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La personne et son corps : de la symbiose à la dissociation

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Proceedings Chapter

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La personne et son corps : de la symbiose à la dissociation

MANAI-WEHRLI, Dominique

MANAI-WEHRLI, Dominique. La personne et son corps : de la symbiose à la dissociation. In:

Schmidlin, Bruno (Dir.). Personne, société, nature : la titularité de droits, du rationalisme juridique du XVIIe siècle à l'écologie moderne . Fribourg : Editions universitaires, 1996. p. 29-43

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:14421

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LA PERSONNE ET SON CORPS:

DE LA SYMBIOSE

A

LA DISSOCIATION

par

DOMINIQUE MANAI

Professeur à l'Université de Genève

Iolroduction

Dans notre civilisation contemporaine, le cotps occupe une place centrale. Il constitue une préoccupation majeure de la société. La multiplication des fitness comme temples païens qui divinisent le corps, le discours publicitaire qui l'in- vestit comme support essentiel de marchandises sont deux manifestations les plus visibles de l'obsession voire du fétichisme du cotps. Bref, sa présence sur la scène sociale est hypertrophiée. Il est, en effet, aujourd'hui l'enjeu d'investisse- ments aussi divers que multiples: économiques, esthétiques, sportifs, psycholo- giques, médicaux, symboliques ...

Cependant, cette valorisation et cette ubiquité du corps dans la société contemporaine suscite en même temps méfiance et crainte. Car par delà le cOtps humain, il y a la personne. Or celle-ci est fortement chargée symbolique- ment. «Touche pas à mon cotps. pourrait être le slogan qui témoigne de la crainte d'une éventuelle utilisation de celui-ci.

Cotps omniprésent, mais en même temps cotps objet, qu'en est-il en droit?

comment le droit résout-il cette ambivalence? Certes les juristes se préoccu- pent plus de personne que de cotps. Mais ils ne peuvent pas l'ignorer. Quelle est alors la nature des rapports que la personne entretient avec son corps?

Il Y a deux manières de répondre à cette question,les réponses sont antinomi- ques et leurs prémisses éthiques s'opposent: une logique de réification et une logique de personnalisation du corps. Pour concrétiser mon propos, je voudrais vous rapporter une affaire jugée devant la Cour d'appel de Californie le 17 juil- let 1988: la fameuse affaire Moore, celui que l'on a surnommé l'homme aux cellules d'or '.

En 1974, John Moore était atteint de leucémie. Les médecins découvrirent que leur patient avait une formule sanguine rare qui permettrait peut-être de traiter certaines formes de cancer et même le sida. Ils décidèrent, en octobre 1976, de lui enlever à son insu la rate. Celle-ci a été partagée entre les quatre médecins. Les cellules furent cultivées, des brevets déposés le 20 mars 1984 et

1 Cf. EDELMANB., cL'hommeauxcellulesd'or», R~cueil Da/Joz,1989,chroniqueXX1V,p. 225.

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finalement les médecins cédèrent à une multinationale l'exploitation ainsi que la commercialisation des produits fabriqués à partir des cellules Moore. Ce qui donna lieu à un marché très fructueux!

Par hasard, M. Moore découvrit que ses cellules faisaient l'objet d'un com- merce. C'est alors qu'il revendiqua ses cellules saisies et exploitées sans son consentement et réclama le droit de prendre part aux bénéfices qui, sans lui, n'auraient pu être réalisés.

La Cour d'appel a dû se livrer à un redoutable travail de qualification du rap- port juridique que l'homme entretient avec son propre corps afin de pouvoir répondre aux prétentions de M. Moore.

Dans sa décision, la Cour a adopté une logique de la réification du corps. Elle a admis que les cellules sont un bien, une chose à la libre disposition de son titu- laire, celui-ci peut les négocier, les transférer, en tirer profit. Et comme la per- sonne a un droit de propriété sur les produits de son corps, ces produits consti- tuent une sorte de «matière première.; donc celui qui les modifie par son travail aurait le droit de recueillir les fruits de son effort. C'est ainsi que la mise à disposition de cette matière première, à savoir un organe, est hors commerce et donc ne peut pas être rémunérée. Par contre, le produit du travail effectué sur cette matière première appartient aux médecins.

Un juge dissident critiqua cette décision et fit valoir que la liberté d'exploiter son corps au nom de son droit de propriété fait du corps l'esclave de la per- sonne, laquelle risque fort de s'aliéner elle-même en aliénant son corps.

Mais il y a une autre logique: celle de la personnalisation du corps, selon laquelle les cellules ne sont pas des choses car eUes expriment l'identité de la personne. Or, l'homme ne peut pas se vendre, sous peine de se réduire à l'état d'esclavage, et les cellules devraient être hors du commerce juridique. Les médecins auraient alors été condamnés sur le terrain de la responsabilité civile pour avoir agi sans le consentement de l'intéressé.

Vous le voyez, les deux logiques sont donc fondamentalement différentes et aboutissent à des résultats opposés.

Revenons au droit suisse et examinons comment il règle la question du rap- port des droits de la personne sur son corps?

Mon exposé comportera quatre étapes que je me propose d'agencer de la manière suivante:

- une première partie intitulée la personne désincarnée par le droit qui mettra en place les concepts de personne et de corps humain sur la scène juridique;

- dans une deuxième partie, je verrai comment la personne était initialement en symbiose avec son corps;

- puis, dans une troisième partie, je montrerai comment avec les progrès scien- tifiques, la personne prend des engagements juridiques qui ont pour objet Son propre corps; c'est pourquoi j'ai intitulé cette troisième partie le corps,

objet d'ac/es juridiques;

- enfin, dans une quatrième partie, j'essayerai de démontrer comment le corps peut être dissocié de la personne. Ce qui m'amènera, en guise de conclusion, à dessiner les contours d'un statut du corps humain en droit civil suisse, à partir des droits de la personne.

