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Les usages politiques du repas de grève dans les années 68 : l’exemple de la Bretagne

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68 : l’exemple de la Bretagne

Vincent Porhel

To cite this version:

Vincent Porhel. Les usages politiques du repas de grève dans les années 68 : l’exemple de la Bretagne.

La gamelle et l’outil. Manger au travail en France et en Europe de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, L’arbre bleu, pp.281-292, 2016, 9791090129153. �hal-01406617�

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Les usages politiques du repas de grève dans les années 68 : l’exemple de la Bretagne Vincent Porhel

Introduction

La grève est une mise à l’écart temporaire des normes qui régissent le travail. Ancrée dans l’exercice de la transgression, elle autorise les acteurs et les actrices à s’affranchir des contraintes rythmant leur quotidien et c’est à ce titre qu’elle est glorifiée dans les mémoires ouvrières. Le repas de grève apparaît alors comme un objet politique dans la mesure où sa nécessitée même impose une organisation collective en adéquation avec les finalités de la lutte. Le rapport à la nourriture en période de grève oscille ainsi entre ces deux extrêmes : la honte de manquer dans une société d’abondance – du moins dans la seconde moitié du 20e siècle - et la glorification de ce manque comme la marque de son appartenance à une classe en souffrance et donc en lutte.

La dynamique unissant ouvriers en grève et nourriture fortifie donc un impensé des luttes sociales reliant historiquement le pain et la lutte. Les images de 1936 montrant les ballots de nourriture grimper le long des murs des usines en grève et popularisées par la photographie restent dans les mémoires comme l’incarnation presque charnelle du contrôle ouvrier sur l’usine et son environnement proche. Mais le repas de grève est également un instrument fondamental par ce qu’il donne à voir, toute organisation culinaire dans le cadre de la grève induit le même message à l’intention du patron, des médias et de l’opinion : l’inscription dans la durée, la faculté d’auto-organisation ouvrière, le soutien extérieur. Reste qu’il demeure paradoxalement difficile de trouver trace de la dimension alimentaire dans les sources ou, plus exactement, celle-ci y est rarement centrale. Les formations d’extrême gauche – particulièrement efficientes dans le soutien aux luttes ouvrières dans les années 68 - répugnent ainsi souvent à s’attarder sur les conditions bassement alimentaires de la lutte hors la mise en œuvre d’outils de propagande privilégiant la dimension monétaire du soutien. Les sources orales, collectées des années après, tendent elles à hiérarchiser les faits – conditions de la remémoration – et donc à minorer cette dimension pourtant essentielle que sont les repas quotidiens. C’est pourtant en abordant le conflit sous l’angle de l’alimentation que celle-ci accède à une dimension politique. D’abord parce que son existence même suppose l’existence d’un soutien aux luttes et d’une organisation spécifique. Ensuite parce que le processus alimentaire peut participer de la construction même de la lutte devenant un agent déclencheur de l’action militante. Enfin il peut également être le révélateur des dysfonctionnements de la lutte et en marquer les limites et la fin.

Ces luttes ouvrières en Bretagne prennent une ampleur inusitée dans les années 68 dans une région plus aisément identifiée à un quotidien de luttes paysannes marquées d’images de choux fleurs et d’artichauts déversés sur les routes1. Dans le cadre de cette étude, des conflits notables sont évoqués – et notamment le conflit du Joint Français à saint Brieuc en 1972 – d’autres plus discrets ou plus localisé – tel le conflit Doux à Pédernec en 1973-1974 – n’en apportent pas moins des éclairages intéressants. D’autres enfin, tel le conflit des forges d’Hennebont ou le conflit de l’usine CSF à Brest, s’intègrent dans un cadre plus large lequel

1 Notamment après la prise de la sous-préfecture de Morlaix par les militants paysans de la FDSEA menés par Alexis Gourvennec en 1961.

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renvoie tant à la durée de la mobilisation et donc à une mémoire longue pour les forgerons, soit à l’embrasement de mai-juin 1968 pour les techniciens brestois2.

