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De la Bolivie à la Suisse, des territoires sensibles
GIRAUT, Frédéric, LERCH, Louca, BOILLAT, Sébastien
Abstract
Parcs nationaux, communautés locales, gestion urbaine… Dans les Andes comme dans les Alpes, la gestion du territoire est le lieu de tous les conflits de multiples acteurs aux intérêts divergents. Lors d'un symposium à La Paz, trois géographes, Frédéric Giraut, Sébastien Boillat et Louca Lerch, ont tissé des corrélations inattendues.
GIRAUT, Frédéric, LERCH, Louca, BOILLAT, Sébastien. De la Bolivie à la Suisse, des territoires sensibles.
Le Temps, 2012, no. 27 avril
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:34189
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FREDERIC GIRAUT ; LOUCA LERCH & SEBASTIEN BOILLAT (Le Temps, 27.04.2012) De la Bolivie à la Suisse, des territoires sensibles
Parcs nationaux, communautés locales, gestion urbaine… Dans les Andes comme dans les Alpes, la gestion du territoire est le lieu de tous les conflits de multiples acteurs aux intérêts divergents. Lors d’un symposium à La Paz, trois géographes, Frédéric Giraut, Sébastien Boillat et Louca Lerch, ont tissé des corrélations inattendues.
La Paz, Bolivie. Nous nous sommes rendus au symposium sur les zones critiques de la gestion du territoire et des ressources naturelles, organisé par les Universités Mayor de San Andrés et de Genève et par la DDC. Il n’est question que d’espace, de foncier et de politique… Tous les producteurs boliviens de données géographiques, de politiques territoriales, d’initiatives de développement local ou de protection environnementale sont là. Du jamais vu, ni en Bolivie, ni en Suisse, ni ailleurs. Ils acceptent de s’écouter et de dialoguer, mais ne partagent pas les mêmes visions du territoire et du développement.
L’Etat «plurinational» bolivien, via ses agences, vante son processus original de reconnaissance des communautés indigènes et de «saneamiento». Dans le même temps, il reprend en main ses zones frontalières en instituant une agence qui impose ses principes d’aménagement aux marges incertaines et incontrôlées où avance par exemple le front du soja en provenance du Brésil. Mais cette agence frontalière d’Etat est dotée d’un permis d’intervention très étendu qui peut aller à l’encontre de l’autonomie locale prônée.
Des ONG et des équipes universitaires boliviennes en lien avec l’aide internationale viennent en appui au processus ambitieux de régularisation en documentant la diversité des pratiques foncières, y compris au sein des communautés indigènes et des fronts de colonisation amazoniens. D’autres organisations internationales, environnementalistes quant à elles, promeuvent une vision antinomique de la présence humaine et de la biodiversité centrée sur la grande faune aux territoires étendus. Ceci alors que l’administration nationale des aires protégées a effectué un virage vers la participation des populations locales. Virage qui s’inscrit dans la vision «bioculturelle» du gouvernement actuel, qui associe nature et population indigène dans une sorte d’harmonie que n’auraient cessé de nier la colonisation et le néocolonialisme. Enfin, des organisations militantes dans le domaine social contestent des choix gouvernementaux qui livreraient les ressources naturelles et les populations aux mains de concessionnaires capitalistes miniers et agricoles.
Un tel jeu d’acteurs reflète une situation politique envahie par le spatial. L’actualité est en effet édifiante. La Journée annuelle de la mer laisse s’exprimer la nostalgie de la Grande Bolivie et de son accès à la mer perdu lors de la guerre du Pacifique; elle rappelle les enjeux historiques de l’actuelle coopération internationale dans la région andine. Par ailleurs, le conflit du Tipnis bat son plein. Il s’agit d’un parc national amazonien devenu également territoire indigène mais qui serait aujourd’hui menacé par une route et un projet d’exploitation d’hydrocarbures stratégique pour l’Etat. Toutes les contradictions de ce dernier sont présentes dans un cocktail explosif auquel on peut ajouter encore le projet inavoué mais dénoncé de facilitation du front de colonisation des «cocaleros». Dans le même temps, les nombreux conflits de limites entre communautés et communes défraient la chronique. L’enjeu en est l’accès aux ressources territoriales pour des communautés qui attendent l’autonomie dans la pénurie de moyens. Enfin, le gouvernement annonce face aux contestations internes, l’élargissement du «saneamiento» aux villes. Cela équivaudrait à un grand remembrement urbain et surtout à des opérations généralisées de régularisation et sécurisation immobilière, voire aussi de confiscation, dans des cités champignons comme El Alto (autrefois une banlieue de La Paz alimentée par l’exode rural, aujourd’hui la 3e plus grande agglomération de Bolivie), et plus généralement dans les périphéries urbaines.
L’expérience bolivienne donne aux questions spatiales une dimension originale et fascinante, traductrice des passions politiques; mais, idée saugrenue tant les contextes n’ont absolument rien à voir, elle nous rappelle une Suisse contemporaine qui semble aux prises avec son territoire, ses limites et ses paysages, pour exorciser ses inquiétudes et ses tensions sociales dans des votations et élections improbables.
Qu’il s’agisse du grand chantier de la recomposition des territoires locaux et cantonaux face à la métropolisation -‐ chantier souvent enlisé dans les conflits de mémoire et de captation de ressources, dont la concurrence fiscale entre cantons est le signe le plus manifeste.
Qu’il s’agisse des questions de paysages montagnards prétendument garants d’une identité suisse et alpine menacée, ou encore des questions de frontières qui, à différentes échelles, doivent à la fois repousser une grande Europe angoissante tout en facilitant les flux de richesses désirés et ceux de frontaliers nécessaires.
Qu’il s’agisse enfin du foncier et de l’immobilier, objets de nombreuses spéculations avec, à la clé, une grave crise du logement et des incertitudes croissantes pour une société de locataires.
C’est que le spatial est aujourd’hui plus que jamais au cœur de la question sociale. La crise ou le manque d’un Etat protecteur renvoie aux aspirations et nostalgies souverainistes, naturalistes et protectionnistes. Elle renvoie également au besoin de sécurité que contient la possession foncière et immobilière pour des populations livrées aux lois toujours plus dures du marché.
Certaines zones critiques sont alors en pointe dans le débat et le conflit politique, ce sont celles où s’expriment les frictions entre des projets contradictoires et des représentations de l’espace et de ses usages: ici, un parc national aux mains de populations indigènes et livré aux grandes compagnies concessionnaires d’Etat; là, des stations touristiques de montagne en plein boom immobilier et objet de toutes les spéculations. Plus loin, ce sont des périphéries urbaines classées en zone agricole qui mettent à distance le pays voisin et donnent l’illusion de la souveraineté alimentaire et, ce faisant, exaspèrent la crise du logement. Ailleurs, dans d’autres périphéries urbaines, s’accumule une certaine pauvreté rurale dans l’insécurité foncière en tentant d’accéder aux opportunités de la ville.
C’est dans ce zones critiques où s’expriment le mieux les contradictions du projet social et politique, de son absence ou parfois de son trop plein.