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Version française d'un article paru en portugais: « Os Modelos da Transição », Signum, 8, 2006, p. 9-31.

LES MODELES DE LA TRANSITION : Un autre retour ?

Dans l’historiographie des dernières décennies, la thématique des « retours » a fait florès1. Retour du politique, de l’événement, de la narration, du sujet ou d’autres encore :

toujours, il s’agissait de revenir à des aspects rejetés ou négligés par l’historiographie dominante, sous sa forme annaliste ou marxiste, durant les cinquante années centrales du XXe

siècle, et cela dans une nouvelle conjoncture d’ébranlement des certitudes antérieures et d’insatisfaction à l’égard des résultats d’une histoire socio-économique et quantitative qu’on dira, pour faire vite, braudelienne. C’est à un retour d’un type différent que l’on voudrait inviter ici. En effet, il n’est pas interdit de soutenir que nous sommes en passe d’entrer dans une phase historiographique distincte, dans laquelle la remise en cause des catégories et des modèles globaux antérieurs cesserait d’être la priorité. Par-delà l’atomisation et la complexité érigées en nouvelles certitudes de la postmodernité triomphante, c’est peut-être à des concepts comme celui d’histoire globale et à des débats virulents dans les années 50-70 – qui ont ensuite paru se dissiper comme des mirages sans consistance – qu’il conviendrait maintenant de faire retour. Certes, il ne s’agit pas de revenir exactement au même point. Les critiques de la période récente n’étaient certainement pas toutes infondées et, de surcroît, des transformations générales offrent aujourd’hui l’occasion de se débarrasser des plus évidentes pesanteurs (politiques) qui entravaient ces débats et en limitaient sérieusement la fécondité.

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discussion sur la validité et sur la manière de concevoir les concepts de « féodalisme » et de « capitalisme »2, pour me concentrer sur les diverses manières de concevoir la transition d’un

système à l’autre. Certains modèles classiques de cette transition ne peuvent plus guère être défendus aujourd’hui. Ainsi en va-t-il d’une vision qui considèrerait le féodalisme – la société médiévale, si l’on veut – comme un système stable, fondé sur des unités productives autarciques et figées dans une immuable tradition : ce serait donc de l’extérieur, par l’essor de forces étrangères au féodalisme, tels que les villes, le commerce et la bourgeoisie, que le capitalisme se serait peu à peu développé, jusqu’à éliminer finalement le système féodal. Modèle exogène de la transition, donc. L’autre vision classique est celle d’une crise finale du féodalisme, située aux XIVe-XVe siècles, dont la résolution ouvrirait la voie à la modernité,

marquée par une connexion intercontinentale inédite, par l’essor du capitalisme commercial et l’émergence des Etats modernes. Autrement dit, une transition calée sur le mythe burckhartien de la Renaissance. Afin de rouvrir la discussion, je suggère de placer au centre de la réflexion plusieurs propositions de la médiévistique récente : d’une part, la conception, développée par Jacques Le Goff, d’un long Moyen Age s’étendant du IVe au XVIIIe siècle, et impliquant que

« le concept de modernité appliqué aux Temps modernes est à réviser sinon à ranger parmi les vieilles lunes »3; d’autre part, l’insistance sur le fait que, loin d’être immobile, le Moyen Age

se caractérise par une puissante dynamique de transformation. Enfin, il faudra ajouter un troisième angle de réflexion, car le problème de « la transition du féodalisme au capitalisme » touche aussi, et peut-être surtout, à la manière de concevoir le rapport entre le passé médiéval et notre propre présent.

Evolution exogène ou dynamique endogène ?

Parmi les tenants d’un féodalisme stable et d’une évolution exogène, on peut évoquer, à titre d’exemple, l’œuvre de José Luis Romero, qui a exposé avec cohérence l’idée d’une révolution commerciale et bourgeoise constituant, dès le XIe siècle, un phénomène totalement

extérieur à la logique du féodalisme et aboutissant à la juxtaposition de deux systèmes économiques et culturels distincts, l’un tendant à l’immobilisme d’un ordre rural dominé par la tradition, l’autre caractérisé par le dynamisme urbain et le goût de l’innovation propre à la 2 Je me permets de renvoyer, sur ce point comme pour les analyses plus précises de la société médiévale, auxquelles je ne peux que faire allusion ici, à mon livre La Civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de

l’Amérique, 3è éd. Paris, Champs-Flammarion, 2006. Je n’argumente donc pas sur le débat terminologique (et

conceptuel) que peut susciter le terme de « féodalisme ».

3 Jacques Le Goff, « Pour un long Moyen Age », repris dans L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 7-13 et préface à l’édition française de Bartolomé Clavero, La grâce du don. Anthropologie catholique de

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mentalité bourgeoise4. On reviendra sur certains aspects des conceptions de ce type, qui ont

fait depuis longtemps l’objet de sévères critiques. Ainsi, Immanuel Wallerstein souligne qu’il ne faut pas voir « le féodalisme, en tant que système, comme l’antithèse du commerce. Au contraire, jusqu’à un certain point, système féodal et essor des échanges sont allés de pair »5.