1. Ravitailler la grève

Le ravitaillement est d’abord le fait des municipalités généralement de gauche, mais pas essentiellement3. La gratuité des cantines pour les enfants des familles de grévistes participe ainsid’un soutien politique aux luttes. On le mesure à plusieurs reprises au cours de la période. C’est le cas en mai-juin 1968 à Brest, en 1972 à Saint Brieuc lors du conflit du Joint Français mais également à Hennebont lors de la grève de 1952. Cette dernière grève illustre par ailleurs les mutations du soutien dans la Bretagne des années 1968. En dehors de l’aide de la municipalité communiste, les grévistes ne peuvent compter que sur un soutien ponctuel des marins pêcheurs de Lorient donnantaux grévistes « des sardines et du poisson4 » issues de la godaille alors encore florissante. Des conditions de vie redoutables dont témoigneront plus tard des expressions fleuries telles que : « le drapeau noir qui flottait sur la marmite5 » marquent s’il en est des difficultés qu’imposent la poursuite de la grève aux sidérurgistes. Des privations qui peuvent imposer le recours à la soupe populaire que des sidérurgistes retraités évoquent des années après comme un épouvantail à l’exemple des grèves du Boucau aux forges de l’Adour. Expression terrible d’une lutte ouvrière incapable de subvenir à ses propres besoins.

Dans la séquence 1968 en Bretagne, l’insubordination ouvrière rencontre l’appui des organisations politiques et sociales les plus militantes. Les comités de soutien qui se mettent alors en place à la moindre mobilisation ouvrière le sont souvent à l’initiative de partis politiques d’extrême gauche comme le PSUet de certains syndicats comme la CFDT. Ces structures informelles de circonstance, regroupant des militants et militantes d’extrême- gauche de tout horizon politique, organisent la solidarité en médiatisant la lutte, en la finançant par l’organisation de festivités, en collectant de la nourriture auprès de la population et notamment des agriculteurs.L’apport essentiel de ces derniers est permis par la particularité même de la société bretonneau sein de laquelle cohabitent – de façon plus ou moins fluide – structures industrielles et exploitations agricoles rendant plus aisé le ravitaillement des militants en lutte. Assurer un approvisionnement continu des grévistes et de leurs familles montre la solidité et donc la légitimité de la grève tout en affichant une solidarité locale voire régionale. C’est à ce titre que l’inscription du repas dans le processus de grève prend un tour politique en Bretagne. Si les relations entre ouvriers en grève et agriculteurs se révèlent assez régulièrement tendu à l’heure du « modèle agricole breton6 »

2 L’ensemble de ces conflits sont étudiés dans Vincent Porhel, Ouvriers bretons: conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, PUR, 2008

3 Ainsi Georges Lombard, maire de Brest en mai-juin 1968 et centriste déclare son soutien inconditionnel à la grève et ouvre les cantines aux enfants de grévistes en saisissant le bureau d’aides sociales. Ouest France du 28 mai 1968.

4 Entretien LS, Lamineur aux forges, du 29 décembre 1999

5 Entretien BLB, chauffeur aux Forges du 15 février 2000. On peut relever une première occurrence de cette expression chez Jules Vallès : « Quand les femmes s’en mêlent, quand la ménagère pousse son homme, quand elle arrache le drapeau noir qui flotte sur la marmite pour le planter entre deux pavés, c’est que le soleil se lèvera sur une ville en révolte ». Jules Vallès, L’insurgé – 1871, Charpentier, 1886, p.148.

6 Corentin Canevet met en évidence la profonde mutation du tissu industriel en Bretagne pendant les années 68 dont l’agriculture bretonne est l’expression la plus achevée. Une évolution à marche forcée, sous la pression des agriculteurs productivistes, et qui est révélée au grand public par la virulence des manifestations paysannes en Bretagne durant la période. Corentin Canevet, Le modèle agricole breton, PUR, 1992

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et de l’essor des grands groupes agroalimentaires volontiers déconnectés du mouvement social, il n’en reste pas moins que tout soutien paysan aux luttes ouvrières estscruté avec la plus grande attention par les autorités préfectorales qui souhaitent prévenir une alliance aux conséquences potentiellement désastreuses pour toute la région. Si la FNSEA se caractérise historiquement par un net rejet de tout soutien aux luttes ouvrières, l’émergence du courant

« paysans travailleurs » autour de Bernard Lambert, par ailleurs militant du PSU, et de son implantation en Bretagne réamorce les craintes des autorités aux lendemains du mouvement de mai-juin 1968.

