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Les choses de la rue et leurs publics.
Pour une connaissance ambulatoire de l'espace public objectal à Bruxelles.
Giulietta LAKI
Thèse présentée en vue de l’obtention du grade académique de Docteure en Sciences politiques et sociales
Sous la direction de Messieurs les Professeurs Olivier GOSSELAIN (ULB)
Jean-Louis GENARD (ULB)
Jury
Jean-Louis GENARD (Université Libre de Bruxelles) Olivier GOSSELAIN (Université Libre de Bruxelles) Agnès JEANJEAN (Université de Nice Sophia-Antipolis) Pierre LANNOY (Université Libre de Bruxelles)
Noortje MARRES (University of Warwick)
Benedikte ZITOUNI (Université Saint-Louis)
Année académique 2018-2019
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Sauf si spécifié autrement, les photographies sont des productions originales de cette thèse, pro- duites par l’auteure et par les participant.e.s à son enquête.
Ce travail a été réalisé avec une bourse du Fonds National de la Recherche Scientifique FRS-FNRS.
Sa finalisation a été soutenue par le fonds Alice et David Van Buuren.
Conception graphique : écran papier
pour la rue,
pour Árpád
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Résumé
Les choses de la rue et leurs publics. Pour une connaissance ambulatoire des espaces publics objectaux à Bruxelles
Que se passe-t-il si l’on considère que les objets sont partie prenante de la vie publique ? Cette hypothèse est explorée ici au départ d’une entrée spécifique, celle des objets qui peuplent les rues d’une ville, Bruxelles. Comment les objets participent-ils à l’espace public urbain ?
La notion d’« espace public » a pour principal atout le fait de thématiser un lien entre le spatial et le sociétal, entre matérialité de la ville et vie publique, entre le quotidien et le politique ; mais rares sont les études qui analysent la nature de ce lien. C’est ce que nous allons faire ici, par le biais d’une ethnogra- phie des choses déposées ou abandonnées dans les rues de Bruxelles et des interactions qu’elles génèrent et auxquelles elles prennent part.
Autrement dit, il s’agit de jauger la portée politique d’une dimension de la production de l’espace public qui n’est usuellement pas considérée sous cet angle : le façonnement de la ville par les objets de petite taille et traces d’usage qui marquent l’espace urbain au quotidien. Une telle perspective in- tègre au titre de « producteurs » des espaces publics d’autres acteurs que les seuls concepteurs professionnels et acteurs politiques : elle met sur un pied d’égalité des acteurs aussi différents que pouvoirs publics, riverains, sans-abris, multinationales, etc. ; elle rassemble autant des objets explicitement politiques que des choses abandonnées dans la rue par mégarde.
Cette thèse s’attache à ces choses de la rue en adoptant une approche « ra- dicalement empirique » (William James), faisant l’hypothèse que leur prise en compte ouvre une dimension inexplorée de l’espace public – que je nomme
« espace public objectal ». Comment ces objets naissent-ils ? Comment les in- teractions qui les impliquent fonctionnent-elles ? Qui prend place dans cet espace public formé par les objets ? Qui en tient compte ?
L’hypothèse de l’« espace public objectal » est à la fois descriptive et spécu-
lative. Pour faire ses preuves elle nécessite un cheminement non seulement
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empirique mais aussi théorique. La thèse se déploie ainsi en quatre opérations distinctes et liées :
1. éclairer la dimension plus-que-discursive de la communication dans la rue, qui inclut les objets et espaces au même titre que les textes écrits ou parlés ;
2. étendre la théorie des publics de John Dewey aux objets pour se donner les moyens d’évaluer la portée publique et politique des choses et traces qui prennent place dans la rue ;
3. par le biais d’une « connaissance ambulatoire » (William James) suivre les réseaux de sens et de relations qui se nouent par et au- tour les choses de la rue pour explorer la portée des objets et la di- mension spécifiquement « objectale » de l’espace public urbain ; 4. rapporter les contributions objectales au façonnement de l’es- pace urbain pour évaluer ce que leur prise en compte fait aux théories de l’espace public, et plus spécifiquement à la notion de
« participation urbaine ».
Si les objets et traces qui constituent le corpus de cette thèse peuvent ini- tialement sembler anecdotiques et anodins, l’enjeu est en réalité considérable : le décentrement du regard (prendre en compte ce qui passe généralement inaperçu) fait monter sur la scène publique et politique des acteurs et enjeux qui ne sont pas représentés dans les sphères publiques et médiatiques gé- néralement considérées comme relevant de l’« espace public ». L’attention à la dimension objectale de l’espace public permet ainsi d’obtenir une vision plus globale des façons de participer à la sphère publique d’une société : les contributions n’y sont plus (que) des arguments rationnels et discursifs, mais également des actes et objets qui fonctionnent sur un registre émotionnel et esthétique ; elles n’y sont plus (que) des actes accomplis de façon délibérée, mais également les effets indésirés de ces mêmes actes, et les effets d’actions sans aucune visée politique.
