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ANNE CLAIRAC ILLUSTRATIONS DE FRANÇOISE BERTIER INDOMPTABLE KATY ÉDITIONS G. P., 80, RUE SAINT-LAZARE, PARIS Éditions G. P.

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ANNE CLAIRAC

ILLUSTRATIONS DE FRANÇOISE BERTIER

INDOMPTABLE KATY

ÉDITIONS G. P., 80, RUE SAINT-LAZARE, PARIS-9

©1961 - Éditions G. P., Paris

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PRINTED IN FRANCE

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CHAPITRE PREMIER L'AUBERGE DU FAISAN DORÉ

p ARE à carguer les cacatois !

A cet ordre, donné dans un anglais fortement teinté d'accent américain, un rapide branle-bas de pas et de voix retentit sur le grand voilier, chargé de toute sa toile, qui avançait en labourant pesamment les flots gris sur lesquels traînait la brume épaisse de ce matin d'hiver. On était au 21 décembre 1776, et le noroît qui soufflait en rafales contrariait la marche du navire.

Celui-ci louvoya, doubla un cap mince et allongé qui semblait lui barrer l'entrée du golfe et pénétra dans la baie d'une allure soudain allégée, comme heureuse. Tandis qu'il manœuvrait ainsi,

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un pâle rayon de soleil vint frapper la poupe et fit étinceler le nom belliqueux qu'il portait : Reprisal (I).

Derrière lui, répétant docilement la manœuvre, deux bri- gantines embouquèrent la passe. C'étaient la Vigie et le Succès, qui, en dépit de leurs noms triomphants, étaient bel et bien prises de guerre : le vin et l'alcool qu'elles transportaient seraient vendus au profit des Etats insurgés. Pour la vingtième fois depuis qu'il s'en était emparé, le capitaine Lambert Wickes, bien campé d'aplomb sur la dunette, les couvrit d'un regard satisfait : allons ! en dépit de tous les périls, il avait mené à bien sa mission.

Abaissant le porte-voix dans lequel il venait de beugler les ordres, il se tourna vers son passager :

— Eh bien, monsieur, êtes-vous satisfait ?

— Comment ne le serais-je pas, capitaine ? Grâce à votre habileté, nous avons déjoué les manœuvres anglaises, évité les navires qui cherchaient à nous intercepter, et fait prisonniers, au nez et à la barbe de l'escadre, ces deux jolies bailles (2) que vous contemplez avec une juste fierté ! Je vous dois une grande recon- naissance ; et le Congrès, de grands remerciements. Peut-être, sans vous, me balancerais-je en ce moment au bout d'une vergue !...

Une bouffée de vent fit voler les pans de la houppelande dont le passager s'enveloppait, par-dessus son austère habit de serge brune à pans carrés. Le vieillard — car c'était un vieillard — enfonça plus avant sur son front le lourd bonnet de fourrure qui lui couvrait la tête et assujettit ses lunettes pour mieux voir la terre vers laquelle s'avançait le trois-mâts.

— Nous allons sous peu embouquer la rivière d'Auray, pour- suivit le capitaine Wickes. Je me reproche cependant quelque peu, monsieur, d'avoir cédé à vos instances et, de ne pas vous avoir mené jusqu'à Nantes, où, bien certainement les délégués du Congrès auront dépêché quelque émissaire au-devant de vous.

— Bah ! Auray n'est pas si loin de Nantes et nous gagnerons rapidement cette ville par la route. Soit dit sans vous fâcher, mon cher Wickes, je suis las à mourir du bœuf salé dont vous faites votre ordinaire !

(1) Représaille.

(2) Bateaux.

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— Vous avez obstinément refusé de goûter aux poulets que j'avais tout spécialement embarqués à votre intention !

— J'ai laissé ma part aux enfants... Leurs dents de loup, plus résistantes que les miennes, sont venues à bout de l'élasticité de ces estimables volatiles. Et puisque nous parlons des enfants, je dois une fois de plus vous remercier de la gentillesse que vous avez manifestée à l'égard de cette petite troupe. L'insatiable

curiosité de mon Benny a dû parfois exercer votre patience.

Je pense qu'il ne vous est pas souvent arrivé de transporter de si jeunes passagers !

— Il ne m'est pas souvent arrivé non plus, monsieur, de transporter un passager aussi illustre que notre grand Benjamin Franklin ! répondit le capitaine en s'inclinant.

Franklin sourit et s'apprêtait à répondre, quand un petit garçon de six à sept ans fit irruption sur la dunette dont il avait gravi l'escalier à vive allure.