Les recherches récentes n’ont fait qu’accentuer ce trait, en soulignant à quel point l’essor des campagnes contribue, pour une part déterminante, à celui du commerce et des villes. A partir des XIIe-XIIIe siècles, les producteurs ruraux, dont le surplus augmente, vendent – et achètent

– en ville d’autant plus que de nombreuses redevances sont commuées en versement monétaire ; quand aux seigneurs, ce même phénomène leur fournit un numéraire plus abondant qu’ils utilisent eux aussi en ville. Ce mouvement n’affecte pas seulement le commerce local, mais, de proche en proche, active le commerce interrégional, et en particulier les foires dont celles de Champagne deviennent les plus importantes. Mais c’est par d’autres biais encore que la monnaie joue un rôle croissant dans le rapport seigneurial, dont les aspects les plus visibles (et les plus contestés), comme les corvées, cessent d’avoir une importance centrale et conservent un caractère surtout symbolique (mais non moins significatif, notamment par la fonction de leurre qu’ils assument)6. A l’inverse, on peut insister sur la part

considérable que tient désormais l’endettement paysan dans les revenus seigneuriaux. Au moins à partir des XIVe-XVe siècles et dans certaines régions, il assure des revenus souvent

plus importants que les redevances coutumières et, de surcroît, redouble les liens de dépendance auxquels sont soumis les producteurs. On a également fait valoir combien la maîtrise des stocks céréaliers donne un avantage important aux seigneurs, d’autant plus que ce sont eux qui fixent les dates de versement des redevances en argent. Les dépendants doivent ainsi vendre leurs produits juste après la récolte, lorsque les prix sont au plus bas. Que les seigneurs les rachètent alors pour les revendre plus tard avec un fort bénéfice, comme 4 José Luis Romero, La revolución burguesa en el mundo feudal, Mexico, Siglo XXI, 1979, 2 vol.

5 Immanuel Wallerstein, Le système du monde du XVe siècle à nos jours. I. Capitalisme et Economie-monde

(1450-1640), Paris, Flammarion, 1980, p. 22-23 (la critique de la théorie de la dualité est sévère : « il serait

absurde de s’imaginer que les zones, dans lesquelles la féodalité s’est établie, possédaient deux économies : une économie de marché dans les villes, plus une économie de subsistance dans les seigneuries rurales »). C’est aussi le point de vue exprimé par Maurice Dobb dans le célèbre débat des années 1950, dont les pièces ont été rassemblées dans Du féodalisme au capitalisme : problèmes de la transition, Paris, 1977, 2 vol. (traduction castillane : La transición del feudalismo al capitalismo, Barcelone, 1982).

6 On se réfère principalement dans ce paragraphe aux travaux de Julien Demade, « Les ‘corvées’ en Haute-Allemagne. Du rapport de production au symbole de domination (XIè-XIVè siècles) », dans Monique Bourin et Pascual Martínez Sopena (éds.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes

médiévales (XIe-XIVe siècles). Réalités et représentations paysannes, Paris, Presses de la Sorbonne, 2004, p.

337-363 et Ponction féodale et société rurale en Allemagne du Sud (XIe-XVI esiècle). Essai sur la fonction des

transactions monétaires dans les économies non-capitalistes, thèse de Doctorat, Université de Strasbourg II,

2004. De même, pour une analyse des mécanismes de la rente seigneuriale, on renvoie au travail novateur de Joseph Morsel, L’aristocratie médiévale. La domination sociale en Occident (V-XVe siècle), Paris, A. Colin,

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l’hypothèse en a été récemment proposée, ou non, il apparaît que le rachat des redevances n’est pas sans inconvénients pour les dépendants. A partir du XIIIe siècle, il contribue à

accentuer leur endettement et creuse l’écart en matière de maîtrise des réserves céréalières, à l’avantage des seigneurs. Peut-on alors suggérer, comme le proposent certains, que la séparation entre villes et campagnes a été voulue ou du moins encouragée par les seigneurs ? En tout cas, il est patent que l’essor des campagnes et celui des villes sont concomitants et que, malgré quelques cas d’affrontements, de très nombreux seigneurs ont contribué, par l’attribution négociée et finalement avantageuse pour les deux parties des chartes de franchise, à fortifier tout à la fois les communautés villageoises et les communes urbaines. L’existence de populations urbanisées, consommatrices et non productrices, n’était-elle pas en effet la condition d’une circulation des produits et des espèces monétaires, devenue indispensable à la réalisation de la rente seigneuriale ?

Quant au phénomène urbain lui-même, il ne saurait être entièrement associé à l’essor du négoce ni à celui d’un groupe social clairement délimité qui serait celui des marchands, des maîtres des métiers et des banquiers. En fait, l’aristocratie est très présente en ville7. Qu’il

s’agisse de dominants ruraux qui s’installent à proximité de la cour de l’évêque ou du comte dont ils sont les vassaux, ou bien de simples serviteurs vivant dans l’entourage d’un seigneur, le groupe des milites représente souvent un dixième de la population urbaine. En outre, du moins jusqu’au XIVe siècle, marchands et artisans ne forment pas un groupe à part, clairement

séparé de l’aristocratie : ils sont largement mêlés et fusionnent au moins partiellement au sein d’une même élite urbaine qui combine négoce et revendication de « noblesse », esprit comptable et éthique courtoise.

En bref, tout ce que la thèse exogène veut faire naître hors du système seigneurial, et

contre lui, éclot en son sein, comme autant d’aspects qui lui sont consubstantiels. Cela signifie

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colonisation de l’Amérique en sont l’un des prolongements les plus remarquables (lesquelles auront à leur tour un effet puissant, quoique moins direct qu’on pourrait le penser, dans l’amplification de l’expansion planétaire de l’Occident). La colonisation américaine n’est donc pas l’effet d’une Europe libérée de la stagnation médiévale et déjà entrée dans le monde de la modernité et de la rationalité; elle est le résultat de cette dynamique d’essor et d’expansion propre aux temps médiévaux, qui prend forme de manière éclatante à partir du XIe siècle.

