Français·es racisé·e·s des banlieues populaires, et/ou se destinant à cette clientèle, se répartissent dans plusieurs rues qui constituent des pôles d’importance variée : le noyau historique de Nanaï Road qui a émergé dans les années 1990 et s’est étalé vers les ruelles contiguës de Nanaï 8, Les 4000 développé vers 2008 et qui concentre actuellement la majorité des commerces français, et l'axe plus récent de Phang Muang Sai Kor choisi comme lieu d’implantation dès 2014 par un restaurant halal très attractif qui a entraîné l’implantation d’autres commerces français (illustration 2).

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Illustration 2 -Les commerces français implantés à Patong

Auteur : A. Ouamrane-Saboukoulou, 2022.

13 Moussa (54 ans, célibataire) tient un café-pâtisserie et une guest house (hôtel bon marché) attenante, sur Nanaï Road. Il raconte s’être rendu en vacances pour la première fois à Phuket en 1984. Né en France, de parents immigrés algériens (ouvriers), il a la double nationalité et a grandi dans une ville moyenne de province. Il fait figure à Patong d’« ancien » par son expérience et son âge plus avancé que les autres commerçant·e·s racisé·e·s et se présente comme le « premier français-algérien » arrivé à Patong à un moment où l’île était peu développée :

« Quand vous êtes arrivé les 4000 ça n’existait pas ? - Non ! c’était des cocotiers, il y avait pas de jeunes ! - Et de Français comme vous ? Des Algériens ?

- Non ! Il n’y [en] avait pas, je suis le premier ici, français-algérien, installé ici, j’étais tout seul ici, c’est pour ça que ça me plaisait, je suis bien j’ai trouvé mon pays.»

14 Après plusieurs allers-retours entre son travail à l’usine qui lui permettait d’économiser et la Thaïlande, des voyages dans différents pays asiatiques, il choisit de s’implanter dans cette rue. Les guest houses étaient fréquentées par une clientèle occidentale que Moussa qualifie de « hippies », ce qui correspond aux observations de chercheurs dans les années 1970 (Cohen, 1982). En effet, les destinations asiatiques étaient alors privilégiées par ces groupes avant que la Thaïlande ne devienne une des centralités touristiques du backpacking. Son installation en 1999 coïncide aussi avec celle des premières vacances d’autres « anciens » (plus jeunes que lui) interrogés en France, comme Kamel (entraîneur de boxe thaï, Hauts-de-Seine, 47 ans) parti plusieurs mois en 1993 pour s’entraîner dans un camp près de Pattaya, ou Mounir (44 ans) qui importait en 1999 des vêtements depuis Bangkok pour les revendre à Champigny-sur- Marne et ses environs.

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15 Les 4000 se développe au Sud de Patong (illustration 2) à proximité du marché Malin Plaza et se distingue par ses immeubles de quatre étages destinés à des hôtels, organisés selon un plan orthogonal rappelant la morphologie urbaine de certains grands ensembles. Les locaux commerciaux en rez-de-chaussée sont loués pour des durées variables (bail souvent de 3 ans renouvelable) à des prix intéressants (environ 600 à 700 euros par mois). Ce surnom des 4000, qui apparaît vers 2010, est utilisé par une partie des Français·es des quartiers populaires, touristes et commerçant·e·s. D’autres le surnomment « le quartier français », ce qui peut suggérer une certaine forme d’appropriation de l’espace coïncidant à la fois avec l’implantation commerciale de ces Français·es des quartiers populaires et leur présence touristique croissante au sein de ce lieu.

Illustration 3 - Immeuble caractéristique des 4000

Auteure : A. Ouamrane, 13.03.2018.

Une offre commerciale qui s’ajuste à une clientèle française

16 Une offre commerciale diversifiée s’est développée au sein de ces pôles et attire une clientèle originaire des banlieues françaises. Le nombre de commerces appartenant à des Français·es racisé·e·s et/ou blanc·he·s visant cette clientèle s’élevait à 54 en 20185. D’après mes observations, le quartier des 4000 en concentrait alors 25 à lui seul, soit presque la moitié. Le secteur commercial le plus répandu est la restauration avec 23 restaurants, presque tous halal6, qui reprennent souvent des concepts et plats connus dans les restaurants halal en France et susceptibles de plaire à la clientèle plutôt jeune, des classes populaires qui les fréquente : « tacos », « escalope boursin », mais aussi poulet braisé avec alocos, couscous, gratin dauphinois. Ces restaurants se divisent entre ceux qui ciblent un type d’offre en particulier, par exemple des « burger

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gourmet » ou des « sushis », et ceux qui diversifient les plats proposés (fast-food, plats africains, français) pour attirer une clientèle plus large. On peut ainsi prendre le matin un « petit déjeuner Marrakech » (pour environ 4 €), une salade niçoise au déjeuner (4,60 €) et un thieb (7 €) le soir au sein d’un même restaurant situé à Phang Muang Sai Kor. Ces restaurants, plus accessibles financièrement que d’autres du front de mer, permettent à des touristes de longue durée (entre 1 et 3 mois) de varier la leur nourriture et de consommer de la viande halal. Leur très forte densité sur des espaces réduits cause une forte concurrence, très saillante dans les discours des enquêté·e·s.

