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Mémoires en concurrence : témoignages et chef-d'oeuvre patrimonial

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Mémoires en concurrence : témoignages et chef-d'oeuvre patrimonial

VÉDRINES, Bruno, RONVEAUX, Christophe

VÉDRINES, Bruno, RONVEAUX, Christophe. Mémoires en concurrence : témoignages et chef-d'oeuvre patrimonial. In: M.-F. Bishop & A. Belhadjin. Les patrimoines littéraires à l'école. Tensions et débats actuels. Paris : H. Champion, 2015. p. 319-330

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:76663

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M

ÉMOIRES EN CONCURRENCE

:

TÉMOIGNAGES

ET CHEF

-

D

ŒUVRE PATRIMONIAL

Relater n’est pas narrer. Les textes qui relatent l’anéantissement posent de manière cruciale le rapport de l’homme au temps et à la mémoire. Faire entrer les textes de témoignage (Barbusse, Genevoix, Antelme, Levi etc.) dans la classe implique de pousser la question des fondamentaux de la discipline vers une triple nécessité : celle d’éclaircir le statut de l’auctorialité, le rapport de l’espace à la référentialité et le rapport du temps à l’action. S’il y a bien une notion qui est chargée de valeurs dans la société contemporaine, c’est celle de mémoire et plus précisément celle de mémoire liée à un évènement historique trauma- tique, les guerres ou les génocides. À l’école secondaire, la discipline histoire en a fait un objet d’enseignement à part entière. Qu’en est-il en français ? Le témoignage tarde à entrer au cours de littérature. Tant du côté des prescriptions, sur les listes d’auteurs recommandés, que du côté des pratiques effectives, dans les assemblages raisonnés des enseignant- e-s, on compte peu de témoignages, tandis que les récits d’histoire ou les récits qui thématisent la guerre à l’arrière-fond de l’intrigue foison- nent tant au primaire, qu’au secondaire. Le processus de patrimonialisa- tion, par lequel l’école construit des discours seconds sur la littérature et rend présent ce qui est passé par diverses transformations (Louichon, 2012), ne semble pas s’appliquer aux témoignages. Pourquoi l’école résiste-t-elle à ces textes qui relatent un passé traumatique ? Le témoi- gnage possède-t-il des propriétés intrinsèques qui le rendent impropre à l’héritage ? Quel(s) ordre(s) esthétique, méthodologique, disciplinaire interroge-t-il ?

Lire les témoignages des grands évènements traumatiques du

XXesiècle en classe de français pose un triple problème. Le premier, sur le plan de la nature de l’héritage que représente le témoignage (le bien patrimonial): sa patrimonialisation mettrait en concurrence des textes littéraires, objets privilégiés d’une pratique expressive, lieu par excel- lence de l’«évènement figural» et des textes dont le régime de l’authen- ticité subsume les valeurs stylistiques du patrimoine littéraire et relègue

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dans la complaisance le régime du sentimental. Le deuxième, sur le plan de l’héritier ou de la communauté des héritiers (le (s) bénéficiaire (s)) et les modalités de transmission par lesquelles le ou les héritiers jouiront du bien, oppose une pédagogie par centres d’intérêt qui promeut les récits d’histoire, l’identification de la référence et la lecture participante à une didactique de la lecture du retard qui favoriserait la production de mondes. Le troisième, sur le plan du lien de parenté entre le ou les héri- tiers et le pater familias qui légitimerait le (s) bénéficiaire (s) dans sa (leur) jouissance du bien, met en concurrence le récit, l’un des fonda- mentaux de la discipline français, et la mémoire, couverte par la disci- pline histoire, dont l’activité langagière du relater porte la visée descriptive.

Nous faisons l’hypothèse que la patrimonialisation de textes de témoignage se fera au triple dommage (1) du canon esthétique qui continue de structurer le curriculum effectif de l’enseignement de la littérature en français, (2) d’une modalité transmissive de l’accès à la littérature par la lecture participative des œuvres, et (3) du fondamental de la lecture qui structure la plupart des curricula francophones. Nous examinons cette hypothèse à l’aune de plusieurs empiries et projets de recherche.