— Good morning, captain ! Good morning, dad! It's time!... (1)

(1) Bonjour, capitaine ! bonjour, grand-pa ! C'est l'heure !... (En réalité, dad ou daddy signifie papa.)

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— De quoi est-ce l'heure, Benny ? demanda gaiement son grand-père.

— L'heure de notre leçon de français, dad... Peut-être aussi de notre « leçon de courants » ? Dites-moi si le Gulf Stream, qui nous a accompagnés si longtemps, coule encore si près des côtes de France ? Dites-moi si... Oh !

Un geste de Franklin avait interrompu le babillage du petit garçon ; celui-ci, obéissant à ce geste, s'était docilement tourné vers bâbord et restait muet de stupeur devant le rivage qu'on apercevait distinctement.

— It's... It's France? (1) demanda-t-il d'une voix étranglée.

Il se tourna vers tribord, découvrit, un peu plus éloignée, la ligne bleue d'une seconde côte, et ajouta, déconcerté :

— Mais... il y a deux France ? Le capitaine Wickes éclata de rire :

— Eh non ! garçon, dit-il avec jovialité. Il n'y a qu'une France, et ceci n'est même qu'une seule province : la Bretagne. Nous voici dans la baie de Quiberon ; d'ici une heure vous serez sur le plancher des vaches !

— Alors je vais chercher Temple : il faut bien vite nous don- ner une dernière leçon de français, dad, il faut que nous compre- nions au moins quelques mots quand nous allons débarquer !

Il redescendit l'escalier avec la même célérité qu'il avait mise à le monter.

Les deux hommes échangèrent un sourire et, laissant le capi- taine Wickes préparer la délicate manœuvre de l'atterrissage, Benjamin Franklin se dirigea lentement vers le gaillard d'arrière.

Il marchait tête basse, les mains croisées derrière le dos, les sourcils en bataille sous la toque de fourrure qu'il ne quittait plus depuis le jour où, dans un de ces gestes impulsifs dont il était coutumier, il avait jeté sa perruque à la mer, sous les yeux du capitaine stupéfait. Acte symbolique, avait-il expliqué en souriant, par lequel il entendait prouver qu'il entamait une nouvelle période de son existence, une vie nouvelle !

A soixante-dix ans qu'il avait alors, ce n'était pas si mal...

Eternelle jeunesse du cœur ! (1) C'est... C'est la France ?

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Ce matin, Franklin ne manquait pas de sujets de réflexion.

Il avait eu la chance d'échapper à la croisière anglaise qui voulait intercepter le Reprisai ; mais, une fois touchée la terre de France, le plus délicat de sa mission restait à accomplir : persuader le gouvernement de venir en aide aux Insurgents (1).

Certes, il serait aidé dans cette tâche par les deux adjoints que lui avait donnés le Congrès : Arthur Lee et Silas Deane.

Mais c'était surtout sur lui-même qu'il comptait, sur son inébran- lable obstination, sur cette persuasive diplomatie qu'il avait bien souvent mise en œuvre. Cependant les obstacles seraient rudes, il ne fallait pas se le dissimuler. Lors de son précédent voyage, il y avait de cela dix ans, Franklin avait été présenté à la Cour et il avait rapidement jugé le roi de France. Un honnête homme, et de bonne volonté, sans doute ; mais un homme d'Etat ? Non point. Quant aux ministres en exercice, se laisseraient-ils convaincre de rompre ouvertement avec l'Angle- terre, ou même d'aider les Insurgents en sous-main ? Là était la question...

Tandis que son grand-père se livrait à d'épineuses réflexions, Benny pénétrait à fond de train dans la cabine exiguë qu'il partageait avec son grand cousin, William Temple. Celui-ci, nonchalant adolescent de dix-sept ou dix-huit ans, sommeillait

— ou feignait de sommeiller — dans son hamac de toile grise.

— Will ! cria Benny de sa voix aiguë, venez, venez vite...

C'est l'heure de la leçon ! La dernière leçon de français !

— Pourquoi la dernière ? demanda Temple sans prendre la peine de changer de position. Vous pouvez être sûr que dad ne nous laissera pas en paix avec cette maudite langue avant que nous la parlions aussi couramment que les natives (2)... Et comme nous n'en sommes pas encore là, tant s'en faut...

— Oh ! Will, que vous êtes paresseux ! Quel dommage que ce soit vous le secrétaire de grand-père, et pas moi !

— Vous feriez en effet un joli secrétaire, moucheron ! Benny était trop plein de son sujet pour s'offusquer de cette plaisanterie.

— Venez, Will, venez vite, vous dis-je... Vous aurez une surprise !

(1) Insurgés.

(2) Indigènes ou habitants du pays.