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1. Une personne désincarnée par le droit

Au préalable, une question qui semble toute simple mais qui est fort complexe:

qu'est-ce qu'une personne? Un constat de prime abord: la notion de personne dans le Code civil est conforme à son étymologie latine. Alors que, selon l'ac- ception grecque, la personne renvoie aussi bien à une réalité physique et concrète (cf. Homère) qu'à une abstraction, une figure abstraite dont l'homme réel peut être revêtu (cf. Aristote),selon l'étymologie latine, au contraire, per-

sona ne désigne plus que la face artificielle, le masque de théâtre, enfin, le rôle que chacun remplit sur la scène juridique'. La persona latine n'est donc plus qu'une abstraction, elle se substitue à l'être de chair qu'elle représente.

Au plan juridique, la personne est issue de cette perception romaine. Elle tire sa substance du réseau de relations auquel elle participe. En tant qu'abstraction, elle n'a aucune existence en soi, elle n'existe que dans la relation. Cette perspective relationnelle et fonctionnelle caractérise la personne juridique. Celle-ci est défi- nie comme l'individu apte à être sujet de droits et d'obligations (art. 11 CC).

Cependant, son existence juridique est conditionnée par des données biolo- giques. C'est, en effet, la vie qui commande l'acquisition et la disparition de la personnalité. Celle-ci se situe entre la naissance et la mort.

L'article 31 alinéa 1 CC prévoit que la personnalité commence à la naissance de l'enfant vivant. Le législateur n'a pas fourni de définition juridique de la vie.

Cependant, l'article 31 alinéa 1 est interprété COmme un «renvoi aux dernières connaissances reconnues par la science médicale» J selon laquelle la vie se révèle par la respiration et/ou les battements du cœur 4.

Au terme de la vie, la mort met fin à la personnalité. La mort se manifeste par une .défaillance complète et irréversible des fonctions cérébrales ... malgré le maintien d'une activité cardiaque» '.Le moment du décès trace une frontière entre un état où le corps humain est le support d'une personne et bénéficie d'un droit à la vie, et un autre état où le corps humain est une dépouille mortelle. Le décès met un terme à la personnalité. Le défunt cesse alors d'être un sujet de droit, il n'est plus une personne juridique (art. 31 al. 1).

Quant au corps humain, nous constatons qu'il n'a pas laissé beaucoup de traces dans le Code civil. Les seu1es références au corps sont les notions de per- sonnes physiques ou d'intégrité corporelle, mais jamais le corps n'est désigné en tant que tel. Il a été escamoté voire censuré par le droit civil. Identifié implicite- ment à la personne physique, il disparaît derrière la vision abstraite de l'homme juridique 6. Or celui-ci est défini dans une perspective relationnelle et fonction- nelle par la volonté qu'il est capable d'exprimer au service d'une fin. Sur la scène juridique, la personne occupe le premier rôle et s'est ainsi substituée à la matérialité du corps. C'est pourquoi, au plan juridique, nous avons affaire à une personne désincarnée.

2 Cf. TRIGEAUDJ.M., <La personne>, APD 1989, pp. 103-122.

J Arrêt Gross, ATF 98 la 506.

4 BUCHER A, Personnes physiques et pro/tc/ion de la personnalité, Bâle, Francfort-sur-le-Main, Helbing & Lichtenhahn, 1992, 2e éd., nO 201- 207;. DESCHENAUX H./STEINAUER P .H., Personnes physiques et tutelle, Berne, Staempfli, 1986, 2e éd., p. 117. n0s458-460.

~ Directives pour la définition et le diagnostic de la mort, émise par l'ASSM en 1969 et adaptées en 1983.

6 Cf. LABRUSSE-RIOU C., «Servitude. servitudes:., in L 'homme, la nature et le droit. Paris, Bour- geois, 1988, p. 312.

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D. La personne en symbiose avec son corps

A partir du moment où la personne absorbe l'ensemble de l'individualité humaine, les juristes se sont mis à identifier le corps humain avec la personne.

Celle-ci est en symbiose avec son corps.

Le raisonnement est le suivant: l'existence de la personne est conditionnée par son corps et ce dernier, à son tour, est impensable en dehors d'elle. Il est son équivalent, son support; et les entraves posées à la disposition de SOn corps ne sont, dans cette perspective, que des limites fixées à sa liberté. Le corps se fond dans la personne, il ne peut donc être réduit au rang de chose'.

Ce raisonnement, qui évacue le corps humain du champ juridique, on peut le repérer chez tous les juristes jusqu'au milieu du XX' siècle.

Cependant, les progrès scientifiques, en particulier ceux de la biologie et de la médecine, vont poser des problèmes nouveaux.

En effet, à la fin des années 1940 et au début des années 1950, on découvre qu'il est désormais possible de conserver vivant quelque chose d'humain hors du' corps de l'homme et qu'on peut soit le remettre dans le corps de cet homme, soit l'injecter dans celui d'un autre homme: des procédés efficaces de conserva- tion du sang sont ainsi mis au point (c'est à Chicago, au cours de la Deuxième Guerre mondiale qu'apparaît la première banque de sang). Puis dans le prolon- gement de la transfusion de sang, les greffes d'organes se développent. Dans les années 1950, les premières transplantations sont appliquées sur l'homme.

