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Sept propositions sur les avant-gardes, les machines et l'expérimentation

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Sept propositions sur les avant-gardes, les machines et l’expérimentation

Isabelle Krzywkowski

To cite this version:

Isabelle Krzywkowski. Sept propositions sur les avant-gardes, les machines et l’expérimentation.

Caietele-Cahiers-Notebooks Tristan Tzara (Moinesti, Roumanie), 2011. �hal-01558408�

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Sept propositions sur les avant-gardes, les machines et l’expérimentation

Caietele / Cahiers / Notebooks Tristan Tzara , Vasile Robciuc dir., Moinesti (Roumanie), 2011, p. 67-70

Que l’intérêt pour les technologies soit une constante des avant-gardes historiques n’a plus à être démontré : la « technolâtrie » futuriste a fait l’objet de nombreux travaux qui montrent le lien que ce motif entretient avec le vitalisme ; et les non moins nombreuses machines dadaïstes ont été souvent présentées comme les « machines infernales » anarchistes par lesquelles dada chercherait à faire exploser l’institution culturelle, sinon la société

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. Si je reviens pourtant sur cette question déjà si largement traitée, c’est pour suggérer une lecture plus théorique, qui associerait étroitement (fondamentalement ?) démarche avant-gardiste et expérimentation machinique. J’entends par là, d’une part, que la démarche expérimentale serait ce qui distingue l’avant-garde de la modernité : cette idée n’est pas nouvelle (et je profite de l’occasion que m’offrent les Cahiers Tristan Tzara pour rendre en particulier hommage aux travaux d’Adrian Marino), mais cette distinction, menée à terme, me semble inviter à reconsidérer les relations chronologiques habituellement admises ; d’autre part, que l’usage des technologies est une des conditions (une des modalités, en tant qu’outil, mais peut-être aussi un modèle) de cette expérimentation. On me pardonnera de ne faire ici qu’esquisser une synthèse très générale à partir de réflexions dispersées, que je soumets comme autant d’hypothèses aux lecteurs des Cahiers.

Remarque 1 : sur la nature de l’expérimentation en art

On peut, sans métaphore, considérer qu’il y a une pratique spécifique de l’expérimentation en art. Elle se distingue de l’expérimentation scientifique en ce qu’elle ne cherche pas à valider (ou invalider) une hypothèse, mais à réaliser, par une série (une répétition) d’expériences (d’œuvres) un projet préalablement défini (le cas échéant dans le cadre d’un manifeste « technique » qui tient lieu de protocole). Cette posture expérimentale est liée à l’émergence de la modernité artistique car elle n’a pu être envisagée qu’à partir du moment où le principe d’une « contingence » de l’art a été accepté (Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1863). L’archéologie de la procédure ramène évidemment à Zola (Le Roman expérimental, 1880) ; mais là où ce dernier va chercher une méthode de travail qui conforte,

1 De fait, celle qui orne la page 2 du n° 4 / 5 de la revue Dada (Zürich, 15 mai 19191) ne laisse aucun doute sur cette intention. Dans le même ordre d’idée, la caricature des dirigeants ou de la bourgeoisie en automates sert les représentations satiriques où Raoul Hausmann dénonce le nationalisme allemand.

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finalement, l’omnipotence de l’écrivain, l’avant-garde en fait au contraire une pratique artistique (un « Kunstwollen, une façon d’opérer », pour reprendre les termes d’Umberto Eco

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) qui met l’écrivain en péril, puisqu’elle repose sur l’innovation, et même sur le hasard (ou plutôt, l’aléatoire) : c’est ce qu’énonçait déjà Apollinaire en affirmant que « l’esprit nouveau admet donc les expériences littéraires même hasardeuses

3

». Pour ce faire, les avant- gardes, en sus de leurs manifestes, avancent aussi des modalités nouvelles de création : la multiplication des expériences dont témoignent la prolifération des revues et, surtout, le goût pour l’événement-manifeste (en particulier les « soirées ») inscrivent l’œuvre dans le présent de sa réalisation

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; cette attitude restera une constante des néo-avant-gardes avec la pratique du happening ou de l’improvisation.