Nous dressons d’abord une analyse a priori dans laquelle nous nous demandons si la conception du chef d’œuvre patrimonial avec ses valeurs propres ne fausse pas la lecture de la littérature dite de témoi- gnage en occultant sa spécificité générique, en lui appliquant des outils d’analyse inadaptés et par là même en lui fermant une approche didac- tique qui peut s’avérer particulièrement fructueuse. Cette partie constitue l’essentiel de notre présente contribution. Elle pose le cadre préliminaire d’un programme de recherche à venir dont nous esquissons les grandes lignes à la fin de l’analyse. Cette esquisse s’appuie sur les analyses de plusieurs recherches antérieures et en cours, d’importances inégales; elle s’organise autour d’un trait: le cout transpositifque pourrait représenter l’introduction du témoignage à l’école.

DE LA NATURE DE LHÉRITAGE

Examinons d’abord ce qui, dans le témoignage, fait sens pour le lecteur. Nous menons notre analyse à priori dans deux directions: la première met en relation la spécificité générique du témoignage et sa réception; la deuxième pose l’inévitable centration sur les valeurs liées aux témoignages, notamment l’authenticité.

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LE POSITIONNEMENT ATYPIQUE DUN GENRE1EN ÉMERGENCE:

LE TÉMOIGNAGE LITTÉRAIRE

Dominique Maingueneau2souligne l’importance de la relation entre le genre d’un texte et sa réception: «Dès qu’il a identifié de quel genre relève un texte, le récepteur est capable de l’interpréter et de se compor- ter de manière adéquate à son égard.» Ainsi, comprendre une œuvre de témoignage nécessite de ne pas se tromper de genre, sinon l’interpréta- tion s’apparente au contresens. Elle ne répond pas dès lors à l’attente du témoin, c’est-à-dire qu’elle n’honore pas une partie de la dette contractée auprès des morts, et ce d’autant plus si l’on l’accepte l’idée de la dualité constitutive de l’identité douloureuse de l’auteur du témoignage, entre le survivant qui s’adresse aux morts et le témoin aux vivants (François Rastier3). Cependant, dans le cas de l’œuvre de témoignage, le lecteur a affaire à un genre prenant son origine dans un contexte sociohistorique précis, celui du traumatisme de la Première Guerre mondiale, qui va connaitre un prolongement dans la deuxième et plus spécifiquement dans les textes de la déportation et ceux de l’extermination des Juifs d’Europe.

Le récepteur, de par l’absence de tradition de ce genre particulier va donc avoir tendance à rabattre la spécificité du texte vers le connu, à mettre en œuvre un régime herméneutique qui pourra parfois s’avérer inapproprié.

Et ce d’autant plus si l’auteur du témoignage, pour des raisons de posi- tionnement littéraire, de recherche de légitimité et donc de succès auprès des lecteurs s’inscrit dans une généricité traditionnelle au regard de l’his- toire littéraire canonique. On verra à quel point ont pu jouer chez les témoins les moins fidèles le souci de la patrimonialisation, les prestiges de l’épopée (hugolienne), l’influence des Goncourt et de Zola (plus parti- culièrement de La Débâcle).

Or, pour avoir une chance d’être lue, reconnue et patrimonialisée par l’école, une œuvre doit se caractériser par un style relevant d’une langue dite littéraire. On comprend mieux dès lors que la recherche de l’effet

Notre approche par le genre s’appuie principalement sur les contributions théo-

1

riques de Bernard Schneuwly, Jean-Paul Bronckart, François Rastier et Dominique Maingueneau.

Dominique Maingueneau, Manuel de linguistique pour les textes littéraires,

2

Armand Colin, 2010, p. 24.

François Rastier, Ulysse à Auschwitz, Primo Levi le survivant, Les éditions du Cerf,

3

2005, p. 58.

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esthétique puisse s’inspirer d’un intertexte déjà patrimonialisé, ou du moins ayant montré son efficacité du point de vue de sa perception comme œuvre digne d’être qualifiée de littéraire. C’est donc l’étude des modèles de discours qui permet de préciser dans quelle mesure l’œuvre s’inscrit dans une généricité reconnue par le canon. L’auteur-témoin peut parfaitement l’assumer et se fondre dans le moule, mais alors il se conforme au milieu social qui se reconnait dans la doxa du genre. À l’in- verse de l’auteur tributaire des genres traditionnels, le témoin, en tant que survivant, peut transformer les discours périmés par le traumatisme historique et la dette à l’égard des morts, contribuer à l’émergence et la consolidation d’un genre atypique.