17 Le reste des commerces est composé de neuf magasins de vêtements (contrefaçons à la mode du moment), trois salons de massages, deux salons de coiffure, trois lieux d’hébergements (guest house et hôtel), quatre chichas, deux agences de voyages- excursions, trois bars situés à Bangla Road (diffusion de Rap/RNB français et étatsunien, de matchs de la ligue française de football), deux agences de location de véhicules, un pressing, un cabaret-restaurant et une activité d’excursion en voilier de luxe. La majorité de ces commerces sont multifonctions et proposent des services complémentaires à leur activité principale.

18 Une offre commerciale nocturne qui cible la clientèle touristique des quartiers populaires français s’est développée à Bangla road où une scène de rap saisonnière est apparue au début des années 2010. Des concerts de rappeurs sont organisés dans plusieurs discothèques, et, occasionnellement, des chanteurs de raï algériens ou marocains sont invités. Des migrants français et belges majoritairement blancs y travaillent comme manager, rabatteurs, vigiles ou DJ, ce qui contraste avec une clientèle et des artistes très majoritairement racisés.

Illustration 4 - Une scène musicale pour les Français·es à Patong durant la haute saison touristique

Gauche : cliché pris à l’entrée de la discothèque Séduction située à Bangla Road.

Droite : capture d’écran (le 1.02.2016) d’une publicité faite sur un groupe Facebook autour de Phuket fréquenté par les migrant·e·s et touristes Français·es racisé·e·s.

Auteure : A. Oamrane.

19 Le ciblage des touristes français est aussi le fait de la population thaïlandaise, comme le montre la photographie (cf. photographie 4) de ces maillots à la mode dans les quartiers populaires : symboliquement rattachés aux vacances en Thaïlande, ils sont

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customisés par les jeunes qui inscrivent souvent leur surnom, le numéro du département ou la ville, le drapeau du pays d’origine, peuvent faire référence à des punchlines de rap. Ils constituent des marqueurs corporels qui peuvent permettre aux membres du groupe social de s’identifier et d’affirmer la pluralité de leurs appartenances identitaires dans un contexte en dehors du quotidien.

Illustration 5 - Une offre commerciale thaïlandaise à destination des Français

Stands de vente tenus par des Thaïlandais à proximité des 4000. Auteure : A. Ouamrane, 17.03.2018.

Des marqueurs identitaires de la présence française à Patong

20 Les entrepreneurs/ses s'approprient l'espace par et pour leur activité commerciale, en marquant l’espace de manières qui font sens pour une partie des touristes partageant les mêmes propriétés sociales et références culturelles. Certains marqueurs peuvent faire référence à l’appartenance religieuse des restaurateurs/trices, majoritairement musulman·e·s : les lieux se présentent de manière plus ou moins visible comme « halal » avec la mention sur les devantures et/ou les menus, certains s’abstiennent de vendre de l’alcool, et deux restaurants français disposaient d’un petit espace de prière.

21 D’autres marqueurs sont géographiques et font appel à l’imaginaire parisien, par le biais d’images sur les devantures qui renvoient à la France, par exemple de Tour Eiffel, ou des noms de commerces : des termes français comme « gourmet », mais aussi des termes anglais visant une clientèle plus internationale mettent en avant un « savoir- faire français » à l’image d’une french bakery située à Nanaï Road où le profil touristique est plus divers qu’aux 4000. Certains éléments renvoient à d’autres lieux géographiques liés aux origines des commerçant·e·s, ou celles de leurs parents, d’autres destinations de

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vacances : « Marrakech », « DZ » (diminutif de Al Djazaïr, Algérie). Selma (25 ans qui se présente comme Française d’origine marocaine-algérienne) place son restaurant, qu’elle présente comme « marocain » et « oriental », sous le signe des Touaregs, avec une décoration orientaliste. Ce type de marquage renvoie aux attributs identitaires ethno-culturels des gérant·e·s et permet de répondre à une recherche de « familiarité culturelle » (Bidet et Wagner, 2012) de la part des touristes. Selma explique : « ça leur fait du bien, surtout pour ceux qui restent longtemps en vacances de manger de la bouffe de chez nous, tu ne peux pas manger thaï pendant 3 semaines, on n’est pas habitué ! ». Pour des raisons plus pragmatiques que symboliques, la totalité des restaurants halal des 4000 propose une traduction française partielle ou complète afin de s’adapter à leur clientèle qui ne maîtrise pas forcément l’anglais.

Illustration 6 - Restaurants français halal des 4000 : une vitrine pour exprimer ses multiples identifications

Gauche : A. Ouamrane, 6.02.2016. Droite : A. Ouamrane, 14.03.2018

22 L’usage de la langue française est une variable importante dans l’adaptation de l’offre commerciale, comme pour les touristes chinois observés par Meng Li (2019), et permet à la totalité des commerçant·e·s interrogé·e·s de se présenter comme des « commerces français », et de se distinguer en mobilisant l'imaginaire et le prestige de la cuisine française. L’argot des quartiers populaires avec lequel jonglent la plupart des commerçants et des touristes participe aussi à un marquage sonore de l’espace.