Pour caractériser cette dynamique, on ajoutera encore deux aspects à ceux qui viennent d’être évoqués. Il n’est guère besoin d’y insister, tant le fait est connu, mais du moins faut-il le rappeler afin d’en mesurer toute la portée. Amorcé dès le VIIIe siècle, l’essor des

campagnes s’épanouit pleinement durant les XIe-XIIIe siècles, et l’Europe occidentale connaît

alors une croissance démographique et productive particulièrement intense. En termes très généraux, la population double (au moins) et la production agricole fait mieux encore, puisqu’elle alimente une population plus nombreuse, tout en évitant les famines fréquentes durant le haut Moyen Age, et alors même qu’une part de la force de travail globale est orientée vers la production artisanale (y compris les produits agricoles qui lui servent de matières premières). Doubler la population et la production dans le contexte d’une société préindustrielle n’est pas un phénomène fréquent. De fait, cet essor démographique et productif ne s’était jamais produit en Europe depuis l’invention de l’agriculture et ne devait pas se reproduire avant la révolution industrielle. C’est là un fait considérable, qui cadre mal avec l’immobilisme supposé du système féodal, et qui constitue au contraire la base matérielle de la force inédite qu’acquiert alors l’Europe, le noyau le plus ferme de sa nouvelle capacité expansive, dont la croisade et l’avancée décisive de la Reconquista comptent parmi les manifestations les plus évidentes.

Dans l’impossibilité d’aborder ici la question – au reste irrésolue – des « causes » de cet essor, ou pour mieux dire des ressorts de la dynamique propre au système féodal, j’évoquerai seulement le statut de l’Eglise, dont on soutiendra qu’elle n’est nullement une simple « superstructure » plaquée sur un système social caractérisé par le rapport de domination seigneuriale, mais qu’elle constitue au contraire l’institution dominante du féodalisme, sa colonne vertébrale, et même sa principale force motrice8. Si en tant que

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(là encore exclusive) de médiation entre les hommes et Dieu. Elle est même très directement impliquée dans les rapports de production, du fait de la part considérable des seigneuries détenues par des institutions ecclésiastiques et, surtout, parce que le bâtiment ecclésial et le cimetière jouent un rôle majeur dans le processus de congregatio hominum des Xe-XIIe

siècles. Et encore faut-il y ajouter la mise en place du réseau paroissial pour cerner véritablement le processus de spatialisation des rapports sociaux que, depuis Robert Fossier, on dénomme « encellulement ». L’Eglise joue ainsi un rôle décisif dans la mise en place des structures qui constituent le cadre dans lequel s’accomplit l’essor démographique et productif rappelé plus haut. On est alors autorisé à soutenir qu’elle contribue de manière décisive à la cohésion et à l’efficacité du système seigneurial, puisque aussi bien la fonction spatio-sociale de l’édifice ecclésial et du cimetière que l’encadrement paroissial confortent la cohésion des communautés villageoises, qui sont le cadre principal de l’activité productive, sur lequel se greffe la domination seigneuriale.

Si elle contribue à la dynamique d’ensemble du système féodal, il n’est guère étonnant que l’Eglise elle-même soit également animée d’une profonde dynamique de transformation (à l’opposé de la stabilité à laquelle prétend naturellement une institution qui se veut fondée sur les vérités divines et qui, de surcroît, repousse toutes les tentatives pour réintroduire de l’historicité dans le temps de l’Eglise militante, entre l’Incarnation et le déclenchement du cycle eschatologique). Là encore, point n’est besoin d’insister. Les XIe-XIIe siècles voient une

véritable refondation de l’institution ecclésiale, processus bien plus profond que ce que l’on entend traditionnellement par réforme grégorienne. L’Eglise se restructure tout à la fois sous l’égide du pouvoir nouvellement centralisateur de la papauté et par l’affirmation – en opposition à l’association gémellaire de l’Empire et de l’Eglise caractéristique de l’époque carolingienne; et en contraste aussi avec la collusion entre le clergé et l’aristocratie qui prévalait aux Xe-XIe siècles – d’une séparation tranchante entre clercs et laïcs, ces derniers

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diocèses à la centralisation pontificale – et même de revirements radicaux sur des aspects essentiels de la doctrine. Le passage de la conception symbolique de l’eucharistie, à laquelle Augustin avait donné sa caution, à la doctrine de la Présence réelle, adoptée par la papauté réformatrice, est sans doute l’un des plus spectaculaires.

Parmi d’autres exemples, on pourrait ajouter le glissement d’un désintérêt pour l’inscription spatiale du sacré et pour les coutumes funéraires, là encore caractéristiques des fondements augustiniens de la société médiévale, à l’inscription généralisée et obligatoire du rapport au divin dans des lieux (et en particulier dans les édifices ecclésiaux, où s’incarne le pouvoir des clercs, et dans la terre consacrée des cimetières, qui devient le cœur même du nouveau système ecclésio-seigneurial)9. Ou encore le passage du rejet radical de l’institution

matrimoniale (Augustin s’écartant cette fois de la situation initiale et faisant un pas décisif vers la légitimation de l’encadrement matrimonial de la sexualité) à l’exaltation sacramentelle du mariage au XIIe siècle. Enfin, on soulignera un phénomène plus général encore – la

logique de l’Incarnation – qui, dans la mesure où elle est de plus en plus fortement assumée, sous-tend les profondes transformations des représentations médiévales, qu’il s’agisse des rapports du corporel et du spirituel et des conceptions de la personne, du rapport entre l’homme et Dieu, ou encore du statut accordé au monde créé et du regard porté sur lui10.