Je propose ainsi de reconnaitre ces objets et traces comme une forme
spatiale et matérielle de participation urbaine, que je nomme « participation
objectale ».
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Table des matières
11
Résumé
15
Table des matières
21
Table des matières photographique et géographique
23
Pré-ambule
le déclenchement d’un questionnement méthodologique
27
Introduction
31
Organisation du texte
35Partie I
Approcher la ville par ses objets
143Partie II
S’entretenir avec des objets publics
251Partie III
Prendre place. Contribuer à l’espace public objectal
363
Partie IV
Un espace public objectal.
Ce que cela change
385Conclusions
391
Bibliographie
423Remerciements
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CHAPITRE 1
POUR UNE CONNAISSANCE AMBULATOIRE DE L’ESPACE PUBLIC OBJECTAL À BRUXELLES BALISER LE TERRAIN
40 « Connaissance »
40 Aménager l’« hospitalité » à la surprise 42 L’héritage du pragmatisme
43 Démarche d’enquête, production de savoir 44 Les marches exploratoires
46 La photographie 47 Google Street View
48 Le traitement des données visuelles et textuelles
49 Enquêtes ordinaires, un savoir diffus mais peu disponible
51 La rue comme espace d’intelligibilité 54 Les objets comme dispensateurs de
signification
56 Le paradigme indiciaire 58 Une connaissance esthétique 61 « Ambulatoire »
62 William James pour une connaissance ambulatoire
64 Une thèse ambulatoire 65 Les « entretiens d’objets » 66 Les planches photographiques 69 Pas de perception sans mouvement 71 « Espace public »
71 Les espaces publics urbains.
(In)définition conceptuelle 75 Espace public et sphère publique 79 L’importance politique des interac-
tions personnelles et privées 80 Le(s) public(s) émergent(s) 81 Un espace communicationnel 85 Les espaces publics dans cette enquête 86 « Bruxelles »
86 Ici et pas ailleurs
88 Échelles d’enquête, échelles de narration 90 « Objectal »
90 Le tournant objectal
94 Les objets et les choses : terminologie 97 Teneur politique de l’objectal
100 Les choses chez William James 102 Hors champ : les objets et la ville
105
CHAPITRE 2
FAIRE SENS DE LA RUE, TISSER DES RÉCITS PAGE
109 Une marche exploratoire à Bruxelles 112 Faire sens de la rue : les objets 113 Faire sens de la rue : les paysages 114 Faire sens de la rue : les thèmes
116 Des comptes rendus de terrain au texte ethnographique
116 Les planches thématiques :
tisser des récits par les photographies 118 L’exemple du seuil, ou comment recruter
des objets par une idée
123 Des objets-idées comme guides de l’expérience. Un dispositif expérimental.
127 Explorations photographiques Planche 2.1.1 Le seuil Planche 2.1.2 Le seuil Planche 2.1.3 Le seuil
Planche 2.2 Les marches par objets : briques
Planche 2.3 Les marches par objets : pots de fleurs alignés Planche 2.4 Les marches par objets :
pavages
Planche 2.5 Les marches par objets : parcours reconfigurés par l’objet-guide
PARTIE I
APPROCHER LA VILLE PAR SES OBJETS
147
CHAPITRE 3
COMMUNIQUER AVEC UN OBJET DE LA RUE PAGE
151 Entretien d’objet : « J’ai perdu mon chat, aidez-moi à le retrouver »
157 De l’auteur à la transaction 158 Des propositions non discursives
au processus de valuation 161 De l’objet au public
165 Débordement #1
de l’intervention ponctuelle à la « persistance »
165 Prolongements photographiques
Planche 3.1 Les affiches de chats perdus
Planche 3.2 Invitation à agir
Planche 3.3 L’intime et le personnel dans l’espace public Planche 3.4 L’emplacement fait
le message Planche 3.5 La « persistance »
181
CHAPITRE 4
RENDRE LES CHOSES PUBLIQUES PAGE
185 De l’exposition à la publicité 187 Entretien d’objet : « 127 BOUM » 190 Débordement #2 : La « polyvalence »
et la portée politique des choses 192 Prolongements photographiques
Planche 4.1 Explorer le « voisinage conceptuel »
du « 127 boum » Planche 4.2 Inviter à enquêter Planche 4.2.1 Inviter à enquêter :
« lundi promis » Planche 4.3 Inviter à la réflexivité/
sensibiliser
PARTIE II
S’ENTRETENIR AVEC DES OBJETS PUBLICS
18
205
CHAPITRE 5
ARTICULER L’OPINION PUBLIQUE, COMPOSER
UN ESPACE PUBLIC OBJECTAL
209 Entretien d’objet : « Contre les centres fermés... »
211 De l’espace public à l’espace des publics 211 Le public et la foule
213 Au-delà de la coprésence : ce que les objets font à l’espace public
214 Publics de choses versus publics de médias
217 Débordement #3 : « Articulation » d’objets publics, prises de position
218 Prolongements photographiques
Planche 5.1 Articuler - prendre position
223
CHAPITRE 6
DE LA PLURALITÉ DES PUBLICS…
VERS LA POSSIBILITÉ
D’UN MONDE COMMUN PAGE
227 La cohésion du public. De l’importance politique de l’expérience esthétique 230 La pluralité des mondes
231 Le « perspectivisme du corps » 232 Entretien d’objet : El condor 237 Objet d’enquête : African Beauty 239 Débordement #4 : de la cohérence
à la consistance par « cumulation » 242 Prolongements photographiques
Planche 6.1 Exposer les produits Planche 6.2 Cumuler (au-delà
de la cohérence) Planche 6.3 Palmiers
PARTIE III
PRENDRE PLACE. CONTRIBUER À L’ESPACE PUBLIC OBJECTAL
255
CHAPITRE 7
PRODUCTEURS DE VILLE.