23 D’après les discours recueillis et mes observations, ces marquages ne sont pas le résultat d’une démarche volontaire et explicite d’appropriation de l’espace. S’ils sont concentrés aux mêmes endroits, il s’agit surtout de s’implanter là où se situe la clientèle visée, même si cette « contiguïté peut faire signe » (Ripoll, 2006). Les 4000 forment une « enclave touristique » caractérisée par des « frontières douces » (Saarinen, 2016). Ces espaces d’entre-soi plus ou moins poreux sont courants, loin de l’exceptionnalité des 4000 que mettent en exergue les médias. Ce marquage se retrouve en effet dans d’autres espaces touristiques comme Leroy et Jaurand (2010) ont pu le mettre en évidence au sein de quartiers ou plages touristiques gays, ou Le Bigot (2017) sur l’artère de Khao San Road à Bangkok, un espace marqué par la présence des backpackers.

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« S’affirmer français »: les enjeux autour des

catégorisations dans les interactions sociales et les discours

24 L’offre commerciale, outre qu’elle permet une mise en scène des attributs identitaires pluriels et les valorise, participe à produire des safe spaces au sein desquels les commerçant·e·s Français·es racisé·e·s comme les touristes ayant le même profil peuvent exprimer la pluralité de leurs identifications dans un cadre marchand construit par/

pour eux sans craindre la stigmatisation et l’exclusion, fédérant les touristes français au-delà des appartenances territoriales en France, bien que des rapports de domination internes traversent ces espaces et les interactions.

S’identifier et se distinguer : jeux de proximités et distances

25 La totalité des personnes interrogées se sont présentées comme Françaises. Alors que sur mes terrains franciliens cette catégorie est utilisée de manière moins systématique par les enquêté·e·s racisé·e·s et peut désigner les Blanc·he·s, à Phuket elle était utilisée de manière récurrente dans les entretiens, même si beaucoup jonglaient avec d’autres formes d’identification : pays d’origine des parents, appartenance à une religion, à une ville ou un quartier.

26 Le terme « racisé » que j’emploie ne fait pas partie des termes utilisés par les enquêté·e·s pour se définir eux-mêmes ou pour définir les « Autres » : ceux d’« Arabe »,

« Noir·e », « Blanc·he », ou babtou et gawli (français en arabe), « Français·e », « Thaï », sont plus fréquemment employés par les personnes rencontrées.

27 Natacha, 24 ans, se présente comme une « commerçante française », « moitié française, moitié marocaine ». Titulaire d’un CAP boulangerie, passée par un emploi dans la restauration en CDD, elle tient en couple un restaurant « oriental ». Les difficultés de gestion du commerce sont relativisées par le confort d’une « villa » louée à Kathu. Elle semble fière de cette amélioration de son statut social, qui peut être l’un des buts de la migration (Bréant et al., 2018).

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Illustration 7 - Un turn-over commercial révélateur des difficultés des commerçant·e·s

Auteure : A. Ouamrane, 19.03.2018.

28 Natacha et son mari ont été motivé·e·s à quitter la France après les attentats de 2015 parce qu'iels étaient « mal vus ». À Phuket il semble plus facile pour elle d’être Française et Musulmane : « ici on a remarqué les gens ils te jugent pas pour ce que t’es, pour ta couleur de peau, pour ta nationalité, pour ta confession ». D’autres enquêtés ont évoqué un contexte raciste et islamophobe comme ayant motivé, parmi d’autres facteurs, leur départ de la France (six sur dix), et pour eux aussi s’affirmer français·e· et musulman·e en Thaïlande est perçu comme étant plus facile qu’en France. Pouvoir pratiquer la religion musulmane sans se sentir entravé·e ni stigmatisé·e (Hajjat et Mohamed, 2016 ; Najib, 2019) constitue un avantage à vivre en Thaïlande pour les musulman·e·s Français·es pratiquant, qui opèrent des comparaisons avec leur expérience en France7, d’autant plus dans une destination cherchant à se positionner touristiquement comme muslim friendly.

29 Les relations entre les commerçant·e·s et leur clientèle révèlent les différentes formes de catégorisations qui oscillent entre des modes d’identification en tant que

« Français », « Français-Algérien » comme se définit Moussa, « mec de cités », muslims, rebeus, renois, « Algériens ». L’expression « mecs/meuf de cité » ou « jeune de banlieue » est rarement employée telle quelle, cette identification se fait par la mobilisation de références, de manières de parler, selon les enjeux de l'interaction, les motivations, les propriétés sociales de l’interlocuteur/trice. Par exemple, ces références vont être plus explicites s’il s’agit de démontrer un capital social dans son quartier/ville d’origine et d’essayer de le transférer à l’échelle de Patong, afin de ne pas perdre les bénéfices d’un travail de construction d’un capital social (Portilla, 2018) accompli en France. Cette revendication est davantage le fait d’hommes parmi les plus jeunes que de femmes, ce qui n’empêche pas une partie d’entre elles de s’identifier comme originaires des

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banlieues. Un « nous » entre muslim, « jeunes de banlieue », « arabes et noirs » est exacerbé par la distance avec la famille et ses repères en France. Des solidarités intergénérationnelles entre commerçant·e·s et touristes existent et sont fréquentes, les commerçant·e·s jouant pour certains un rôle de médiateur (aide en cas d’accidents de la route, collecte de fonds, échanges de “plans”, repas offerts pendant le Ramadan…).