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D u coup, l'adolescent se redressa à demi :

— U n e surprise ? laquelle ?

— O n voit les côtes de France, figurez-vous ! on en voit deux... U n e à tribord et u n e à bâbord, et p o u r t a n t c'est la même, dit le capitaine Wickes !

— Je ne c o m p r e n d s goutte à ce q u e vous racontez, Benny, g r o m m e l a T e m p l e en se décidant à poser les pieds par terre.

Le petit garçon était déjà reparti, jetant par-dessus son épaule :

— Je vais chercher Katy ! Il faut qu'elle voie la France, il le faut !

Benny galopa tout le long de la coursive et tambourina à poings fermés sur une autre porte :

— Ouvrez, Katy, ouvrez vite ! c'est Ben !

La porte s'ouvrit ; mais, au lieu du visage que l'enfant s'atten- dait à voir s'y encadrer, il aperçut la face débonnaire d'une négresse, coiffée d'un madras éclatant et vêtue de jupons multi- colores ; des colliers de corail s'enroulaient à son cou et deux anneaux d'or se balançaient à ses oreilles. Elle eut un large sourire et se pencha sur la figure rose, marquée de taches de

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rousseur, où s'ouvraient deux yeux d'un bleu de porcelaine.

— Katy pas là, dit-elle en son anglais hésitant, Katy sur le pont.

Sur le pont, déjà... Pourtant elle se faisait joliment tirer l'oreille pour participer aux leçons de français que Franklin distribuait quotidiennement aux enfants, avec une régularité que Benny était seul à apprécier.

La négresse se pencha davantage et baissa la voix :

— Katy en colère, chuchota-t-elle à l'oreille du petit garçon ; et elle jeta un regard navré dans la cabine, comme pour excuser le désordre qui y régnait.

L'étroit réduit était en effet jonché de vêtements, de jouets et d'objets hétéroclites qui paraissaient avoir été éparpillés par une main rageuse.

Benny n'y fit aucune attention : il s'élançait déjà vers l'escalier menant à l'écoutille, le franchit en trois bonds et, une fois sur le pont, regarda autour de lui, cherchant son amie. Comme saisi d'une idée subite, il tourna le dos au gaillard d'arrière sur lequel son grand-père était toujours occupé à méditer et, enjambant

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des tas de cordages, se précipita vers le gaillard d'avant, parmi les jurons amicaux de l'équipage dont il gênait la manœuvre.

A l'extrémité de la proue, blottie derrière un tas de cordages plus gros que les autres, se trouvait une forme accroupie sur laquelle se penchait un grand diable de matelot, la pipe à la bouche.

— Eh! master Ben, dit-il en apercevant le petit garçon, je vous la laisse. Pas moyen de la distraire aujourd'hui ! Je ne sais pas ce qu'elle a. J'avais pourtant emprunté la seconde longue-vue du commandant, pour lui montrer de plus près la côte de France...

Ah bien ouiche ! Des larmes, et encore des larmes, c'est tout ce qu'il y a à en tirer !

Il s'éloigna de son pas balancé, après avoir effleuré d'une paternelle caresse un dos courbé sous le chagrin, une flamboyante chevelure rousse répandue sur les épaules de la fillette dont on n'apercevait que cette forêt de boucles.

— Pauvre petiote, monologuait le matelot en faisant passer sa pipe d'un coin à l'autre de sa bouche. C'est pas heureux, bien sûr, mais se mettre dans des états pareils !...

Ben s'agenouilla près de la petite forme tassée sur elle-même, qui redoublait de sanglots.

— Katy, appela-t-il doucement, ne pleure plus ; viens avec nous ; nous arrivons, on voit la France...

La fillette releva la tête d'un mouvement brusque et, essuyant à deux mains ses joues ruisselantes de larmes, planta dans les yeux bleus de Benny ses yeux pers, étincelants de rage : — On voit la France ! on voit la France ! Toi aussi, tu vas me répéter cela, comme ce grand serin de Nicholas ! Tu sais pourtant bien que je ne veux pas la voir, la France ! je la déteste !

Le petit garçon sursauta :

— Il ne faut pas dire cela, Katy ; la France est un très beau pays, et aussi un pays très bon, mon grand-père me l'a expliqué.

Tu sais bien que les Français vont aider les Américains !

— Qu'est-ce que tu veux que cela me fasse, puisque je ne suis plus en Amérique !

— Ne sois pas égoïste. Nous non plus, nous ne sommes plus en Amérique, pour un peu de temps ; mais après...

— Après ! riposta avec éclat la fillette aux cheveux de flamme ;

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il n'y a pas d'après, pour moi ! Moi, on va me garder en France pour toujours ; moi, on ne me permettra plus d'être Améri- caine !

