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co Dufréchou, A.
Les idées morales Sophocle
de
-•••-
PHILOSOPHES ET PENSEURS *•
A. DUFRECHOU
Professeur à l'Institut Catholique de Toulouse.
Les Idées Morales
de
Sophocle
OAf^jL&fi^
^ BLOUD & C
s. et R.
414
PHILOSOPHES ET PENSEURS
LES IDEES MORALES
DE
SOPHOCLE
PAR
A. DUFRECHOU
Professeur delittérature grecque àl'InstitutCatholiquede Toulouse
-
OUD & 0«
/, PLACE SAINT-SULPICE, 7
1 ET3,RUE PÉROU.
—
t), RUE DU CANIVET 1909Reproductionettraduction interdites.
DU MEME AUTEUR
Gobineau
{412) 1 vol.MEME SERIE
Alfaric(P.).
—
Aristote{337) 1vol.Beaupin(Eugène).
— Les
Idéesmorales d'Homère
{490)1 vol.
Beurlier(E.), agrégé del'Université.
—
K3.nX(236)'1 vol.
—
¥ichXe{332) 1 vol.Calvet (J.),
Agrégé
de l'Université.— Les
Idéesmo-
rales
de Mme de
Sévigné.2vol. {416-417) 1fr.20
Chantillon (Georges).—
Socrate{462) 1vol.CoGNETS(Jean des).
— Les
Idéesmorales de Lamar-
tine {514) 1 vol.
Degert
(A.), Docteurès-lettres.— Les
Idéesmorales
de Cicéron
{415) 1 vol.GiRAUD(Victor), professeur àl'Universitéde Fribourg.
—
Les
Idéesmorales d'Horace
{451) 1 vol.Leclère(Albert),professeur àl'Universitéde Fribourg.
—
La
Philosophiegrecque avant
Socrate {480-481).2 vol 1 fr.
20
Lengrand
(H.).— Epicure
etl'Epicurisme {389)1 vol.Mentré
(F.), professeur à l'Ecoledes Roches.—
Cîour-not {440) 1 vol.
Salomon
(Michel).— H. Taine
{210) 1vol.— Auguste Comte,
savie etsa doctrine {255).. 1 vol.— Th.
Jouffroy{413) 1 vol.Souriau (Maurice), professeur àl'Université de Caen.
—
Les
Idéesmorales de
VictorHugo
{484).... 1 vol.— Les
Idéesmorales de Chateaubriand
{525), 1 vol.Trouverez(Emile), professeur à l'UniversitédeToulouse
Herbert Spencer
{331) 1vol.—
Stuart Mill{362) 1 vol.— Darwin
{438-439), 2vol 1 fr.20 Vaux
iCnrra de).—
Leibniz{422) 1 vol.— Newton
(4^7) 1 vol.II aététirédecetouvrage12exemplairesnumérotéssur papierde Hollande à 3 francs.
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Galilée {503) 1 vol.P* Ila ététirédecetouvrage12exemplairesnumérotéssur papierde Hollande à3 francs.
INTRODUCTION
Nous
avonsl'intentiond'étudier « en moraliste » le théâtre de Sophocle: nous voulonsrecueillirou
dégagerlesidées
ou
leçonsmorales qui se trouvent expriméesou
enveloppéesdans l'œuvredu
plusgrand
des tragi- quesgrecs.Les chefs-d'œuvre de tous les
temps
révèlentune forme
supérieure d'art etun
degré toujours notable de civilisation. L'art formenotregoûtet nous luidevons notre culture esthétique.La
civilisation forme notreâme
etnousluidevonsnotre culture morale,au
sens largedu
mot.S'il estbeau d'ornersonintelligence,ilestsaged'en- richirson
âme. Une
éducationvraiment sérieusedoit,à
l'admiration dela « forme, »joindrelaméditationde la «pensée ».
La
penséeantiqueméritequ'onl'entendeet lamédite.Sans
doutede longssièclesde civilisation etdecivilisa- tion chrétienne ontéminemment
élevé l'idéal moral.Mais
leproblème de lavie sepose àtoutes lesgénéra- tions ; et il est toujours bienfaisant d'écouter avec déférence laréponsede l'élitedel'humanité.Nous
espé- ronslemontrer pourSophocle.Pourquoi avons-nous choisi
un
tragique grec, et pourquoi Sophocle ? Parce que la tragédie était,au
v®siècle, lagrandeécoledemoraledelaGrèce,etpaiceque
lamorale deSophoclenous
paraît répondre tout particulièrementaux
besoinsdenotretemps.La
tragédie représente, par définition,degrandsper- sonnagesetdegrandssentiments. Sortiedu
temple, la tragédiegrecqueoffrit d'abordaux hommes
le spec- tacledelaviedivine, etelle gardadesesoriginesreli- gieusesune
hauteurd'inspiration sanségale.Tout
étaitgrand
danscemonde
de dieux, de demi-dieux et de4
LES IDEESMORALES
DE SOPHOCLEhérosqui,dedroit,j'allaisdirededroitdivin,occupaient la scène tragique.
A
lanoblesse des penséesetdessen- timentsilsalliaient lamajesté del'attitude etdu
lan- gage.Ilschaussaientlecothurne.Hérosétaitsynonyme
desurhomme
: c'étaitun
représentant de l'humanité,mais
àla secondepuissance.Sa
viemorale devenaitletype agrandiet idéaliséde la vie morale
du commun
des mortels.
La
tragédieavaitconsciencedesonrôle.AristophanefaitdireàEschyle, dans les Grenouilles: «
Le
poète doit jeterun
voilesurleviceetsegarder de lemettreau
jour, deleproduiresurlascène.Le
pédagogue ins- truit l'enfance ;etlepoète, l'âgemûr
;nous ne devons montrer quelebien. » Héritière desgrandestraditions de l'épopée, la tragédie distribuait à largesmains
le trésormoral amassé
parHomère.
Platon le proclame, avecune nuance
d'ironie : « ioixz jasv fap twv xaXwv aTràvTwv toutwvtwvxpaytxwvTrptoToç ^t^âoxaXdçtsxaiy;Y£[xu>v YEvsaôai: de tous ces glorieux poètes.tragiques, le pre- mier maître etchefme
paraît êtreHomère
(1). »Le
f)oètetragique moraliseàloisir : c'est sa mission :
on
'appelle aoçoçjusqu'à Socrate.
Et quel maîtrede sagesse eutjamaissibelauditoire?
< Sesenseignementsavaient d'autant plus de force et d'autorité qu'ilsétaientplus solennelsetplusrares.