Aujourd'hui, il est possible non seulement d'extraire du corps humain quel- que chose de vivant mais encore de le conserver: sang dans un bocal, sperme dans la neige carbonique, membre séparé du corps, organe en attente d'être greffé.

De surcroît, nous sommes à l'heure d'un réductionnisme de plus en plus puis- sant: on investit par-delà le corps l'organe, par-delà l'organe les tissus, par-delà les tissus la cellule, par-delà la cellule les gènes.

Bref, l'évolution scientifique nous contraint à constater que le corps se distin- gue de plus en plus de la personne.

Aussi les progrès de la médecine, de la chirurgie et des biotechnologies bou- leversent-ils les concepts juridiques traditionnels et poussent les juristes à reconnaître l'existence du corps humain en tant que tel. Car il n'est plus soute- nable d'affirmer que le corps s'identifie à la personne alors que l'on manipule la procréation et la mort, alors que l'on dispose des organes humains, alors que le corps humain risque de devenir un matériau biologique.

Or, tant que le corps était en symbiose avec la personne, le droit civil n'était pas confronté à la question de la nature juridique du rapport de la personne avec son corps. Aujourd'hui, il en va tout autrement. Face à un corps qui s'émiette par le savoir médical qui lui confère un pouvoir redoutable, le concept de personne fait de la résistance juridique mais avec difficultés et embarras.

La jurisprudence a été appelée à se prononcer sur la réalité d'un corps humain morcelé et à répondre à la question suivante: la personne a-t-elle un droit sur son corps?

7 «Le corps humain est le substratum de la personne. Comme le fou et l'enfant eo bas âge, corps dépourvus de volonté, n'en SOnt pas moÎns des personnes, et comme la volonté ne nous apparaît jamais que liée à un corps, il o'cst pas déraisonnable de poser en principe que le corps humain fait la personne.» CARBONNIER J., Droit civil, t. 1, Paris, PUF, 1987, p. 251.

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La Cour de droit public du Tribunal fédéral a perçu le corps en termes de maîtrise de l'individu sur lui-même. En effet, en 1963, elle affirme que la liberté personnelle vise à garantir da libre disposition de son propre corps» g. Et plus récemment, le Tribunal fédéral rappelle que «la liberté personnelle, droit constitutionnel non écrit imprescriptible et inaliénable, donne à l'individu le droit d'aller et venir et le droit au respect de son intégrité corporelle. '.

Vous le voyez, pour les publicistes, les droits de la personne sur son corps renvoient à la notion de liberté de l'individu face à lui-même.

Il en va différemment pour les privatistes: le droit de la personne sur son corps se définit comme une prérogative attribuée à un individu sur son propre corps; et le problème essentiel est de savoir si le corps humain est ou non une chose et si les conventions portant sur lui sont ou non licites, dans les engage- ments qu'il prend avec un tiers. Le corps et la personne sont donc envisagés dans une perspective relationnelle, par rapport aux tiers. Et la protection du corps passe par celle de la personne.

C'est par le biais de la protection de la personnalité que le droit civil se soucie du corps et donc dans une perspective strictement défensive. Le raisonnement est le suivant: la personnalité est l'ensemble des biens inhérents à chaque per- sonne de sa naissance à sa mort que tout tiers doit respecter. Ces biens.

consubstantiels à la personne, sont inaliénables et n'ont en soi aucune valeur pécuniaire; ils sont extra-patrimoniaux. La personnalité concerne avant tout l'Etre, alors que le patrimoine concerne l'Avoir 10.

Ainsi, l'intégrité corporelle est-elle un bien de la personnalité assortie d'un droit au respect de cette intégrité tant à l'égard de l'individu lui-même qu'à l'égard des tiers.

A l'égard de l'individu lui-même d'abord, le corps est inaliénable; il est donc impossible, même volontairement, d'en abuser. C'est pourquoi le législateur a-t-il prévu que «nul ne peut aliéner sa liberté ni s'en interdire l'usage dans une mesure contraire aux lois ou aux mœurs' (art. 27 al. 2). La note marginale est explicite: il s'agit de protéger la personne contre les engagements excessifs ".

Ensuite, à l'égard des tiers, toute atteinte à un tel droit est, en principe, illicite sauf si elle est justifiée (art. 28 et ss). L'aspect défensif du droit de la personna- lité confère au titulaire la possibilité de s'adresser au juge pour obtenir larecon- naissance du droit et obliger les tiers à adopter un comportement qui les res- pecte ".

Ainsi, il nous est loisible d'admettre que c'est au travers de cette double pro- tection - à l'égard de soi-même et à l'égard des tiers - que le principe de l'in-

violabilité du corps humain se trouve consacrée.

A ce propos, j'aimerais faire une première remarque: cette intégration des droits sur le corps dans la catégorie récente des droits de la personnalité rap- pelle le lien indissoluble de la personne et de son corps. L'intégrité corporelle est un bien de la personnalité inhérent à tout individu vivant.

s ATF89 1 92.

, ATF 114 la 350, p. 357, arrêt du 26.10.88.

10 TERCIER P., Le nouveau droit de la perSO""alilt, Zuricb. Schulthess polygraphiscber Verlag, 1984, Dm 103-106.

11 En 1907, la note marginale indiquait «inaliénabilité de la personnalitélo. EUea été modifiée en 1983 (FF 1982 II p. 666, M=age du Conseil f&!éraJ du 5 mai 1982).

12 d. JAGGI P., cFragco des privatrechtJicben Scbutzesdes Persônlich.keit», RDS, 1960, 79, pp.