De faitla Bretagne a connu en mai-juin 1968 une forteimplication des paysan dans les luttes sociales7. Ceux-ci entrent dans la lutte dès le 24 mai -principalement les éleveurs et les légumiers – d’abord contre la mise en œuvre de la Politique Agricole Commune (PAC) perçue comme trop favorable aux céréaliers puis de plus en plus nettement aux côtés des grévistes.

L’initiative en revient aux organisations communistes aidées par l’implantation du mouvement de Défense des Exploitants Familiaux (MODEF), en Centre Bretagne notamment, Le 26 mai, un comité de solidarité intersyndical mené par la FEN et le Secours Populaire perçoit des dons et de produits agricoles offert par le CDJA. Le 27 mai les agriculteurs du Finistère offrent 10 000 litres de lait aux grévistes de Brest et de Quimper, à Lannion une cantine est ouverte et des collectes ont lieu sur la voie publique. Les comités de solidarité, supervisés par les syndicats, achètent des denrées agricoles à bas prix aux syndicalistes agricoles alors que des commerçants cèdent leurs surplus. Le soutien alimentaire irrigue ainsi les luttes sociales bretonnes et on dispose denombreuses photos de camions chargés de pommes de terre à destination des grévistes déchargés par les militants de l’UEC. Les dirigeants « modernistes » de la FDSEA, acquis au productivisme, dénoncent dès le 30 mai les manifestations communes au prétexte que les revendications paysannes ne peuvent avoir un contenu que strictement économique8.Et si le 1er juin la FDSEA accepte finalement de céder ses artichauts aux comités de grève9cette décision peine à être suivie d’effets notamment dans le nord du département du Finistère très hostile au mouvement de grève.

Mais le soutien procède aussi d’initiatives locales en rapport avec le processus d’occupation qui caractérise la séquence et auquel la Bretagne ne fait pas exception. Dès le début de l’occupation de l’usine CSF de Brest, les paysans, notamment ceux du CDJA, apportent une aide aux grévistes dont certains gardent un lien avec la campagne proche ce qui ne semblent pourtant pas naturel à beaucoup d’agriculteurs partagés entre l’inquiétude liée à l’interruption de leur propre approvisionnement – en essence notamment - et le soutien aux luttes ouvrières dont ils peuvent espérer des retombées positives pour eux-mêmes. Pour certains d’entre eux le premier réflexe aura été de déverser des pommes de terre invendues devant l’usine en signe de protestation avant que la confiance ne s’installe et que des grévistes de la CSF participent aux travaux agricoles effaçant ainsi des souvenirs nés de la guerre quand les urbains venus de Brest bombardée considéraient les campagnes environnantes comme des lieux de richesses. Ainsi lors d’un entretien en 1997, un ancien syndicaliste paysan souligne de manière appuyée ce fait :

7 Christian Bougeard, « Le moment 68 en Bretagne » inBruno Benoit, Christian Chevandier, Gilles Morin, Gilles Richard et Gilles Vergnon (dir.), A chacun son mai, Presses universitaires de Renne, 2011, pp. 23-36.

8 « Les évènements actuels vont coûter cher aux agriculteurs », Alexis Gourvennec président de la SICA du pays de Léon en réaction à une manifestation ouvriers-paysans à Quimperlé le 27 mai. Le Télégramme de Brest du 30 mai 1968.

9 Notes RG du 1er juin 1968. AD du Finistère, 141W35.Il semble bien que cette décision de la FDSEA ne fasse qu’avaliser a postériori une pratique bien engagée au niveau local.

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« Un point positif quand même, c’est que des ouvriers de Thomson CSF sont venus dans des exploitations agricoles donner un coup de main pour faire le travail. En Mai 68, c’était ici à Plouvien, dans une exploitation chez un copain à moi. C’a été très bien perçu par les personnes chez qui ils ont travaillé, parce qu’ici il y a un sentiment, à côté de la ville de Brest qui remonte de la guerre. Les gens qui sont venus ici sont venus pour profiter un peu des paysans, ils se sont dit : « les paysans ils ont plein de choses. »10 »