La stratégie auctoriale consistera alors à détourner le lecteur d’une

«configuration immédiatement lisible» (Paul Ricœur4), pour éviter qu’il reste aveugle en enchainant les évidences, qu’il n’active des scénarios erronés, qu’il ne réduise l’indétermination propre au texte à des interpré- tations valables pour un monde ordinaire, mais inopérantes pour comprendre le monde d’où reviennent les témoins. «La carence de lisi- bilité» n’est pas là pour compliquer artificiellement la tâche du lecteur, mais pour l’obliger à considérer la difficulté intrinsèque à l’acte de témoigner. Ricœur parle de «stratégie de défamiliarisation». Il ne faut pas que le non-familier devienne trop vite familier, mais en même temps, il ne faut pas que la recherche de cohérence échoue, car sinon «l’étranger reste l’étranger, et le lecteur reste à la porte de l’œuvre». Or Rastier5 insiste sur le fait que l’œuvre de témoignage est une synthèse et un dépassement de traditions textuelles et qu’il est en conflit avec d’autres genres, car il engage inévitablement un positionnement éthique et poli- tique sans concession. Selon notre hypothèse, c’est cette singularité qui entraine un frein à sa patrimonialisation.

Ainsi se dégage peu à peu à travers la diversité des pratiques textuelles des témoins, un idéal-type du témoignage caractérisé par sa valeur d’authenticité dans la sémiotisation d’un évènement du monde.

Appliqué au champ d’expérience de l’école genevoise, ce trait confirme une des orientations du nouveau plan d’étude romand. L’approche géné- rique qui le caractérise trouverait là un réactif textuel particulièrement fécond pour faire sens par contraste avec les récits d’histoire, tant en compréhension qu’en production.

Paul Ricoeur, Temps et récit III. Le temps raconté, Seuil, 1985, p. 246.

4

François Rastier, Témoignages inadmissibles, Littérature, n° 159, 2010, p. 159.

5

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Mais parler d’authenticité nous place dans une perspective axiolo- gique, par exemple celle élaborée par Jean-Norton Cru au lendemain de la première guerre mondiale.

L’AUTHENTICITÉ DU TÉMOIGNAGE CONTRE LES«EFFETS LITTÉRAIRES»

DES RÉCITS DHISTOIRE

Cru (1879-1949) est à la fois un combattant de la Grande Guerre, mais également l’auteur d’un livre imposant, Témoins6, résultant d’une ambition et d’un labeur hors du commun. À un témoignage personnel, il préfère en effet la recension et l’évaluation critique des témoignages sur la Grande Guerre. Les trois cents documents sélectionnés sont soigneu- sement lus (plusieurs fois), annotés et commentés sous la forme de notices variant d’une demi-page à une dizaine pour les plus longues.

Cette manière de procéder est organiquement liée à la dimension éthique du témoignage que Cru se représente comme une mission et une dette à l’égard des morts et de ceux qui ont souffert. Il accorde une importance décisive dans son évaluation au lien entre l’expérience vécue de la guerre et la sémiotisation la plus fidèle de cette expérience. Il cherche ce qu’il considère être la vérité sur le monde des combattants et sur la guerre des tranchées7.

Cru revendique ainsi une perspective résolument évaluative car son objectif est double: rendre justice aux victimes de la guerre et avoir une action sur le monde pour conjurer le retour des atrocités d’une future hécatombe. Si l’éthique justifie le travail de Cru, sa méfiance ne porte pas sur la littérature, l’histoire, la psychologie en général, mais sur leur utilisation fautive en regard de l’expérience. Ainsi sa démarche critique s’inscrit avant tout en réaction contre les méfaits criminels de l’affabula- tion: «J’ai juré [dans la tranchée] de ne jamais trahir mes camarades en peignant leur angoisse sous les couleurs brillantes du sentiment héroïque et chevaleresque8.» On remarquera aussi que dès l’expérience originelle

Jean-Norton Cru, Témoins: essai d’analyse et de critique des souvenirs des

6

combattants édités en français de 1915 à 1928, Presses Universitaires de Nancy, 2006.

Le livre édité aux éditions Les Étincelles en 1929 a été réédité en fac-similé une première fois en 1993 par les Presses Universitaires de Nancy, puis une deuxième fois en 2006 avec une préface et postface de Frédéric Rousseau.

Ibid., p. 661.

7

Cité dans Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la grande guerre. L’affaire

8

Norton Cru, Paris, Seuil, 2003, p. 55.