133 a ss, p. 210 a; TERCIER P., op. cil. Dote 10, 322.

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Cependant, cette assimilation présente deux inconvénients. 10 Si elle fixe des limites au pouvoir individuel de disposer de son corps, la loi ne les explicite pas.

C'est par la voie prétoriennne que ces limites ont été peu à peu dessinées.

2° Elle ne résout pas la question des éléments détachés du corps ainsi que leur utilisation à des fins diverses.

Ainsi, bien inhérent à la personnalité de tout individu, le corps est objet de droits (droits subjectifs), mais non l'objet direct du droit (droit objectif). C'est donc non le corps en tant que tel qui est protégé, mais plutôt la volonté de la personne à propos de son corps.

Pour mieux illustrer mon propos, je prendrai l'exemple des interventions médicales. Je vais essayer de vous restituer les principaux jalons qui marquent le rapport que la personne entretient avec son corps,

- Le principe de l'intangibilité du corps humain fait de tout acte thérapeutique une atteinte illicite à l'intégrité corporelle, à moins d'être légitimée par le consentement du patient.

- La jurisprudence a explicité la notion de consentement et a basé la protection du corps humain sur l'aspect volitif et intellectuel de la personne.

En effet, le Tribunal fédéral a affirmé à plusieurs reprises que l'exigence du consentement éclairé du patient implique pour le médecin un devoir d'infor- mation. Or celui-ci - qui a son fondement dans les droits de la personnalité - tend aussi bien à garantir la libre détermination du patient qu'à protéger son intégrité corporelle 13. C'est donc la volonté qui protège de corps. De sorte qu'une intervention faite sans le consentement éclairé du patient est un acte contraire au droit, alors même qu'elle a été exécutée correctement du point de vue médical, et donc indépendamment des dommages éventuels.

Ainsi, à ce stade de l'analyse, nous pouvons tirer les deux conclusions provi- soires suivantes:

-la nature des rapports que la personne entretient avec son corps n'est pas un droit réel mais un droit de la personnalité;

- la protection du corps humain passe par le respect de la volonté de la per- sonne.

De sorte que le corps n'est pas une chose, mais fait partie de l'ensemble des biens de la personnalité, il est donc en tant que tel extra-patrimonial et intrans- missible. Cette appartenance induit des conséquences importantes: elle permet à la victime d'une atteinte de demander au juge de faire cesser toute atteinte illi- cite au corps et d'en constater l'illicéité, indépendamment d'éventuelles demandes de dommages-intérêts (art. 28 CC). Aussi le principe de l'inviolabi- lité du corps humain se trouve-t-il garanti par le droit de tout individu d'être protégé contre les atteintes des tiers.

13 ATF 115 lb p. 180-181; 11410358 c.6; 1081162. Cette position du TF 0 lait J'objet d'une controverse en doctrine. Selon plusieurs auteurs, le devoir d'information du médecin n'a pas pour but de protéger l'intégrité corporelle du patient mais seulement sa libre décision, $On droit d'auto- détermination (ainsi WIEGAND W., «Der Arztvertrag, insbesondere die Haftung des Ames", in Ant und Recht, Berne, 1985, p. 114; HONSELL, cDie zivilrechtliche Haftung 4es Antes», RDS 1990, pp. 14558; BUCHLl-SCHNEtIJER, Recht, 1988, p. 96. F'malement le 28 mai 1991 le TF a réaf- fumtle principe (ATF 117 lb 197 - JdT19921214, p. 217): le devoir d'information du mtdecin n'a pas seulement pour but de garantir la libre information de la volonté du patient mais aussi de protéger son intégrité corporelle. Il s'agit de deux aspects indissociables du droit de la personna- lité (cf. GUILLOD O., «La responsabilité civile des médecins: un mouvement de pendule_, in La responsabilità lkl medico e dei persona/e sanirario fomiota sul diritto pubbUco, civile e penale, 1989, pp. 55 etss).

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ill. Le corps, objet d'actes juridiques

Le corps humain est, en principe, hors du commerce juridique et l'intégrité de la personne a un caractère absolu. Il ne peut donc pas faire l'objet de conventions puisqu'il est en symbiose avec la personne qui elle-même est inaliénable.

Quand on touche le corps, on touche la personne. C'est pourquoi les engage- ments excessifs sont frappés de nullité. En effet, l'article 27 CC protège la liberté de la personne, et celle-ci n'est pas libre de devenir esclave.

Or, aujourd'hui, ce qui est inédit, c'est que le corps est lui·même objet d'actes juridiques (vente de lait, don d'organes, de sang, de sperme). Doit-on en déduire que le principe de l'indisponibilité du corps est faux, que le corps est dans le commerce juridique, et donc que le corps humain indisponible n'existe pas? 14

Ce qui demeure indiscutable, c'est qu'en réalité l'individu dispose de son corps, mais sans aucune rémunération. Tantôt il donne définitivement une par- tie de son corps (prélèvement d'organes), tantôt il prête à un tiers temporaire- ment la totalité de celui-ci (expérimentation).

La question qui se pose dès lors est celle de savoir si ces actes juridiques sont excessifs (art. 27 CC) et si tel n'est pas le cas, les droits de la personnalité sont- ils véritablement efficaces pour protéger l'intégrité corporelle?

Je vais essayer de vous démontrer que l'argumentation pour légitimer ces actes juridiques ne s'organise pas autour de la question de savoir si le corps ou une partie du corps constitue un objet licite, mais bien plutôt autour du pro- blème de l' intentionnalité et de la finalité de l'engagement: le but est-il moral et licite, et la personne y a-t-elle consenti?

