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Le vol de l'ange. Les deux hommes patientaient devant un Lavomatic dans lequel se croisait la

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Academic year: 2022

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Le vol de l'ange

Les deux hommes patientaient devant un Lavomatic dans lequel se croisait la jeunesse du quartier. Quoi de mieux que le spectacle d'une dizaine de tambours condamnés à tourner inlassablement sur eux-mêmes, voués à laver leur linge sale en public ? De quoi attirer une jeunesse désœuvrée.

Daphné les regarda de loin. Elle était sûre que c'était des flics. Il était midi, le soleil frappait les trottoirs de Lyon, et ils transpiraient dans leur costume gris. Il ne pouvait y avoir que des flics pour stagner en plein soleil sans but apparent, des lunettes noires, des auréoles sous les bras, regardant de tous côtés. Elle rebroussa chemin et s'arrêta au kebab derrière la mairie de la Croix Rousse. Elle commanda un sandwich avec des frites et retourna à l'hôtel. Elle grimpa les quatre étages qui la menaient à la chambre qu'elle avait pris la veille, introduisit la clé dans la serrure, jeta ses clefs sur la commode, et s'affala sur le lit, son sandwich à la main. Est-ce qu'elle avait eu peur ? Non, pas vraiment. Mais une angoisse sournoise l'avait rattrapée en plein vol. Le vol de l'ange, aurait dit sa mère, celui qui ne pardonne pas. Celui qui ne supporte aucun intervalle malheureux dans le cours du temps qui passe. Elle attendait la chute, espérant que ce temps s'écoule rapidement, égrenant les jours et les heures en une nanoseconde. A 25 ans, elle avait le lourd sentiment d'en avoir trente de plus.

*

* *

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Quinze jours auparavant.

Daphné est à l'hôpital. Elle va bientôt accoucher. Les contractions sont de plus en plus fréquentes et les infirmières suivent de près le monitoring. Une sage-femme entre dans sa chambre et mesure le col de l’utérus.

Il faut y aller, mademoiselle. On va en salle de travail. Tout va bien se passer (elle pose sa main sur la sienne, et la serre doucement)

Daphné a un peu peur, mais elle se sent forte pour deux. Elle tente pour la cinquième fois d'appeler Sébastien, mais il ne répond pas. Elle est contrainte de laisser son téléphone dans la chambre. Un aide soignant l'aide à s'asseoir dans une chaise roulante et l'emmène au bloc.

Sébastien avait pourtant promis d'être là, d'assister à la naissance de son fils, en dépit de l'avis de sa mère qui n'a jamais apprécié Daphné.

Les parents de Sébastien, Pierre et Jeanne, sont des catholiques pratiquants. Ils vont à la messe tous les dimanches, se confessent une fois par mois pour expier leurs péchés, participent à des réunions organisées par leur paroisse, militent contre l'avortement. Ils ont même participé aux récentes manifestations contre le mariage homosexuel. Dès le début, ils ont considéré Daphné comme un mauvais parti pour leur fils : enfant de l'Assistance publique, élevée dans une banlieue populaire, du sang vraisemblablement africain dans les veines, le brevet des collèges pour seul diplôme. Aussi quand Daphné tombe enceinte, Jeanne tente de convaincre son fils que cet enfant ne sera pas heureux et qu'il est préférable de le faire « passer ».

Bien sûr, ça me coûte de te dire ça, mais il y a des cas de forces majeures, et

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celui-ci en est un, Dieu m'en est témoin. Cet enfant ne sera jamais heureux avec une mère pareille, lui assène-t-elle.

Mais Daphné est une fille très bien ! (Il ouvre les mains pour implorer sa grâce) Elle fera une excellente maman, j'en suis sûr.

Pour seule réponse, Jeanne fait claquer sa langue.