En bref, on peut mettre à jour une profonde dynamique11, qui affecte tous les aspects

des réalités médiévales, depuis l’organisation des campagnes jusqu’aux fondements de la théologie. Mais encore faut-il préciser que dynamique ne signifie pas seulement changement. Plus profondément, cette notion suppose la capacité d’une structure, d’un système, à se transformer lui-même, au point parfois d’aboutir à un état inverse de son état initial, mais sans pour autant cesser de répondre à sa propre logique. Poussée à l’extrême, la dynamique inclut la possibilité de produire son propre renversement sans cesser d’être soi-même.

Quand situer la transition et sur quelle durée?

L’une des visions classiques situe aux XIVe-XVe siècles la « crise générale du système

féodal », pour reprendre l’expression de Rodney Hilton12. Pour Immanuel Wallerstein, cette

9 Voir notamment Michel Lauwers, Naissance du cimetière. Espace sacré et terre des morts dans l’Occident

médiéval, Paris, Aubier, 2005.

10 Voir La civilisation, op. cit., partie II, chapitre IV.

11 On notera que la conception du féodalisme comme période d’accumulation de forces et de formation de la civilisation européenne (jointe à la critique de l’image d’un Moyen Age obscurantiste et en proie à la stagnation) est celle que l’on trouve esquissée chez Marx (à la suite de Hegel) ; voir Carlos Aguirre Rojas, Las luminosas

Edades Oscuras. La concepción marxista sobre la transición de la Antigüedad al feudalismo, Universidad de

San Carlos de Guatemala, 2005.

12 Rodney Hilton, « Y eut-il une crise générale de la féodalité ? », Annales E.S.C., 1951, p. 23-30 et Les

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crise est surmontée au XVIe siècle par l’expansion coloniale de l’Europe, le renforcement des

structures étatiques et l’essor d’une économie-monde capitaliste13. La transition du féodalisme

au capitalisme se trouve ainsi calée sur la coupure Moyen Age/Renaissance, dont Jacob Burckhardt a contribué à asseoir la vigueur quasi indestructible. L’Europe ne sort alors de la crise de l’automne du Moyen Age que pour faire place conjointement aux splendeurs de la Renaissance, à l’autorité des Etats modernes et aux élans conquérants du tout jeune capitalisme commercial! Pourtant, c’est une tout autre perspective qu’invite à adopter la provocante insistance de Jacques Le Goff à mettre en évidence un « long Moyen Age ». Certes, il ne faudrait pas que cette notion vienne sournoisement servir de renfort au présupposé d’un immobilisme médiéval, encore amplifié de trois siècles : pour être ainsi prolongé, le Moyen Age n’en est pas moins dynamique, ce qui impose de reconnaître qu’il présente dans sa phase ultime (l’époque moderne des périodisations conventionnelles) des traits spécifiques voire inverses de ceux des phases antérieures, à commencer par l’absolutisme. Néanmoins, malgré les effets de cette dynamique, l’hypothèse du long Moyen Age consiste à faire porter l’accent sur le fait que les « mêmes structures sociales persistent dans la société européenne du IVè au XIXe siècle »14. En fait, l’idée du long Moyen Age n’est

pas tout à fait inédite et, comme on le verra plus loin, des historiens comme Pierre Vilar ou Eric Hobsbawm en avait déjà posé, en des termes différents, les éléments principaux.

En ce point, une divergence profonde quant à la lecture de l’histoire occidentale sépare les auteurs qui situent les débuts du capitalisme au XVIe siècle et ceux qui repoussent son

entrée en scène de trois siècles environ. Cette divergence divise tout particulièrement les historiens se réclamant du marxisme. C’est le concept de capitalisme commercial qu’il convient de placer ici au centre du débat. L’œuvre de I. Wallerstein a amplement contribué à sa diffusion, mais d’autres, parmi lesquels Ciro Cardoso, l’ont soumis à une critique sévère15.

S’il est évident que la conquête américaine et l’inédite connexion intercontinentale qui en découle amplifient considérablement le capital investi dans les activités commerciales, il fait observer que cela ne signifie nullement l’existence du capitalisme, qui ne prend forme que lorsque le capital s’empare, de manière déterminante, de la sphère de la production. L’œuvre de Marx n’est pas dépourvue d’ambiguïté sur ce point (ce que l’absence du terme « capitalisme », en son temps, ne fait que renforcer), mais on peut observer qu’il affirme 13 Le système du monde, op. cit., p. 39.

14 J. Le Goff, « Pour un long Moyen Age », art. cité.

15 Voir Ciro Cardoso, « Sobre los modos de producción coloniales de América », dans Modos de producción en

América Latina, Cuadernos de Pasado y Presente, 40, 1973, p. 135-159 (ainsi que Ernesto Laclau, « Feudalismo

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notamment que le capital usuraire et le capital commercial sont des « formes antédiluviennes du capital, qui précèdent de loin le mode de production capitaliste ». L’essor du commerce, même à longue distance, ne saurait constituer le critère définissant ce dernier, sans quoi, comme le note ironiquement Marx, il faudrait admettre que le capitalisme existe depuis les Phéniciens au moins. Il apparaît donc décisif de maintenir une distinction ferme entre capital et capitalisme16, et de rappeler que le sens profond de l’œuvre de Marx, en tant que « critique

de l’économie politique », consiste à opérer un renversement qui déplace le cœur de l’analyse de la sphère de la circulation vers celle de la production. Si le concept de capital commercial est pertinent, celui de capitalisme commercial ne peut, d’un point de vue non-circulationniste, qu’être rejeté.