La critique souvent portée aux avant-gardes historiques concernant la faiblesse de leur production artistique (ou le décalage entre les exigences et les réalisations) tombe d’elle- même si l’on veut bien les juger à l’aune des critères qu’elles ont ainsi établis, c'est-à-dire, comme le rappelle Adrian Marino, le droit à la recherche, à l’essai, aux tâtonnements du

« laboratoire

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». Le bouleversement inauguré par elles tient au fait que la valeur ne repose plus désormais sur la qualité intrinsèque de l’œuvre, mais sur la capacité à proposer des solutions pratiques à des choix théoriques (le premier manifeste surréaliste précisera encore que le critère de l’œuvre surréaliste n’est plus d’ordre esthétique).

Remarque 2 : sur l’influence du contexte technologique

La modernité artistique est contemporaine, non des débuts de la révolution industrielle, mais du moment où son influence devient sensible dans le quotidien (vers le milieu du XIX

e

siècle, avec des nuances selon les pays). Il serait téméraire d’affirmer qu’il existe un lien de cause à effet entre industrialisation et modernité, mais du moins peut-on souligner que c’est le débat sur le réalisme et, plus largement, sur la nature du Beau, qui va permettre de repenser la relation des arts au réel et rendre possible l’accession de la machine en art et en littérature. À

2 Umberto Eco, Postille al « Nome della rosa », Milano, Bompiani, 1983 ; traduction de Myriem Bouzaher : Apostille au Nom de la rose, Paris, Grasset, coll. « Le livre de poche essais », 1992, p. 75.

3 Guillaume Apollinaire, « L’Esprit nouveau et les poètes », conférence donnée au Vieux Colombier le 26 novembre 1917, cité dans Œuvres complètes, Michel Décaudin éd., Paris, André Balland et Jacques Lecat, 1966, t. 3, p. 905.

4 Sur l’importance de l’inscription des avant-gardes dans le présent, voir par exemple l’introduction de Wolfgang Asholt et Walter Fähnders à Die ganze Welt ist eine Manifestation : die europaïsche Avantgarde und ihre Manifeste, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, p. 10-11.

5 Adrian Marino, « Expérimentation », Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, Jean Weisgerber éd., publ. du Centre d'étude des avant-gardes littéraires de l'Université de Bruxelles, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1984, vol. 2, p. 753. Il y rappelle que la notion, même si elle est plus revendiquée par les néo-avant-gardes, est une proposition des avant-gardes historiques.

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partir du moment où il est posé qu’il n’y a pas de Beau unique et absolu, mais que le beau comporte aussi « un élément relatif, circonstanciel

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», l’artiste peut se préoccuper de reproduire le monde qui l’entoure tel qu’il est : ce sera précisément sa mission que d’en

« extraire la beauté mystérieuse qui peut y être contenue », beauté « que la vie humaine y met involontairement

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».

La machine devient alors un lieu commun de la modernité, mais l’enjeu est d’abord d’ordre thématique et, bien souvent, politique. Même dans ce cadre, les questions que les technologies posent à la littérature et aux arts sont fondamentales : modalités de la représentation, fonctions de l’artiste, champs dont il peut se saisir. Néanmoins, le débat esthétique, ouvert par Maxime Du Camp dans son introduction à ses Chants modernes (1855), ne sera véritablement poursuivi qu’au début du XX

e

siècle, après la découverte européenne de Walt Whitman et lorsque les machines sortent du monde du travail : la question de l’esthétique des machines, et plus encore du renouvellement esthétique qu’elles impliquent (en particulier les modalités de transcription de l’expérience) constituera la revendication moins fondatrice, qu’emblématique des avant-gardes historiques (on se souvient de la suprématie provocatrice que Marinetti accorde à la voiture de course sur la Victoire de Samothrace dans le premier manifeste futuriste de 1909). Le rapport de la littérature et des arts aux technologies est, on le voit, foncièrement dépendant de l’évolution et de la nature de l’objet technique. Or, alors que l’approche dominante au XIX

e

siècle relève d’un quotidien distancié, puisqu’il s’agit pour l’essentiel de l’univers de l’usine, les avant-gardes sont confrontées, avec le développement des divers moyens de locomotions et appareils de communication, à la possibilité d’une expérience sensible et individuelle (d’où, dès le XIX