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de la tranchée, il liait la trahison et l’imposture à la représentation dans un style littéraire inadéquat dans sa visée même: rendre compte de la guerre par un héroïsme désuet lui-même valorisé par une tradition épique inscrite dans la littérature patrimoniale.

Cependant, pour passer de l’expérience personnelle du front à un travail de critique, pour justifier ce rôle (exorbitant pour certains) de juge qu’il s’attribue et qui consiste à émettre un verdict sur les témoignages de ses contemporains, Cru doit construire et défendre sa légitimité. Témoins prend alors une valeur essentielle si l’on veut réfléchir à une poétique de l’œuvre de témoignage.

On le voit, l’avènement de cette ère du témoin, capitale pour l’histoire contemporaine, pose également la question du statut du témoignage dans le champ littéraire en ce début de XXesiècle.

LA PATRIMONIALISATION COMME INHIBITION DU TÉMOIGNAGE

L’œuvre de Cru s’avère révélatrice d’une préoccupation apparue aux lendemains de la Première Guerre mondiale, mais qui ne cessera de se présenter tout au long du XXe siècle : que faire des témoignages ? Comment les lire ? Comment évaluer leur validité ? Les témoins, ou du moins tous ceux qui se prétendent tels, montrent des pratiques contra- dictoires et demandent selon Cru à être catégorisés et hiérarchisés. Or, si le genre s’avère un facteur déterminant dans le mouvement de patrimo- nialisation, Cru montre à de nombreuses reprises comment par son côté prescriptif il joue un rôle essentiel dans l’inadéquation de certaines pratiques textuelles. Prescription d’autant plus déterminante si l’on considère que le genre est un outil « sémiotique complexe » qui comme tous les outils se « trouvent entre l’individu qui agit et l’objet sur lequel ou la situation dans laquelle il agit : ils déterminent son comportement, le guident, affinent et différencient sa perception de la situation dans laquelle il est amené à agir9. » Le témoin utilise donc l’outil-genre mais est dans le même mouvement « utilisé » par cet outil. Dorgelès, par exemple, revendique même l’imagination pour pallier une mémoire infidèle, récuse le témoignage tatillon, confie qu’il a jeté ses carnets pour « ne pas mentir », se moque d’un caporal, « un carnet tout neuf à la

Bernard Schneuwly, «Genres et types de discours: considérations psychologiques

9

et ontogénétiques», dans Y. Reuter (dir.), Les interactions lecture-écriture, Berne: Peter Lang, 1994, p. 157.

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main, qui s’éborgnait à déchiffrer, sur la lanterne des gares, le nom de toutes les stations qu’il inscrivait scrupuleusement10». Dorgelès ne raconte pas sa guerre, mais une généralité, un amalgame, il tombe dans le poncif (un espion) pour produire un effet (et ainsi donner un gage au roman d’aventure reconnu par le patrimoine même s’il s’en défend : « ce n’est pas du roman »). Mais dans le même temps, l’ambigüité de la fictionnalisation se concrétise pour le lecteur par l’impossibilité prag- matique d’identifier le genre, car l’œuvre offre à la fois des traits géné- riques propres au roman d’imagination, mais réclame également la confiance dans la véracité « des éclats de vérité » et donc une prétention au statut de témoin.

À l’opposé, on trouve l’attitude de Cazin, Delvert, Meyer11, dont les œuvres sont la reproduction textuelle de carnets et que Cru, dans son classement, place bien au-dessus de Dorgelès et Barbusse. Le travail de Cru consiste donc à baliser la légitimité du témoignage, entre la dette à l’égard des morts qu’il s’agit de ne pas trahir et le discrédit des impos- teurs, ceux qui s’emparent de l’image du combattant, ne lui rendent pas justice, prétendent parler en son nom, soit par une falsification partisane et idéologique comme Jean Limosin et Jacques Péricard12, soit parfois avec de bonnes intentions comme ces pères qui, pensant honorer leurs fils morts à la guerre, dénaturent leurs témoignages : Emile Beaume, Georges Brethollon13, ou même encore certains pacifistes : Barbusse et Remarque. Il s’agit bien pour lui de faire table rase des considérations sur la guerre qui empêchent d’appréhender correctement ce fait radica- lement nouveau : un conflit mondial, industriel, qui se caractérise par un usage alors inégalé de l’artillerie et par les combats de tranchée. Cru, par sa méthode, oblige ainsi à reconsidérer le rapport d’une œuvre à la langue littéraire et engage à recontextualiser une anthologie patrimo- niale marquée historiquement. L’esthétique du témoignage telle qu’elle se dégage dans son travail critique est très intéressante par la distance et la rupture nette qu’elle marque avec les canons hérités du XIXe siècle.