Dans la salle d'accouchement, sur la table de travail, Daphné se souvient que Sébastien lui a suggéré l'avortement, mais pas très longtemps, parce qu'il voulait cet enfant, finalement, autant qu'elle. Maintenant, elle souffre, les contractions se font de plus en plus fréquentes. Le médecin est là et l'exhorte à pousser, encore et encore. Et son fils naît. Elle pleure, le prend dans ses bras, l'embrasse. Sébastien n'est toujours pas là.

*

* *

Lorsque le gardien de l'école ouvrit le container pour y jeter les poubelles de la cantine, il trouva un sac en plastique qu'il ne reconnaissait pas. Il faut dire que lui seul avait le droit d'utiliser ce container. Il ne partageait ni sa voiture, ni sa femme, ni ses poubelles. Il prit le sac en plastique et le jeta sur le trottoir. Les chiens en feront ce qu'ils voudront, pensa-t-il, ça n'était pas son problème. Le sac atterrit avec un bruit compact sur l'asphalte. Intrigué, il s'approcha. Il attrapa son balai et du bout du manche, ouvrit le sac. Il mit la main devant sa bouche. Un bébé s'y trouvait. Mort.

Il y eut un court instant où le gardien perdit pied face à cette macabre découverte. Il ne savait pas s'il devait prendre le bébé pour l’emmener dans sa loge ou le laisser sur

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place sans le toucher. Finalement, il sortit son portable de sa poche, et composa le numéro de la mairie, puis celui de la police. Alertée par un employé dont le travail consistait à prévenir les journalistes lorsqu'un fait divers se produisait dans le quartier, la presse arriva rapidement sur les lieux et mitrailla le container, le gardien, et fortuitement, le bébé. Le gardien fit la Une de tous les journaux locaux le soir même.

Le soir même, Daphné sut qu'on avait trouvé son bébé.

La police mit peu de temps avant de déterminer à qui il appartenait. L'autopsie révéla qu'il avait exactement dix jours, pas un de plus. Il suffit donc de faire le tour des maternités, relever le nom de toutes les mères qui avaient accouché ce jour-là, et de les appeler une par une. Seule une manquait à l'appel : Daphné.

*

* *

Cela fait trois jours qu'elle l'attend et qu'il n'est pas venu à la maternité, trois jours qu'elle pleure. Les infirmières lui ont dit que c'était une petite dépression « post partum » qui arrivait de temps en temps, que ça n'allait pas durer. C'est le jour de la sortie. Elle prépare son sac et pleure en regardant son fils emmailloté dans un manteau un peu trop grand pour lui. Et puis soudain, la porte s'ouvre.

Daphné, je suis désolé.

Sébastien se jette à ses genoux. Il enfouit sa tête entre ses jambes.

Relève toi, regarde au moins ton fils, lui dit-elle un peu distante.

Il s'approche du berceau. Il regarde le bébé.

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Comment tu l'as appelé ? Demande-t-il.

Je ne lui ai pas encore donné de prénom, je t'attendais. Mais... (elle semble réfléchir, partie dans des pensées lointaines) j'avais pensé à Nathan.

C'est très joli, Nathan, dit-il sans quitter son fils des yeux.

Daphné pousse un long soupir, ramasse son sac et le tend à Sébastien.

On rentre à la maison ?

*

* *

La première semaine, Daphné s'embourbait dans des idées noires. Et si cet enfant était un monstre ? Hitler, Mussolini, avaient été des bébés, eux aussi. Qu'allait-il se passer en grandissant ? Elle aimait cet enfant comme sa vie, mais quelque chose la séparait de Nathan, ce baby blues si mal nommé, tant l'expression semble légère alors que le mal fait tant souffrir. Le pire était le regard de Nathan. Lorsqu'elle changeait ses couches, elle lui parlait doucement, mais il semblait ne pas la voir et fuir ses yeux.