Une variante de ces conceptions consiste à admettre que la transition du féodalisme au capitalisme s’étale sur les trois siècles de la période moderne. En fait, cette option reconduit au modèle duel qui juxtapose deux systèmes, un monde rural encore féodal, et l’univers des villes et du négoce, déjà capitaliste. L’œuvre de Fernand Braudel raffine ce modèle et lui donne l’éclat d’une vision extrêmement informée et d’une ampleur peu commune17. Il

distingue trois sphères : les « structures du quotidien », où dominent les pesanteurs et les rigidités, notamment dans des villages vivant presque en autarcie (ne revient-on pas ainsi au schéma traditionnel d’un féodalisme d’auto-subsistance, dominé par l’immobilisme?); l’économie de marché, qui englobe les « jeux de l’échange », c’est-à-dire le réseau relativement stable du commerce, avec les grandes foires européennes; et enfin, le capitalisme lui-même qui, sans toutefois « créer un mode de production propre » (ce qui indique clairement que F. Braudel s’inscrit dans une perspective essentiellement circulationniste), constitue la partie la plus brillante de l’économie de marché et à laquelle l’époque ne « reconnaît pas toujours droit de cité ». Aussi sophistiqué soit-il, un tel modèle n’en continue pas moins de raisonner en termes d’activités (ou de sphères d’activités) qu’il serait loisible de distinguer et de faire coexister au sein d’une même réalité historique. Mais est-il raisonnable de penser que coexistent ainsi trois mondes, celui du féodalisme, celui de l’échange et celui du capitalisme, sans qu’il s’intègrent dans un système doté d’une cohésion d’ensemble suffisante pour se maintenir durant plus de trois siècles? Ne faut-il pas au contraire identifier la logique globale du système social en vigueur durant cette période et admettre que ce n’est

16 Voir également, sur ce point, Pierre Vilar, Introducción al vocabulario del análisis histórico, Barcelone, Crítica, 1980, p. 205-222.

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qu’en référence à celle-ci que les sphères partielles d’activités que l’on peut y distinguer sont susceptibles de trouver leur véritable signification?

C’est un point de vue résolument différent qu’invitent à partager des auteurs comme Eric Hobsbawm ou Pierre Vilar. Pour l’historien anglais, jusqu’au XVIIe siècle, moment

crucial de crise du féodalisme, tous les traits de l’histoire européenne qui “ont un petit goût de révolution « bourgeoise » ou « industrielle » ne sont rien d’autre que « les condiments d’un plat essentiellement médiéval ou féodal »18. Quant à Pierre Vilar, il souligne bien que le

féodalisme est « à l’agonie » dès les premières décennies du XVIIe siècle ; mais ajoute qu’il

n’existe encore aucun autre système pour le remplacer19. De fait, si l’époque moderne est

marquée par une importante accumulation de capital, par le biais de l’activité commerciale, celle-ci ne se fonde en aucun cas sur des « relations de production capitalistes »20. L’essor

considérable des échanges et même des activités financières se réalise donc dans le cadre d’un système dont la logique, déclinante mais toujours dominante, est bien celle du féodalisme. C’est dans cette perspective que l’on propose d’analyser les colonies ibériques du continent américain, en tant que segments dépendants du féodalisme tardif21. Pas plus que l’essor des

villes et du commerce dans l’Italie des XIVe-XVIe siècles, la colonisation hispano-portugaise,

l’exploitation des ressources américaines et l’afflux des métaux précieux ne conduisent directement au capitalisme. Pour l’heure, les métaux américains traversent la péninsule ibérique, sans y provoquer de véritable développement productif. La conquête et la colonisation américaines constituent un prolongement de la dynamique féodale et demeurent inscrites dans le cadre d’une logique d’ensemble qui est celle du féodalisme tardif. La formule de Pierre Vilar qui qualifiait, non sans humour, l’impérialisme espagnol de « stade suprême du féodalisme » mérite de ne pas être oubliée22. Et s’il devient courant de considérer la

connexion intercontinentale ouverte par l’expansion européenne du XVIe siècle comme une

« première mondialisation », encore faut-il se garder d’un rapprochement trop hâtif avec les phénomènes qui obsèdent le monde actuel. Si « première mondialisation » il y a, il s’agit d’une mondialisation féodale (et c’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’il faut situer

18 Eric Hobsbawm, « La crísis general de la economía europea en el siglo XVII », repris dans En torno a los

orígenes de la revolución industrial, Mexico, Siglo XXI, 1971, p. 7-70 (publication originale : « The General

Crisis of the European Economy in the 17th Century », Past and Present, 5, 1954 et 6, 1954).

19 Pierre Vilar, « El tiempo del Quijote », repris dans Crecimiento y desarrollo. Economía e historia. Reflexiones

sobre el caso español, Barcelone, Ariel, 1976, p. 332-346.

20 Pierre Vilar, « Problemas de la formación del capitalismo », dans Crecimiento y desarrollo, ibid., p. 106-134 (où il critique également les thèses monétaristes qui attribuent à l’afflux des métaux américains un rôle

déterminant dans l’essor du « capitalisme », en montrant que la réception de ces métaux dépend de la logique du système dans lequel ils pénètrent).

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la première mondialisation capitaliste, laquelle, sous la domination de la Grande-Bretagne, constitue cette fois une condition de possibilité directe du déclenchement de la révolution industrielle).