Aussi n’est-il pas étonnant de relever parmi toutes les falsifications dénoncées, la place particulière qu’occupe l’épopée. C’est là en effet le genre séculaire du récit de guerre avec ses lieux communs, sa poétique,

Jean-Norton Cru, Témoins: op.cit., p. 330 et 591.

10

Ibid., p. 107, 122 et 207.

11

Ibid., p. 177 et 378.

12

Ibid., p. 493 et 503.

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qui trouve une nouvelle source d’inspiration avec la Grande Guerre et de nombreux contributeurs qu’ils soient journalistes, politiciens ou mobilisés comme Brunel de Peerard : « Très belliqueux, féru de l’épo- pée napoléonienne, Peerard voit la guerre en beau. […] La guerre lui fournira de beaux thèmes littéraires […]14». Ou encore Christian-Frogé :

Il dut trouver ses notes trop peu épiques et il n’en utilisa que le cadre : la chronologie et la topographie. Il n’était pas poète pour rien : l’inspira- tion lui vint, il emboucha la trompette antique et fit sonner les airs tradi- tionnels. […] Il parle du sang en poète, non en combattant : « Vorwärts ! Les gueulements rauques s’achèvent en gargouillis tragique. Une pluie de sang retombe par les terres défoncées (p. 144). – Telle une averse rouge, le sang des braves giclait sur les avoines hautes » (p. 160)15. Le reproche essentiel de Cru à ceux qu’il appelle les littérateurs, c’est de contribuer à une vaste mystification au sujet de la guerre. C’est ce qu’il reproche avant tout à Barbusse, un des rares auteurs (avec Dorgelès et Remarque) à avoir été patrimonialisé et scolarisé : « On voit ici l’esprit visionnaire et féru d’antithèse comme Hugo ; d’une part une attaque d’un million d’hommes massés dans l’horizon visible, d’autre part une attaque où l’on ne distingue qu’un seul homme. Littérature ? Oui. Expérience ? Non »16. »

Dans cette même veine, l’attitude de Cru à l’égard de Zola est signi- ficative. En effet, s’il salue la figure du progressisme et son rôle majeur dans l’affaire Dreyfus, cela ne l’empêche pas de considérer que les fondements et les postulats du naturalisme auront des conséquences directes sur la qualité des témoignages : « Lles romanciers de la Grande Guerre lui doivent beaucoup : Barbusse, Dorgelès, Berger…, surtout Dorgelès »17. » Ses propos à l’égard de Zola romancier sont sans équi- voque : «La Débâcle, par exemple, fait de « la guerre un “thème litté- raire” : « Zola s’est documenté avec soin, mais comme il n’a rien vu de ce qu’il raconte, il ne peut prétendre qu’à nous donner un roman histo- rique, ce qui n’est jamais un témoignage18. »

Ibid., p. 101.

14

Ibid., p. 111.

15

Ibid., p. 562.

16

Ibid., p. 74.

17

Ibid., p. 48.

18

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DES MODALITÉS DE JOUISSANCE DE LHÉRITAGE

Dans quelle mesure l’école peut s’accommoder d’un tel corpus? Sur quel cout transpositif faut-il compter? À quelles étrangetés les témoi- gnages s’exposent-ils dès lors qu’ils entrent dans les curricula effectifs?

À quelles résistances s’attendre et prévenir dans les pratiques effectives?

Une analyse exploratoire conduite par GRAFELECT19sur la lecture aux différents niveaux de l’école obligatoire genevoise indique que l’essen- tiel des textes à partir desquels les enseignant-e-s conduisent des activi- tés de lecture sont des narrations. Les 4/5 des textes recensés sur les 3 cycles du corpus sont des récits de fiction: récits anthropomorphiques, contes merveilleux, fables, pour initier au plaisir de la lecture, au cycle 1; contes, récits d’aventure, récits d’histoire pour automatiser la lecture sur des textes longs, au cycle 2; récits d’histoire, énigmes poli- cières, pour entrer en littérature, au cycle 3. Il s’agit de faire sens, à partir du centre d’intérêt de l’élève, en racontant, de rendre présent ce qui est passé en contextualisant le référent de l’histoire au plus près du vécu de l’élève. Quand bien même l’échantillon de 14 classes ne permet pas de généraliser, cet engouement pour le texte qui raconte et la présence d’un seul texte qui relate sur l’ensemble du corpus donne l’orientation du cout transpositif.

