• Aucun résultat trouvé

LE PEUPLE EN COLÈRE. Dossier coordonné par Sophie Abdela et Pascal Bastien

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "LE PEUPLE EN COLÈRE. Dossier coordonné par Sophie Abdela et Pascal Bastien"

Copied!
8
0
0

Texte intégral

(1)

LE PEUPLE EN COLÈRE

Dossier coordonné par Sophie AbdelA et Pascal bAstien

(2)
(3)

DIX-HUITIÈME SIÈCLE, no 53 (2021)

AVANT-PROPOS

Il semble parfois qu’il n’y ait de mobilisation que populaire. Il semble aussi, parfois, qu’il n’y ait d’action véritable que lorsqu’elle est portée par la colère. Car le « peuple », à la différence du « public », bouscule.

Le deuxième suppose l’unanimité alors que le premier, naturelle- ment canaille, révèle une division. Les gilets jaunes en France, la mobilisation des Hongkongais contre le gouvernement chinois, la vague de manifestations provoquée par la mort de George Floyd à Minneapolis, ou même le pillage du Capitol par une foule de parti- sans du Président Trump, rappellent tous les jours cette fracture vivante : c’est la définition même de la souveraineté qui semble se jouer et se rejouer dans la rue. Aussi est-ce l’actualité qui nous guide aujourd’hui vers une nécessité historique : interroger à nouveaux frais la question des peuples en colère.

Particulièrement dynamique pendant les années 1960-1980, l’histoire des révoltes à l’époque moderne s’est largement déve- loppée autour de deux grandes approches historiographiques.

Les premiers grands débats sur la question eurent lieu autour des interprétations très divergentes de Boris Porshnev1 et Roland Mousnier2, opposant la lutte des classes mise de l’avant par le premier, aux conflits des corps sociaux défendus par le second.

Dans les années qui suivirent, l’anthropologie historique et l’his- toire des mentalités développées par l’école des Annales produi- sirent des travaux pionniers sur les insurrections rurales à travers, notamment, l’étude des Croquants et Camisards, parmi tant

1. Boris Porshnev, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris, SEVPEN, 1963 (1re édition russe, 1948).

2. Roland Mousnier, « Recherches sur les soulèvements populaires en France avant la Fronde », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 5, no 2, 1958, p. 81-113 ; Roland Mousnier, Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du 17e siècle (France, Russie, Chine), Paris, Calmann-Lévy, 1967.

(4)

8 SOPHIE ABDELA, PASCAL BASTIEN ET CAMILLE NOÛS d’autres paysans en colère3. Le chantier monumental engagé à la fin des années 1970 par Jean Nicolas4 s’était justement ouvert pendant cette période importante de l’historiographie française portée par le structuralisme et les grands questionnaires d’his- toire sociale. Historiennes et historiens, mais aussi philosophes, sociologues et littéraires interrogeaient alors les contestations anciennes pour comprendre (et nourrir) les colères du moment, dans la pluralité et la diversité des mouvements et des langages de la révolte, de l’opposition et de la dénonciation. Le peuple étant, fondamentalement, une fiction politique construite et utilisée par les élites, les chercheurs multiplièrent les démarches pour essayer de faire jaillir de la notion, malléable et souvent confuse, les idées, les pratiques et les frustrations des gens sans autorité. Le peuple fut ainsi retracé à travers l’appréhension de voix anonymes ; la forme et les fonctions des intermédiaires culturels ; les ambitions des classes subalternes et le langage politique qu’elles déployaient ; voire l’émergence d’espaces publics concurrents5.

Or, aux sursauts convulsifs de l’action populaire, d’autres avaient opposé l’émeute ordonnée, rationnelle, encadrée, où la foule entendait « faire appliquer les lois6 ». Dans l’abondance des

3. Yves-Marie Bercé, Fête et révolte : des mentalités populaires du 16e au 17e siècle, Paris, Hachette, 1976 ; Philippe Joutard, La légende des Camisards. Une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, 1977 ; Madeleine Foisil, La révolte des Nu-Pieds et les révoltes normandes de 1639, Paris, PUF, 1970 ; René Pillorget, Les mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715, Paris, Pédone, 1975. Tous ces ouvrages ont été nourris par le travail de Georges Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris, Colin, 2014 (1re édition, 1932).

4. Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, Seuil, 2002.

5. Daniel Roche, « La violence vue d’en bas. Réflexions sur les moyens de la politique en période révolutionnaire », Annales ESC, 44, 1989, p. 47-65 ; Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique à Paris au 18e siècle, Paris, Seuil, 1992 ; Arlette Farge, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, Paris, Bayard, 2009 ; Robert Darnton, Poetry and the Police : Communication Networks in Eighteenth-Century Paris, Cambridge, MA, Harvard University Press/Belknap, 2010 ; Brice Evain, « Raconter la révolte : l’exemple des Nu-Pieds de Normandie (17e-18e siècle) », XVIIe siècle, 275, 2017, p. 221-238.

6. E. P. Thompson, « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past and Present, no 50, 1971, p. 76-136. Voir aussi Laurence Fontaine, L’économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe pré-industrielle, Paris, Gallimard, 2008 ; Philippe Minard et Dominique

(5)

LE PEUPLE EN COLÈRE 9 actes insurrectionnels se révélait ainsi l’émergence d’une volonté collective propre à la mobilisation politique. Esquissée par la sociologie juridique américaine dans le cadre des legal consciousness studies, la notion d’entitlement7 permettait de compléter la thèse de l’économie morale des foules : l’entitlement des communau- tés, lesquelles sont alors convaincues qu’elles ont des droits, rend légitime la réponse de la foule face aux injustices perçues et dénon- cées8. Le langage ayant une matérialité propre, nécessaire à l’émer- gence d’une conscience politique9, la culture politique fut alors étudiée à travers l’affirmation de stratégies rhétoriques concur- rentes10. Entre l’invention sociologique11 et le « ventriloquisme

Margairaz, « Marché des subsistances et économie morale : ce que “taxer” veut dire », Annales historiques de la Révolution française, 352, 2008, p. 53-99 ; Adrian Randall et Andrew Charlesworth, Moral Economy and Popular Protest. Crowds, Conflict and Authority, Basingstoke, Palgrave, 2000 ; Louise A. Tilly, « Entitle- ments and troubles de subsistance in Nineteenth-Century France », dans L’Histoire grande ouverte. Hommages à Emmanuel Le Roy Ladurie, dir. André Burguière et al., Paris, Fayard, 1997, p. 199-213.

7. James C. Scott, Weapons of the Weak : Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven, Yale University Press, 1985; Louise A. Tilly, art. cité.

8. William Beik, Urban Protest in Seventeenth-Century France. The Culture of Retribution, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

9. William B. Sewell, Work and Revolution in France. The Language of Labor from the Old Regime to 1848, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Gareth Stedman-Jones, Languages of Class. Studies in English Working Class History, 1832-1982, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Keith Michael Baker, Inventing the French Revolution. Essays on French Political Culture in the Eighteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Lynn Hunt, Politics, Culture and Class in the French Revolution, Berkeley, University of California Press, 1984; Sarah Maza, Private Lives and Public Affairs. The Causes Célèbres of Prerevolutionary France, Berkeley, University of California Press, 1993 ; Jacques Guilhaumou, Discours et événement. L’histoire langagière des concepts, Besançon, PUFC, 2006.

10. Keith Michael Baker et Roger Chartier, « Dialogue sur l’espace public », Politix. Revue des sciences sociales du politique, 26, 1994, p. 5-22.

11. Déborah Cohen, La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (18e- 21e siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2010.

(6)

10 SOPHIE ABDELA, PASCAL BASTIEN ET CAMILLE NOÛS politique12 », le peuple fut un outil, une fiction, un cri d’alarme ou un appel à l’unité13.

Ce dossier propose d’entendre et de comprendre la colère du peuple, celle qu’on anticipe, qu’on craint ou qu’on revendique.

