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Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la performance

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Academic year: 2021

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Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la performance

Luca Greco

To cite this version:

Luca Greco. Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la performance. Tracés : Revue de Sciences Humaines, ENS Éditions, 2016, Hors-série 2016. Traduire et introduire, #16, pp.89-100.

�10.4000/traces.6561�. �hal-02956486�

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Tracés. Revue de Sciences humaines

#16  (2016)

Hors-série 2016. Traduire et introduire

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Luca Greco

Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la performance

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Luca Greco, « Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la performance », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #16 | 2016, mis en ligne le 01 octobre 2018, consulté le 06 octobre 2016. URL : http://

traces.revues.org/6561 ; DOI : 10.4000/traces.6561 Éditeur : ENS Éditions

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TRACÉS 2016 / HORS-SÉRIE PAGES 89-100

Le travail de Charles Goodwin à l’épreuve de la performance

LUCA GRECO

« Traduire » Charles Goodwin

Cet article1 s’élabore au sein d’un projet de recherche qui vise à lire l’histoire de l’interactionnisme au prisme de celle de l’art contemporain, et en parti- culier, de la performance2, telle qu’elle a émergé dans les années 1950 et 1960 aux États-Unis. Nous analyserons les travaux de Charles Goodwin à l’aune de certaines pratiques artistiques, dont les enjeux théoriques sont proches de ceux soulevés par Goodwin dans ses travaux. L’objectif de ce texte est donc double : donner une vision jusqu’ici inédite de son œuvre au prisme de l’art de la performance et poser les premiers jalons pour un dialogue plus serré entre art contemporain et interactionnisme3.

De ce fait, ce que nous proposons de faire ici relève de l’histoire des idées avec une visée comparatiste. C’est en construisant des zones de dialogue entre, d’une part, une partie de la sociolinguistique héritière de William Labov et les derniers travaux de Goodwin, et, d’autre part, entre certaines pratiques de l’art contemporain et des préoccupations émergentes dans les recherches de Goodwin, que nous effectuerons une opération de « traduc- tion culturelle ». Ce concept est entendu ici comme favorisant l’émergence d’un espace de rencontre entre plusieurs types de discours, de registres, de cultures, et donnant lieu à un espace polyphonique et hybride (Bhabha,

1 Merci beaucoup à Yaël Kreplak pour sa lecture généreuse et toujours stimulante à une première version de ce texte.

2 Une performance peut être définie comme une action en train de se faire dans le temps présent.

Le terme apparaît dans les années 1970 dans le domaine de l’art contemporain et a été appliqué rétrospectivement pour qualifier des formes artistiques émergeant dans les années 1950. Ses racines historiques et théoriques remontent au futurisme italien (Schneider, 1997, p. 219).

3 La thèse de Kreplak (2014) est à ce propos exemplaire en ce qu’elle propose une approche praxéologique des œuvres d’art et de l’espace muséal.

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2007, p. 342). En tant que processus de circulation entre des discours issus de champs disciplinaires et théoriques différents, la traduction culturelle produit de nouveaux questionnements, historicise les concepts et offre, comme nous espérons que ce sera le cas ici, de nouveaux regards sur certains champs disciplinaires et approches théoriques. Il nous semble donc particu- lièrement adéquat de mobiliser ce concept pour rendre compte du caractère fondamentalement interdisciplinaire des travaux de Goodwin.

Goodwin est en effet ce qu’on peut appeler un cross border, quelqu’un qui traverse et défie les catégories scientifiques et les frontières entre la sociologie, la linguistique et l’anthropologie. Son intérêt pour la parole en tant que pratique sociale, la manière dont il revisite le concept goffmanien de participation et son attention aux pratiques de catégorisation dans l’in- teraction le situent dans un espace irréductiblement interdisciplinaire, au croisement des sciences sociales, des sciences cognitives et des humanités, mais aussi en articulation avec l’histoire de l’art, comme nous le proposons ici. Son travail a eu un impact considérable dans plusieurs domaines : les recherches sur la multimodalité4, en proposant une perspective holistique plutôt que taxinomique des conduites non verbales ; la linguistique interac- tionnelle, en montrant, parmi les phénomènes étudiés, le rôle configurant et structurant du regard pour la syntaxe des énoncés produits en interac- tion ; l’anthropologie linguistique, pour avoir proposé une vision praxéo- logique de la culture et avoir mis à mal la conception d’une speakership5 individualisée et désincarnée ; et la cognition située, pour avoir souligné la dimension incorporée, matérielle et socialement distribuée des pratiques de catégorisation.