e

siècle, le statut très particulier du train, première machine que chacun peut utiliser, mais de manière collective). Le motif de la vitesse, dont on connaît l’importance au début du XX

e

siècle, témoigne de ces nouvelles perceptions. D’esthétique, le débat devient donc poétique. Il est au même moment redoublé par la prise de conscience que la technologie peut interagir avec la création : alors que les arts modernes de l’image suggèrent de nouvelles expériences d’écriture (amorcées à l’extrême fin du XIX

e

siècle pour la photographie), les nouvelles possibilités de transmission et d’enregistrement du sonore rejoignent une préoccupation centrale de la démarche avant-gardiste, celle du renouvellement des médiums. Seule cette troisième étape, qui ne pourra pleinement s’accomplir que dans la deuxième moitié du XX

e

6 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne [1863], repris dans L’Art romantique, Paris, Michel Lévy frères, 1868, cité dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1976, p. 685. Il reprend une idée déjà exprimée dans le Salon de 1846, XVIII, « De l’héroïsme de la vie moderne ».

7 Ibid, p. 695.

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siècle, quand les écrivains pourront disposer d’appareils susceptibles d’intervenir dans l’écriture, mais qui est théorisée dès le début du siècle, me paraît spécifique des avant-gardes, même si elles ont largement contribué à l’affirmation de la seconde, comme le souligne encore Bruno Munari dans les années 1950 : « La machine d’aujourd’hui est un monstre ! / La machine doit devenir une œuvre d’art ! / À nous de découvrir l’art des machines

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! » Mais cet

« art des machines » est désormais autant celui qui les donne à voir, que celui qui les utilise.

Remarque 3 : sur le style technologique

Il serait néanmoins erroné de penser que la littérature a attendu les nouvelles machines de traitement de textes pour se poser la question de l’influence des technologies nouvelles : écrire « avec » la machine, c’est d’abord écrire avec la conscience que la machine impose des modes d’appréhension nouveaux, et se préoccuper de traduire cela stylistiquement et formellement. Le philosophe allemand Max Bense a qualifié de « styles technologiques

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» toute écriture dominée par la référence à la culture technologique. Ainsi entendue, la notion recouvre plusieurs démarches : une recherche formelle, qui peut tenir à l’application d’un modèle mécanique à la conception l’œuvre (voir par exemple les propositions de l’Oulipo), ou se fonder plus largement sur le nouveau rapport à l’espace et au temps que permettent les technologies (la simultanéité, la virtualité, etc.) ; une recherche stylistique, qui tient au travail de certains écrivains pour rendre dans l’écriture, par des procédés d’écriture, les effets provoqués par la machine (à rapprocher de ce qu’Yves Jeanneret nomme

« technographie

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») ; et une expérimentation sur les médiums.

En revendiquant, avec une radicalité inconnue avant elles, l’importance de la machine pour le renouvellement de la poésie et « de la sensibilité humaine sous l’action des grandes découvertes scientifiques

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», les avant-gardes historiques ne défendent pas qu’une thématique ou une esthétique, mais ses conséquences sur l’écriture (une poétique). Marinetti suggère à plusieurs reprises que le fonctionnement des machines a suscité les procédés qu’il

8 Bruno Munari, « Manifesto del macchinismo », Arte concreta, n° 10, 15 décembre 1952.

9 Max Bense, cité par Adriano Spatola, Verso la Poesia totale, Rumma, 1969, éd. aug., Paravia, 1978 ; traduction de Philippe Castellin, Vers la poésie totale, s.l., Éditions Via Valeriano, 1993, p. 67. Notons d’emblée le pluriel, que confirme aujourd’hui la variété des approches en littérature électronique. Dans « Ästhetik und Programmierung », Bense précise que « l’esthétique moderne » telle qu’il l’entend suppose une méthode mathématique et empirique, des concepts et des modèles abstraits, ainsi que des objectifs technologiques [technologische Ziele] (dans Kunst aus dem Computer, 1967, p. 11).