Une
grande
pompe, un immense
rassemblementd'hommes, une
sortedecommunion
spontanée desâmes
dansun
même
sentiment religieux, la joiede la fête, la piété, l'enthousiasme,la curiosité,tout contribuait àdonneraux
chosesde lascèneune
puissanceextraordinaire. »Le
poète« familiarisaitlepublicathénien avectoutun
ordre de pensées élevées, de dispositions généreuses, d'émotions nobleset rares,que laviede tous les jours nelui aurait pasfait connaître.Chacun,
ensortantdu
spectacle, emportait avec lui toute
une
provision de souvenirs utiles.On
venaitde vivre pendant quelques heures d'unevie plus haute, plus instructive et plus(1)Eep., 595,c
LES IDEES
MORALES
DE SOPHOCLEO
lumineuse, qui nepouvaitmanquer
dese refléterlong-temps
sur lesactionsetles paroles quotidiennes(1). »Des
trois poètes tragiques, Sophocle est celui qui méritelemieux, semble-t-il, les suffrages desmora-
listesdenosjours. D'abordil
met
les rênes de lavie moraleentre lesmains
del'homme
. Ensuite ilplacela grandeurdel'homme
dans l'énergied'une volontélibre et éclairée. Enfin ilorientecettevolonté versun
idéal dejustice. Moraleplushumaine que
religieuse, morale delavolonté, moralede la justice:une
telle moraleest touted'actualité.Ilestbienclair que Sophoclen'a pas
un
système de morale: c'estun
poète,non un
moraliste philosophe.Ilexprimedesidéesmorales,qu'ilnesesoucienullement desystématiser. Cesidées, nous les ordonneronsde la manière la plus simple et la plus classique.
Qu'on
veuille bien ne pasvoir
un
essaide systèmelàoù
iln'y a qu'un plan!Nous
suivonsletextedeTournier(éditionsavante'de Hachette)etnous renvoyons à cette édition, pour la numérotation desvers.La
traduction est cellede Pes-sonneaux
(Charpentier)souventaméliorée.(1)Croiset, Histoire dela littératuregrecque,lu, p. 161-162.
LES IDÉES MORALES DE SOPHOCLE
CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA MORALE DE SOPHOCLE
La
morale de Sophocleest lamorale del'homme
etmême du surhomme.
Dans
lestragédies d'Eschyle, lesdieux jouent encorelepremierrôle : sousle
nom
de fatalité, ilsgouvernentle
monde
; et,dit le poète, « invincibleest la force de lanécessité :To
vr^ç àvàyxTiç Iot' àSv^pixov aôevoç (1). »L'homme
s'agite et Dieu lemène.La
conduitedelavie estaux mains
de la divinité.On
peutdonc
parler, si il'on veut, de morale divine,mais non
de morale Ihumaine.Avec
Sophocle,l'homme
passeau
premier plan :ilseconduit lui-même, à lalumièrede son intelligence letpar les seules forces de sa volonté. Ses principes
•d'action constituent vraimentcequel'on doit appeler désormaislamorale de l'homme.
Entreces
deux
conceptionsde lavie, ilya
toutun
abîme. Sophocle a-t-ildonc, parleplusaudacieuxdes coupsd'Etat,supprimé radicalementla partdeladivi- nité,de la fatalitédansladirectiondesévénements
et des actionshumaines
?Non
sans doute,une
tellerévo- lution seraitunique dansl'histoire.Ce
n'estpasrévolu- tionmais
évolutionqu'il fautdire.Sophocleaévoluéde lapremièreconception delavie àlaseconde, d^Œdipe Roi
à Antigone.Dans Œdipe
Roi, c'estla fatalitéquirègneensouve- raine: elle agit sur les événements,amenant
le coupable, parune
série habileaienl graduée dedemi-
Ci)Eschyle,Prom.^105.
8 LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLErévélations, àladécouverte deseshorriblescrimes;elle agit sur l'esprit des personnages, les
dupant
par dedemi-
vérités, déjouantleurs calculs, et les perdant paroù
justementilsvoulaient sesauver.Dans
les Trachi- niennes, lesdeux
forces contraires, fatalité et volontéhumaine,
s'équilibrent :chacune
arrive à ses fins, le destinamenant
lamort
d'Héraclès, la passion provo-quant
lamort
de Déjanire.Dans Œdipe
à Colone, lesdeux
forces«secomposent,conspirent».Œdipe
aidelui-même
àla réalisationde l'oracled'Apollon :de concert avecladivinité,l'homme
travailleàsapropreréhabili- tation. Maisremarquons
que lafatalitén'est plusicila fatalité ; cetteforceaveugleetmalfaisanteseconvertit en principe de justice.Transformée
dansŒdipe
à Colone^ la fatalité est presque sacrifiée dansAjax-
EleetreetPhiloetète. «Le
poète confine,àl'aide d'arti, ficesdivers, l'action visible dela fatalité dans ledébut et dansla fin de la tragédie, de manière à laisser lechamp
libreau
développementdes caractères entre cesdeux
points extrêmes (1). »Une
passionhumaine
occupe lecentrede l'œuvre : craintedu
déshonneur, vengeance, haine desennemis. C'est àces trois pièces que s'applique l'observationde Patin : « Les dieuxs'en vont,comme on
ledisait àla chutedu
polythéisme et céderont bientôtàl'homme
lascène tragique.Le temps
approcheoù
ilsn'y seront plus rappelésque parrespect pourlatraditionlittéraire,où on
neverra pluseneux
qu'unaccompagnement
obligédu
spectacle,où, dépouil- lésde toutevieréelle,ilneleur resteraplus d'autreexis- tence que celle d'une décoration de magasin, d'unemachine
dedénouement
etde prologue (2). »Le
deus ex machina, mais c'est Athéna, dans le prologue ài'Ajax;c'est Héraclès, dansledénouement
dePhi-
loetète.'Enfin la fatalité estdécidémenttraitée
comme
quantité négligeabledansyln^iO'one. Sophocle ne
met
plusenjeu quelescaractèresetlespassions.S'ilrappelle(1)Allègre,Sophocle. Etudesurlesressortsdramatiques de son théâtreet lacomposition de satragédie, p. 453.
(2) Patin, Sophocle, p.13.
LES IDEES
MORALES
DE SOPHOCLE \)parfois que « la destinée deson héroïne se rattacne
a
toutun sombre
passéqu'elleexpie sans enêtrerespon- sableet qu'elleacceptesansrévolte, ilnes'en sertque
danslamesure
la plusdiscrète,pourajouterseulementau
caractèreune
teintede tristessemélancoliquequien
rehausse l'abnégation et lagrandeur(1). »Ainsidonc,d'
Œdipe RoikAntigone,
Sophocleélimine deplusen.plus l'élément merveilleuxau
profitde l'élé-ment humain. Ce
qui l'intéresse, c'est l'homme,non dans
sonrapportavecla divinité,mais
enlui-même.