Les juristes déplacent ainsi la question de l'objet à la finalité du contrat, en s'interrogeant sur le but poursuivi par les contractants.

A.

Je prends d'abord l'exemple du prélèvement d'organes. Dans ce cas, le corps humain est indéniablement objet d'un acte d'aliénation.

Comme en matière de prélèvement d'organes, il n'y a pas en droit suisse de disposition spéciale au plan fédéral, les problèmes soulevés doivent être résolus à la lumière des principes généraux de la protection de la personnalité, prin- cipes qui sont complétés aussi bien par des normes juridiques cantonales - car la plupart des cantons ont légiféré (sauf FR, GL, NE-projet, SH, SZ, VS, ZG) - que par des normes médicales (en novembre 1993, l'ASSM a soumis à la consultation des médecins un projet intitulé .directives d'éthique médicale pour les transplantations d'organes») ".

Le problème des rapports de la personne avec son corps est particulièrement aigu lorsque le donneur est vivant. En effet, le principe fondamental de l'intan- gibilité du corps humain devrait normalement s'opposer à tout prélèvement, dans la mesure où il constitue une aneinte illicite à la personne vivante.

14 Cf. GOBERT M., «Réflexions sur les sources du droÏt-, Revue trimestrielle de droit civil 1992, pp. 513-514.

15 Bulletin des mtckcins suisses, 1994,75, pp. 168-170.

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Cependant, il est largement reconnu aujourd'hui que cette atteinte peut devenir légitime par le consentement de l'intéressé (art. 28 al. 2 CC) s'il n'est pas contraire aux lois ou aux mœurs ni excessif (art. 27 al. 2 CC).

Reprenons ces conditions:

Le consentement du donneur doit être libre et éclairé, et obtenu par écrit devant un tiers neutre. C'est donc l'aspect volitif de la personne qui permet de poser des exceptions au principe de l'intangibilité du corps humain. Le défaut de volonté, par exemple un incapable de discernement, exclut le prélèvement, puisque celui-ci est dépourvu de but thérapeutique. Or, comme il s'agit d'une atteinte grave à l'intégrité corporelle, toute représentation devrait normale- ment être exclue. Cependant, dans une décision de 1988 ", le Tribunal fédéral a admis la possibilité d'une rer,résentation si le prélèvement n'affecte pas grave- ment l'intérêt de l'incapable '.

Cependant, le consentement du donneur ne peut pas légitimer n'importe quelle atteinte; celle-ci doit être conforme aux lois. Le prélèvement n'est pas illégal car les cantons qui ont légiféré en la matière admettent le prélèvement sur un donneur vivant, pour autant que les conditions soient remplies.

On ne peut pas non plus le considérer comme contraire aux mœurs s'il s'agit du prélèvement d'un organe non vital La pratique médicale l'autorise pour autant que le donneur soit apparenté génétiquement au receveur, sauf excep- tions (notamment pour les greffes de tissus regénérables: sang, moelle).

De surcroît, l'intervention doit être considérée comme morale, si elle pour- suit un but thérapeutique pour le receveur (ce qui ne serait pas le cas si elle était pratiquée dans un but purement expérimental).

De plus, le corps étant hors commerce, toute rémunération du donneur est exclue 18.

Enfin, le consentement au prélèvement ne· constitue pas un engagement excessif, s'il respecte le principe de la proportionnalité. A cet égard, il faut met- tre en balance les avantages qu'en retire le receveur avec les inconvénients que subit le donneur. Si les inconvénients sont plus lourd dans la pesée d'intérêts, le prélèvement apparait contraire aux mœurs. Si les avantages ne mettent pas sérieusement en danger la santé du donneur, le prélèvement est licite.

Récapitulons les paramètres qui légitiment un acte d'aliénation du corps:

a)le consentement du donneur pour le prélèvement d'un organe non vital b )le but thérapeutique de l'intervention

c) le respect du principe de la proportionnalité.

B.

Le même raisonnement est valable pour un sujet qui soumet temporairement la totalité de son corps à une expérimentation médicale.

16 ATF 114 la 363.

17 Dans ce cas, il faudrait demander en plus le consentement de l'autorité tutélaire (art. 421 CC par analogie); le canton de Soleure D'exige que le consentement du repr~sentant légal, art. 34 al. 3 du réglement hospitalier du 18 août 1977.

18 Les directives ASSM (1994) prévoient l'interdiction d'une c:rémunératiOD dépassant le mon- tant justifié par les frais engagés. Toutefois, te donneur a droit è. une compensation financière pour le coOt de l'hospitalisation et des autres soins, ainsi que pour la perte de gain» (point C,2).

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Lorsque l'homme se prête à une expérimentation médicale, il met son corps à la disposition totale mais temporaire d'un tiers, il s'agit donc bien d'une atteinte au corps en· contradiction avec le principe de l'intangibilité de celui-ci. Cette atteinte est particulièrement manifeste lorsqu'il s'agit d'un essai dépourvu de but thérapeutique direct pour le sujet.

Comment alors cette forme d'expérimentation est-elle justifiable au regard de la protection de la personne? Cette question est d'autant plus légitime que l'intérêt du sujet n'est pas prioritaire puisque l'investigateur vise l'élargissement des connaissances scientifiques.