10 Yves Jeanneret, « L’Objet technique en procès d'écriture. La scène impossible de la science appliquée (1880- 1910) », in Le Spectacle de la technique, Alliage, n° 50-51, 2000, p. 24.

11 F. T. Marinetti, « Imagination sans fils et les mots en liberté » [L’immaginazione senza fili e le Parole in libertà] (11 mai 1913), cité dans Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, G. Lista éd., Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, p. 142

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inventorie dans ses écrits « techniques » : le « Manifeste technique de la littérature futuriste » laisse ainsi entendre que l’idée d’« abolir la syntaxe » a été dictée par le moteur et le rythme de l’avion ; le manifeste « Imagination sans fil et les mots en liberté » affirme sans ambiguïté que la machine, en imposant un « rythme rapide » qui reflète l’« accélération de la vie », oriente l’art vers la matière, les rythmes, la simultanéité, la ligne droite, et conduit au travail de réduction à l’essentiel, à l’élémentaire (simplification de la syntaxe, usage des abréviations, des onomatopées et des signes mathématiques et musicaux, etc.). La vitesse devient une poétique, celle qui vise au plus d’effets dans le temps le plus court, et qui privilégie l’allusion et l’association. La polysémie, la paronomase, l’homonymie sont des figures centrales, la concision glisse vers le jeu de mots – dont Raymond Roussel avait déjà constaté l’efficacité « mécanique »

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; on la retrouvera chez les poètes des néo-avant-gardes, qui traduisent la concision par la « pauvreté » qu’impose la machine à écrire. L’arrivée du bruit est également assimilée à l’arrivée des machines : « La vie antique ne fut que silence.

C’est au dix-neuvième siècle seulement, avec l’invention des machines, que naquit le Bruit

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. » La langue devient ainsi matériau (bruit, tempo) sur lequel on peut expérimenter.

Remarque 4 : sur l’intérêt des avant-gardes pour la médiasphère

Cette recherche de l’adéquation poétique entre un style et les contraintes qu’impose l’objet technique constitue à n’en pas douter une caractéristique des écritures avant-gardistes, mais pourrait apparaître superficielle si elle ne s’accompagnait pas d’une réflexion approfondie sur le médium. De fait, chaque mutation médiologique conditionne, d’une part, de nouvelles modalités de perception, d’autre part, des changements dans les modalités de création, et je rejoins l’analyse de Jean-Pierre Bobillot selon lequel la démarche avant- gardiste peut se définir comme la volonté d’investir le médium lui-même pour le faire évoluer

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. On sait que, dès avant l’arrivée de l’informatique, la possibilité d’une évolution (transformation du livre en objet, introduction de la photographie, etc.), voire d’un changement de support (remplacement du livre par le disque prôné par Guillaume Apollinaire

12 Le jeu de mots est très utilisé par les écritures « mécaniques » : après Roussel, le sdvig des futuristes russes consiste en un glissement d’un mot à l’autre pour faire apparaître de nouveaux sens dans le texte. La poésie concrète y trouve un de ses procédés essentiels. Ni vraiment aléatoire, ni du côté de l’inconscient, il se rapproche plutôt de la combinatoire qui fait jaillir des sens inattendus.

13 Luigi Russolo, « L’Arte dei rumori. Manifesto futurista » (11 mars 1913), repris dans id., Milan, Edizioni Futuriste di « Poesia », 1916, cité dans la traduction de N. Sparta, L’Art des bruits, G. Lista éd., Lausanne, L’Âge d’homme, 1975, 2001, p. 35.

14 Jean-Pierre Bobillot, « Poésie & medium », 2006, consultable sur le site de la revue Doc(k)s (21/08/2008) : http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKSdatas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/BOBILLOT_F/TXT_F/Doc(k)s -Bob.htm.