La
théologie fait place àla psychologie, etlespectacleque nous
offrira lethéâtre de Sophocle, c'est l'attitude ael'homme
danslavie.Quellessontlescauses de cettetransformation?
La
cause générale, c'est sans nuldouteledéveloppement delaréflexion personnelle
au
contact de la science et de laphilosophie.Comme
causesparticulièreson
peut invoquerlegénie personnel de poète, peut-être aussi l'évolutionnaturelle detout genreHttéraire.Quoiqu'ilensoit,Sophocle
met
surlascènel'homme, non
pasl'homme
ordinaire,maislesurhomme.
Suivantune
de ses propres paroles rapportée par Aristote,<( Sophocle représente les
hommes
tels qu'ilsdoiventêtre, tandis qu'Euripide lesreprésente telsqu'ilssont :
2ocpoxXr)ç £<pr) auToç [iiv ol'ou; 5eï TroteTv, EùpiTciST)? ^ï oioi
eîfftv(2) ».
Son œuvre aura donc une
valeur morale depremier ordre.
Les hérosde Sophocle onttous, eneffet,
une gran-
deur surhumaine. «Le
motif fondamental qui les inspire estgénéreux. L'idée quilesconduit les honore jusq^ue dans leurs erreurs. Si le genre d'idéal qu'ils réalisent n'est pas celuide laréflexion philosophique, chose étrangèreau
théâtre, c'estdu moins
celui d'une noblehumanité
àlaquelle noussommes
fiers d'appar- tenir(3). »Cette grandeur de
l'homme
estune
idéenouvelle.
(1) Allègre,op. cit., p. 392.
(2)Poétique,25.
(3)Croisbt, Histoire dela littératuregrecque,m, p. 260-270.
10 LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLESans
doute,les Grecs onttoujoursaimé
lavie, lemou-
vement, l'activité ; mais à enjuger par la littérature despremiersâges, cetteidéedelagrandeurdel'homme
fut tenueen échec par
une
idée religieuse : l'idéedela répartitionprimitive des biens, l'idée de la Moîpa.A
l'origine,il
y
eutun
partage des biensetdesmaux. En
dépit des efforts de
Prométhée
pour tromper Zeus, lesdieuxs'attribuèrentnaturellementlameilleureet laplus large part: ilsgardèrent pour
eux
la puissance et la félicité. Leshommes
nereçurent en partage quepeu
debiensmais
en revanche tous lesmaux.
C'est cette idée delamisère, del'infirmitéhumaine
donton
trouve l'écho danslapoésie antérieureàSophocle.Prométhée
lui-même,qui se vantait d'avoir élevé la conditionhumaine,
appellecouramment
lesmortels, des « éphé-mères
» «semblables àdessonges».(1)La même
méta- phore se retrouve dans Pindare : «L'homme
est lesonge d'une ombre, <yxi5tçovapàvôpwTro; », etjusque dans Sophocle : « Je vois que, nous tous qui vivons,
nous
nesommes que
fantômesetombres vames
(2).»Or, voicique, dans Antigone^ le
chœur
semet à
célébrer lagrandeurdel'homme, avecune
force etune
éloquencequiattirent l'attention.M.
Croisetnecraint pas d'appeler cemorceau
«une
espèced'hymne
à l'humanité».Sophocle chante lesconquêtesmatérielles de l'homme,puis sestriomphesdans l'ordrede l'intelli-gence
etdelavolonté.«L'universestremplide prodiges, et rien n'estplus prodigieuxque l'homme. Ilfranchitla
mer
écumante, portéparlesventsorageux, ets'ouvreun chemin au
travers desvaguesenflées quimugissent autourde lui.La
pluspuissante des divinités, la terre, immortelle, infatigable,ill'épuiséen ypromenant chaque
année le socdela charrue eten la retournant avec l'aidedu
cheval. Il enveloppe dans les replis de sesfiletset emportelaracelégèredesoiseauxetlesbêtes farouches etleshumides
habitants des mers, cethomme
ingô-(1)Pijth.,vin, 136.
(2)AJax,125-120.
LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLE lî nieux;iltriomphe par sonadresse des bêtes deschamp»
etdes
montagnes
etsoumet au
joug le coursier à la belle crinière et l'indomptabletaureaudesmontagnes.
Il s'est formé à laparoleet
aux
penséessubhmes
etaux
loispropresà
régirlesEtats; ila
su préserver sademeure
des atteintesimportunes delapluie etdu
froiddans
desKeux
exposés enpleinair.Fécond
enressour- ces, iln'estjamaisdésarmé
contrelescoups del'avenir.La mort
seule,ilne pourra jamais l'éviter;mais
ila
trouvél'artd'échapper
aux
invincibles maladies.Ingé- nieux dans sonindustrieau
delàde tout cequ'on peut imaginer, il se livre tantôtau
bien, tantôtau
mal, violant les lois de la patrie et les droits sacrés des dieux.Quiconque
occupeun rang
élevédansla citéest indignedu
titrede citoyen,quand
l'audace l'entraîneà
ce qui n'est pas bien. Puissé-je n'avoirni
demeure
ni penséecommune
aveccelui quisecomporteainsi(1).»L'homme
estgrand par soninteUigence quilui per-met
dedompter
lanatureinférieure, derégirles cités, deprévoirl'avenir. Ilestgrand
par sa volonté dont la forceva
jusqu'à l'audace parfois criminelle. «Ce
quinous
distmgue, ditPériclès, c'estqu'uneaudaceincom-
parables'allie cheznousau calme
de laréflexion(2).»Il
y
a danstout ce passageun
ton enthousiaste,un
élan de confiance et d'optimisme, capable d'inspirer les plus hardies entreprises
comme
les plus grandes- vertus.Pour
lemieux
comprendre, il faut,comme
toujours, seplacer
au
pointdevue historique.On
voit alors quecetoptimismeest celui d'une génération qui avu
lesgrands triomphesmilitaireset qui a sous lesyeux
l'incomparable prospérité d'Athènes. «En 440
{Antigoneestde 441), la cité d'Athènes estdansune
périoded'éclat, deprospéritépolitique,financière, mili- taireincomparable.Tout a
contribué,depuiscinquanteou
soixante ans, àcréercet état de choses.En
510, c'était lagranderévolutionintérieure, lerenversement desPisistratides, l'établissementdéfinitif de ladémo-
(1)Ant.,334-375.
(2)Thucyd.,n,XL,3.
12 LES IDÉES
MORALES DE
SOPHOCLE-cratie.