30 Au-delà du partage de références culturelles et codes sociaux issus des quartiers populaires, on observe des solidarités mais aussi des formes de distinction liées à des comportements jugés problématiques et renforçant les stigmates des jeunes hommes originaires des banlieues, parfois perçus comme des « idiots du voyage » (Urbain, 1991).

Moussa explique par exemple ne pas louer de chambres à tous les profils de « jeunes de chez nous » pour éviter des problèmes. Il relie la dégradation qu’il observe depuis son installation à Phuket à la présence de plus en plus importante depuis 2002 de ces

« jeunes », « les cousins » qui auraient des comportements irrespectueux et seraient source de nuisances sonores notamment avec les motos. Les termes choisis montrent bien une forme d’identification et de lien fort, familial et intime (il raconte avoir aidé les « petits jeunes »), en même temps qu’une mise à distance visible à travers ces propos critiques qui peuvent révéler des tensions intergénérationnelles. Moussa est gérant de son commerce depuis 19 ans, cette longévité étant une réussite en soi étant donné le turn-over important dans le quartier, et il bénéficie de ce fait d’un « capital d’autochtonie » (Renahy, 2010). Par ailleurs, ses revenus « corrects » et ses conditions de logement lui assurent une certaine qualité de vie à Patong et lui permettent de recevoir sa famille de France. Ces raisons expliquent qu’il n’ait pas le projet de rentrer en France, cette migration s’étant traduite par un reclassement (Bidet, 2018), avec des capitaux non-transférables dans le contexte français. Mais lui qui affirme avoir fui le racisme à la fin des années 1990 et qui a eu le sentiment d’être à l’abri à Phuket se retrouve confronté à nouveau au contrôle au faciès par la police thaïlandaise parce qu’assimilé « aux gens de cité » de par sa « tête d’arabe ». Ainsi cet afflux de Français racisés en vacances, a pu avoir pour effet la perte d’une capacité de distinction pour Moussa ainsi que sa racialisation, notamment par la circulation transnationale via les migrants français de discours stigmatisants sur les « jeunes de banlieue », entraînant dans une certaine mesure la perte de privilèges associés à la catégorie « Français » qui l'avait jusqu’alors prémuni des discriminations. Ceci explique sa volonté de se distancier des « jeunes de chez nous », elle-même liée à l’intériorisation de stéréotypes racistes.

31 La plupart des discours des commerçant·e·s témoigne d'une volonté de se montrer

« objectif » qui révèle des formes de gestion du stigmate, une volonté de prendre de la distance avec des groupes de jeunes hommes perçus comme source de nuisances notamment sonores (scooters, musique à la plage, parler fort…) et un désir de ne pas être assimilé à eux pour ne pas subir les effets de leur stigmatisation. Ilyès, 34 ans, descendant d’immigrés algériens8, originaire de la banlieue lyonnaise, a occupé un poste de chargé de mission dans une institution française en Thaïlande avant de rencontrer à Phuket deux Français racisés de l’Essonne avec qui il s’est associé pour ouvrir à Patong un grand restaurant halal et plusieurs autres commerces. Il décrit sa volonté de quitter la France non comme « une fuite en avant », mais comme marquée par un désir d’ascension sociale impossible dans un contexte d’islamophobie pesant qui ne lui offrait aucune perspective d’évolution en France. Lors de notre première

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rencontre, il m’explique avoir refusé un entretien à une journaliste dont la démarche essentialiste l’avait dissuadé :

« Elle m’a dit “les jeunes de banlieue”, je lui ai dit “c’est du réchauffé”. De passer à la télé, qu’on voit mon restaurant, ça me fait de la pub mais je vais pas faire ça pour dénigrer ma communauté, je vais pas faire ça ! Elle m’a dit “ouais mais c’est le seul pays où y a une reproduction de la banlieue”, je lui ai dit “c’est comme un Chinois qui vient s’installer à Paris ou des Indiens c’est comme ça”. Ils parlent de communautarisme mais ils dénoncent pas le communautarisme des cols blancs, celui-là il dérange pas ! ».

32 Cette défense de sa "communauté", son implication dans la solidarité envers des touristes rencontrant des problèmes, n’empêche pas Ilyès de mobiliser son capital scolaire pour publier sur la page Facebook de son restaurant des textes sarcastiques, écrits dans un registre soutenu (différent des publications d’autres commerçant·e·s), qui décrivent des scènes avec la clientèle française des quartiers populaires. Cette oscillation entre proximité et distinction montre toute l’ambivalence des modes d’identification, leur complexité et les difficultés, voire les impasses, rencontrées par toute stratégie de gestion des stigmates et les rapports de domination internes en fonction des capitaux détenus.