Le regard porté par Goodwin sur les interactions est si fin et inattendu qu’il me semble particulièrement bien correspondre à ce que John A. Rice, le fondateur de l’une des plus importantes institutions nord- américaines pour l’art contemporain et l’avant- garde artistique, le Black Mountain College, voulait instiller par son enseignement auprès de ses étudiants : voir le monde avec de nouveaux yeux (Speller, 2014). De fait, il y a bien une dimension artistique dans son travail, observable à plusieurs niveaux. D’abord, on peut penser à deux grandes sources d’inspiration pour Goodwin : Shakespeare

4 On entend par approche multimodale une perspective qui n’établit pas de hiérarchie à priori entre langue et corps, et qui prend en compte, pour l’analyse de l’interaction, une diversité de ressources, parmi lesquelles la grammaire, le lexique, la prosodie, les gestes, les regards, les postures corporelles, etc. Voir, pour une introduction, Mondada (éd., 2014).

5 On pourrait traduire speakership par production, mais cela ne rendrait pas compte de la richesse du concept, et nous renverrait, en outre, vers une conception binaire de la communication (production versus réception). On pourrait sinon envisager le néologisme locuteurité, sur le modèle de l’auteurité, construit à partir du terme authorship.

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d’une part, qu’il lit régulièrement, et Goffman d’autre part, qui a mobilisé la métaphore du théâtre pour l’étude des pratiques sociales, que Goodwin a contribué à faire relire et dont il a offert une vision proprement interaction- nelle. Plus largement, si le travail des artistes performeurs des années 1950 et 1960 n’est pas une source d’inspiration explicite dans les publications de Goodwin, deux choses nous semblent certaines quant à l’intérêt d’une mise en relation entre approches interactionnistes et pratiques de la perfor- mance. Premièrement, Goodwin a toujours considéré ses communications comme des performances, au cours desquelles il élabore un discours ajusté à son auditoire et sensible aux fluctuations de son attention6. Voici ce qu’il en dit, en réponse à notre proposition de lire son travail au prisme de la per- formance artistique :

I do think of my talks as performances. For many years I have never had a written script or talk. Instead I work out my ideas by assembling all the images and videos and this is what forms my analysis. I do then try to speak, or perhaps perform it on the fly with nothing other than the images (which give me a strong guide for what I want to say). I feel that it is much more spontaneous and real if I am actually formulating what I will say at this immediate moment in the presence of the audience, though of course there has been an incredible amount of shaping the argument in work of preparing the slides and movies.

(Communication personnelle, échange d’e- mails, 23 décembre 2015)

On peut remarquer en effet la place importante qu’il accorde au mon- tage minutieux de matériaux de nature différente (vidéo, photo, texte), aux relations qu’il élabore entre image et texte, et au rôle joué par le public dans la construction de ses performances. En cela, ces pratiques de Goodwin peuvent faire écho à ce que, dans l’art moderne et contemporain, on a appelé les « assemblages », soit des œuvres opérant par la mise en relation (et la transformation) de matériaux hétérogènes, et qui peuvent désigner des pra- tiques aussi diverses que les mots en liberté futuristes, certains ready- made de Duchamp ou les Combine Paintings de Rauschenberg (Levaillant, 2011)7.

D’autre part, Goodwin partage avec les praticiens et théoriciens de la performance un intérêt pour les pratiques quotidiennes. Rappelons ce qu’en dit Allan Kaprow, l’inventeur des happenings, pour qui les pratiques quoti- diennes, ordinaires, sont constitutives de ces nouvelles formes artistiques :

6 Ce point avait été déjà signalé par Alessandro Duranti (2003) dans la préface à une traduction italienne des travaux de Goodwin.