Dès
cetteépoq|ue Hérodoteremarq^ue l'explosionde
joie, l'extraordinaire confiance ensoi-même
quia
inspiré cetterévolutionetqui par elle s'est accrue et multipliée, la satisfaction de jouir d'un
gouvernement
libre
où
toutes les qualités de l'Athénien trouvent à s'exerceretàsefortifier.Etpuis,c'estlagrandeépreuve, l'époqueterribledesguerresmédiques,d'où, malgréla disproportionapparentedes forces,Athènes
sort victo- rieuse.Désormais
la citétriomphante est à la tète de la Grèce, toutle pays lui rendhommage,
etlepremier empire maritime athéniensefonde parleseul empres-sement
desGrecs àsemettre soussaprotection.Devant
le succès de ces victoires prodigieuses l'imagination s'exalte;
on
devientambitieux, conquérant,on
entre-prend
des expéditions hardies qui réussissent. C'estun
^blouissement prodigieux qui s'empare de ce peuple imaginatif, d'autant plus qu'àl'envi lesorateurs et les poètes, soustoutes lesformes,dithyrambe, poésie lyri- que, théâtre, semettent à chanter cette gloire. C'est alors
que
leport d'Athènes, lePirée, devenaitlecentre desaffairesdu monde
grec, les vaisseauxmarchands y
affluaient, les industries se multipliaient, le
grand commerce
prenait sonessor.Avec
son intelligence etson
activité, l'Athénien, danscettecontinuité inouïede succès, prendune
nouvelle confiance enlui-même,
devientde plusen plusentreprenantetdeplus en plus optimiste. Ilse croittout permis, ilse croitcapable de tout cequ'il imagine(1) ». Brefc'est la périodela plus brillante dela civilisationathénienne.(1)A. Croiset. Reoue des coursetconférences,24décembre 1903
LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLE13
r* Partie. — Le Devoir.
LOI MORALE
Quelssontlesprincipes d'action de cettenoblehumar^
nité ?
Limitant sesaspirationsàla vie présente, elle veut
le bonheur,ellerecherchele bonheur,carelleconsidère le
bonheur comme
lavraie findela viehumaine.
« Lorsqueles
hommes
ont renoncéàlajouissancedu
bonheur, ilsnevivent plusàmon
sens et jelesregardecomme
descadavres animés. Vis dans tonpalaisau
sein del'opulence, exercel'autorité suprême, j'y consens;mais
silebonheur
nelesaccompagne,
jenet'achèterais pas tous cesbiens,en échange du
bonheur,pour l'ombre d'unefumée
(1). »Tel héros est-il
heureux ou malheureux
?Voilà la grandequestion eton
regrette den'ypouvoir répondre avantlafindela vie. « Il faut considérer le dernier jour dela vie etn'estimerheureux aucun
mortelavant
qu'il aitatteintleterme desa carrièresans avoiréprouvé d'infortune(2). »
A
cecompte, peu de mortels réalisent leur destinée.Car
lebonheur
estchose fragile.La
destinéed'Œdipe
symbolise,mieux
que toute autre, cette fragilitédu
bonheur. « race des mortels, s'écrie lechœur,
quel néantà mon compte
quevotre existence! Quelhomme,
eneffets connaît d'autre
bonheur
c^ue celui de paraître heureux pourdéchoirensuite,victimedecette illusion ? Instruitpar l'exemplede tacruelledestinée, ômalheu-
(1) Ant.,1165-1170.
(2)
Œd»
Roi,1528-1530. Cf. aussi débutdes Trachiniennet,14 LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLE«•eux
Œdipe,
jenecroisplusau
bonheurdesmortels(1),»Dans Œdipe à
Colone^ le poète trace le plussombre
tableau de la viehumaine
:chaque
âgea
sesmalheurs, lajeunessecomme
lavieillesse,et lamort
estledernier actede cettedouloureusetragédie.Vaut-ildonclapeine devivre(2)?Sophocle comprenait
donc
laleçondela vie, cetteleçonque
« lebonheur
n'est pas de cemonde
». Les dures réalitésde l'existence infligent, eneffet,un
cruel dé- menti à nos aspirations verslebonheur.Et
cependant lebonheur,nous
levoulonstous. Sinous nele trouvons pas danscette vie, nous devonsle trouverau
delàde la tombe.La
vie présente n'a de sensque
si elle se prolonge dansun monde
meilleur,où
nous attend,récompense
suprême, le véritable et indéfectible bonheur.Sans
la vie future, la vie présente resteune
énigme.Œdipe,
qui devinait les énigmesdu
Sphinx, n'apas su déchiffrerl'énigmede lavie.Donc
lebonheur
était,aux yeux
des hérosde Sopho--cle, la finde lavie.
Comment
l'acquérir?En
d'autres termes, quels étaientlesprincipesde laviemorale ?l**" PRINCIPE: l'intérêt
Ilestde
bon
ton, ànotre époque,d'afficherune
belle indifférenceou même un
dédain superbe pour«l'utile» :lesmoralistes flétrissentàl'envi lessentiments intéres- sés. Les hérosde Sophoclene professaient point
un
teldétachement.
Sans
douteils réprouvaientl'excès, en matièred'in- térêtcomme
en toute autre chose.Créon condamne
sévèrement la vénahté. «De
toutes les inventionshumaines,
dit-il, riende pireque
l'argent. C'est luiqui dévaste les cités, c'est lui qui chasse leshommes
de leursfoyers, c'estluiquicorrompt lesâmes
honnêtes et leur apprend à se livreraux
mauvaises actions. Il(1)
Œd,
Roi, 1186-1195.<2)
Œd,
Col., 1211-1248.LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLE 15 apprendaux hommes
àmal
faireet les façonneàtoute espèce d'impiétés(1). »Mais, si ces héros rougissaientd'agirparpurintérêt,
en
revancheils n'oubliaientjamaisleur intérêt,même
quand
ilsagissaientparvertu. L'idéed'intérêt se mêlaitaux
idées morales les plus élevées. Ils envisageaient toute action sousdeux
faces: bien, intérêt. Ilsaimaientà
dire: c*est justeet, deplus, c'estavantageux.Quand
Philoctèteredemande
sonarc,Néoptolème luirépond: « Impossible: ledevoiretl'intérêt
me
forcent d'obéiraux
chefs de l'armée: to t' sv^txov xa\ rb<7u{xfépov (2)» : le rapprochement est significatif. Anti-
gone
sacrifiesa vieà sondevoir: ellepenseet dit: « Si jemeurs
avantle temps, ce m'estun
précieux avan- tage. » Electre surtout représente bien cettesynthèse curieusedu
sentiment proprementmoral
etdu
senti-ment
intéressé. Elle veut venger lamort
desonpère,mais
ellepoursuit aussiune
vengeancepersonnelle.Elle pleure nuitetjoursursonmalheureux
père,lâchement assassiné parune
épouseinfidèle;maisellepleureaussi sur elle-même.Ellelanguitsansparents,sansamis
pourladéfendre. Traitée enétrangère,ellese voit réduite
à
remplir des fonctionsservilesdanslamaison
desonpère sousun
costumeindigned'elle, elledoit se tenirdebout autourdelatableoù
laplacedu
maître est vide.Son
indignemère
l'accabled'outrages.Le
présentl'humilie, l'avenir la décourage.Pour
elle, en effet, nul espoir d'épouxni depostérité.A
l'heure tristeoù Ton
vient apporterla nouvellede lamort
d'Oreste, ellepense à sonpèreetà son frère, mais ellene s'oublie pas elle-même.