Le peuple avait une voix, certes, d’autant que les crises sociales engendrent toujours une inflation de paroles et que les conflits, par nature, sont producteurs d’archives. Mais quels discours, précisément, nous permettent d’entendre ce peuple aujourd’hui ? Les paroles des gens du peuple, sous toutes leurs formes, ont traversé la littérature du 18e siècle et les auteurs des Lumières ont défini, jugé, parfois écouté, souvent inventé et réduit les paroles, les espoirs et les frustrations du populaire. La pensée politique des Lumières a été obsédée par la question du peuple et de la souve- raineté et la fin du siècle est portée par la sédimentation de ces revendications, de ces peurs, de ce qui doit ou ne doit pas nourrir l’organisation, le fonctionnement et le droit dans la Cité.

Les différentes contributions de ce dossier mettent de l’avant quatre grands pivots de la colère populaire.

En un premier temps : les liens qui unissent et désunissent le peuple et la loi. S’intéresser à la place de la loi dans la colère populaire invite à passer outre l’association souvent trop rapide entre révolte et illégalité, entre émeute et simple grabuge, entre résistance et désordre. Les textes de cette première partie font plutôt état d’une colère qui s’organise en soutien à la loi et l’ordre.

Au marché aux chevaux de Paris (Rochon) comme au sein des protestations du Bas-Canada (Robichaud), c’est bien au nom de la justice que s’éveillent les ressentiments. Les passages à l’acte n’ap- paraissent donc pas comme des désobéissances aveugles et irra- tionnelles à tout signe d’autorité, qu’il soit policier, parlementaire ou étatique (Andries). Au contraire, la foule se fait bien souvent la

12. Micah Alpaugh et al., « Peuple et Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, 402, 2020, p. 131-158.

13. Timothy Tackett, Becoming a Revolutionary : the Deputies of the French National Assembly and the Emergence of a Revolutionary Culture (1789-1790), Prin- ceton, Princeton University Press, 1996 ; Hélène Merlin-Kajman, « “Populace”,

“peuple” : une simple affaire de classement ? », dans Classement, déclassement, reclas- sement, de l’Antiquité à nos jours, dir. Gilles Chabaud, Limoges, PULIM, 2011, p. 71-93 ; Sophie Wahnich, La longue patience du peuple. 1792, naissance de la République, Paris, Payot, 2008.

(7)

LE PEUPLE EN COLÈRE 11 garante d’un retour à la justice que les autorités elles-mêmes ont perturbée, ce qui pousse évidemment les législateurs à conduire une danse bien étrange : compter sur la foule pour établir l’ordre, avant de se méfier d’elle pour le protéger (Ferreira).

Deuxième pivot de cette colère populaire : son apaisement. En effet, la première réaction, face à la foule, est rarement la répression violente et armée. Au contraire, les premiers instants de l’émeute semblent plutôt marqués par la prudence : ceux et celles qui se voient ciblés par la foule, qu’il s’agisse des élites locales (Rideau et Chevalier) ou encore de la police elle-même (Milliot et Kérien), développent et exposent alors une panoplie de stratégies afin de ramener le calme. Tout est mis en œuvre afin de rassurer le peuple, d’écouter ses griefs, de négocier un cessez-le-feu initial. Pourpar- lers, promesses, discours, tantôt empreints de douceur, tantôt de fermeté : la diversité des tactiques élaborées par les élites pour apaiser la colère populaire est peut-être, finalement, la démons- tration la plus flagrante du poids politique réel de ce peuple dont on se voit soudainement forcé de considérer le pouvoir et autour duquel il faut demeurer prudent. Dans les efforts répétés d’apaise- ment de la colère populaire, c’est bien toute la puissance du peuple qui se révèle.

Troisième pivot des peuples en colère : leurs représentations.