Des French aux Arabic Men : l’évolution du regard sur les Français·es racisé·e·s

33 Ces jeux de proximité et de distinction s’observent avec d’autres catégories de populations présentes dans l’espace touristique, comme la population locale que ces migrant·e·s côtoient dans le cadre de la sphère privée, du travail, de l’espace public et des lieux de loisirs. Cette co-présence permet d’observer la manière dont chacun·e se construit et construit l’autre notamment pour se situer mutuellement dans les rapports sociaux.

34 L’obtention d’une meilleure qualité de vie dépend de la détention de certains

« privilèges occidentaux » : l’installation en Thaïlande est facilitée par la détention du passeport français et le différentiel du niveau de vie. D’ailleurs, ce privilège est souvent comparé à la situation de parents immigrés n’ayant pas pu voyager faute de « papiers » ou d’argent.

35 Selon Kamel, qui a vécu près de Pattaya en 1993 pour s’exercer à la boxe thaï, les Thaïlandais·e·s les percevaient alors comme « les vrais Français » : « pour eux, au début, c’était nous les vrais Français, ils pensaient que les vrais Français avaient des têtes d’Arabes et c’est qu’après, avec le temps, qu’ils ont fait la différence entre Français de souche et nous ». Cette perception de la population thaïlandaise pouvait leur permettre de se sentir pleinement légitimes à se présenter et se sentir français.

36 Le rappeur et entrepreneur français Seth Gueko qui s’est installé à Phuket en 2010 a mis en scène dans ses chansons des formes de proximité avec les Thaïlandais·e·s. Dans son morceau Farang seth, le rappeur se désigne de la manière dont il serait perçu par les Thaïlandais·e·s : farang renvoie en thaï aux Occidentaux blancs. Mais le morceau évoque aussi la façon dont la population thaïlandaise peut participer à la racialisation de migrants et touristes français, désignés comme Arabic Men ou Chocolate men. Ces qualificatifs essentialisants et réifiants (plus particulièrement Chocolate men) ne semblent pas être vécus par les concerné·e·s de manière négative ou violente, sans doute du fait qu’elleux même utilisent des catégories racialisantes entre racisé·e·s, par

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une forme de résignation : « on sera toujours des étrangers pour eux » (Ilyès), « de façon ils ont pas l’habitude de voir des Noirs » (Isaac). Surtout, cette racialisation se traduit rarement par une domination ayant des effets matériels et concrets négatifs sur leurs « privilèges occidentaux » (Le Renard, 2019), une racisation.

37 Même si certains étaient marqués par ce qui me paraissait être de l’autocensure, plusieurs entretiens avec du personnel travaillant sur les lieux de loisirs montrent qu’iels portent souvent le même regard sur « les touristes français », désignant les hommes (en groupe d’amis) et non les femmes comme bruyants, impolis, fréquentant certains espaces en groupe et roulant vite à moto. Ali, immigré pakistanais (28 ans) travaillant dans un restaurant halal des 4000, trouvait étrange que, lorsqu’il demandait aux client·e·s d’où iels venaient, iels répondaient leur pays d’origine avant la France :

« Before, when I ask her where are from, they say me Marocco after France. I don’t understand, you have French passport, you are French ! ». Le fait de se présenter comme « algérien » ou

« marocain » ensuite ou à la place de « français » peut aussi être interprété comme une manière de créer une connivence avec d’autres personnes racisées en se distanciant de la catégorie d’» occidental », d’autant plus lorsque ces personnes peuvent partager la même religion. La religion des musulmans français peut ainsi participer à les racialiser davantage que les autres Français blancs, d’autant plus celles et ceux portant des signes comme le voile, le qamis ou la barbe et dans un contexte local où les Musulman·e·s thaïlandais·e·s9 représentent une partie significative de la population.

38 Mais loin d'être situé·e·s comme en France tout au bas de l'échelle socio-économique et symbolique, les Français·es racisé·e·s, notamment celleux qui ont pu ouvrir un commerce, se retrouvent en situation de domination économique et symbolique vis-à- vis des classes populaires locales ou immigrées, ce qui ne va pas sans susciter des attitudes et préjugés néo-coloniaux. Tous les entretiens effectués avec des entrepreneurs français, blancs comme racisés, évoquent des difficultés avec leur personnel thaïlandais, qui auraient un impact sur la gestion de leur commerce, plus particulièrement les restaurants. En effet, les restaurateurs/trices évoquent un absentéisme du personnel et un manque de sérieux, des problèmes de compréhension et un rapport à l’autorité qu’iels expliquent par des codes culturels qui seraient radicalement différents. À plusieurs reprises le personnel thaïlandais m’a été décrit comme « paresseux », « avide d’argent » ou « bête ». On observe donc une reproduction des rapports de domination à travers des comportements condescendants ou propos racistes dénotant des attitudes néocolonialistes envers le personnel asiatique (birman, pakistanais et thaïlandais).

