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écemment, un patient de 82 ans, souffrant de cervico-brachialgies, est reçu à la consultation d’orthopédie. Compte tenu des plaintes, le secrétariat l’a orienté vers l’équipe «épaule-membre supérieur».Dès le début de l’entretien, le patient exhibe encore deux rendez-vous distincts, obtenus à quelques jours d’intervalle, le premier auprès de l’équi pe «hanche» et le second avec celle du «genou». Imaginez la frustra- tion du patient (sans compter celle de son médecin traitant) ! Mais le re- cours à trois consultations différentes, non coordonnées, dans le même
service et pour une affection dégénéra- tive de l’appareil locomoteur, ne traduit- elle qu’une difficulté organisationnelle ?
Aussi surprenant que cela puisse pa- raître, cette situation n’a aujourd’hui mal- heureusement rien d’exceptionnel. La crois sance presque exponentielle des connaissances théoriques et de la com- plexité technique a conduit assez naturellement au morcellement des disciplines médicales avec l’arrivée de la spécialisation, puis celle de la sous- et finalement de l’hyperspécialisation. Cette mutation, censée ini- tialement garantir la qualité des soins, ne générerait-elle finalement pas plus d’inconvénients qu’elle n’apporterait de bénéfices ?
L’influence de l’hyperspécialisation sur la qualité des soins n’est pas clairement connue. Un patient pris en charge par trois «orthopédistes spécialisés» aura-t-il droit de facto à un traitement de meilleure qualité que s’il avait été suivi par un seul «orthopédiste généraliste» ? La ques- tion mérite d’être posée. La qualité des prestations médicales dépend surtout des compétences de ceux qui les dispensent. Et rien n’indique qu’un orthopédiste plus spécialisé en possède de meilleures. Elles sont simplement différentes pour faire face à des besoins distincts. Un modèle plus rationnel devrait donc permettre d’orienter le patient vers le spécia- liste de degré adapté aux exigences d’une situation particulière. La plupart des pathologies habituelles relèvent d’un orthopédiste généraliste alors que le recours à l’hyperspécialiste ne concerne finalement que des situa- tions plus rares et complexes. Bien que ce principe de répartition semble évident, sa mise en application pratique reste actuellement très difficile.
Elle implique en effet l’acceptation consensuelle d’un principe de répar- tition des cas sur la base d’un partenariat. La concurrence entre médecins, voulue par notre système de santé, ne va pas dans cette direction.
L’hyperspécialisation agit également sur la formation, en particulier au niveau postgradué. Dans un service découpé en de multiples unités selon la localisation anatomique ou le type de pathologie, l’acquisition du cata- logue des connaissances de base oblige les médecins assistants à effec- tuer de nombreuses rotations. Et il faudra vraisemblablement encore compter sur un deuxième passage, en temps que chef de clinique, afin d’exercer la pratique chirurgicale ! A ce régime, les six années prévues par la FMH ne suffisent pas. Et comble du paradoxe, malgré la longueur de la formation, rien ne garantit que le médecin issu de ce système soit bien
Hyperspécialisation en orthopédie :
un réel bénéfice pour le patient et notre système de santé ?
«… Cette mutation ne générerait-elle finalement pas plus d’inconvénients qu’elle n’apporterait de bénéfices ? …»
éditorial
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 décembre 2012 2419
Editorial
A. Farron P. Hoffmeyer
Alain Farron
Service universitaire d’orthopédie et de traumatologie
CHUV et Université de Lausanne, Lausanne
Pierre Hoffmeyer
Service universitaire d’orthopédie et de traumatologie
HUG et Université de Genève, Genève
Articles publiés
sous la direction des professeurs
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armé pour assurer la prise en charge des patients souffrant de pathologies orthopédiques classiques, certes fréquentes, mais de localisations anato- miques diverses. L’hyperspécialisation ne participerait-elle finalement pas au déficit actuel de chirurgiens généralistes dont notre système de santé a besoin ? Certaines voix, et non des moindres, s’élèvent actuellement pour souligner ce danger.1
L’hyperspécialisation permet-elle au moins de réduire les coûts ? Rien n’est moins sûr. Le fractionnement d’une spécialité génère une multipli-
cation des prestataires de soins, des équi- pements, des consultations, des investi- gations et finalement des gestes tech- niques. Et dans cette mouvance presque infernale, chaque établissement hospita- lier, condamné à la concurrence, se trou- vera contraint d’assurer de coûteux in- vestissements. Compte tenu de l’importance des enjeux financiers, l’idée d’une certaine limitation dans la compétition voulue par nos autorités mé- riterait que l’on y porte attention.
Faut-il, dès lors, faire machine arrière ? Pas totalement. L’hyperspécia- lisation trouvera toujours une place dans les établissements académi- ques, assurant ainsi la progression de la recherche et des connaissances.
Cependant, un certain frein à l’hyperspécialisation effrénée semble main- tenant indispensable. Il permettra de rétablir le niveau nécessaire de par- tenariat entre prestataires de soins, garant de qualité, d’utilisation ration- nelle des ressources et de formation d’une relève répondant aux besoins.
Il est malheureusement peu probable que cette tendance surgisse spon- tanément d’un consensus entre médecins. Sa mise en œuvre nécessitera donc une action à plusieurs niveaux : volonté politique, soutien des res- ponsables de formation et un appui de l’administration. Vision utopique de notre système de santé ?
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«… Il est malheureusement peu probable que cette tendance surgisse spontanément d’un consensus entre médecins …»
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Bibliographie
1 Sarmiento A. The projected shortage of orthopaedists may be our fault. J Bone Joint Am 2012;94:e105(1-3).
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