Comment, en effet, représenter les revendications populaires ? Quelle place laisser à la colère, à la violence, aux principes, aux acteurs ? Dans les commentaires des contemporains (Boucher), comme dans les romans (Albertan-Coppola), dans la peinture (Renard) ou encore dans la presse (Streb), sur quoi faut-il insister dans la description que l’on fait de la foule ? Quels traits faut-il mettre de l’avant et pourquoi ? Comment peindre ou écrire la colère d’un peuple sans le faire paraître animal, sans que la grandeur du peuple ne disparaisse derrière son ire incontrôlable ? Représenter le peuple, c’est donc aussi l’inventer, le façonner, le filtrer. Immobilisée de force sous le pinceau ou la plume, la résis- tance populaire prend des allures qui ne furent pas nécessaire- ment les siennes dans le feu de l’action. Cette représentation pose donc problème, tant pour l’historien que pour le contemporain, tous deux forcés de travailler avec des ombres, des souvenirs, des symboles qui révèlent le peuple autant qu’ils le dissimulent.

(8)

12 SOPHIE ABDELA, PASCAL BASTIEN ET CAMILLE NOÛS Dernier pivot : la contestation de l’ordre social. Si la colère du peuple lui sert parfois à garantir le maintien, le respect ou l’évolu- tion de la loi, elle lui permet également de critiquer l’ordre établi.

Les inégalités sociales, bien que généralement tenues pour acquises et immuables, suscitent des épisodes de mobilisation. Qu’il s’agisse des femmes qui contestent leur mise à l’écart (Poirson), des aboyeurs des Champs-Élysées qui ridiculisent l’élite qui se pavane (Laporte) ou des jeunes bourgeois et ouvriers qui combattent pour le contrôle de la rue pendant les années révolutionnaires (Weiss), les gestes font actes de remise en question. Les coups autant que les cris et les rires sont alors fondamentalement subversifs. Ils font état de peuples qui comprennent leur position, saisissent leur déclassement même (surtout ?) lorsqu’ils semblent l’accepter en silence. Les injustices de l’ordre social suscitent aussi l’écrit, la réflexion, l’analyse. Dans la compréhension des inégalités chez Rousseau (Toto) ou dans le diffi- cile enjeu de la mobilité sociale chez Smith, Tocqueville et Guizot (Tegos) se révèlent des tensions profondes. Quelle est la « juste place » du peuple ? Qu’est-ce au juste que la classe moyenne et quel rôle politique peut-elle, doit-elle jouer ? Surtout, qu’adviendra-t-il du corps social, de l’ordre, du respect de l’autorité si, comme le laissent planer les aboyeurs des Champs-Élysées, la hiérarchie tradi- tionnelle est renversée au profit du peuple ?

Les interrogations et les inquiétudes profondes soulevées par les contributions du présent volume font inlassablement écho à celles qui habitent et secouent nos sociétés contemporaines. Ce retour vers les peuples en colère tient autant d’une insoutenable amertume que d’une incontournable nécessité.

Sophie Abdela Université de Sherbrooke, Québec Groupe de recherche en histoire des sociabilités (GRHS) Pascal Bastien Université du Québec à Montréal Groupe de recherche en histoire des sociabilités (GRHS) Camille Noûs Laboratoire Cogitamus

Références

Documents relatifs

 Gratitude : visualisation sur le temple de gratitude, faire venir ici la colère et la remercier pour ce qu’elle permet de créer.  Méditation sur l’amour bienveillant

Aux discours agressifs des premiers, partisans de la loi du plus fort – renforcés dans leurs convictions par les argu- ments de scientifiques défendant les intérêts des leaders

De sorte qu' en définitive , même en ne restant que quinze minutes devant un paysage , l' œuvre ne sera jamais l'équivalent de la réalité fugitive , mais le compte-rendu d'une

La petite fille piquait des colères bruyantes et des crises violentes 4- Quelle période de sa vie, la narratrice évoque t –

Il est vrai que les objets quantiques se comportent dans certains cas comme des particules et dans d’autre cas comme des ondes, mais il est encore plus vrai que dans la plupart

Dans un pays oÙ la moitié de la population a moins de 25 ans, le taux de chômage chez les jeunes est deux fois supérieur à la moyenne natio- nale.. Partagée entre rancœur

De fait, dans nos vies à nous – communs des mortels –, nous choisissons fréquemment d’aller puiser en nous l’énergie de la colère et de l’exprimer contre ceux qui ne

La colère surgit lorsque l'équilibre est rompu dans un aspect de notre vie.. Le déséquilibre prend la forme générale