Les « vrais Français » : appropriation d’une catégorie comme lutte de classement

39 Les Français·es racisé·e·s peuvent obtenir certains privilèges socio-économiques et symboliques en Thaïlande face à certaines catégories de la population thaïlandaise ou de migrant·e·s, mais cela ne doit pas faire perdre de vue le contexte postcolonial français au sein duquel cette population d’enquête est construite comme une « altérité de l’intérieur » (Guénif, 2007) notamment pour analyser les relations entre les différentes catégories de Français·es à l’étranger.

40 Un enjeu très prégnant dans les discours des Français·es blanc·he·s, c’est de se distinguer des Français·es racisé·e·s et de savoir comment les Thaïlandais·e·s les

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nomment et les perçoivent. Des catégories et dénominations comme French Muslims ou French Arabic sont ainsi mises en avant par des enquêté·e·s blanc·he·s pour expliquer que les Thaïlandais·e·s les utiliseraient pour les distinguer d’eux, les « vrais Français », comme le souligne cet acteur travaillant dans une institution française à Phuket : « Ben ils voient bien qu’ils sont un peu différents des autres, ils les appellent, eux-mêmes ils s’appellent les French Muslims ou French Arabic ». L’enquêté a poursuivi en affirmant que les Français qui fréquentaient la mosquée de Patong étaient potentiellement des

« djihadistes » pouvant « commettre un carnage » sur Bangla Road.

41 Cette revendication d'être un « vrai Français » ne concerne pas que les Blancs des classes supérieures. J’ai rencontré un couple d’ouvriers blancs de province à la retraite à Rawaï, qui louait une petite maison proche du bord de la mer. Iels se définissaient comme « expatriés français », ce qui leur permettait de fréquenter des lieux de sociabilité pour « expat’ » de l’île, groupe dont iels souhaitaient faire partie à l’inverse des « Français de papier » issus des classes populaires comme eux.

42 Une « reconfiguration des liens sociaux » (Haapajävarvi, 2018) communautaires se met en place à Phuket, entre Français·es racisés·e·s des quartiers populaires mais aussi entre Français blancs appartenant aux mêmes classes sociales, sans que les Français·es racisé·e·s des classes populaires et les Français·es blanc·he·s souvent de classe supérieure ne se côtoient. Les réseaux de solidarité et lieux de sociabilité entre Français·es blanc·h·es (autour de Rawaï ou Chalong avec le développement d’une offre commerciale à destination de cette même catégorie) existent et se manifestent par des sortes d’alliances pour des échanges de publicités entre commerçant·e·s, des recommandations auprès des touristes et des échanges de service. Vin, Français descendant d’immigrés laotiens et thaïlandais 10de 55 ans (installé depuis 6 ans à Phuket comme gérant d’un hôtel) a fait une grande école de commerce et a « toujours été entrepreneur », notamment à Los Angeles. Il se distingue des autres Français·es racisés·e·s rencontré e·s par sa trajectoire scolaire élitiste, son capital économique et social qui lui permet de fréquenter des Occidentaux blancs de classe aisée. Il se différencie des « communautés des jeunes des banlieues » qui ne possèdent pas les

« codes des lieux », dont il reconnaît qu’ils sont stigmatisés11 à Phuket d’après les propos entendus « d'amis qui sont bien placés ». L’évitement lié à la classe sociale se croise avec un évitement générationnel, mais aussi racial avec d’autres Français qui ne sont reconnu comme tels – « j’ai honte quand on me dit qu’ils sont français comme moi

! », « C’est pas des petits blonds que tu trouves là-bas, c’est le 93” m'affirme J-B (55 ans, agent immobilier à Patong) pour décrire les 4000 où il dit n’avoir jamais été.

43 La racialisation de la population d’enquête dans l’espace touristique est aussi liée aux

« plaidoyers et réquisitoires pour légitimer sa place au soleil » que Le Bigot (2017) a pu analyser dans les discours des « hivernants » au Maroc et des backpackers en Thaïlande, qui justifient leur légitimité à être là où iels sont en tant que Français d’autant plus que l’espace touristique a été conçu pour des Occidentaux blancs. Cela révèle les rapports de pouvoirs qui traversent cette présence de migrants à l’étranger, dans un contexte particulier marqué par une surreprésentation masculine des migrants Français à Phuket qui peut conduire à des formes de concurrence entre « masculinités hégémoniques » et « marginalisées » (Connell, Messerschmidt, 2015), que j’ai pu retrouver sur des échanges conflictuels au sein de groupes Facebook au sujet de qui seraient les mieux perçus par les femmes thaïlandaises.