Ce soutien paysan aux luttes ouvrières va alors connaître un succès constant au fil des années de contestations qui suivent les événements de mai-juin 1968. De févier à mai 1972 lors du conflit du Joint Français à Saint Brieucla massivité de l’aide – portée par la couverture médiatique de la grève, les maladresses de la direction et la tonalité régionaliste donnée au conflit - est commenté dans le temps même de l’événement. A défaut d’argent les syndicats paysans apportent des légumes ordinaires (pommes de terre, poireaux, carottes et surtout choux fleurs), mais aussi parfois des denrées plus relevées, comme du pâté ou du beurre, et surtout de la viande tous les vendredis11. L’engagement des boulangers de la ville permet un ravitaillement en pain qui reste à cette date la base du repas ouvrier. L’importance de ce soutien alimentaire, qui dépasse très vite les limites du département est telle que, des années après, des sacs de pommes de terre et de carottes encombrent encore les recoins du local syndical :

« Il y avait le Joint aussi !Donc on était à l’initiative avec les copains du PSU du ramassage des produits dans les fermes pour les envoyer là-bas. Alors on m’avait prêté une camionnette comme j’avais l’habitude de conduire puisque j’avais travaillé chez Richoud12. On est parti dans les fermes, on a récupéré des sacs de pomme de terre, des kilos de cochon, on en avait plein la camionnette, c’était donné gratis, on avait fait une distribution de tracts auparavant et donc on allait dans les fermes et on savait que dans telle ou telle ferme, on aurait quelque chose. C’était envoyé à Saint-Brieuc avec un gars qu’était étudiant13. »

Le soutien financier vient apporter au repas de grève un peu de diversité surtout quand les ressources des jardins potagers ne sont pas disponibles. Pommes de terre, carottes et choux fleurs semblent alors composer les bases de l’alimentation alors que les grèves d’été profitent d’un apport en légumes verts plus substantiel.

Les collectes de fonds permettent de fédérer l’action des comités de soutien par l’organisation de fetz noz animés par les artistes d’une scène musicale bretonne en plein essor. Ce soutien financier – qui s’est généralisé au fils des conflits depuis mai-juin 1968 - connaît une acmé lors de la grève du Joint Françaisqui est densément étudiée sous cet angle par Jacques Capdevielle, Elizabeth Dupoirier et Guy Lorant14. A partir du 22 avril 1972,

10 Entretien PS, syndicaliste paysan, du 5 août 1997.

11 Ce choix du vendredi pourrait exprimer une volonté de s’opposer à la prégnance du sentiment religieux en Bretagne, reste que les Côtes du Nord sont déjà en forte déprise et les acteurs du conflit sont également ancrés dans le catholicisme social, agent majeur des luttes des années 68 dans la région. On peut supposer que cette date de fin de semaine corresponde à la prise en compte des invendus de la part des bouchers avant une nouvelle livraison.

12 Marchand de meubles de Brest dans les années 60.

13 Entretien PB, OS à la CSF Thomson en 1968 du 23 décembre 1997.

14 Jacques Capdevielle, Elizabeth Dupoirier, Guy Lorant, La grève du Joint Français. Les incidences politiques d’un conflit social,Paris, Armand Colin, 1975.

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laprogression constante des dons en argent rend inopérante toute tentative de pourrissement du conflit ce qui contribue à faire entrer ce conflit dans la légende. Cet apport financier est indispensable et souvent non négligeable pour soutenir certains conflits localisés. En 1974les grévistes des abattoirs Douxà Pédernec reçoivent, outre l’aide alimentaire, des versements pouvant représenter 600 francs (pour des salaires atteignant difficilement les 1000 francs en temps ordinaire15).

2. Le repas de grève comme agent de l’action militante

Le 24 décembre 1973, les grévistes de l’abattoir Doux de Pédernec fêtent Noël sous une tente dressée devant l’usine. Ils festoient et cette dimension est célébrée par une presse régionale sensible aux mouvements sociaux depuis l’ébranlement de mai-juin 1968. Un journaliste de Ouest France détaille les éléments du repas16 : dinde rôtie (« qui n’est pas fournie par Doux », occasion pour le journaliste de rappeler les conditions de travail à l’origine du conflit autant que la qualité douteuse des poules de réforme congelées), andouilles braisées, langue de bœuf, cidres et vins en abondance (point d’allusion aux légumes dans cette description qui met en scène les viandes symboles de richesse et d’abondance) sur fond de musique bretonnante. Cette représentation révèle les usages multiples du repas de grève et l'ancre dans une dimension politique. Alors même que les grévistes se réunissent pour fêter collectivement noël dans le contexte difficile de la lutte sans imaginer mettre en scène publiquement l’événement, la médiatisation de la scène transforme cette tablée conviviale en geste politique.