Dans l’optique que l’on propose de suivre, la transition du féodalisme au capitalisme ne commence pas au XIVe pour s’achever au XVIe siècle. Il faut prolonger le mouvement

jusqu’aux XVIIe-XVIIIe siècles, tout en rappelant que l’essor des villes et du commerce

s’amorce dès les XIe-XIIe siècles. On retrouve ainsi une longue phase s’étendant des XIe-XIIe

siècles jusqu’aux XVIIe-XVIIIe siècles, durant laquelle se manifeste la puissante dynamique du féodalisme. Une telle conception oblige à repenser l’articulation des phénomènes situés de

part et d’autre de la supposée coupure de la Renaissance (qui, si elle ne signifie pas un changement complet de système historique, introduit malgré tout une série de ruptures qu’on ne peut ignorer). Cela invite à un double mouvement qui, au lieu d’opposer Moyen Age et « Modernité » (ici entendue au faux sens associé à la période moderne), s’efforce de repérer autant la « modernité » potentielle du Moyen Age que les prolongements médiévaux au sein la (supposée) modernité. On ne reviendra guère sur le premier point, puisque l’on a déjà fait valoir comment la dynamique du féodalisme pousse à l’essor des villes, de la monétarisation et des échanges, et comment, en même temps, la dynamique de l’institution ecclésiale conduit au déploiement des potentialités de la logique de l’Incarnation et notamment à des constructions fondées sur une rationalité certes partielle mais hautement formalisée. S’agissant du second aspect, il faudrait se tourner vers les historiens de l’économie d’Ancien Régime, qui font valoir à quel point, au XVIIIe siècle encore, les rapports salariaux sont très

loin d’être des rapports impersonnels fondés sur un marché libre de la main-d’œuvre (c’est-à-dire sont très loin de correspondre à ce qu’ils seront dans le système capitaliste), ou encore combien la terre reste le principe idéologique dominant, tout comme priment encore les valeurs aristocratiques23. En bref, l’aristocratie et l’Eglise – du moins dans l’Europe

catholique, pour ce qui est de cette dernière – conservent leur position éminente. Ce n’est pas contre des moulins à vent que les penseurs des Lumières, et un peu plus tard, les révolutionnaires lancés à l’assaut de l’Ancien Régime, devront se battre.

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mathématiques, de sorte que le cheminement vers les sciences modernes a pu s’accomplir sous couvert de préoccupations acceptables voire suscitées par le système ecclésial24. A

l’inverse, il rappelle que les découvertes d’Isaac Newton se sont produites au sein de cadres mentaux extraordinairement médiévaux : imprégné de lectures astrologiques et d’un puissant sentiment eschatologique, c’est la révélation divine qu’il entendait étudier, aussi bien dans l’Ecriture que dans les mouvements des corps. Tous les héros que la modernité a voulu se donner – Newton, Colomb et bien d’autres – sont-il ainsi des esprits profondément médiévaux? Est-ce toujours ainsi, dans des cadres anciens, que naît le nouveau? Ou plutôt, est-ce de l’ancien lui-même que naît la rupture avec l’ancien (à l’inverse des illusions modernistes qui pensent la nouveauté comme une rupture simple et complète avec l’ancien)? Pour prendre un second exemple, l’histoire de l’art traditionnelle s’est vue sommée de se fondre dans les cadres historiographiques en vigueur. Il est en résulté le schéma d’un art médiéval condamné à l’incapacité technique et au symbolisme, suivi d’un renouveau inauguré par Giotto et d’une rupture incarnée par les héros des années 1420 comme Masaccio et progressant au même pas que la modernité. On peut désormais faire valoir un autre modèle, non pas dominé par la rupture de la Renaissance mais par une dynamique de longue durée. D’emblée, l’art médiéval est animé par une série de tensions constitutives, souvent internes aux œuvres mêmes, entre figuration et ornementalisation, entre naturalisme et symbolisme, entre planéité et volume. Cela conduit à l’expression, souvent radicale, d’un premier classicisme dans les œuvres des XIIe-XIIIe siècles (sans parler de la période carolingienne), de

sorte qu’il convient de donner plus de poids encore que ne le faisait Erwin Panofsky aux « signes avant-coureurs de la Renaissance ». Quand à la mise au point des règles de la perspective linéaire, elle doit certes être ajoutée à la liste des grandes inventions du Moyen Age, mais elle ne rompt pas pour autant avec les représentations médiévales de l’espace polarisé et qualitatif (qui sont fondées sur la notion de locus et ignorent celle d’espace). Hubert Damisch a en effet souligné la méprise de E. Panofsky à cet égard et a montré que la perspective mise au point au XVe siècle ne supposait nullement un espace géométrique,

24 Johannes Fried, Les fruits de l’Apocalypse. Origine de la pensée scientifique moderne au Moyen Age, trad. fr., Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2004 (édition originale : Aufstieg aus dem Untergang.

Apokalyptisches Denken und die Entstehung der modernen Naturwissenschaft im Mittelalter, Munich, Beck,

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homogène et continu, tel que Descartes le concevra deux siècles plus tard25. Ainsi, là encore,

c’est une dynamique de très longue durée, entrelaçant Moyen Age et époque moderne, qu’il convient de faire valoir. Dans tous les cas considérés, cette dynamique se déploie dans le cadre toujours dominant du féodalisme. Celui-ci est à l’évidence de plus en plus affaibli, de plus en plus incapable de contenir les effets de sa propre logique de transformation. A partir des premières décennies du XVIIe siècle, les éléments de crise s’accumulent et on peut

considérer qu’il est « à l’agonie », bien qu’il parvienne encore à bloquer les tendances qui permettraient la formation d’un nouveau système. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,

sauf au Pays-Bas et peut-être en Angleterre, il est encore en place et c’est par rapport à ses traits les plus massifs que la rupture inaugurée par les Lumières prend sens.

Comment penser la rupture?