Ces considérations étaient un peu compliquées pour les sept ans de Benny. Il enfla la voix et déclara, avec une assurance comique :

— Tu dis des bêtises, Katy ! Tu es Américaine, puisque tu es née en Amérique. Plus tard, quand tu seras grande, tu y retourneras.

Un espoir se leva dans les yeux assombris et, avec décision, la petite personne s'écria :

— Je n'attendrai pas d'être grande pour retourner dans mon pays. Je m'échapperai !

— Tu n'auras pas besoin de t'échapper, Katy. Quand nous repartirons là-bas, nous t'emmènerons. Mon grand-père est très bon, tu le sais. Il connaît beaucoup de monde, et il peut faire beaucoup de choses. Viens, nous allons le lui demander. Et puis, il ne faut pas te faire de chagrin comme cela. Tu seras peut-être très heureuse à Paris. Ta grand-mère doit être très bonne ?

— J'avais aussi une bonne grand-mère en Amérique ! mais elle est morte...

La fillette se mordit les lèvres ; mais les sanglots avaient cessé.

Katy se leva, tapota ses jupons froissés et prit avec autorité la main de Benny.

— Les oncles ont voulu que je vienne en France pour retrouver ma famille ! Mais ma vraie famille est là-bas. C'est là-bas que je veux retourner.

— Eh bien, tu y retourneras. Il y aura beaucoup de bateaux qui iront de France en Amérique, c'est mon grand-père qui l'a dit, et qui emporteront là-bas beaucoup de soldats, pour que les Américains soient vainqueurs. C'est nous qui allons les leur envoyer... Tu vois bien que tu pourras être utile en France aussi ! Benny répétait une histoire qu'on lui avait sans doute racontée bien des fois avant qu'il entreprît ce voyage et que, bien des fois encore, il s'était fait redire par son grand-père tout au long de la traversée, qui avait duré deux mois. Malgré sa fatigue et la crise de furonculose qui l'avait durement éprouvé, Franklin

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avait toujours trouvé le temps de s'occuper de ses petits-fils, de leurs jeux comme de leurs leçons, et il s'était penché avec la même bienveillance sur l'orpheline que le hasard avait placée sur son navire.

Plus âgée que Ben de deux ou trois ans, la fillette avait souffert déjà de deuils, de séparations, de ce grand arrachement qui la coupait de sa terre natale. Elle ne croyait guère que tout finirait par s'arranger pour elle ; et, plus que sur la compréhension des autres, elle comptait pour se tirer d'affaire sur ses jeunes forces, sur sa terrible volonté, sur la haine qu'elle avait décidé d'avoir pour le pays où on la transplantait malgré elle, pour la famille inconnue qui la réclamait sans se soucier de ses désirs, de ses chagrins ou de ses tendresses. C'était une enfant sauvage, capri- cieuse, élevée à la diable par une mère malade, trop tôt disparue, par une grand-mère adoptive qui l'avait outrageusement gâtée et par les esclaves de la plantation qui la traitaient en idole.

Comment s'étonner que des oncles indifférents, héritant à l'improviste de cette nièce volcanique, eussent volontiers déféré au désir de la famille française qui demandait à la recueillir ?...

Comme les deux enfants, se tenant toujours par la main, rejoignaient Franklin à l'arrière du navire, le sourd martèlement de deux pieds nus retentit sur le pont et la négresse Deborah approcha en ployant dans une série de révérences.

— Laisse-moi, Debbie ! ordonna d'une voix sèche son petit tyran. Tu vois bien que je suis avec mes amis !

Pour une fois, la servante ne prêta aucune attention à Katy, mais s'approcha de Franklin, qu'elle salua avec une humilité craintive :

— Bon mister Franklin, dit-elle dans son jargon, matelot Nicholas dire à moi navire pas aller à Nantes ?

Elle avait prononcé avec beaucoup d'application le nom de la ville étrangère ; Franklin confirma qu'en effet, sur sa demande, pour abréger un voyage qui avait éprouvé les forces de tous les passagers, le capitaine Wickes avait accepté de toucher terre à Auray.

Le visage de Deborah devint grisâtre ; elle tira de sa poche un papier qu'elle tendit du bout des doigts, avec une crainte révérencieuse, comme elle eût fait d'un talisman.

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Moi, on ne me permet plus d'être américaine !

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— Moi pas savoir comment faire alors, dit-elle avec détresse ; famille française écrire sur ce papier adresse où fera chercher nous : oncle de Katy dire à moi bateau devait arriver Nantes...