Le discours militant va transfigurer la scène et en faire le symbole du combat. La misérable tente dressée en plein hiver s’estompe derrière l’abondance des mets. Le festin renverse les représentations et fait apparaître des ouvriers unis et déterminés à tenir tant le fait de manger sur place implique un ancrage, il révèle la force du soutien extérieurs qui dispense une nourriture abondante. Tout au long du conflit pommes de terre, pâtés, œufs, beurre, chou-fleur venus de Paimpol sont apportés, mais également du bois de chauffage17. Le 10 décembre, une quinzaine d’agriculteurs apportent 4 quintaux de pommes de terre, les employés de l’hôpital psychiatriques de Bégard fournissent carottes et betteraves alors que le piquet de grève vient à peine d’être mis en place18. Il donne à voir l’autonomie et la dignité qui deviennent un leitmotiv de la lutte.Il apparaît comme une transgression du quotidien et donne un ton décidé à l’action gréviste et médiatique.

Organisé pour fixer sur place les grévistes lors d’une occupation, le repas de grève peut également accéder à la dimension d’action militante et participer du discours gréviste. C’est le cas à la CSFde Brest où la fermeture de la cantine rend nécessaire la mise en place d’une situation alternative pour éviter que la mobilisation ne s’étiole et que la dynamique de la grève ne se brise.

15 « Bilan financier de la caisse de grève ». Cahiers de mai, BDIC, F delta réseau 578/62. Par ailleurs près de 32 communes subventionnent la grève principalement dans l’environnement immédiat du conflit. « Etat des versements », AD des Côtes du Nord, 1079W34.

16Ouest France du 25 décembre 1973

17 « A nos camarades de la campagne » tract UL-CFDT du 30 décembre 1973. Cahiers de mai, BDIC F delta réseau 578/62.

18Le Télégrammede Brest du 11 décembre 1973. Un mareyeur de Saint Quay Portrieux envoie même des sacs de moules, Le télégramme de Brest du 13 janvier 1974.

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Engagés dans une réflexion autogestionnaire, les grévistes mettent en place des commissions ouvrières19 chargées de « préparer le monde de demain ». La commission chargée du ravitaillement joue alors un rôle qui dépasse la simple gestion de la nourriture.

Son action prends une dimension politique en se posant en parfaite illustration de la possibilité d’une autonomie ouvrière20. Elle se fixe un double but : d’une part la préparation des repas de grève - les grévistes évoquent, trente ans plus tard, les cochons découpés puis rôtis dont on ne cherche même pas à connaître la provenance, et d’autre part la mise en place d’une coopérative alimentaire permettant de vendre les aliments à prix coûtant aux grévistes. Ce circuit non commercial à l’intérieur de l’usine illustre pour beaucoup l’aspiration à l’autonomie à l’intérieur de l’usine et rend concrète la notion d’autogestion restée jusqu’alors opaque pour beaucoup :

« On peut dire que la cantine était en autogestion. Un nommé JV, un gars de Plougastel, je ne sais pas s’il était syndiqué, il ne l’était pas mais je ne sais pas s’il s’est syndiqué après. Ce gars-là travaillait aux méthodes je crois, il a pris l’affaire en main, il arrivait avec des cochons, c’est la seule chose dont je me souviens si on veut parler d‘autogestion c’était ça »21.

Le repas de grève, pris en commun, est également un moyen de casser les cloisonnements professionnels. La séparation entre la cantine des ouvriers et celle des techniciens n’existe plus. L’unité usinière, revendiquée par les techniciens dominant le comité de grève, prend une réalité tangible.