«Infortunéequejesuis,s'écrie-t-elle.CherOreste, tamort m*a
perdue;tu pars arrachant demon cœur
l'uniqueespérance qui
me
restaitencore, que tuvien- draisun
jourvengernotre pèreetme
vengermoi-même.
Maintenant
où
chercherun
refuge?Car
je suis seule, privéed'un père etde toi.Me
faut-il désormais vivre encoreenesclavedans lasociétédesêtres quime
sont(1)Antig.,295-301.
(2)PhUoot.,925-926.
16 LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLEle plus odieux, avec lesmeurtriers de
mon
père?Voilà quiva
bien pourmoi
(1). »Quand
elle veutgagner
Ôhrysothémis àsa cause, elleinvoque la piété filiale,^mais bien plusl'intérêt: «Situsuis
mes
conseils,d'abordmon
pèremort
etmon
frère loueront ta piété ; ensuite néelibre,tu seras appeléelibreàl'avenir ettuobtiendrasun hymen
dignedetoi,carlavertunemanque
pasd'at- tirerlesregards(2). » Chrysothémis doitcomprendre un
tellangage, car noussurprenons,un
peu plus loin, lesdeux sœurs
échanger leurs idées morales, en ces termes: « Electre.—
Quoi donc!Mon
projetnetesem- ble-t-il pasconforme
à lajustice?Chrysothémis.
— Mais
il y ades circonstancesoù
lajustice est nuisible:
àXV
EffTtv £v6ax^ SiXT) pXot6'7ivcpcpet (3). »Knfin,Electre, h'îureused'avoir retrouvésonfrère, lui dit cetteparole
charmante
: « Jene voudrais pas, dussé-je entirerun grand
profit, te causer la moindre peine(4). »Cettepréoccupation d'intérêt se lit à
chaque
pa^e.Elle nous surprend autantqu'elle nousscandahse.Il
ne
faudrait peut-êtrepaslajugertropsévèrementau
point devue moral
: ilpeuty
avoirharmonie
entre l'intérêt personneletl'intérêtgénéral: etpuisà vivresi prèsdu
bien dans la conscience, l'intérêt en gardeun
légerparfum
de moralité.2® PRINCIPE :
LA
GLOIRECe
principeestplus élevé.De
tous temps, l'amour de la gloirea
inspiréde nobles actions, mais en Grèce plus que partoutailleurs. «Le
Grecimaginatifetper- sonnelaime
naturellementla gloire:ilveutêtrehonoré dansleprésent etlaisserun
brillantsouvenir aprèslui.
(1)Electre, 807-816.
(2)Electre, 967-972.
(3)Electre,1042.
(4)Electre,1304-1305.
LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLE 17 Déjà,dansHomère,
Achillese retiresousla tenteplutôtque
de paraîtrehumiliéaux yeux
desGrecs,etilpréfèreune
vie courtemais
glorieuse àune
longue existence sans honneur. L'idée de la gloire est partout dans VIliadeetdans VOdyssée : elleestle principemême
de l'épopée, quia pourobjetderaconterlesgestes glorieux deshérosxXéa àvSpôiv.Dans
lacité,cesentiment prendune
force,une
continuité d'actiond'autant plusgrande que
la vie collective estplus étroiteà
la fois etplus intense, que touslesmembres
de lacité sonttrès près les unsdes autres etdansune
perpétuelle émulation, toujours obligésdese connaîtreetdesejugerrécipro- quement. L'opinionrègne ensouveraine. (1) »La
gloireséduitles héroïnesde Sophocle, Antigone et Electre. « Quelquecruelque
soitmon
sort, ditAnti- gone,je n'en mourrai pasmoins
avec gloire (2). »« Quelle gloire, d'ailleurs, plus brillante pourrais-je obtenir
que
celle d'avoirinhumé mon
frère (3) !» Electreévoque devantl'imaginationde sa timidesœur
ce beau rêve de gloire :«
La
vertu nemanque
pas d'attirerlesregards.Ne
vois-tupasquelrenom
glorieuxnous
obtiendronsl'une et l'autresi tusuismes
conseils.Quelcitoyen, quel étranger,en
nous
voyant, nenous
saluerapas de cesparolesflatteuses: «Voyez
cesdeux
« soeurs,
mes
amis,quiontsauvélamaison
deleur père,« et qui, faisant
bon marché
de leur vie, ontdonné
la«
mort
à leursennemis
florissants. Ilfautlesaimer,ila faut les respectertous ; dans nos fêtes et dans nos
« assemblées,ilfautles honorer touspour prix de leur
«courage.»Voilà cequetoutle
monde
diraet la gloirenenous
fera défaut ni de notre vivant ni après notre mort. «Ce
beau coupletsetermine par ce beau vers :«
Pour
desâmes
bien nées,ilesthonteux
devivredanë la honte: Çîjv aîaxpôv aiaxpâi; xotç xaXb>i; Tcetpuxodiv (4). » Electre ditdemême
à Oreste : «Si j'avais été seule, je(1)A. Croiset, Questions de morale(Alcan)p. 133.
(2)Antig., 96-97.
(3)Antig., 502-503.
(4)Electre,^12-%5.
1£S IDÉESMORALESDE SOPHOCLB 2
18
LES IDÉESMORALES
DE SOPHOCLEme
serais afïanchie glorieusement xaXSç ou j'aurais péri avec gloirexaXtoç (1). »On
pourrait multiplierlescitations.Mais
ily amieux
àdire.Une
despièces de Sophocle est proprementun hymne
à la gloire.Ajax
sedéshonore sanslevouloir;
la honte d'unforfait
même
involontairelui pèse tant qu'ilsedonne
lamort,témoignageéloquentdu
prixque
lesGrecsattachaientàla gloire.