La notion de dynamique ne saurait être confondue avec celle de croissance. Cette dernière est essentiellement quantitative, alors que la première (même si elle peut inclure une dimension quantitative) suppose une capacité de transformation qualitative. De ce qui précède, il découle que l’on ne saurait se représenter la transition vers le capitalisme comme un développement progressif, avançant par une lente accumulation. Ce schéma ne convient du reste qu’aux tenants d’un modèle exogène, mais il est suffisamment prégnant pour qu’on y revienne une fois encore. Il revient à considérer que, dès le XVIe (ou le XIVe, ou le XIIe

siècle) commence à exister un capitalisme embryonnaire, certes soumis à un système dominant qui lui est hostile, mais qui, peu à peu, gagne en force et en rayon d’action, jusqu’à pouvoir se débarrasser de ses adversaires. C’est très précisément ce qu’affirme Henri Pirenne, dont les ouvrages restent si présents dans les bibliothèques d’Amérique latine : « que le capitalisme s’affirme dès le XIIe siècle, nos sources ne permettent pas d’en douter. L’esprit

qui anime le grand marchand qui s’enrichit est d’emblée l’esprit du capitalisme ». Ainsi, même s’il se développe au sein d’un système proprement anti-capitaliste, le capitalisme est déjà, dès le XIIe siècle, égal à lui-même; la ville du XIIe siècle est, dans son essence, la ville

moderne; la bourgeoisie d’alors est déjà la bourgeoisie d’aujourd’hui. Le salariat, le goût de l’argent, l’esprit d’entreprise, tout est déjà là, quoiqu’en quantité encore limitée.

Tous les arguments exposés précédemment invitent à construire un modèle totalement différent. Mais si, comme on l’a dit, c’est une dynamique propre au féodalisme qui conduit 25 Voir Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1987 (ainsi que Erwin Panofsky, La

perspective comme forme symbolique, trad. fr., Paris, Minuit, 1975 et Jean-Claude Bonne, « Fond, surfaces,

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vers les rivages de la modernité et qui crée les conditions d’un passage au capitalisme, comment s’opère in fine la transition? Par un glissement imperceptible, sans solution de continuité? Bien au contraire, tout ce que l’on s’est efforcé de dire conduit à poser une rupture radicale, un bouleversement complet ou, pour tenter de mieux dire, une reconfiguration

complète des éléments antérieurement développés dans le cadre de la dynamique féodale, au

sein d’un nouveau système global, cette fois capitaliste26. Le caractère brutal, non linéaire, de

cette reconfiguration globale est bien exprimé dans le texte déjà mentionné de Eric Hobsbawm qui souligne comment, jusqu’à la crise du XVIIe siècle, les éléments qui ont une

« saveur bourgeoise ou industrielle » se développent, alors même que se maintient la prééminence générale de la structure féodale de la société. Le passage à un système véritablement capitaliste reste bloqué notamment par l’extrême prédominance de la population rurale, qui maintient la demande de productions massives à un niveau trop bas pour qu’elles deviennent rentables, et de l’orientation finale des gains vers les dépenses improductives et vers la rente foncière. L’historien anglais conclut en soulignant « le paradoxe selon lequel le capitalisme ne peut se développer que dans une économie substantiellement capitaliste »27. Autrement dit, s’il est préparé de longue date (et s’il ne

trouve ensuite que lentement sa pleine extension), le mode de production capitaliste advient d’un coup, par une reconfiguration systémique qui métamorphose le sens des éléments antérieurement développés dans le cadre d’une logique générale féodale.

Tout ceci suppose de raisonner en termes de systèmes (qui seuls permettent de donner leur véritable signification aux éléments qui les composent). La reconfiguration générale dont il est question ici consiste en une reconfiguration d’une série d’éléments déjà présents au sein de l’ancien système, mais dans lequel ils revêtaient un sens tout différent. Encore a-t-il fallu l’introduction d’un facteur inédit pour provoquer cette reconfiguration. Phénomène sans doute plus complexe et moins homogène que ne le laisse entendre l’expression qui le désigne, la Révolution industrielle qui s’amorce dans la seconde moitié du XVIIIe siècle joue ce rôle et

s’accompagne d’un enchaînement de ruptures décisives. C’est alors qu’intervient le phénomène souligné par Karl Polanyi et qui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, isole l’économie comme une sphère spécifique d’activités, aux lois de laquelle 26 Un modèle suggestif d’évolution non-linéaire est celui que Thomas Kuhn a élaboré, en établissant que les sciences n’avancent pas selon un processus d’accumulation des connaissances, mais par une série de

changements de paradigmes, qui provoquent une réorganisation complète du savoir (The Structure of Scientific

Revolutions, Chicago, Chicago U.P., 2è éd., 1970).

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tous les autres aspects de la vie sociale doivent désormais se soumettre28. A l’invention de la

notion d’économie, centrée sur le fonctionnement du Marché supposément auto-régulé (Adam Smith), répond l’apparition de la notion de « religion », comme croyance individuelle librement choisie, qui rompt de manière radicale avec la structuration ecclésiale de la société, propre à l’ancien système féodal29. Tandis que dans l’ancien système, les principes recteurs

étaient la terre, la quête du salut comme fondement de l’organisation ecclésiale de la société et la conception communautaire et corporative du lien social, prédominent désormais les règles de la valeur, de la marchandise, ainsi que l’individu formellement libre. La rupture du XVIIIe

siècle (peut-être anticipée par l’Angleterre sur certains points) est, à tous égards, profonde. Reinhart Koselleck a montré de manière incontestable que la véritable modernité commence alors, si l’on veut bien entendre par là – et ce n’est qu’à cette condition que le terme possède une signification pertinente – le régime moderne d’historicité, dans lequel l’horizon d’attente se dissocie radicalement du champ d’expérience, ouvrant la voie à la reconnaissance d’un présent inédit, en rupture avec le passé, et à l’attente d’un futur neuf30. C’est alors que naissent

les concepts de progrès, de révolution et cette conception moderne de l’histoire qui est encore la nôtre et qui est sans rapport avec celles qui prévalaient antérieurement. Enfin, ce n’est qu’alors, avec Rousseau notamment, que naît une anthropologie véritablement moderne, qui situe le moteur du fait humain en lui-même, et non dans sa relation à Dieu.