D’autant qu’il faut compter sur le «conditionnement du lisible», selon l’expression de Kuentz (1972), par lequel l’école transpose les textes au service des objets d’enseignement. Le phénomène est connu, dés qu’un texte entre à l’école, il fait l’objet d’une transformation. Mais nous voudrions illustrer son actualité à partir du corpus GRAFELECT de deux manières: par l’examen de deux textes transformés par l’édition scolaire et des questionnaires confectionnés par les enseignant-e-s. Notre intention est de mieux comprendre la nature de cette transformation et sa visée. L’hypothèse est qu’aujourd’hui le lisible scolaire est conditionné par plusieurs nécessités, agencées successivement en fonction d’une

La recherche exploratoire, conduite sous la direction de Thérèse Thévenaz,

19

compte Sandrine Aeby Daghé, Irina Léopoldoff, Glaís Sales Cordeiro, Anne Soussi, Christophe Ronveaux, Martine Wirthner. Dans une perspective descriptive et compré- hensive, elle porte sur l’enseignement de la lecture et ses variations au fil des niveaux scolaires. Ce corpus est particulièrement intéressant à convoquer ici pour notre propos si l’on considère les potentialités didactiques du témoignage dans un curriculum effectif.

L’échantillon (3 classes en 3PH, 3 classes en 4PH, 2 en 6PH, 2 en 8PH et 4 en 10PH) ne permet pas de généralisation.

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progression: celle de stabiliser la référence dans les premiers apprentis- sages, de répondre à ce besoin de concordance là où il n’y a que discor- dance par le recours à la narration au cycle 2 et 3, et d’assoir les bases d’une rhétorique de la dissertation au cycle 3. Ces nécessités laissent peu de place aux témoignages et à l’action langagière du relater. Ce qui augure d’un cout transpositif considérable.

Examinons dans un premier temps la transformation emblématique de deux textes, extraits du corpus de 8edu cycle (élèves de 12-13 ans). Le premier, intitulé L’Enfant d’Hiroshima, est proche du témoignage. Il se présente comme une lettre dont on a coupé certains passages, signée de deux noms, Isoko et Ichirô Hatano. Il apparait sur une page, sous la rubrique «Expression écrite», titrée «Écrire une lettre argumentative», ce qui semble être un objectif. La lettre est datée et précédée d’un chapeau en italique entre parenthèse donnant quelques éléments du contexte de production (la période et le lieu, la deuxième guerre mondiale, au Japon, l’émetteur, un fils, et le destinataire, sa mère). À gauche de la page, une illustration dont la légende est coupée représente des idéogrammes japonais. Le paratexte ne permet pas d’identifier la nature du texte. Est-ce un échange fictif? L’indication de la source, en bas de la lettre, renseigne le recueil d’où elle est extraite. La préface du recueil semble indiquer que ce dernier s’est constitué à partir de deux sources authentiques: un journal intime et un échange de lettres entre une mère et son fils. Les textes originaux relèvent bien d’une énonciation privée à partir de laquelle un locuteur rapporte ses états d’âme, ses doutes, les faits du quotidien et inscrit cette description dans la tempora- lité d’un diariste. Dans le texte scolarisé, il ne reste de l’original que les marques de première personne et le marquage du temps. Le texte soumis à l’exercice de la classe est le produit d’un assemblage d’extraits dont les effets de cohérence se sont déplacés vers le mouvement dialectique d’ar- guments contraires. La lettre d’un fils à sa mère devient un archi-texte argumentatif dont le centre thématique est l’expression d’un dilemme.

On le voit, les marques du diariste authentique ont été transformées au profit d’un type argumentatif servant la visée d’enseigner le plan dialec- tique de la dissertation.

Le deuxième texte, Inconnu à cette adresse de Kressman Taylor, se présente sous la forme brochée d’un livre de poche, édité dans la collec- tion «Livre de poche jeunesse». C’est un texte de fiction qui se présente sous la forme d’un échange épistolaire entre deux amis. Les lettres sont datées de 1932 à 1934. L’un des hommes est juif et l’autre est allemand.