Ajax, leplus vaillant des Grecs, a réclamé
comme un
droit lesarmes
d'Achille.Une manœuvre
fraudu- leuse deMénélas
les faitadjuger àUlysse. Profondé-ment
humilié de cetéchec, lehéroscherche àsevenger etiltombe
dans une humihation encoreplusprofonde:car,égaré par Athéna, ilportesur des
animaux
inof- fensifslescoupsterriblesqu'ildestinaitau
filsde Laerte etaux
Atrides.Son
infortune esttellequ'Ulysse lui-même,
plushumain
queladéesseAthéna, éprouve pour sonennemi une
profondepitié.Peu
à peulemalheureux
recouvrelaraison,etquand
ilvoit sa tente pleine de carnage,ilse frappe la tête et
demeure
longtemps plongé dansun
profondsilence.Puisilexige de
Tecmesse
q[u'elle lui révèle tout ce qui s'estpassé.Tecmesse
obéit et raconte cequ'elle sait.Alorséclateledésespoir
du
héros. C'estune
explosion spontanéedeladouleurlaplusviolente:riennemontre mieux
la forced'un sentimentque
cette révolte instinc- tived'unegrandeâme.
Ajax, le vaillant Ajax,gémit
sourdementTaîîpo; wçPpu/t^l^^voç.Ils'élancehors de sa tente, appelleet sonfilset son frère, supplieses matelotsdele tuerpourle sauver de la honte, etajouteavec
une
tragique ironie: «Voyez- vousce héros hardi,magnanime,
intrépide dans lescombats, signaler son courage contre des
animaux
paisibles! dérision, quellehonte outrageante(2)! » Ilvoit lerireinsultantde sesennemis, surtout le rire d'Ulysse: «Artisan de tous lescrimes, fils de Laerte, rebut de l'armée,
comme
tudois riredansl'excèsdeta(1)Electre, 1320-1321.
(2)Ajax, 436-367.
LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLE 19joie (1). » Etla pensée de la
mort
passe ànouveau comme un
éclairdevant sesyeux
: « ténèbres,ma
lumière,Erèbe qui brillesd'un sivif éclat à
mes
yeux, recevez-moi, recevezun
nouvel hôte, car je suis indi-gne
désormais d'attendrel'assistance des dieux et d^shommes
(2). »Que
faire maintenant ? Reparaître ainsi sans gloiredevant sonpère?Plutôt la mort,mais une mort
glorieuseILa
gloire,toujourslagloire!Ajax
ala hantise dela gloire. «Vivreavecgloire ou mourir avecgloire, telestle devoird'unhomme
decœur
:'AXX' ^ xaXwç ^9iv^ xaXwç T£Ôv7]xevat I tovsOyevT) xpi^(3). » L'excitation est
tombée
par degrés.Un
calme relatif s'étabht danscetteâme,
sousl'influence d'unedécision ferme.Ajax
redevient assezmaîtrede lui, pourlaisserlonguement
parlerTecmesse.En
vainl'infortunéeTec-messe
représenteà celui quelleaime
et les outrages réservées à son fils etàsa captiveet la douleur d'un pèreetd'unemère
chargésd'ans,etlaviemalheureuse qui l'attend elle-même; en vainelleévoquelesouvenir de leuramour
et de leur bonheur.Ajax
résisteà
sa prière.A
l'amourdeses parents,à l'amour deTecmesse
etd'Eurysacès,ilpréfèrel'amourdela gloire.
La
gloire,Ajax
l'aime jusqu'àl'excès. Sesplus chers sentiments, saviemême,
ilsacrifietout à la gloire.Ce
héros ne savaitpas qu'ilest plushonorablede réparer sa faute etde reconquérir sonhonneur
que de céderau
déses- poiretde déserter son poste.Mais
il fautdu moins
admirer en luice noblesentimentdehonte quiaccom- pagne
etdéjàexpieune mauvaise
action.L'amour
de la gloire estun
puissant excitateur d'énergie morale. « Ces bravesont mérité,dit Périclès,chacun
enparticulier d'immortelleslouangesetla plus glorieusedessépultures,non
passeulementcettetombe où
ilsreposent,mais un monument
dans lequel leur gloire restera toujours vivante, toutes les fois qu'il s'agirade parler ou d'agir.Car l'homme
illustreapour(1)Ajax,380-382.
(2)Ajax, 394-400.
(3)Ajax,479-480.
20 LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLEtombeau
la terre entière; cene sontpasseulement les inscriptionsdes stèlesélevées danssa patrie qui trans- mettentsamémoire
:même au
dehors, elle vit sans inscriptions,dansla pensée deshommes
bien plusque
surlesmonuments
(1). »L'amour
dela gloire,mais, chez lesGrecs, ildonna
sonnom au
bienetau mal
moral.Le
bien, c'estlebeau, To xaXov; lemal, c'est le laid, lehonteuxxoaîaxpov.Aris- totedira BelwçxaXov : il faut faire cette action parce qu'elle estbelle.Ne
disons-nous pastous les jours: ilest beau demourir poursapatrie; il est
honteux
de mentir?3®PRINCIPE : LA JUSTICE
Au-dessus de l'intérêtetde lagloire, seplace lajus- tice, principe d'actionautrementnobleet désintéressé.
Nous
trouvons, dansSophocle, l'instinctdejustice et l'idéedejustice.J'appelle instinctdejustice,cetteconceptionrudimen- taire et grossière que
Créon
formule en ces termes :« Si
l'homme
souhaite d'avoir danssamaison
des filssoumis,c'est pourqu'ilsrendent àses
ennemis
lemal
quileur estdû
etrivalisentavecluid'affectionpoursesamis
(2). » C'est la justicedu
talion. «On
n'encourtaucune
punitiondu
destin à rendre lemal
pour lemal
(3). » Cettejusticeconsisteà faire ou à souhaiterun
bienou
surtoutun mal
égalàcelui que l'on areçu.Qu'on
serappellelessouhaitsd'Héraclès contre Déjanire, de PhiloctètecontreUlysse etles Atrides (4), les sou- haitsmêmes
d'Electreetd'Antigonecontre leurs persé- cuteurs.La
vengeance apparaît toujourscomme Un
droit et
un
devoir. L'humanité n'a pas encorelavoix divine qui dira : «Ego autem
dico vobis : diligite ini- micos vestros, benefaeite hisquioderunt vos. Sienim
(1) Thuoyd.,II, xLm.2-3.
(2)Antig., 641-644.
(3)Œd. Col.. 229-230 (texteassez obscur).
(4) Trach., 1040: 1066-1069.