7 Les « performances » de Goodwin peuvent aussi évoquer la façon dont les artistes se sont empa- rés d’un objet comme la conférence pour en faire un matériau artistique. Voir par exemple 3Abschied (3Adieux) de Jérôme Bel et Anne Teresa De Keersmaeker (2010), spectacle dans lequel la musique, le chant, la danse et la conférence des deux chorégraphes s’entremêlent et contribuent à l’émergence d’un genre artistique nouveau.

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If the models for these early happenings were not the arts, then there were abundant alternatives in everyday life routines : brushing your teeth, getting on a bus, washing dinner dishes, asking for the time, dressing in front of a mirror, telephoning a friend, squeezing oranges. (1993a, p. 195)

Goffman (1973), dont Kaprow s’inspire pour penser l’ordinaire comme matériau artistique8 (1993b, p. 186-188), mettait déjà à mal la distinction entre vie ordinaire et pratiques artistiques (théâtrales, chez lui), en attri- buant à la performance une place centrale pour l’étude de l’interaction et en utilisant un vocabulaire emprunté au théâtre pour décrire les pratiques sociales (scène, coulisse, jeu, acteur).

La proximité des travaux de Goodwin avec les enjeux théoriques qui émergent dans les œuvres d’artistes aussi divers que Marchel Duchamp, John Cage ou Yoko Ono est assez étonnante et mérite que l’on s’y attarde.

Même si Goodwin n’y a jamais fait référence dans ses travaux, je soutiens qu’il existe entre ses recherches et l’art de la performance des points com- muns dont la mise en relation permettra de donner une lecture inédite de ses recherches et de l’interactionnisme en général. Il s’agira ainsi d’ouvrir un espace de dialogue, que j’espère prometteur, entre humanités, performance studies9 et recherche sur les interactions.

Lire la co- opération au prisme de la créativité

Dans ses travaux les plus récents a émergé la figure de ce que l’on pour- rait appeler un « deuxième » Goodwin, dont le projet anthropologique se dessine plus précisément. Ce projet entend aller au- delà d’une étude des pratiques interactionnelles et s’interroge sur ce qu’est l’« humain » et ce qui pourrait constituer son unicité. Dans le cadre de ce projet ambitieux, qui prend corps dans un ouvrage en préparation depuis plusieurs années, Goodwin propose le concept de co- opération dont il donne la définition suivante : « the process of building something new through de- composition and re- use with transformation of resources placed in a public environment »

8 On pourra se référer à Formis (2010) pour la proposition d’une esthétique de l’ordinaire et pour une distinction entre « ordinaire » et « quotidien ».

9 S’il est difficile de proposer une définition unifiée du domaine couvert par les performance stu- dies, on renverra à la présentation qu’en donne Richard Schechner : « Performances are actions.

As a discipline, performance studies takes actions very seriously in four ways. First, behavior is the

“object of study” of performance studies. Although performance studies scholars use the “archive”

extensively – what’s in books, photographs, the archaeological record, historical remains, etc. – their dedicated focus is on the “repertory,” namely, what people do in the activity of their doing it » (2006, p. 1).

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(Goodwin, 2016, p. 3). Si les sources du concept de co- opération sont l’an- thropologie sociale et biologique10, nous proposons de considérer que son usage est proche de la façon dont la notion de créativité a été travaillée en sciences sociales et en art.

La co- opération est illustrée par Goodwin à l’aide de l’exemple suivant :

Tony : Why don’t you get out my yard

Chopper : Why don’t you make me get out the yard

Dans cet échange entre deux garçons afro- américains, Chopper prend la parole en mobilisant un certain nombre des formes lexicales et formats morphosyntaxiques utilisés par Tony (voir les formes en gras), en faisant preuve en même temps d’une certaine inventivité dans l’agencement et la transformation de celles- ci (voir les formes en italique). Nous sommes ici en présence d’un processus de répétition et de transformation linguistiques.