Il regardait tout autour d'elle, mais elle, il ne la regardait jamais. Quand Sébastien rentrait le soir du bureau, il trouvait Daphné le plus souvent en larmes, le bébé dormant pourtant paisiblement dans son berceau. Cette semaine-là, Pierre, le père de Sébastien, vint voir le bébé et fit preuve d'une réelle tendresse inespérée. Jeanne repoussa sa venue : elle prétendait préférer que Daphné soit complètement remise de l'accouchement pour ne pas la fatiguer. Mais Daphné n'en avait cure. « Ta bigote de mère ne me sera d'aucun secours » disait-elle à Sébastien qui baissait la tête, penaud.

Le lundi suivant, Sébastien devait se rendre à Paris pour un séminaire de travail, et y

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passer la nuit.

Ça va aller ? S'enquit-il auprès de Daphné. Tu vas t'en sortir toute seule ?

Mais oui, ne t'inquiète pas (elle lui caressa la joue pour le rassurer).

Mais il regardait le plancher et se balançait d'une jambe sur l'autre. Puis il l'a pris dans ses bras.

Écoute, ne le prend pas mal, dit-il en respirant ses cheveux, mais j'ai laissé un double des clés à mes parents (Daphné s'écarta légèrement de lui). Juste pour la nuit, au cas où. Je ne sais même pas ce qui pourrait arriver, mais je serai plus tranquille (elle reposa la tête sur son épaule en poussant un soupir). Dis- toi que c'est juste un acte égoïste pour ma tranquillité d'esprit. D'accord?

Il lui prit le menton et chercha dans ses yeux une approbation.

D'accord, si ça te rassure. Mais tout ira bien. Et tu récupères ces clés dès ton retour.

Ce soir-là, Daphné se coucha tôt. Le bébé se réveilla à minuit, puis à quatre heures.

Elle lui donna le biberon, et à chaque fois se recoucha en se rendormant aussitôt.

Le lendemain matin, Nathan n'était plus dans son lit.

Daphné fut prise de panique.

Où es-tu ? Où es-tu ? Criait-elle.

Elle alla à la fenêtre, pensant qu'elle l'avait peut-être jeté dans la cour, dans un sommeil somnambule. Elle chercha dans la poubelle, sous son lit, dans le frigidaire, partout, rien. Elle tourna en rond sur elle-même, ne sachant que faire, où aller, où chercher. Elle cria « Nathan ! », elle pleura, elle cria encore son nom. Puis elle appela Sébastien et lui expliqua, entre deux sanglots, deux cris, que Nathan avait disparu. A

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500 kilomètres de là, Sébastien cru qu'il allait devenir fou.

Mais qu'est-ce que tu as fait ?! Qu'est-ce que tu as fait ?! Ça n'est pas possible !!

Il raccrocha. Daphné sortit de chez elle et courut dans les rues adjacentes, en gémissant « mon bébé, mon bébé ». Puis elle remonta chez elle. Téléphoner. Oui, mais à qui ?

On frappa à la porte. « Ils l'ont retrouvé, ils me le ramènent ». Elle se précipita pour ouvrir. Jeanne, sa belle-mère, se tenait dans l'encadrement de la porte.

Que se passe-t-il, ici ? Sébastien m'a demandé de venir en urgence. Où est mon petit-fils ? Qu'est-ce que tu en as fait ? (elle empoigna Daphné par les bras et la secoua).

Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! Hurla-t-elle

Sa belle-mère fouilla partout, retourna le matelas, vida les placards, l'armoire, en vain.

Il faut appeler la police, dit-elle. Eux, ils sauront ce que tu en as fait.

Daphné se mit à trembler. Aurait-elle vraiment pu faire du mal à Nathan, dans sa dépression ?

Non, non, n'appelez pas la police, attendez.

Attendre quoi, ma pauvre fille ?

Je vais le retrouver, laissez-moi le chercher.

Elle prit une veste, son sac, et quitta l'appartement sans même fermer la porte. Si c'est moi qui l'ai perdu ou caché, la police va m'enfermer, et je ne veux pas, je veux d'abord le trouver.