Voilà donc le piège qu’il convient de déjouer. Affirmer que le féodalisme est animé d’une dynamique si puissante qu’elle produit les conditions d’un basculement vers le capitalisme, et de surcroît adopter l’hypothèse d’un long Moyen Age qui le rapproche de trois siècles du présent, pourrait inciter à faire prévaloir une continuité entre la période médiévale et la nôtre. Or, la rupture du XVIIIe siècle (parfois anticipée et, plus souvent encore, repoussée

jusqu’en plein XIXe siècle, surtout dans les zones périphériques du système), dresse entre le

Moyen Age et nous une fantastique barrière. Cette barrière tient au caractère unique et inédit du nouveau mode de production capitaliste, notion qui ne désigne pas seulement un type d’économie mais un système qui englobe tous les aspects de la vie sociale et dont les principes recteurs, la valeur, la marchandise, l’individu, la modernité, l’opposent fondamentalement aux systèmes antérieurs. En ce sens, le (long) Moyen Age est un univers opposé au nôtre31 : monde de la tradition d’avant la modernité, monde rural d’avant

l’industrialisation, monde de la toute-puissance de l’Eglise d’avant la laïcisation, monde de la 28 Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

29 C’est ce que Alain Guerreau a nommé la « double fracture conceptuelle » (L’avenir, op. cit.).

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dispersion de l’autorité d’avant le triomphe de l’Etat, monde des liens communautaires d’avant l’instauration de l’individu comme valeur suprême. En bref, le Moyen Age est pour nous un anti-monde, d’avant le règne du Marché.

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(car la conception féodale de la temporalité n’était encore qu’une vision semi-historique, quoi que déjà rongée par l’histoire). Entre la réalité neuve qui prend sens une fois le nouveau système configuré et celle qui, dans l’ancien système, la prépare, il faut donc reconnaître une double relation, l’une d’affinité et l’autre de négation, d’opposition radicale. La première ne peut être reconnue pour ce qu’elle est si la seconde n’est pas posée dans toute sa vigueur32.

*

Au total, s’il peut être légitime d’identifier en quoi le Moyen Age est à l’origine de notre monde, ce ne peut être qu’en soulignant qu’il est en même temps, et par-là même, notre anti-monde. Alors même que sa puissante dynamique paraît tendue vers nous, il n’y a entre le Moyen Age et notre présent que de trompeuses continuités, dont l’historien a précisément pour tâche de déjouer les apparences, en s’appuyant notamment sur ces deux principes que sont la primauté structurale du tout sur les parties et l’écart irrémédiable entre le passé et le présent. Le long Moyen Age ne contribue, par sa dynamique de transformation, à enfanter un nouveau monde que pour mieux disparaître aux portes de la (vraie) modernité et laisser place à son contraire. Le Moyen Age n’est à l’origine de notre monde que dans la mesure où il produit sa propre négation, son propre renversement. S’il en est bien ainsi, il revient aux historiens médiévistes de mener conjointement une double tâche : repérer la contribution de la

32 Pour cette raison, on se permettra de douter de la pertinence de l’opposition invoquée en introduction du livre collectif, par ailleurs fort riche, dirigé par Dominique Iogna-Prat et Brigitte Bedos-Rezak (L’individu au Moyen

Age, Aubier, 2005) entre les « évolutionnistes », qui considèrent que l’individualisme est le fruit d’une évolution

longue à laquelle le Moyen Age apporte une contribution très importante, et les « culturalistes », qui considéreraient que le Moyen Age et le monde contemporain relèvent de systèmes de valeurs résistant à tout essai de comparaison. Outre que ces définitions correspondent sans doute mal au projet de certains auteurs, il me semble peu fécond de créer une barrière infranchissable entre la posture de recherche qui pose comme

fondamentale l’altérité du Moyen Age et celle qui est soucieuse de repérer ce qui, dans le Moyen Age, prépare la modernité. Comme on l’a dit, c’est au contraire à combiner ces deux approches qu’il faut travailler. Sur le sujet en question, les concepteurs de l’ouvrage sont fondés à s’appuyer sur les propositions de Louis Dumont, qui suggère par quelles voies l’individu comme valeur a pu conquérir des espaces spécifiques au sein même des systèmes holistes. Plusieurs des études insistent ainsi sur le fait que, en dépit du rôle dominant des liens communautaires, les conceptions de la personne, la valeur centrale de la quête du salut individuel, ou encore l’insistance que le nominalisme fait porter sur le singulier, amorcent l’évolution vers l’individualisme. Mais, s’il est pertinent de récuser l’image conventionnelle d’un Moyen Age entièrement dominé par les contraintes collectives et de considérer le personnalisme chrétien comme « un creuset fondamental pour l’émergence de l’individualisme », encore faut-il souligner en quoi il en reste encore essentiellement distinct. En bref, il serait plus judicieux de tenter de satisfaire aux deux exigences formulées ici : c’est seulement à la condition de reconnaître combien il en est séparé que l’on peut donner sens à ce qui, dans le Moyen Age, prépare la

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dynamique du féodalisme à la formation de la modernité, tout en déjouant les apparentes continuités qui tendraient à en prolonger les effets jusqu’à nous.

Jérôme Baschet

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