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ou Henri-Martin Barzun, recours au format de l’affiche chez Pierre Albert-Birot, Raoul Hausmann, Ilarie Voronca, Guillermo de Torre, etc.) est au cœur de la réflexion des avant- gardes historiques. Certes, les outils technologiques permettant une intervention directe sont encore quasi inexistants, et il reviendra aux néo-avant-gardes de franchir ce pas, dans le domaine visuel comme dans le domaine sonore, mais on ne peut qu’être sensible à l’intérêt que certains écrivains portent « en temps réel » aux évolutions de l’imprimerie au début du siècle ou à l’essor de la diffusion radiophonique à partir des années 1920. C’est en cela que l’on peut parler de « littérature expérimentale », au sens le plus strict du terme, c’est-à-dire une littérature fondée sur l’expérimentation d’appareils nouveaux (machines à écrire, magnétophones, ordinateurs, connexions internet, etc.), dont l’utilisation entraîne l’expérimentation de nouveaux procédés d’écriture. Cette réévaluation du médium, qui fait donc passer de l’expérience à l’expérimentation, remodèle les domaines de l’auteur et du lecteur, invite à repenser le concept d’œuvre ; il incite aussi à prendre pour la première fois en considération l’objet technique pour ce qu’il est : un outil de production.

Remarque 5 : sur les avant-gardes comme philosophie des techniques

Représenter la machine hors de son contexte, la vider de sa dimension utilitaire sont les pistes qui ont été d’abord explorées pour permettre à l’art de se l’approprier. C’est la démarche que défendent encore les futuristes italiens : « la Machine adorée [est] considérée comme le symbole, la source et la directrice de la nouvelle sensibilité artistique » parce qu’elle a pu « surpasser sa fonction pratique pour s’élever dans la vie spirituelle et désintéressée de l’Art

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». Au même moment, la peinture se débarrasse de la mise en scène réaliste et se concentre sur les rouages et les bielles : cette décontextualisation (que manifeste l’arrière-plan, généralement traité de manière monochrome) permet de renouer avec la puissance onirique (l’effet d’étrangeté) de la machine, mais en même temps la rend visible en la sortant de sa fonction utilitaire, en lui reconnaissant une valeur esthétique. Assurément, le concept de « machines inutiles » est un de ceux que les avant-gardes ont sciemment exploré, depuis les dessins mécanomorphes qu’affectionnent les artistes proches de dada

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, jusqu’aux assemblages ludiques de Munari ou aux machines autodestructrices de Tinguely dans la deuxième moitié du XX

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siècle, démarche ambiguë qui conjugue volonté de convergence des

15 E. Prampolini, I. Pannagi, V. Paladini, « L’Art mécanique. Manifeste futuriste » [L’Arte Meccanica. Manifesto futurista] (1922), Futurisme, op. cit., p. 221 et 223.

16 Par exemple M. Duchamp, La Broyeuse de chocolat (1914) ou F. Picabia, Machines tournez vite (1916 / 1917). Le motif des rouages est récurrent chez dada (voir par exemple les illustrations de Picabia pour les revues 391, dada, etc.).

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arts avec les techniques et dénonciation de la société de consommation, esthétisation et dérision critique, humour et pathos. Pour autant, ce qui peut apparaître, à juste titre d’ailleurs, comme un détournement, est la manifestation d’une réflexion approfondie sur la nature de la technologie : elle permet en effet de mettre en évidence, en dehors de tout imaginaire, ce qui est proprement technologique (la production et la transformation), vocation que rend justement manifeste le refus de sa valeur utile. « Comprendre la vraie nature des machines permet d’en détourner le sens », dit encore Bruno Munari dans son manifeste de 1952 : de fait, en devenant un nouvel instrument de création, la machine se met à produire de l’art.

Remarque 6 : sur la machine comme paradigme des avant-gardes

Plus qu’une mode ou une thématique, à laquelle on a trop souvent voulu la réduire, la subtilité de l’analyse atteste l’adéquation profonde de la démarche avant-gardiste avec l’utilisation des technologies. À la vérité, Annie Becq a montré que c’est au cours du XVIII

e

siècle que s’amorce le changement de paradigme : la machine devient un modèle pour la composition de l’œuvre et est ainsi constituée en représentation imaginaire de l’art, désormais conçu comme ce qui transforme le réel

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. Mais la prééminence de la métaphore biologique proposée par le romantisme, tout comme l’inexistence de technologies permettant de matérialiser cette approche expliquent une interruption d’un siècle : c’est avec les avant- gardes que le paradigme retrouve sa pertinence. À l’imaginaire de la machine comme assemblage de pièces pour produire et transformer la nature (ce qui correspond aux définitions courantes depuis le XVIII

e

siècle) répond donc progressivement une réévaluation de l’art comme « transformation », qui fait évoluer la démarche artistique d’une problématique (moderniste) de la représentation à une esthétique (avant-gardiste) de l’intervention (ou de l’action, selon la terminologie que telle ou telle époque privilégiera).