ENQUÊTE SUR ET AVEC LE VINYLE ADHÉSIF PAGE
259 Objet d’enquête : « Si je cache des rayons, c’est en montrant des rayons »
262 Une autre « vision » de la chaussée de Louvain : Atrium en lutte contre la « pollution visuelle »
268 Prendre place sur les vitrines : de Best Print à Lyca Mobile 268 Objet d’enquête : venir gratter
chez Lycamobile
270 Prolongements photographiques
Planche 7.1 Best Print, producteur de ville
Planche 7.2 Chaussée de Louvain en évolution
Planche 7.3 Dissimuler - exposer Planche 7.4 Atrium, producteur
de ville
Planche 7.5 Lyca mobile, producteur de ville
Planche 7.6 Producteurs de ville Planche 7.6.1 Producteurs de ville :
présences objectales des pouvoirs publiques Planche 7.6.2 Producteurs de ville :
animaux et plantes
295
CHAPITRE 8
PRENDRE PLACE PAR LES OBJETS :
S’« APPROPRIER » L’ESPACE PUBLIC URBAIN ? PAGE
299 Penser en termes d’« appropriation » 300 Loose space : manifeste pour un
urbanisme de l’appropriabilité 301 Les politiques de l’appropriation 304 La logique de l’appropriation
304 D’Henri Lefebvre à Michel de Certeau 305 Objets à penser l’appropriation
305 « Un tag en appelle toujours plein d'autres »
306 Première réserve 306 Deuxième réserve
306 Des « Guerilla knitting » aux cadenas d’amour
307 Troisième réserve 307 Entretien d’objet :
« Poubelle + canettes = cricket » 309 Des appropriations aux contributions 3 1 1 Prolongements photographiques
Planche 8.1 Cumuler (au delà de la prise de possession) Planche 8.2 Détourné - approprié -
investi
20
319
CHAPITRE 9
LES CONTRIBUTIONS
OBJECTALES. PROLONGEMENTS PHOTOGRAPHIQUES PAGE
323 Laisser des traces 325 Semer sa présence 326 Prendre position
330 Répondre : des dialogues en actes
330 Dialogues en actes avec les pouvoirs publics 332 Effacer
333 Modifier : réparer, améliorer, vandaliser, détourner, mettre en valeur...
335 Inviter à agir 335 Inviter à enquêter
335 Inviter à la reflexivité / ralentir 337 Inviter à coopérer ou à participer 340 Explorations photographiques
Planche 9.1 Laisser des traces Planche 9.2 Semer sa présence Planche 9.3 Prendre position
Planche 9.4 Répondre : des dialogues en actes
Planche 9.4.1 Dialogues en actes avec les pouvoirs publics Planche 9.5 Effacer
Planche 9.6 Modifier : réparer, amé- liorer, vandaliser, détour- ner, mettre en valeur...
Planche 9.7 Inviter à agir Planche 9.8 Inviter à enquêter Planche 9.9 Inviter à la réflexivité /
ralentir
Planche 9.10 Inviter à coopérer ou à participer
PARTIE IV
UN ESPACE PUBLIC OBJECTAL. CE QUE CELA CHANGE
365
CHAPITRE 10
PRENDRE CONNAISSANCE
DE L’ESPACE PUBLIC OBJECTAL
367 Premiers constats et transformations 368 Les déplacements
371
CHAPITRE 11
DE LA PARTICIPATION URBAINE : CONTRIBUER À L’ESPACE
PUBLIC OBJECTAL
373 Quitter l’approche procéduralede la participation urbaine…
376 Décomposer la participation
376 ... pour adopter une approche spatiale et matérielle : la participation objectale 378 Apporter une part
380 Prendre part 381 Recevoir une part
385
Conclusions
391Bibliographie
423Remerciements
Carte page de droite → Fonds de carte libre David KOWALKOWSKI towards.be
426 De la pluralité des publics… vers la possibilité d’un monde commun Chapitre 1