-
Philoctète, 314-816; 1113-1115.LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLE 21 diligitis eos qui vosdiligunt,quam mercedem
habebi- tis (1\. »Mais
ily
a, dansSophocle,une
justiceplusparfaite.Antigone proteste contre le talion. Polynice fùt-il le plus méchant, leplusimpiedesfils, « iln'estpasjuste, ô
mon
père,dit-elle, de luirendre lemal
pour lemal
:àvTtSpavxaxwç(2). »
A une
justice grossièrementcom-
mutativesesuperposeune
justicesagement
distributive.Cettejustices'exprimedanslaloi : «
Tu
es venu, dit Thésée à Créon, dansune
ville quipratique la justice,où
rienne sefaitque parlaloi(3). » Sixatovetvo{xoçsont synonymes.Au nom
de cette justice,Créon
porteune
loi qui défendd'accorderlesmêmes
honneurs à Etéocle et à Polynice, l'un fidèle,l'autre traîtreàsapatrie.Au nom
decette justice,Electreveutvenger sonpère;
elleobéità
une
loi moraleetàune
loi religieuse.La
loimorale, c'est leculte de la famille ; la loi religieuse, c'estle cultedesmorts.
La
justicede sa cause, Electre la plaide courageusement devant Clytemnestre, et lechœur
prédit qu'elletriomphera. «La
justice viendra portantdanssamain
laforce quedonne
ledroit (4). »« Je te vois,ô
ma
fille, malgrélarigueur detondestin, mériter lapalme
par ton respect pour les lois les plus saintes,par tapiétéenversZeus(5). »Au nom
decette justice, Ulyssedemande
qu'onense- velisseAjax
: «Que
leressentiment et la haine, dit-ilà
Agamemnon,
ne l'emportent pas dans tonàme, au
pointde fouleraux
piedslajustice x^vSixr,v Trareiv.Moi
aussijen'avais pasdansl'arméede plusgrandennemi
que cethomme, du
jouroù
je remportai lesarmes
d'Achille. Etpourtant, quellequefûtsahainepourmoi, je
ne
sauraisle méconnaître jusqu'à nier qu'il ait été leplus bravede touslesGrecs venus à Troie, Achille excepté. Ainsi tune peux, sansinjustice,letraiteravec(1) SaintMatth., v, 41,46.
(2) Œd. Col. 1191.
(3)Œd. Col., 913-914.
(4)Electre, 476.
(5)Electre, 1095-1097.
22 LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLEmépris: ceseraitoutrager
non
sa personne,mais
les loisdes dieux. Ilestinjusted'attaquerun
grandhomme
après sa mort, quelque haine qu'onait pour lui (1). » Ainsi justice et loi se confondent : elle réalisent l'ordre, ordre
évidemment
rationnel ;de sorte que,en
dernière analyse, « lejuste » to (îixaiov, c'est le raison- nable,et lajusticepeutse définir : laraison, manifes- téedansetparlaloi.Cettejustices'impose et défie laforce. «
Quand une
choseestjuste, iln'ya paslieudedisputer, il faut se hâterd'agir. » «Quand on
a la justice pour soi, la fierté est permise. » «Quand
ila
ledroit pour lui, le faibletriomphedu
fort(2).»Telestl'idéaldejustice,idéald'ordre rationnel,idéal d'harmonie.«
Le
sentimentde l'harmonie estlesenti-ment
grec parexcellence, c'est lebesoin leplusimpé-
rieux de la Grèce en religion et enmorale.Le Grec
cherche laproportionet lamesure
dansl'univers etenlui-même
(3). »La
première desvertus moralessera la o-wcppoauvY) : équilibrantetharmonisant les éléments de vie, elle produiraune œuvre
d'art, et plus que jamaislebien méritera des'appeler to xoXov.4^PRINCIPE : LA
BONTÉ
Faut-ilallerplusloin etchercher
un
idéalsupérieur à l'idéal de justice ?La
réponse estmalaiséeetdéli- cate.Ilsemble cependant qu'on surprenne parfois, dans les
âmes
les plus nobles,comme
l'éclosion de l'idéed'humanité, je n'osedire de fraternité
humaine.
Les Grecs ontun mot
pour traduire cette idée, lemot
cpi>ocv9pa)7r{a.
Un
soufflede bonté passe sur lethéâtrede Sophocle.Déjà,
du temps
d'Homère,on
respectait l'hôte et le (1)Ajcucy 1334-1335.(2)Electre. 466-467.
—
Ajax, 1125.— Œd.
Col,, 880.(3) Girard,Lesentiment religieuxenGrèce, m-12, p. 5.
LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLE23
suppliant : c'étaientdesenvoyésde Zeus. Les hérosde Sophocle lesrespectent encore pour ce motif d'ordre religieux,mais
ilslesrespectent aussi pourun
motifpurement humain
: ce sont des malheureux.Dans Œdipe à
Colone^ lepoète célèbre la piété athénienne,«
La
piétédu
passant,du chœur,
deThésée, c'est la piétéathénienneavectouteslesqualitésmoralesqu'elle susciteou
(qu'elle suppose. Scrupuleuse, méticuleusemême,
elletientà l'observation rigoureuse des usages religieux etdesformes prescrites.Mais
elle est plutôt généreuseetlarge : elle sait concilieravec le respect des dieux l'humanité et ladouceur.Ilyentrebeaucoup
de cesentiment souvent exprimé par Sophocle,que
lebonheur
des mortelsestessentiellementfragile, etqu'on doitàl'infortuneun
peu delacompassion qu'on aura peut-êtreun
jourà réclamerpour soi-même.Une
piété semblable crée des devoirs envers leshommes non moins
qu'envers la divinité : le passant et lechœur
feront céderleursscrupulesreligieuxàlacommisération que leur inspire
Œdipe
;etsi Théséeaccueilleavectant de grandeurbienveillante l'aveugle errant, cen'estpas seulementparce qu'il est,ensaquahtéde suppHant,un
envoyédes dieux, c'estaussi et surtout à cause des malheursqu'ils ontsouffert l'un et l'autre.«Je n'oublie pas,dit-il, quej'aigrandiàl'étrangercomme
toi ;que, surla terre étrangère, j'ai affronté pourma
vie des dangers que personne autre n'acourus ; aussijamais je ne refuseraimon
aide àun
étrangermalheureux comme
tu l'es. Jesaisqueje suishomme
et que, pas plusquetoi, jenesuismaître dedemain. »Avec
cette piété compatissante s'allieune
certainedélicatesse de sentiment : le roi d'Athènes s'abstiendra d'interroger son hôte sur sanaissanceet sur sa patrie; il tentera dejouer, contresespropresintérêts, lerôledeconcilia- teur entre le père irritéetlesenfantscoupables(1). » Cettepiétécompatissanteetdélicate, c'estencorecelle de Déjanire pourlespauvres captives, c'est celle desfemmes
deMycènes
venant consoler la malheureuse(1)AixÈGRE,op.cit., 242-244.