La co- opération goodwinienne, de ce point de vue, n’est pas sans rap- peler la créativité travaillée par le sociolinguiste Labov, une autre source d’inspiration pour les travaux de Goodwin, notamment dans son analyse des vannes. Labov (1973), dans son étude ethnographique du parler des enfants et jeunes afro- américains dans le quartier de Harlem (New York), s’intéresse aux pratiques linguistiques mobilisées par les membres de cette communauté pour indexer ce qu’il définit comme une identité de « leader » et une identité de « paumé ». Parmi les ressources que les enfants mobilisent et qui leur permettent d’occuper une place centrale au sein du groupe des

« leaders », il s’attarde sur les pratiques de vanne, ces dernières jouant un rôle symbolique majeur dans l’obtention d’une place privilégiée, ce qui consti- tue un enjeu important dans la vie de la communauté. Ainsi, il observe que celui qui l’emporte dans ces joutes verbales est celui qui a le dernier mot, parce qu’il a fait preuve d’une habileté particulière dans la répétition.

La répétition d’un format, telle qu’elle est observée et décrite par Labov et Goodwin, donne lieu à des transformations lexicales et morphosyntaxiques qui relèvent de la créativité.

La co- opération goodwinienne semble toutefois adjoindre à la créativité labovienne la prise en compte d’une dynamique dans la relation entre les matériaux transformés – qui, en outre, ne sont pas strictement langagiers chez Goodwin. En cela, cette notion semble aussi très proche de la créativité au sens artistique du terme, dont font preuve un certain nombre de perfor- meurs et de plasticiens, et que l’on pourrait définir comme la mise en rela- tion inédite de ressources déjà existantes par le biais d’opérations telles que

10 Voir le texte de Chloé Mondémé dans ce dossier pour une mise en perspective.

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le bricolage et le recyclage (Rosaldo et al., 1993 ; Fabietti, 1999). En ce sens, un exemple particulièrement célèbre de créativité peut être donné par ce que Duchamp a appelé les ready- made. Avec ces œuvres, qui reposent sur un principe de transformation par la transposition d’un objet de la sphère quo- tidienne à l’institution artistique, on peut considérer qu’on assiste au même processus que celui observé dans l’échange interactionnel entre Tony et Chopper. De ce point de vue, la répétition et la transformation d’un format morphosyntaxique dans les données de Goodwin ou de Labov font écho à ce qui est en jeu dans la re- contextualisation d’un objet quotidien comme l’urinoir ou la roue d’une bicyclette qui, par leur transformation en « objets artistiques », acquièrent une nouvelle signification. Ils interrogent ainsi le statut de l’œuvre d’art, la dichotomie entre production et reproduction, mais aussi les relations entre art et langage (Deane Tucker, 2009, p. 45-58).

La co- opération goodwinienne, abordée dans sa relation avec diffé- rentes acceptions de la notion de créativité, invite à penser des formes de continuité entre des pratiques conversationnelles ordinaires et des pratiques artistiques, via des opérations comme le bricolage, la transformation, la répétition.

Ce que la performance fait à la parole, à l’acteur et à la catégorisation

C’est en s’inspirant d’un ensemble hétérogène de chercheurs tels que Gof- fman, Sacks, Bateson ou Labov, et grâce à une collaboration étroite avec Marjorie Harness Goodwin, que Charles Goodwin a proposé, avec ses tra- vaux, une vision incarnée de la parole, une conception de la participation qui met en question la paire dichotomique locuteur/interlocuteur, et une approche procédurale des pratiques sociales. Afin de progresser dans la mise en lumière des enjeux de cette lecture croisée, nous montrerons, pour cha- cun de ces trois points, les parallélismes qui peuvent être établis entre les travaux de Goodwin et les théories et pratiques de la performance.