Si navire pas aller à Nantes, Debbie pas savoir comment faire, où aller avec Katy ?

— Eh bien, s'écria Katy avec un accent de triomphe sauvage, en ce cas nous resterons à bord, Deb, nous repartirons en Amé- rique sur le bateau ! Vous voudrez bien nous remmener, capi- taine, vous voudrez bien ?

Mais déjà Franklin hochait son front plein de sagesse en posant la main sur le bras de la négresse, que secouait un trem- blement nerveux.

— Je me charge de vous emmener à Nantes, ma bonne Deborah.

Vous ferez route avec nous, et je remettrai moi-même notre feu follet à la personne que sa famille enverra pour la chercher.

Il ajusta ses lunettes, scruta le papier que lui avait remis la servante rassérénée :

— Nantes. Hôtel du Faisan doré. Nous descendrons aussi au Faisan doré... Une auberge en vaut une autre, et le ciel même semble nous indiquer celle-là. Voudrez-vous bien vous charger, capitaine, d'envoyer là-bas un courrier prévenir de notre pro- chaine arrivée ? Je tâcherai de me procurer une berline, et nous partirons demain à l'aube. Ce ne sera pas trop d'une bonne nuit pour reposer ces enfants avant d'entreprendre un nouveau voyage vers Paris !

Le crépuscule tombe vite en décembre ; dans la lumière déclinante, Ben écarquillait les yeux pour mieux apercevoir, sur les bords de la rivière qui allait s'étrécissant, les Bretons qui accouraient pour contempler les arrivants : un grand voilier, suivi de deux brigantines de prise, c'était un spectacle valant la peine qu'on se dérangeât ! Mais qu'ils étaient donc singuliers, les premiers habitants de cette France que voyait le petit garçon ! Femmes en fichu et en coiffe de mousseline, hommes vêtus de larges braies de flanelle blanche, de gilets brodés sous une veste à grands boutons de cuivre, coiffés de larges chapeaux dont les rubans de velours flottaient au vent, tous uniformément chaussés de sabots..., quand ils n'allaient pas pieds nus, à l'exemple des enfants qui s'amassaient au bord de l'eau.

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Ravi, Ben voulut essayer son vocabulaire et cria de toutes ses forces :

— Bonjour !...

Bien qu'on fût à portée de voix, personne ne répondit. L'on voyait l'air ahuri des petits paysans qui contemplaient le bateau, bouche bée.

— Bon-jour ! répéta Ben en s'appliquant à détacher les syl- labes et à atténuer son terrible accent américain.

Cette fois, un garçon de son âge, qui dans son ardeur pataugeait jusqu'à mi-jambes dans la rivière, hurla de toutes ses forces une phrase dont Benny ne comprit pas un traître mot. Déconfit, il se retourna vers le capitaine, qui riait.

— Ces gens ne parlent pas français, Ben, lui dit-il.

— Ils... ne... parlent pas... français ? répéta l'enfant, stupéfait.

— Eh non ! Ce sont des Bretons. Ils ne parlent guère que leur langue ; sauf leur recteur, bien sûr ; je veux dire le prêtre de leur village. Ben en resta sans voix.

Près de lui, Temple ricana :

— Eh bien ! avais-je raison de ne pas me mettre la cervelle à l'envers pour apprendre un langage si exécrable que les propres habitants du pays ne le parlent pas eux-mêmes ?

Sous une dernière bourrasque de pluie, le Reprisai, toujours suivi de la Vigie et du Succès, accosta la cale d'Auray.

Depuis l'aube, semblable à un filet de gaze grise à mailles serrées, le réseau du crachin enserrait le port. Le vent soufflait en rafales ; aucune barque de pêche n'avait pris la mer. Sur le port de Nantes, désert et désolé, deux hommes faisaient les cent pas, se jetant au passage de furtifs regards ; puis ils se retournaient vers l'aval, scrutant les flots gris et pressés de la Loire comme s'ils s'attendaient de minute en minute à en voir jaillir quelque sirène... ou poindre quelque vaisseau.

L'un de ces hommes, sévèrement vêtu de noir de la tête aux pieds et drapé dans un épais manteau à triple collet, semblait un majordome de grande maison. Il avait un nez en bec d'aigle,

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Ce livre INDOMPTABLE KATY

de Anne Clairac illustré par Françoise Bertier est le cent soixante et onzième

de la BIBLIOTHÈQUE ROUGE ET OR Série " Souveraine "

Il a été imprimé pour les Éditions G. P., à Paris

sur les presses de G. Maillet et C à Saint-Ouen Photogravure S. T. O.

En collectionnant ces vignettes, vous

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