Au Joint Français, les distributions régulières de nourriture facilitée par une solidarité qui s’étend, sont la solution imaginée par les organisateurs de la grève pour maintenir la mobilisation après l’expulsion des grévistes de l’usine qu’ils occupaient.22 Organisées au siège du syndicat tous les matins, elles sont l’occasion pour les grévistes de se retrouver, se compter et se transmettre les informations et les mots d’ordre de la journée.Elles permettent d’inviter les ouvriers des usines voisines voire plus lointaines (ainsi des ouvriers de Renault Billancourt font le voyage et sont invités à déjeuner avec la viande du soutien) et donnent l’occasion de prise de parole et d’organisation concrète d’actions comme des quêtes.Ces distributions réclament beaucoup de bras pour faire les portions, compter l’argent, préparer les « paies » ce qui contribue à transformer pendant tout le conflit le siège de la CFDT à Saint Brieucen une ruche bourdonnante. Le soutien paysan est particulièrement notable Au-delà de son utilité matérielle, il participe à la médiatisation du conflit en marquant un renouveau des alliances paysans-ouvriers mises à mal après les événements de mai-juin 1968 alors quele syndicalisme agricole breton a été durement secoué par la guerre

19 Vincent Porhel, Ouvriers bretons. Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, op.cité.

20A raison si l’on en croit des commentateurs du mouvement social qui considère l’expérience de cantine collective brestoise – entre autres références - comme une avancée politique : « ce phénomène de dépassement de la simple occupation d’usine vers une organisation de la vie économique en partant de la base, c’est l’Autogestion ». « L’autogestion, l’Etat et la révolution », Noir et rouge, supplément au n°41, mai 1968.

21 Entretien PB, OS à la CSF, du 23 décembre 1997.

22 « On les [les grévistes] gardait déjà mobilisés par la paye, par des dons de viandes, de choux fleurs, de lait. Il y avait tous les jours des distributions, tous les jours ils venaient, çà faisait un beau rassemblement », entretien MB, syndicaliste CFDT au Joint Français en 1972 du 17 juillet 2001.

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du lait23. La presse évoque régulièrement ces livraisons de nourriture, détaillant les arrivages, et mettant en évidence l’ampleurrégionale de ce soutien à un moment où s’affirme la question identitaire.

Il reste que dans le cadre du conflit du Joint Français la nourriture accède fugacement à une dimension politique qui dépasse la simple solidarité. Les aliments consommés deviennent, le temps d’une action, les élémentscentraux et symboliquesd’un discours de lutte appelé à être développé et commenté par les multiples médias régionaux ou nationaux présents sur place.

Ainsi alors que les dirigeants de l’usine sont maintenus en « situation de négociation24 » dans la nuit du 5 avril 1972, des ouvrières leurs présentent des choux fleurs pour leur petit déjeuner dans un geste de dérision qui en surprend plus d’un et qui permet aux journalistes d’évoquer le quotidien des grévistes condamnés à se nourrir jour après jour de la même nourriture. A cette époque déjàle chou-fleurn’a pas une grande réputation gustative tout comme l’artichaut et peine à incarner la nourriture prolétarienne. La médiatisation de cette image d’ouvrières portant des choux fleurs, produit indigne, à des dirigeants impeccablement sanglés dans leurs costumes et contemplant ce don spontané d’un air las participe de la construction médiatique du conflit. La presse syndicale évoque « les choux fleurs, base de l’alimentation des grévistes »25 pour dénoncer la difficile condition des grévistes. Interprétation paradoxale qui tend à renvoyer le soutien, pourtant fer de lance de la grève, à la charité que récusent les grévistes. La mise en exergue du chou-fleur, légume déprécié, symbole de faiblesse et de pauvreté est intéressante dans une société où la viande symbolise l’abondance, la force virile et la richesse. Bien évidemment le chou-fleur n’est qu’une composante du soutien alimentaire mais son irruption dans la séquence médiatique renvoie autant à la précarité des grévistes qu’à une identification régionale suscité à l’origine par les luttes paysannes. Les Français avaient en effet davantage l’habitude de les voir éparpillés sur les routes que présentés sur une table de négociation. Ce faisant les grévistes nourrissent les stéréotypes identitaires qui font des Bretons à une masse agricole, retardéeet donc affamée.

A Pédernec chez Doux le rapport à la nourriture est rendu plus complexe par la nature même de l’activité. L’abattoir congèle ses propres volailles et il serait alors tentant de consommer ces denrées. De fait à aucun moment du conflit les grévistes ne puisent dans les congélateurs considérés comme des outils de travail et, à ce titre, protégéscontre toute atteinte26. Ils vont par contre mettre en place à partir de février 1974 des abattages

« sauvages » en s’organisant pour tuer, préparer et vendre des volailles achetées avec des avances financières des comités de soutien et des paysans travailleurs. Une démarche un peu rapidement assimilée à l’autogestion qui participe à populariser la grève en s’aidant de l’aura des LIP. Cette pratique de vente directe procède alors d’une habitude de certains syndicats paysans en Bretagne27.