Décentrer la parole

La rupture plus ou moins assumée qu’un certain nombre de théoriciens

évoquent entre le théâtre et la performance se caractérise, entre autres traits,

par la place et le rôle distincts occupés par le texte dans ces deux genres artis-

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tiques (Féral, 2011 ; Danan, 2013)11. Le texte n’est pas un élément constitutif de la performance. Plus exactement, ce n’est pas uniquement par le texte mis en scène, par la parole, que le sens se construit, mais dans la pluralité des focus et des médias autour desquels une performance peut se mettre en place. Dans Variations V de John Cage et Merce Cunningham (1965), la vidéo, le mouvement et le son sont distribués dans une pluralité d’espaces.

Dans ces œuvres, ce qui est performé n’est pas le texte, mais un ensemble multisémiotique composé de lumières, d’objets, d’espaces, de corps et de matières en mouvement. Goodwin, dans un certain sens, procède au même type de décentrement du rôle de la parole dans l’interaction. Selon lui, dans l’interaction, le focus ne doit pas être placé uniquement sur l’échange verbal mais aussi autour de ce qu’il appelle, en référence à Goffman (1961), un « système d’activité situé », soit « the range of phenomena implicated in the systematic accomplishment of a specific activity within a relevant setting » (1997, p. 116). C’est ce qu’on peut observer dans son travail sur les jeux de la marelle où l’unité d’analyse n’est pas la phrase, ni le tour de parole, mais le système d’activité situé au sein duquel une multiplicité de champs sémio- tiques s’imbrique et donne du sens à l’action (2000, p. 1494)12. Ceci donne lieu à une vision holistique, par opposition à ce qui serait une vision addi- tionnelle, de la multimodalité et du sens. Les travaux sur les archéologues (1994, 2000) montrent aussi comment le sens est irréductiblement incarné par les gestes, les regards, les manipulations au sein de l’espace de fouille ainsi que dans des processus de socialisation scientifique entre archéologue

« expert » et archéologue « novice ».

Dans cette perspective, si une certaine linguistique et un certain théâtre peuvent être considérés comme logocentriques, du fait de l’importance qu’ils attribuent au texte (écrit et proféré devant un public), l’interaction et la performance contribuent, par contraste, à la constitution d’un cadre multimodal de l’action et du langage. Le corps dans les travaux de Good- win, comme dans la tradition de la performance, est alors un agent puissant de construction du sens, une modalité de transformation du monde irré- ductiblement liée à l’action.

11 Une lecture plus approfondie nous renseignerait davantage sur une problématisation nécessaire de la dichotomie entre « théâtre » et « performance » pour au moins deux raisons. D’une part, le genre de la performance fait de plus en plus partie d’un certain type de « théâtre contempo- rain » ; d’autre part, ce qu’on appelle « texte » peut être déconstruit et réinventé dans sa syntaxe, sa prosodie et son lexique au point de devenir un matériau complètement plastique.

12 Voir ce qu’en dit Louis Quéré dans sa contribution à ce dossier.

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De l’acteur à la participation

L’acteur, entendu comme une unité singulière, n’est pas non plus le point focal, pas plus dans les performances artistiques que dans la conception déve- loppée par Goodwin de l’interaction13. Dans la performance, il ne s’agit pas de mettre un acteur face à un ensemble de spectateurs : l’enjeu réside dans la relation émotionnelle, expérientielle, qui s’instaure entre l’acteur et ceux qu’on appelle les spectateurs. Dans ce cadre, les spectateurs ne sont pas uni- quement des participants face à une performance. Ils peuvent en faire partie et interroger de la sorte le pouvoir et les contours de celui qu’on appelle l’au- teur. Dans Cut Piece de Yoko Ono (1964), performance présentée au Yamaichi Concert Hall de Kyoto, au Japon14, les spectateurs sont invités à monter sur le plateau et à couper des morceaux de la robe portée par l’artiste à l’aide d’une paire de ciseaux. Ils deviennent ainsi des agents actifs de la performance, donnent corps à un sujet vulnérable et montrent la dimension incarnée d’un objet/sujet d’art. Dans un autre genre, à partir des années 1950, le Living Theatre a développé plusieurs techniques visant la participation des specta- teurs : proposer des contenus et des modalités d’action qui font appel aux émotions des spectateurs, avec le but d’initier une prise de conscience poli- tique ; les traiter ostensiblement comme les destinataires de l’action, les inviter à monter sur scène pour les sortir de « l’aliénation d’un spectateur passif » pour reprendre les termes de Judith Malina (d’après Callaghan, 2003, p. 24-25).