Le onzième jour après la naissance de Nathan, Daphné prit sa première chambre d'hôtel. Elle se coupa les cheveux très courts, en espérant que nul ne la reconnaîtrait,

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et sortit parcourir les rues de Lyon, à la recherche de son fils.

Le soir, elle lisait la presse locale.

*

* *

Daphné sut très vite que la police était à sa recherche. Mais elle ne quitta pas Lyon.

Elle voulait rester près de son bébé mort, savoir où il avait été enterré, le trouver, enfin. Sébastien tentait de la joindre chaque jour, mais elle ne répondait pas. Chaque jour, elle passait de cimetière en cimetière, scrutant chaque nouvelle tombe. Chaque jour, elle changeait d'hôtel. Le cinquième jour, elle vit les flics devant le Lavomatic. Ce cinquième jour, elle appela Sébastien.

Mais où es-tu, cria-t-il ? Je t'ai cherché partout !

J'ai peur, Seb, j'ai peur d'avoir tué notre bébé dans un moment d'inconscience.

La police va me retrouver et me faire interner, et je n'ai toujours pas trouvé la tombe de Nathan.

Je t'y emmènerai, sois sans crainte, mais dis-moi où tu es.

Dis-moi d'abord où il est, répondit Daphné, soudain sur la défensive.

Sébastien hésita. Il lui proposa de la retrouver l'après-midi même au parc de la Tête d'Or, près de l'arbre où ils avaient gravé leurs initiales. De là, il la conduirait à la tombe de Nathan.

Elle arriva au parc quelques heures plus tard et se rendit près de leur arbre. Elle toucha des doigts leur cœur gravé sept ans auparavant, quand tout n'était qu'insouciance. Elle posa son front sur l'écorce et pleura. Une main se posa sur son

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épaule. Sébastien. Elle se retourna. Il était là.

Mais il n'était pas venu seul.

*

* *

Il n'y avait pas un bruit dans l'appartement. Il faisait nuit, mais la lune laissait filtrer une lumière à travers les volets tirés. Elle s'est avancé tout doucement vers le berceau, un oreiller à la main. Elle a regardé ce bébé qui incarnait le mal et la défaite et, sans hésiter, a appuyé l'oreiller sur sa tête. Le petit corps a bougé

quelques secondes puis s'est immobilisé . Elle l'a ensuite saisi, et l'a jeté dans un sac en plastique. Passé la porte de l'appartement, les quelques marches descendues, Jeanne a déposé le paquet, comme un vulgaire sac poubelle, dans le container de l'école primaire du quatrième arrondissement de Lyon.

*

* *

Sébastien avait une main sur son épaule, et derrière lui se tenait sa mère et son père.

Et quelques mètres derrière, deux policiers et un infirmier.

Il faut que tu ailles avec eux, Daphné, c'est pour ton bien, pour te soigner, lui dit-il

Mais tu avais dit que tu m’emmènerais voir Nathan ! (elle tomba à genou sur le sol) Pourquoi tu m'as fait ça ? Pourquoi ? Gémit-elle en levant les yeux vers lui.

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Son beau-père s'approcha d'elle et l'aida à se relever.

Nous n'y pouvons plus rien, maintenant, lui dit-il. Le petit est enterré, tu ne pourrais pas le voir. Sois gentille Daphné, sois raisonnable.

Je n'ai pas tué mon bébé ! J'en suis sûre ! Je ne suis pas folle ! Je n'ai pas tué mon bébé ! Je n'ai pas tué mon bébé ! répéta-t-elle comme un credo.

Jeanne fit le signe de la croix et joignit ses mains. Elle ferma les yeux et pria en silence. Lorsqu'elle les rouvrit, elle s'adressa à Daphné.

Si tu es innocente, jeune fille, Dieu te viendra en aide.

Daphné la regarda, plus choquée qu'étonnée. Elle leva les yeux vers la cime des arbres, mais Dieu ne fit pas un geste dans sa direction.

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