23 Entamé en 1972 par la contestation par des agriculteurs bretons du prix d’achat du lait par les coopératives, ce qui devient la guerre du lait va révéler les tensions au sein d’un syndicalisme paysan partagé entre FNSEA et paysans travailleurs.

24 On peut savourer l’euphémisme des termes utilisés par la section syndicale de CII-Alcatel pour désigner une séquestration des négociateurs patronaux. Lettre ouverte au président de la CGE du 11 avril 1972, Archives inter-CFDT.

25Synd’magazine, n°1390, mai 1972, BDIC, F delta Réseau 578/64

26 Même si une lettre manuscrite évoque cette possibilité. Archives interCFDT.

27 Dans le même temps les producteurs de viande de la FDESEA et du CDJA vendait directement leur production dans les quartiers de l’agglomération brestoise. Ouest France du 5 janvier 1974. Vincent Porhel, « L’ambiguïté

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3. Le repas de grève comme révélateur des dysfonctionnements au sein des acteurs du conflit

Mais le repas de grève ou son absence révèle également les tensions qui existent entre les acteurs et actrices du conflit. A Saint Brieuc, des ouvriers qui disposent d’un jardin potager disparaissent de la mobilisation dès que l’usine du Joint Français est fermée :

« Les gens restaient chez eux. Quand il y avait des distributions, les gens venaient, les personnes qui avaient des jardins, bon, ça ne les intéressaient pas, mais ceux qui vivaient en appartement, on leur donnait des pommes de terre, des poireaux, de tout »28

A la CSF à Brest des ouvriers travaillant aux côtés des paysans - dont ils partagent par ailleurs les origines et l’habitat –contre rétribution en nature pendant les moissons s’affranchissent rapidement de la solidarité gréviste.

Les relations entre ouvriers en lutte et paysans qui nourriraient spontanément les grévistes ne sont pas toujours idylliques. A Brestles paysans s’opposent parfois frontalement au processus de grève en déversant des légumes – préalablement rendus immangeables - sur le bitume plutôt que de les donnerou de les vendre aux grévistes29 : « vous aurez à manger quand vous aurez repris le travail30» disent ces paysans finistériens renvoyant les ouvriers grévistes au statut déconsidéré d’ouvrier agricole marquant ainsi une frontière sociale entre donneurs d’ordres et salariés31.Toujours enmai 1968 à Pont l’Abbé des affrontementsopposent récoltants et grévistesd’EDF lesquels bloquent les trieuses mécaniques interrompant la distribution et la vente des récoltes32.

Les tensions sont aussi générationnelles. Elles opposent par exemple les jeunes ouvriers radicalisés du Joint Français- mais qui mangent chez leurs parents le soir - et les ouvriers en charge de famille, pressés par leursfemmes et leurs progénitures et qui sont plus vite disposésà accepter les quelques concessions accordées par la direction.Cette opposition récurrenteconduit des jeunes grévistes, affranchis des contraintes alimentaires,à dénoncer leurs aînés comme des conservateurs et des défaitistes.

Les distinctions sont également à lire en fonction des déséquilibres de genre. Le statut de mère nourricière colle aux ouvrières ou aux épouses de grévistes. Il leur incombe de nourrir leur famille et elles mesurent jour après jour la distance prises par des commerçants à qui l’on demande crédit, elles sont conduites à accepter honteusement les bons d’achat distribués par la mairie ou l’aide alimentaire des parents critiques à l’égard de la grève. A cette aune le repas de grève, tout comme la grève elle-même, ne concerne pas seulement les grévistes mais toute la famille, une évidence souvent à rappeler qui souligne l’ancrage de de la référence autogestionnaire : l’exemple d’un conflit breton (Pédernec, 4 décembre 1973-28 février 1974)»

in Franck Georgi (dir), Autogestion, la dernière utopie ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, pages 395-412

28 Entretien BC, OS au Joint Français en 1968, du 17 juillet 2001.

29 On mentionne ainsi des déversements d’artichauts, de choux fleurs et de pommes de terre recouvert de gasoil à Cléder, Plouescat, Saint Pol de Léon. Le télégramme de Brest du 29 mai 1968

30 Mots de paysans du Nord Finistère refusant de donner des artichauts le 1er juin 1968. Archives municipales du Finistère 141 W35, compte-rendu de la police et de la gendarmerie aux sous-préfectures.