Si l’aliénation dont parle Malina n’est pas un thème présent chez Good- win, on peut néanmoins affirmer qu’il y a quelque chose de profondément politique dans sa manière de considérer le rôle des participants à une inte- raction. Goodwin a par exemple étudié un corpus présentant un participant aphasique, Chil, dont il a montré la capacité à prendre le tour à un moment crucial de la conversation. Il en fait donc un sujet agentif dans l’arène sociale des interactions et dans le monde (Goodwin et Goodwin, 2000), par opposition à une perspective qui, considérant Chil comme dépourvu d’une compétence linguistique, lui ôterait toute compétence communica- tive et tout pouvoir d’agir.

Si l’on pose comme point de départ un parallélisme possible entre le couple théâtral acteur- spectateur et la paire linguistique locuteur- interlocuteur, on peut alors affirmer que le travail de Goodwin, de la même manière qu’un certain nombre de recherches menées dans le domaine de

13 Voir notamment son texte de 1986 pour des développements sur le sujet.

14 La performance qui est visible sur Youtube est celle de 1965 au Carnegie Recital Hall de New York. Elle garde néanmoins le squelette dramaturgique de celle proposée au Japon un an aupa- ravant.

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la performance (Groys, 2008), a interrogé et remis en question d’une façon radicale la dichotomie entre locuteur et interlocuteur, en proposant une vision collective de la parole dans laquelle le concept de participation est central. De ce fait, dans le travail de Goodwin, l’acteur social ne peut se réduire à une unité individuelle et désincarnée. Il existe, il agit à travers des assemblages corporels, visuels, tactiles, posturaux, qui sont autant de moda- lités différenciées de participation à l’action.

Du côté des arts, on retrouve le même type de conception de l’acteur.

Dans une performance de 1977 au Teatro Lirico de Milan, intitulée Empty Words, John Cage lit un texte tiré du journal d’Henry D. Thoreau. Cette lecture, loin de reproduire fidèlement le texte, le transforme radicalement grâce à l’allongement des syllabes, à l’introduction de longues pauses, à l’omission de mots et de syntagmes nominaux jusqu’à rendre le journal de Thoreau totalement inintelligible. La déconstruction du texte à laquelle Cage se livre produit chez les spectateurs des réactions virulentes, faites d’applaudissements, de rires, de sifflements, d’adresses à l’artiste l’invitant à s’arrêter. De ce fait, on a l’impression, à l’écoute, que les réactions du public font partie de la performance, co- construisent son sens et font partie inté- grante d’une nouvelle textualité qui émerge conjointement à travers la lec- ture de Cage et les réactions du public.

De la catégorisation comme performance

Goodwin a consacré plusieurs de ses travaux (1996, 1997) à l’analyse de la catégorisation. Contrairement à une vision cognitive de la catégorisation, généralement analysée comme une activité mentale, une affaire individuelle et décontextualisée des pratiques15, Goodwin, en s’inspirant notamment des travaux d’Edwin Hutchins (1995) et Jean Lave (1988), considère la catégori- sation comme une activité sociale, distribuée, accomplie par un ensemble de pratiques concrètes et mobilisant une diversité de ressources sémiotiques.

Dans son analyse des pratiques de classification et de catégorisation des couleurs, observées auprès d’un groupe de géochimistes provoquant une réaction chimique dans le cadre d’une expérience en laboratoire (1997), le regard de Goodwin se porte moins sur l’énoncé dénominatif catégorisant « it’s black » (c’est noir) que sur le processus qui prépare et structure la catégorisa- tion de la matière travaillée par les chercheurs comme étant noir de jais ( jet black). Ces pratiques de catégorisation sont imbriquées dans des processus de

15 Pour une présentation des enjeux de l’analyse des catégorisations, voir la synthèse dirigée par Bernard Fradin, Louis Quéré et Jean Widmer (1994).

