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a recherche et l’innovation caractérisent la curiosité naturelle de l’espèce humaine. Elles ont conduit aux découvertes scientifiques et permis l’essor phénoménal des civilisations actuelles. Elles ont assuré les développements sociaux et contribué largement à l’améliora- tion constante de notre qualité de vie.En médecine, la recherche et l’innovation des derniers millénaires ont permis de faire passer cette discipline du statut de croyance à celui de science, et le rang du médecin de sorcier-guérisseur à celui d’homme de science. Le fonctionnement du corps humain a été analysé jusqu’au ni- veau moléculaire, amenant dès lors à une compréhension des patholo- gies sans cesse meilleure et condui- sant à des traitements chaque fois plus efficaces.
L’orthopédie, et la chirurgie des prothèses articulaires en particulier, a bien évidemment suivi cette évo- lution : le temps de la première mise en place d’une prothèse d’articula- tion majeure chez l’homme par Péan en 1893 (prothèse d’épaule) semble bien lointain. Depuis, nous avons assisté au développement régulier d’im- plants de plus en plus perfectionnés, posés grâce à des techniques chirur- gicales chaque fois plus performantes, dans un contexte général de prise en charge toujours plus efficace. D’ailleurs les patients en bénéficient lar- gement : taux élevés de satisfaction, maintien d’indépendance, poursuite des activités professionnelles et sportives pour ne citer que quelques exem- ples. Pourtant, malgré ces progrès constants, la prothèse idéale n’existe pas encore et les complications rythment toujours la vie du chirurgien : les implants s’usent ou se descellent et les infections restent un défi toujours d’actualité. Ces échecs, même s’ils se font de plus en plus rares, consti- tuent toutefois le moteur principal de la recherche et du développement.
L’innovation ne comporterait-elle dès lors que des avantages ? Certai- nement pas et l’exemple de l’orthopédie pourra nous en convaincre.
En ce début de XXIe siècle, le marché des implants prothétiques arti- culaires reste florissant et très lucratif. Attirés par les profits potentiels, les très (trop ?) nombreux fabricants se livrent à une concurrence acharnée.
Dans ce climat, il importe à chaque compagnie de produire les arguments qui sauront convaincre le chirurgien-client de la supériorité de ses pro- duits. Or, en médecine, la preuve par l’évidence clinique ne peut être éta- blie que par le biais d’études contrôlées et indépendantes. Un problème en orthopédie réside dans le fait que les prothèses actuelles possèdent une durée de vie élevée, parfois au-delà de dix, voire vingt ans. Dans un contexte de guerre commerciale, inutile de dire que la stratégie consis- tant à attendre dix ans pour éventuellement produire une évidence de supériorité clinique ne constitue pas la priorité des managers. Il devient donc nécessaire d’élaborer d’autres stratégies. Parmi elles, la recherche de la nouveauté présente un intérêt croissant. Dès lors, l’innovation n’as- sure plus seulement le moteur du progrès : elle devient aussi argument de supériorité ou moyen de promotion. Courses aux designs de «dernière
Le chirurgien face à l’innovation
«… L’innovation ne compor- terait-elle dès lors que des avantages ? …»
éditorial
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 22 décembre 2010 2435
Editorial
A. Farron P. Hoffmeyer
Alain Farron
Chef de service
Service universitaire d’orthopédie et de traumatologie
CHUV et Université de Lausanne Lausanne
Pierre Hoffmeyer
Service universitaire d’orthopédie et de traumatologie
HUG et Université de Genève Genève
Articles publiés
sous la direction des professeurs
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génération», matériaux «encore plus performants», couple de frottement
«réduisant l’usure» sont lancés. Exemple édifiant que celui de la récente visite d’un représentant, accompagné d’un conseiller scientifique, vantant avec enthousiasme les mérites du tout nouvel implant en pyrocarbone (évidemment «très cher», sous-entendu encore plus performant). La sim ple question concernant le recul actuel de la «nouveauté» a jeté un certain froid dans la discussion : comment est-il possible d’en rester à des consi- dérations si terre à terre ? Et pourtant : le recul de l’implant présenté ne
dépasse pas huit mois ! Cet exemple illus- tre bien la pression à laquelle sont soumis en permanence les chirurgiens-clients. Pres- sion encore plus forte lorsque la promotion est réalisée par les chirurgiens-concepteurs, parfois directement intéressés financière- ment par les ventes, et dont les résultats cliniques, pourtant publiés dans des revues expertisées, restent difficilement accessibles au chirurgien moyen.
Faut-il alors limiter l’innovation ? Certainement pas car celle-ci reste un élément fondamental et indispensable du progrès. Il convient néanmoins de la réglementer. En orthopédie, une information totalement indépen- dante, éloignée de tout conflit d’intérêt, obtenue grâce à des études dont tous les aspects éthiques auront été évalués avec soin, constitue une priorité. Dans ce contexte, une attention particulière devrait être portée à l’identification des liens entre l’industrie et les médias scientifiques, y compris ceux issus des collaborations avec les chirurgiens-concepteurs.
2436 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 22 décembre 2010
«… une information totalement indépendante constitue une priorité …»
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