31 « Le monde paysan est employeur de main d’œuvre et donc, les camarades paysans, on les avait plus souvent en face de nous comme employeur de main d’œuvre. Il y avait même un paradoxe, les copains paysans comme ils ne se considéraient pas comme employeurs de main d’œuvre mais comme paysans-travailleurs, ils n’acceptaient pas le débat et la négociation avec les syndicats représentants les salariés de l’agriculture. », Entretien HD, syndicaliste CFDT à Brest en mai-juin 1968, du 18 février 1998.

32Ibid

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la lutte sociale dans le cadre privé. Le témoignage de cette ouvrière de l’usine du Joint Français donne à voir la double contrainte qui pèse sur elle en tant que gréviste et en tant que mère nourricière :

« Un conflit comme le conflit de 72, je ne le souhaite à personne. Si vous êtes fragilisés, vous vous posez des questions, comment nourrir mes gosses demain ?Comment payer ma facture ? Je me souviens, le maire nous donnait des bons d’achat en fonction de la famille, du nombre de personnes … moi, j’avais la honte de ma vie d’aller dans un magasin en disant : « j’ai des bons d’achat, je vous paye avec ». J’avais une petite épicière à côté de chez moi et quand je passais pour faire quelques courses elle me demandait comment çà allait.

On a réussi à discuter un petit peu et puis un jour elle me dit : « vous n’avez pas eu de bons d’achat avec la commune ? », je lui réponds « si, mais je n’oserais jamais les donner tellement j’ai honte », alors elle m’a dit : « Ecoutez, vous n’avez qu’à les donner à moi ». Hé bien !Je faisais des courses chez elle.33 »

Lesvins, bières ou cidres, présence indispensable sur la table du gréviste qui participent à la dimension festive et renforcent la fraternité virile de la lutte sont également à l’origine d’un discours d’opposition assez logique. Les grévistes étant renvoyés alors au stéréotype de l’ouvrier ivrogne et paresseux. Ils tentent parfois de répondre, mais pas toujours de manière très adroite comme dans ce tract de Pédernec qui tente de dénoncer les « calomnies » sur l’alcoolisme alors que le mouvement est en perte de vitesse :

« Certains travailleurs disent « les grévistes boivent, sont saouls, vont au café, je n’aiderais pas ces gens-là ». La vérité : « c’est vrai que cela arrive, que certains de nos camarades ont très bien pu boire un coup de rouge, à qui cela n’arrive pas, et puis après – mais ce n’est pas vrai que la majorité des camarades boivent34 »

Conclusion

Le 27 janvier 1974, un certain nombre de syndicalistes arrêtent quelques grévistes de l’abattoir de Pédernec qui avaient dérobé quelques poulets congelésdans les locaux de l’abattoir. Ils ne veulent pas prêter le flanc aux accusations de vol – dans les conflits sociaux le vol est considéré comme une atteinte à l’outil de travail – mais l’événement révèle à la fois la fragilisation du soutien et l’éclatement de l’unité ouvrière dans la mesure où certains grévistes sont prêts à s’affranchir des mots d’ordre. Plus grave sans doute cet épisode renvoie à la faim qui commence à préoccuper les acteurs d’une grève longue et sans réelle issue face à la position très ferme de Charles Doux. Les médias locaux,encore laudatifs quelques semaines plus tôt, jugent alors sévèrement cette action pourtant bien plus révélatrice de la misère des grévistes que le repas de noël. D’étendard de la puissance ouvrière incarnée dans la capacité à se nourrir, le repas de grève devient alors – par le détour du discours médiatique - un stigmate attaché à la condition gréviste préfigurant sa défaite inéluctable.

33 Entretien JL, OS au Joint Français en 1968 du 21 novembre 2003.

34« A nos camarades des sections syndicales CFDT du secteur Guingamp » tract du 30 décembre 1974. Cahiers de mai, BDIC F delta rés

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