En droit suisse, il n'y a pas de législation fédérale spécifique en matière d'ex- périmentation médicale. Là encore, la protection des sujets est assurée par les dispositions générales du droit de la personnalité (art. 27-28 ss CC). Au plan cantonal, quaton;e cantons ont réglementé la recherche sur l'homme (AG, BE, BL, BS,GE,JU, LU, OW,SO,SG, TI, TG, VD, ZH). La plupart(huit)seréfè- rent aux directives de l'ASSM 19.

Dans ce cas aussi, comme pour les transplantations d'organes, c'est la conjonction d'une volonté et d'une finalité qui est déterminante pour la licéité de l'intervention.

En effet, le consentement du sujet capable de discernement rend licite l'at- teinte à l'intégrité corporelle. A défaut de volonté, l'essai dépourvu de but thé- rapeutique est illicite. Et aucune représentation n'est admise pour les incapa- bles de discernement 20.

Cependant, la volonté de la personne, si elle légitime un acte de disposition du corps, ne peut déployer ses effets que dans un cadre moral: l'engagement ne doit pas être excessif(art. 27 al. 2) 21. Cette appréciation se réduit dans le cas de l'expérimentation à une pesée d'intérêts entre les risques prévisibles et les béné- fices escomptés. Si bien que les essais sans bénéfice thérapeutique direct pour le sujet ne doivent en aucun cas lui faire courir des risques de lésions graves, irré- versibles ou mortelles. Si tel n'est pas le cas, l'engagement portant sur la mise à disposition du corps sera excessif, et dont nul".

Nous trouvons donc deux paramètres qui légitiment un acte de disposition du corps:

a) le consentement du sujet

b )une pesée d'intérêts entre les·risques et les bénéfices.

Ainsi, vous le voyez, le corps humain peut faire l'objet d'actes juridiques valables. Comme pour n'importe quel autre droit de la personnalité, l'exigence d'un consentement libre et éclairé est nécessaire pour légitimer une atteinte à

19 l.' ASSM a adopté le Il mai 1989 des directives «pour l'organisation et l'activité des commis·

sions d'éthique médicale chargées de J'examen des projets de recherche expérimentale sur l'homme»; ces directives complètent celles du 1 er septembre 1970 et du 17 novembre 1981.

20- Position critiquée par la doctrine: SPRUMONT D., La pro/tenon des sujets de recherche, flotam·

men/Mm /edomaine biomédica~ Berne, Staempfli, 1993, p. 250. Les directives ASSM autorisent les recherches sur un interdit incapable de discernement avec le consentement du représentant légal ou un membre de la famille la plus proche.

21 ATF 10111177 - JdTI976 1 383.

22 En droit cantonal, l'exigence d'un rapport favorable entre les risques et les bénéfices est mal dessinée. Seule la loi thurgovienne mentionne explicitement cette condition; les directives ASSM spécifient que les risques doiveot être médica.lement en proportion avec l'importance du but visé.

De plus, les recherches sur des volontaires sains sont interdites, si le projet fait apparaître un risque prévisible de lésion grave ou irréversible, ou un danger mortel (directives J, pt. Il.4 et IV.6).

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l'intégrité corporelle. Ce consentement ne doit toutefois pas être excessif Cette notion au contenu indéterminé renvoie à la pratique judiciaire qui, elle-même, s'inspire des principes posés par le corps médical. Pour fonder leur décision, les juges se préoccupent de la finalité de l'engagement juridique et l'évalue selon le principe de la proportionnalité, sans se prononcer sur l'objet de cet engagement qu'est le corps humain.

IV. Le corps, dissocié de la personne

Si le corps constitue l'objet d'actes juridiques, il n·est donc pas assimilable tou- jours et en totalité à la personne. Il apparaît même parfois complètement dis-

tinct et dissocié de la personne.

A.

Pour étayer mon propos, je prendrai comme premier exemple de dissociation entre le corps et la personne, le cas de /' enfant conç/L Dans cette situation, la personne apparaît avant le corps.

En effet, la loi (art. 31 al. 2) prévoit que l'enfant conçu et non encore né est apte à être sujet de droits. Il a ce que l'on appelle une personnalité juridique conditionnelle. Peut-on en déduire qu'il est une personne avant sa naissance?

Oui, si l'on admet qu'il s'agit d'une condition résolutoire ". L'enfant conçu serait alors une personne juridique avant sa naissance; et s'il est mort-né, sa personnalité disparaît avec effet rétroactif au jour de sa conception.

Ainsi, à l'instar d'une personne, il jouit des droits civils à la condition qu'il naisse vivant, et il est titulaire de véritables droits (et pas seulement d'expecta- tives). Aussi le juge du divorce doit-il attribuer l'autorité parentale sur l'enfant conçu 24. Inversement, le retrait de l'autorité parentale s'étend aussi à l'enfant non encore né (art. 311 al. 3). Par ailleurs, si ses intérêts sont en péril, il convient de lui nommer un curateur (appelé curateur au ventre) pour établir le lien de filiation paternelle de l'enfant à naître d'une mère célibataire et sauve- garder ses intérêts matériels (art. 308-309). De plus, le nasciturus hérite (art.

544).

Récemment, il a été admis que l'enfant conçu jouit même des droits person- nels, en particulier le droit à l'intégrité corporelle. Cependant, la protection de l'enfant conçu ne se concrétise juridiquement par un droit d'action qu'après sa naissance. En effet, un enfant blessé durant la grossesse peut, après être né vivant, intenter une action en réparation contre celui qui lui a causé préjudice ".