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44 Ces discours racistes doivent être aussi replacés dans un contexte politique français puisqu’aux dernières élections présidentielles l’extrême-droite a obtenu son score le plus élevé à Phuket, avec 56,85 % des voix en faveur de Marine le Pen (contre 54,17 % à Pattaya et environ 36 % à Bangkok)12. D’autres personnes blanches interrogées ont souvent eu un certain embarras pour nommer ces « autres » français et ce d’autant plus devant une enquêtrice racisée… donnant lieu à des moments gênants. Cette “gêne”

peut être une traduction d’une perspective colorblind ancrée dans la société française qui peut expliquer l’usage des termes anglais comme French Muslims ou French Black souvent attribués aux Thaïlandais·e·s et qui ont l'avantage de les dédouaner du discours racialisant. Elleux-mêmes se définissent plus facilement comme « expatrié »,

« français », « français de souche », « occidental » et parfois comme « farang » pour se situer dans leurs interactions sociales avec les Thaïlandais·e·s.

45 Tout un ensemble de termes est déployé dans les discours de ces Blanc·h·es pour désigner les Français·es racisé·e·s, qui circulent à la connaissance des commerçant·e·s sur les réseaux sociaux et blogs d’» expatriés » en Thaïlande : « French Arabic »,

« Français musulmans », « French Muslim », « jeunes de quartier », « jeunes de banlieue », « jeunes d’origine maghrébine », « d’origine africaine ». D’autres comme

« expatriés » ne sont pas utilisés pour désigner les Français·es racisé·e·s : excepté par certain·e·s d’entre elleux, ce terme est rattaché et approprié par les Blancs affirmant une position sociale privilégiée dans la migration (Cosquer, 2019).

46 Inversement, la population d’enquête perçoit les Français blancs comme des

« Français » ou des « Français de souche », expression souvent complétée par « comme ils disent », et relaie des discours qui circulent sur les Occidentaux blancs en Thaïlande, dont les Français, critiquant le néocolonialisme et l’exploitation notamment sexuelle à travers la prostitution et les accusations de pédophilie. La figure du « vieux gros porc blanc » leur est ainsi opposée, notamment dans les entretiens, et surtout sur les groupes Facebook fréquentés par les touristes et les commerçant·e·s. Celle-ci est mobilisée face à la stigmatisation des Français·es racisé·e·s comme « racaille » pour se défendre face à des attaques racistes et manifester une plus grande proximité et solidarité avec les Thaïlandais·e·s face aux touristes/migrants occidentaux blancs.

47 Les catégories racialisantes produites par des migrant·e·s Français·es blanc·h·e·s peuvent avoir des fonctions stratégiques : maintenir ses privilèges en tant qu’Occidentaux et Français et «tirer profit » (Mazouz, 2020) par la circulation de discours stigmatisants susceptibles d’influencer la perception des Thaïlandais·e·s ou d’autres Occidentaux, l’impact dépendant des positions sociales des acteurs/trices à l’initiative de ces discours. La construction sociale d’une division raciale entre deux catégories de Français·es est susceptible de conduire à des discriminations, ce que certain·e·s enquêté·e·s ont expérimenté au sein de beach clubs gérés par des Européens tels que Pablo qui m’affirma avec véhémence ne pas accepter « les jeunes des quartiers » dans son établissement. Mais celles-ci sont souvent relativisées par les enquêté·e·s en comparaison avec celles vécues en France, ce qui a aussi été relevé chez des Français·es racisé·e·s travaillant à Dubaï (Le Renard, 2016).

48 Cette recherche menée sur ces migrant·e·s Français·es racisé·e·s en Thaïlande à travers la circulation de différentes catégorisations liées à la race, à la classe et au genre démontre dans quelle mesure celles-ci s’inscrivent dans des luttes de re-classement étroitement liées à des enjeux postcoloniaux prégnants au sein de la société française.

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49 Analyser ces interactions au sein d’un lieu touristique permet de mettre à jour de manière privilégiée les enjeux de catégorisations raciales et démontrent leur inscription « dans des processus socio-économiques, institue une matérialité et met en jeu des relations de pouvoir, de domination et de résistance, qu’il convient de mettre à jour » (Boukhris et Chapuis, 2016).

50 L’expérience migratoire est vécue comme « un desserrement » plus durable « des rapports de domination vécus en France » (Bidet, 2018), ce qui n’empêche pas que ces derniers persistent tout en se reconfigurant. Composer et jongler avec différentes façons de se nommer et de nommer les autres, montre l’agentivité des Français·es racisé·e·s à Phuket face à la racialisation et racisation dont ils font l’objet. Cette variation entre différentes façons de se présenter révèle des stratégies qui permettent de se positionner à son avantage dans des rapports de pouvoir, lors des interactions, dans le marquage de l’espace, en adaptant ses présentations de soi en fonction des propriétés de l’interlocuteur et de l’espace dans lequel on se situe.

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NOTES

1. Fiche 2015 communauté française, Ambassade de France à Bangkok, 2015. Ces statistiques ne tiennent compte que des Français·e·s qui ont souhaité s’inscrire sur le registre consulaire, une partie des Français échappent donc à ce recensement.