Le premier est galeriste aux États-Unis; le deuxième est rentré en

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Allemagne et se laisse tenter par les choix politiques d’un certain Adolf Hitler. Au moment de sa publication en 1939, le pogrom juif est encore une rumeur, le texte fait figure d’uchronie. Réédité en anglais en 1995, le roman épistolaire fait l’objet d’une première version française en 1999 par les éditions «Autrement», édition pour adultes qui sera suivie de plusieurs éditions scolaires. L’édition qui apparait dans le corpus est étiquetée «roman historique», enrichie de dossiers historiques sur l’Allemagne entre 1918 et 1939, le national socialisme, la propagande nazie, l’antisémitisme. Ici encore, le conditionnement du lisible porte sur l’effacement des marques génériques au profit de la référence d’un monde présenté comme bien réel, celui de l’histoire.

Cette opération qui consiste à transformer les textes qui relatent en textes qui narrent ou qui argumentent se poursuit dans le traitement des textes. Nous avons relevé, sur l’ensemble des textes du corpus, hormis les extraits, toutes les tâches (activité de paraphrase, questionnaire de lecture suivie, débat interprétatif, etc.) qui portaient sur la compréhen- sion. L’examen des contenus impliqués dans chaque item indique que la plupart des questions portent sur des contenus thématiques orientés vers la référence. L’urgence est dans le sens convergent de l’unité et non dans la lecture du retardd’un monde à reconstituer.

DU GAIN QUE REPRÉSENTE LHÉRITAGE POUR LES HÉRITIERS

Qu’est-ce que les élèves ont à gagner de fréquenter les témoignages?

Quels fondamentaux de la discipline ajoute-t-on ou modifie-t-on dès que l’on introduit le témoignage en classe de français? Cette question inter- roge la nature du gain pour le développement de l’élève.

Laissons là pour l’instant à nos collègues d’histoire le bénéfice d’une mémoire qui nomme l’indicible, l’innommable, et ravive l’indignation.

Examinons plutôt cette forme générique du témoignage et l’activité langagière qui la porte et la spécifie, le relater. Quelle économie nouvelle, pour la configuration disciplinaire du français, peut-on attendre de l’introduction du témoignage en classe? Cette question du gain est à rapporter aux fondamentaux de la discipline sur lesquels sont construites les grandes finalités du français. À la fois pour penser la progression des apprentissages, mais aussi pour la penser en terme de continuité d’un cycle à l’autre. Faut-il réserver ces textes au secondaire?

Quelles dimensions privilégier en réponse aux attentes institutionnelles?

Le nouveau Plan d’étude romand (PER), en circulation depuis septembre 2011, à l’école obligatoire, pose un contexte plutôt favorable.

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L’approche communicationnelle qui le structure en deux grandes compé- tences, comprendre et produire du texte, déclinées à l’oral et à l’écrit, fait du genre et de l’activité langagière des notions fondamentales. Dans une telle perspective, le témoignage représente une unité de travail légitime qui renforce la pertinence du découpage en «regroupement de genre».

Les deux actions langagières du narrer et du relater, que recommande le PER tout au long des 3 cycles d’enseignement, pourraient devenir centrales pour développer les divers régimes d’un lecteur critique qui parviendrait à comprendre tout autant le témoin qui décrit la «mort objective», selon l’expression de Rastier20, qu’un narrateur qui ouvre des mondes possibles dans un récit d’histoire. Mais le PER représente une utopie au sens où ces fondamentaux sont assez éloignés du modèle narra- tif qui conditionne le lisible dans les pratiques effectives.

CONCLUSION

La réception du texte de témoignage s’avère un révélateur de la puis- sance régulatrice de la patrimonialisation. Or, Cru l’a bien montré: ériger par exemple Le Feu en modèle du témoignage de poilu est une forme d’action sur le monde, et cela signifie que sa patrimonialisation et donc l’hommage rendu à une certaine vision de la guerre contribuent à une mystification. Ainsi, loin de rendre compte d’une essence du chef d’œuvre intemporelle, universelle, la patrimonialisation trahit en réalité un phénomène social et historique, qu’il faut aborder en termes de légiti- mation énonciative visant à instituer ce qu’est lalittérature et la sémioti- sation du monde qu’elle propose.

Bruno VEDRINES(IUFE) Christophe RONVEAUX(FAPSE) GRAFELIT

Université de Genève

François Rastier, «Témoignages inadmissibles», Littérature, n° 159, 2010,

20

p. 108-129.

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