Ce problème revêt aujourd'hui une importance pratique à cause de la possibi- lité de procéder à une chirurgie directe sur le fœtus. Car si l'on admet qu'un curateur puisse être nommé pour défendre les intérêts de l'enfant conçu, on porte une grave atteinte à la liberté de la femme. C'est pourquoi, en cas de

23 DESCHENAUX H.lSTE.INAUER P.H., op. cÎI. note 4, pp. 117-120j GUILllOD O., cUn curateur au ventre: une acception nouvelle? Instants d'instance», Mélanges J. Hoffmann, 1992, p. 115.

24 BERTOSSA B., «Le son de l'enfant conçu en cas de divorce de la mère», SI 1980, pp. 17 SS.

25 TEROER P •• op. cil. note 10, no 508; GUlLLOD O., op. cit. DOle 23; ScHUNEMANN H., Die Rechteam meruchlichen Korper, francfon-sur·le-Main, New-York, Peter Lang, 1985, p. 204.

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conflits d'intérêts à propos d'un traitement in utero entre le droit de la mère à l'intégrité corporelle et l'intérêt du fœtus au traitement, c'est l'intérêt de la mère qui doit rester prépondérant (contrairement aux Etats-Unis, dans certaines cir- constances, les juges ont considéré que les droits du fœtus priment; cette solu- tion présente les inconvénients snivants: créer une situation favorable aux litiges judiciaires; la détermination de l'intérêt du fœtus revient au corps médi- cal, ce qui risque d'engendrer un système de contrôle et de surveillance des femmes enceintes).

Le droit accepte donc l'apparition de la personne avant l'existence du corps, ceci dans un but de protection de la personne qu'est l'enfant à naître et en fonc- tion de ses intérêts - certes principalement pécuniaires - dont il s'agit d'assurer la défense.

B.

Un second exemple de dissociation entre le corps humain et la personne est le cas de l'absent En effet, on constate alors que, contrairement à l'exemple pré- cédent, la personne disparait a vant le corps.

Avec le régime juridique de l'absence, la personne meurt alors que le corps peut être en vie. La qualité de sujet de droit lui est retirée indépendamment de la preuve réelle de sa non-existence biologique. La déclaration d'absence est, en effet, une procédure qui dispense tout intéressé d'apporter la preuve de la mort, bien que les droits rattachés au décès soient exercés comme si la mort avait été établie (art. 38 al. 1).

Cette procédure est envisagée soit lorsque la personne a disparu en danger de mort depuis un an au moins et que le décès paraît très probable, soit lorsque la personne absente depuis longtemps n'a pas donné de ses nouvelles depuis cinq ans au moins à telle enseigne que sa mort paraît très probable (art. 35 al. 1; 36 al. 1). La déclaration entraîne une présomption de mort, présomption suscepti- ble d'être renversée par la preuve du contraire. Cette déclaration d'absence autorise la transmission du patrimoine aux héritiers (art. 38 al. 2).

Le législateur a envisagé l'éventualité d'un retour de l'absent: la déclaration d'absence sera révoquée (art. 51 CC et art. 91 al. 3 OEC), l'inscription radiée et la personnalité juridique réattribuée 26.

Ainsi le droit civil permet de concevoir qu'un corps soit biologiquement vivant, alors que juridiquement il n'est plus le support d'une personne.

c.

Je prendrai, enfin, un troisième exemple qui démontre la dissociation entre le corps et la personne: celui du cadavre. En effet, dans ce cas, la personne quille le corps.

Nous l'avons vu, la mort met un terme à la personne (art. 31 al. 1). Le défunt n'est plus un sujet de droit, la dépouille mortelle n'est pas assimilable à la per- sonne.

26 Cf. PIOTET P., Droit successoral, Traité de droit privé suisse, t. IV, Fribourg, Editions universi- taires, 1989.

39

(13)

Quel est alors le statut juridique du corps humain lorsqu'il a franchi le stade de la mort biologique? le cadavre est-il assimilable à une chose? si tel est le cas, comment justifier alors cette mutation juridique: vivant, le corps fait la per- sonne, mort, il deviendrait une chose.

Aussi bien la doctrine que la jurisprudence refusent d'assimiler la dépouiUe mortelle à une chose. Elle mérite une protection 27 en tant que reliquat de la per- sonne, car le souvenir des droits de la personne antérieure demeure 28. C'est ainsi que, sans être une personne, le cadavre est toujours traité selon les règles de", personnalité. En effet, il n'est pas - telle une chose - à la disposition des héritiers; même mort, il n'est pas transmissible. Le rapport des survivants à la dépouille mortelle se gère sur le terrain des droits de la personnalité. Le «soin aux morts» 29 incombe aux proches et parmi ceux-ci à celui qui a la plus grande proximité relationnelle avec le défunt.

Concrètement, la question de la nature juridique du cadavre s'est posée déjà en 1919 lorsque le Tribunal fédéral devait décider si la personne a un droit de déterminer le sort de son propre corps après sa mort. Il avait admis un tel droit en tant que manifestation de la liberté personnelle et de ses convictions éthi- ques. Et il avait explicitement refusé de l'assimiler à un droit réel sur SOn propre corpsJ(J.

Aujourd'hui, le problème réapparaît en rapport avec le prélèvement d'or- gane aux fins de transplantation. Il est communément accepté que le droit de disposer de sa dépouille mortelle découle du droit fondamental de hi liberté personnelle JI. En principe, seul le consentement préalable du défunt peut légi- timer un prélèvement post mOrlem". Toutefois, la tendance dans la pratique est de prendre en considération l'intérêt à la santé et à la vie d'un receveur qui ne pourrait être sauvé que par une greffe. C'est pourquoi la doctrine et la juris- prudence renoncent à l'exigence du consentement exprès du donneur (ou de ses proches, car demander à ces derniers l'autorisation constitue déjà une atteinte à leur sphère personnelle) et admettent la licéité d'un simple droit d'opposition du défunt ou des proches à condition qu'ils soient régulièrement informés de leur droit.