Remarque 7 : sur la simultanéité de la modernité et de l’avant-garde

Si la modernité et la post-modernité sont indiscutablement liées aux sociétés industrielle et post-industrielle (la seconde étant caractérisée par les techniques de l’information et de la communication), seules les avant-gardes lient la question de la création artistique à l’influence et à l’utilisation des innovations technologiques (quel que soit le discours, plutôt admiratif – avant-gardes futuristes – ou plutôt critique – néo-avant-gardes – qu’elles adoptent). Le rapport à l’expérience, dans lequel on peut voir une des données constantes de la modernité, franchit

17 Annie Becq, « La Métaphore de la machine dans le discours esthétique de l’âge classique », La Machine dans l’imaginaire (1650-1800), Revue des sciences humaines (Lille), 1982-3, n° 186-187, p. 269-278.

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un pas lorsque les auteurs l’associent à l’expérimentation, qu’elle porte sur la langue, sa capacité, par exemple, à traduire des « effets de machine », ou qu’elle utilise la machine comme un nouveau médium. Il y a donc bien lieu de distinguer entre une littérature expérimentale, pour laquelle la machine devient non seulement un outil, mais aussi un processus de création, et l’esthétique moderniste, pour laquelle la machine est certes devenue une nouvelle source d’inspiration, mais qui reste, en fait, de facture traditionnelle, et fait même perdurer, en termes d’imaginaire, les questionnements et les motifs apparus avec la révolution industrielle. Cette ligne qui sépare l’expérience de l’expérimentation est de même nature que celle qui sépare la représentation de l’action ; c’est celle aussi qui fait passer la machine du statut d’objet d’art, à celui d’objet pour l’art.

On est de ce fait amené à considérer que l’articulation de la modernité et de l’avant- garde doit être pensée en termes de coexistence, plutôt que de succession ou d’intégration : la fracture apparaît au moment où il est devient loisible de choisir ou de refuser d’utiliser les technologies, c'est-à-dire au moment où la question du médium devient opérante. On voit que je ne suis pas de ceux qui pensent que les avant-gardes sont mortes. Néanmoins, si je suis donc de plus en plus encline à penser que, tout au long du XX

e

siècle et en ce début du XXI

e

, avant-garde et modernité ont cohabité, et se sont affrontées, parce que l’avant-garde instaure une conception spécifique de l’art, on peut inférer du fait qu’elle serait liée à l’appropriation progressive (donc à un usage expérimental) des technologies l’idée qu’elle ne sera particulièrement sensible que dans un contexte de mutation technologique : à chaque fois que le changement d’outil se banalise (comme c’est sans doute le cas aujourd’hui, où l’informatique est en passe de devenir un nouveau support artistique), la démarche avant- gardiste entre en veille.

Isabelle Krzywkowski Université Stendhal-Grenoble 3 (France) NOTICE BIOGRAPHIQUE

Isabelle Krzywkowski est professeur de littérature générale et comparée à l’université Stendhal-Grenoble 3. Après une thèse sur Le Jardin des songes. Étude sur la symbolique du jardin dans la littérature et l'iconographie fin-de-siècle en Europe, elle a orienté ses recherches vers les avant-gardes historiques et les relations de la littérature, des arts et des technologies, autour de la question plus générale des littératures expérimentales. Elle a publié

« Le Temps et l’Espace sont morts hier ». Les Années 1910-1920. Poésie et poétique de la

première avant-garde, L’Improviste, 2006 ; Machines à écrire. Littérature et technologies du

XIX

e

au XXI

e

siècle, ELLUG, 2010 ; et coordonné Expressionnisme(s) et avant-gardes,

L’Improviste, 2007.

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