2. Inscription au registre des Français 2013-2018. Site : www.data gouv.fr

3. Le terme « racisé » est pensé à partir du processus social de subordination raciale expérimenté par ces groupes « dominés » dans le contexte français où ils sont définis « comme une race » par un « groupe dominant » (Mazouz, 2020). S’agissant ici d’analyser les modes de reconfiguration des catégories notamment de race dans la migration, il me paraît pertinent d’apposer le qualificatif « racisé » pour distinguer les deux groupes de Français enquêtés et ne pas perdre de vue le contexte postcolonial français qui nourrit les rapports de domination à l’œuvre à Phuket entre Français racialisés comme non-blancs et ceux qui le sont comme blancs à Phuket.

4. La rencontre avec une femme thaïlandaise a pu constituer pour certains hommes une motivation supplémentaire pour s’installer mais aucun ne s’est épanché longuement sur ces sujets, à part pour me signaler qu’ils étaient en couple stable, notamment pour écarter les suspicions liées à la prostitution et la forme de honte que cela peut susciter (Roux, 2011).

5. Ce recensement a été réalisé à partir d’observations, d’entretiens, des groupes Facebook de Français en Thaïlande et les réseaux sociaux des commerçants permettant d’actualiser les situations. Ce chiffre inclut les commerces situés dans les différents pôles cités précédemment.

6. À l’exception d’un gérant français d’origine algérienne, pour qui cette spécification n’était pas importante, en dehors de toutes considérations religieuses dont nous n’avons pas discuté. Cela peut s’expliquer aussi parce que sa clientèle n’est pas majoritairement composée de Français·e·s musulman·e·s.

7. Les discours autour d’une paix entre les communautés musulmanes et bouddhistes, d’une absence de stigmatisation des personnes transgenres, sont souvent pris comme contre-exemples par rapport à la France, même si cela peut occulter que ces deux groupes peuvent être minorisés en Thaïlande et notamment l’existence de tensions entre le gouvernement et des mouvements séparatistes musulmans dans certaines provinces du Sud.

8. Je n’ai pas d’information sur la profession de ses parents, cela semblait relever de l’intime pour lui, je n’ai pas souhaité insister à ce sujet.

9. À Phuket, ils sont issus de communautés de pêcheurs et proviennent de flux migratoires anciens en provenance de Malaisie.

10.Vin est né au Laos et a dû quitter le pays à cause du conflit politique, il a ensuite vécu en

«cité » dans le 91. Il a la nationalité française, se décrit comme un franco-thaï. Il venait en vacances Thaïlande en famille, parle la langue. Son père « a créé la première entreprise de sécurité en France », il a repris son entreprise qui était en difficulté, il l’a développée et revendue, pour entreprendre dans d’autres domaines.

11. Peut-être par une expérience commune de la racisation en France qui suscite une certaine empathie et solidarité, ce qui rejoint le fait qu’il ait pris ma défense face aux insultes ouvertement racistes “bougnoule…” que j’ai subies sur un groupe Facebook fréquenté par des retraités et “expatriés” blancs après avoir sollicité des entretiens.

12. Source : Résultats du second tour à l’élection présidentielles française 2017 en Thaïlande sur le site de diplomatie.gouv.fr

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RÉSUMÉS

À travers l’exemple d’un espace commercial créé par des Françai·e·s racisé·e·s situé à Patong, cet article propose d’interroger les formes de racialisation et de catégorisation entre Français, leur reconfiguration à Phuket. Je tenterai d’y démontrer les enjeux liés aux formes d’appropriation spatiale et la production d’espaces permettant aux Français racisés de s’affranchir en partie du racisme et des discriminations vécues en France, d’affirmer la pluralité de leurs attributs identitaires dans un ailleurs touristique vécu comme plus libre. L’analyse de cet espace surnommé les 4000 et/ou le quartier français révèle des enjeux de pouvoir et de reconnaissance qui visent à définir celleux qui seraient légitimes à se considérer et être désigné comme

« Français » en Thaïlande.

Based on the case study of local businesses created by racialized French people in Patong, Thailand, this article questions the forms of racialization and categorization among the French people and how they are reconfigured in Phuket. It shows how the production of space and its appropriation partly enables racialized French people to free themselves from the racism and the discriminations they endure in France. They experience this touristic “elsewhere” as less constraining because it allows them to assert the diversity of their identifications. Studying this place, called “les 4000” or the “French quarter” thus highlights how power relations and recognition issues question who is legitimate to consider oneself and be labeled “French” in Thailand.

INDEX

Keywords : Phuket, Non-White French, banlieue youth, White, racism, discrimination Thèmes : Sur le Champ

Mots-clés : Phuket, Français racisé, jeune de banlieue, Blanc, racisme, discrimination

AUTEUR

ANISSA OUAMRANE-SABOUKOULOU

Anissa Ouamrane-Saboukoulou, anissa.ouamrane@u-pec.fr, est doctorante au Lab’Urba, Université Paris Est et membre du groupe de recherche JEDI (Justice, Espaces, Discriminations, Inégalités). Elle a récemment publié :

Ouamrane-Saboukoulou A., 2019. Bars à chicha, mobilités et sociabilité des jeunes du Bois l’Abbé à Champigny-sur-Marne. In Clerval A., Delage M., Vivre à l'est de Paris. Inégalités, mobilités et recompositions socio-spatiales. Paris, Éditions l’Œil d’Or.

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