Plusieurs lois cantonales 33 se contentent également d'un droit de veto; si bien que le prélèvement sera exclu si le défunt a préalablement refusé.

De même, la pratique médicale a établi dans ses directives un droit d'opposi- tion de la personne concernée. De sorte que si, de son vivant, l'intéressé n'a pas manifesté son opposition, le prélèvement sera licite après information des proches du donneur concernant le prélèvement envisagé.

Ainsi, le corps, même dissocié de la personne, n'est pas une chose. C'est un bien extra-patrimonial, traité selon les règles de la personnalité. La dépouille mortelle porte encore les marques de la personne, et à ce titre-là, ne peut pas être un objet de droit réel.

27 Cf. EGGER A't Das Persorumrechl, Zurich, 1930, 2e éd., 292 no 16; MEJER·HAyOZ. Das Sache,.,echt, 1. Abteilung, Das Eigentum, Berne, 1966, 4e éd., 43-44 nm 71·75.

28 ATF98 la 508, arrêt Gross; ATF 111 la 231, arrêt Himme/berger; SI1993 p. 285 la Cour de Justice de Genève pose la notion nouvelle de .zone tabou».

" A TF 10111 177 - JdT 1976 1 362, p. 376.

JO ATF 4511119, pp. 132-133; ATF 52 1 353, p. 364.

JI ATF 971 221; 981a 508; 111 la 231.

32 Art. 28 al. 2 CC; droit cantonal: AG, GE, TI, JU, URI. 33 App.,

as,

BE, GR, SOI TH.

(14)

V. En guise deCODclusioD

Au terme de Dotre analyse, nous nous croyons en mesure de dresser un bilan à propos du régime juridique du corps humain. TI y a six points qui méritent, à nos yeux, d'être soulignés.

1. Le corps est le support de la personne mais il n'est pas la personne. Il est, certes, en règle générale en symbiose avec elle et le principe de l'intangibilité du corps humain témoigne de ce lien étroit.

Cependant, nous avons vu que le corps pouvait être dissocié de la personne.

En effet, il peut y avoir une personne avant l'apparition du corps (enfant conçu) ou inversement un corps sans qu'il y ait personne (cadavre), et enfin un corps biologiquement vivant alors que la personne n'existe plus juridiquement (déclaration d'absence).

2. Les rapports juridiques de l'individu avec son corps s'analysent en termes de droit de la personnalité (et non de droit réel). Le corps est l'objet d'un droit de la personnalité sur lequel s'exerce la volonté du sujet, mais dans des limites qui découlent du but de l'acte juridique portant sur le corps (transplantation d'organes et expérimentation). C'est la conjonction d'une volonté et d'une finalité qui légi- time un acte de disposition de l'aspect corporel de la personne. Ainsi, on peut dire que le corps est protégé par le consentement du sujet et malgré son consentement.

3. Même si la personne commence avec la naissance et finit avec la mort, il y a une zone de protection juridique similaire (mais moindre) à celle qui entoure la personne. On pourrait la qualifier de la façon suivante: une zone de 'pré-per- sonne» (c'est-à-dire une personne en gestation, en devenir, la personnalité conditionnelle de l'enfant conçu) et une zone de 'post-personne» (personne en état de finitude, reliquat de la personna1ité sur le cadavre).

4. Le rattachement du droit du sujet sur son corps à la sphère de la personnalité implique une conséquence importante. La sanction de son non-respect n'est pas seulement examinée sous l'angle de la responsabilité civile tendant à réparer les dommages causés à l'intégrité physique (art. 28

a

al. 3), mais sous l'angle de la pro- tection spécifique de la personnalité visant à faire cesser ou constater toute atteinte ou utilisation du corps non expressément consentie; ce qui permet à la personne de faire valoir un droit au respect du corps même en l'absence de dommage.

5. La protection du corps est centrée autour du consentementdu sujet. Ce qui est indispensable pour préserver la liberté de la personne. Cependant,la limita- tion du rôle de la volonté est trop incertaine et indéterminée pour garantir effi- cacement les droits de la personne sur son corps. En effet, la notion d'engage- ments excessifs est une notion vague et floue dont le contenu est laissé à la pratique médicale à laquelle, du reste, se réfère les juges pour décider la licéité ou l'illicéité de l'acte juridique.

Donc le statut juridique du corps humain est élaboré principalement par voie prétorienne (et non par notre droit positif). En ce sens, il nous est loisible de constater que le corps est l'objet de droits subjectifs de la personne et non l'ob- jet direct du droit objectif.

6. Au début de mon exposé, je vous avais dit que le corps était une préoccu- pation essentielle de la société contemporaine. Or, vous avez vu qu'au plan juri- dique, il est escamoté au profit de la personne. Les progrès biotechnologiques interpellent les juristes qui ne peuvent plus se passer d'un statut juridique du corps humain, sous peine d'annihiler la personne elle-même.

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Pour le moment, le droit suisse règle les problèmes concernant le corps de façon très pragmatique à l'aide des principes généraux de la protection de la personnalité, et des limites - du reste fixées empiriquement - imposées à la volonté de la personne.

Mais, et je soumets cette question à votre réflexion, un droit vraiment démo- cratique peut-il se passer d'un statut légal du corps humain, qui lui-même fixe des limites à la pratique scientifique et pas seulement à la volonté des sujets?

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