24 LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLEElectre, celle de Néoptolème pour Philoctête, celle
d'Œdipe
pourses sujets.La
piétépour lemalheur
devient de la générosité,quand
elles'adresseàun
ennemi.L'antiquiténe connut guère la beauté ni le méritedu
pardon.Cependant
Déjanire, danssagrandeur d'âme,oublieque la jeune loleestsarivale et éprouvepour elle la plus sincère commisération.Accusé
de trahison parŒdipe, Créon
témoignetant de bienveillanceau
roimalheureux
que sonaccueil étonneŒdipe lui-même
;Créon va même
jusqu'àdevancer les désirsd'unpère infortuné et lui
amène
sesdeux
enfants. Polynicedemande
pardonà
sonpère : « Prèsdu
trôneoù
siègeZeus,laMiséricorde est assise ; laisse- las'asseoirauprès detoiaussi,mon
père(1). »
A
sontour, lagénérosités'élève jusqu'à la charité,quand
ellesedévouesoità l'humanité en général, soitaux
ennemis.Œdipe
ditàTirésias: « Quelle plus noble tâche pourun homme
que defaireservir sonartetson pouvoirau
bien deses semblables(2). »Ulysseplaidepour son plus
grand ennemi
:ilgagne
sacauseet dità Teucer: « Je déclarequejesuisautant l'ami d'Ajaxque
j'étais sonennemi
(3). » Antigone, enfin, n'est-ellepas, pour sonpère etpour sonfrère,une
incarnation anticipée delacharitéchrétienne !Ne
repré- sente-t-ellepas la douceur,l'abnégation,ledévoùment
le plusabsolu, la bontélaplusexquise?
En
réponseaux
argutiesdeCréon, elle invoqueune
loid'amour
: c'est laloi de l'Hadès,c'est la loide sonâme.
«Outoi(xuvsxôetvàXkk(Tupiçi^stv Ecpuv : jesuisnée pourm'associerà l'amour et
non
pas à la haine (4). »Egalement
exposésau malheur
etcondamnés
àla mort, leshommes
doivent s'aimeretnon
sehaïr : idée sublime entrevue par la sagesseantiqueetconsacrée parla morale chrétienne.La
loimorale estdonc une
loidejustice:elles'ébau-(1)
Œd.
Col., 1267-1269.(2)
Œd,
Roi,314-315.(3)Ajax,1376-1377.
(4)Antig.,523.
LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLE 2î>chedanslarecherchede l'intérêtetl'amourde lagloire ets'achèvedansla bonté.
CONSCIENCE MORALE
La
moralité relève dela conscience.Mais
de quelle conscience?Jusqueverslemilieu
du
v«siècle, laseuleconscience que pût, àvrai dire, consulterun
Grec, c'estcelleque nous nommerons
la « consciencecommune
». Iln'y avaiten Grèceaucun
Décalogue,aucun
codededevoirs.Des
idées d'originediverseformaientcomme une atmo-
sphère morale,une
sortede moralitédiffuse^un
idéal de moralité courante. Cet idéal se reflétait dans la«conscience
commune
».La
vieintenseest alors la vie collective.La
poésie exprimelessentiments detoutun
peuple : la morale, ses traditions et ses croyances.Chacun
penseetagitcomme on
penseetagitautourdelui,danslacité.
La
vie individuellesefond danslavie collective,comme une
goutte d'eau dans l'océan : la seule morale, c'estla morale sociale,moins
encore, la morale civique, qui n'impose guère qu'un devoir :l'obéissance
aux
loisde lacité.Mais
peuà peu l'individuahsmenaît.Un
premierpas
verslapensée indépendantesefaitdansl'initiationaux
mystères :un
groupe sedétache de la collectivitépour
penser etcroire hors de la traditioncommune. Ce
groupe s'émiette à son tour, sous l'influence de la réflexion philosophique.Les sophistes posent en face delaconsciencecollective laconscienceindividuelle et scandalisentlesconservateurs, lesquels constituent la grosse majorité.Le
conflit quelesphilosophes posaientà
l'école, Sophoclel'a mis àlascène. Antigone,c'estla révolte de l'individu contre la cité, de la conscience contrelaloi,du
droitcontre la force. C'est l'affirma- tionénergiquede l'autonomie delaconscience morale.
Désormais, pourseguiderdansla vie, ilfaudrainter-
*26 LES IDÉES
MORALES
DE SOPHOCLETOger
non
plusseulementlaconsciencecommune, mais
encoresa propre conscience,etencasdeconflit, écouter•saconscience
.
Qui
donc
va soutenir héroïquement les droitsde la -conscience ?C'.estune femme, une
jeunefille. Elle est seule, son père et ses frères sont morls, etsasœur Ismène
sedérobe. Elle est seule,mais
ellea pour elleson caractèreindomptable, sa volonté puissante. Elle
a
surtout pourellela forcemorale que luidonne
lesenti-ment du
devoir; et elle n'apas hésité.Ce
frère« qu'onabandonne
sans sépulture à la voracité des oiseaux qu'attireTappâtd'une proie agréable », ellel'ensevelira -au périlde sa vie.La
mort, elle l'acceptecomme
une gloire,comme un
l>ienfait.
Dès
qu'elle paraîtsur la scène, safigure estcomme
illuminée delabeautéquedonne au
fronthumain
la sainte exaltation
du
devoir.Son
héroïsmetraiteavec dédainlatimidité, laprudence, lescraintesde sasœur
Ismène. Antigonefera son devoiràla facedu
cieletde la terre.Allons,
mon
cherNéarque, allons auxyeuxdeshommes
Braver l'idolâtrieetmontrer qui noussommes.Le martyr
brave tout,même
l'impossible: exaltation sublime, que lesnatures vulgairesetmoyennes
traitent et traiteront toujours defolie.Antigonevole vers lecadavredéjà
décomposé
deson frère. Insouciante de l'ouragan déchaînéqui éloignelesgardes
eux-mêmes,
elle« recouvrelecorps d'unepous- sière sèche, etd'un vased'airain quelemarteau
a poli,^lleverse d'en hautsurlecadavre
une
triplelibation ».Son
devoir est accompli: lesgardes se précipitent, elle -attend;ilsl'interrogent, elleavoue, calme et sereine.Queladversaire va sedresserdevantcettejeunefille?
d'estl'Etat, c'estlaloi, c'est laforce,en lapersonne de Cîréon. L'adversaire est redoutable,carCréonn'allègue