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socialisation scientifique entre chercheurs novices et experts et surviennent dans une activité de prise de décision qui vise à comprendre à quel moment il faudra arrêter la réaction chimique. Cela coïncide avec le moment où la fibre, objet de l’expérience, deviendra « noir de jais » et acquerra une texture parti- culière dont on peut faire l’expérience tactilement, en plongeant ses mains dans la matière. De ce fait, la catégorisation d’une matière comme noir de jais émerge d’un processus multisensoriel, voire synesthésique, dans lequel le toucher et le regard construisent un focus de perception partagé. La façon dont les géochimistes catégorisent une matière s’apparente à la manière dont une image est fabriquée dans la chambre noire, où les formes émergent au fil des manipulations du photographe et dans le temps de l’action. Dans ce type d’expérience, le corps des géochimistes n’est pas uniquement une ressource professionnelle – j’utilise mes mains pour faire l’expérience de la texture d’un liquide – mais aussi un vecteur de l’expérience. Sous l’œil de Goodwin, la science s’incarne, s’imbriquant dans des champs sémiotiques complexes et inter- reliés, et s’accomplissant dans le cours de l’action. Comme le montre une certaine littérature (Genet, 1976), la science se joue et se donne à voir dans son propre processus de fabrication. En mobilisant le couple goffmanien scène/coulisses, on pourrait considérer que les coulisses, la science- en- train- de- se- faire (Mondada, 2005), constituent en somme la scène sur laquelle une expérience est accomplie et partagée par les interactants- performeurs. C’est dans ce cercle vertigineux que Goodwin nous conduit : en montrant une action ordinaire en train de se faire, tout en donnant à voir les signes de sa propre création et de son propre accomplissement – comme dans la meilleure tradition des performances.

 

Depuis une quarantaine d’années, les recherches de Goodwin ont permis

de mettre au premier plan un certain nombre de points théoriques et ana-

lytiques dans le domaine des interactions sociales, qui restent néanmoins

encore peu reconnus dans le champ plus large des sciences sociales. Une

lecture artistique de son travail invite à situer ses recherches à l’intersection

non seulement des sciences sociales et cognitives (pour la place accordée

dans ses travaux aux pratiques de catégorisation), mais aussi des humani-

tés et des performance studies. Le prisme de la performance permet à la fois

de revenir sur des aspects centraux de son travail pour l’étude des interac-

tions, mais aussi de montrer comment une notion si importante pour les

sciences sociales gagne, d’un point de vue heuristique, à être réinvestie dans

et par sa dimension artistique. Le rapprochement entre interaction et per-

formance nous semble pertinent pour au moins cinq raisons qui renvoient

à autant de traits constitutifs, anciens mais aussi plus récents, des recherches

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99 INTERACTION ET PERFORMANCE

de Goodwin : sa vision collective et dynamique de la speakership, sa concep- tion multi- sémiotique de la parole, sa perspective procédurale sur l’action en train de se faire, sa vision holistique de la multimodalité et sa vision de la co- opération en tant qu’ensemble de pratiques de répétition et de trans- formation sont constitutives également de la performance en tant que pra- tique artistique. En effet, c’est dans ce genre artistique que la parole a cessé de jouer un rôle central dans l’acte performatif, qu’une remise en question radicale du couple acteur- spectateur a été opérée et qu’une place importante a été accordée aux processus plutôt qu’aux produits finis, ainsi qu’aux pra- tiques d’assemblage, de transformation, de recontextualisation de matériaux divers. Telles sont aussi la richesse et l’originalité du travail de Goodwin.

Sachons en faire un trésor en nous éloignant des sentiers battus et en nous engageant dans le plaisir de la découverte de ces nouvelles perspectives.

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