• Aucun résultat trouvé

Expériences et stratégies de vie des personnes déplacées en Colombie : approche critique d’une catégorie juridique nationale

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Expériences et stratégies de vie des personnes déplacées en Colombie : approche critique d’une catégorie juridique nationale"

Copied!
81
0
0

Texte intégral

(1)

Institut d’ethnologie

Faculté des lettres et des sciences humaines

„ Rue Saint-Nicolas 4

„ CH-2000 Neuchâtel

„ http://www.unine.ch/ethno

Carolina ERASO Rue des Parcs 31 2000 NEUCHATEL 078 758 35 34

carolina.eraso@unine.ch

Carolina ERASO

Expériences et stratégies de vie des personnes déplacées en Colombie : Approche critique d’une catégorie juridique nationale

Mémoire de licence en ethnologie Neuchâtel, le 6 mai 2009

Directrice du mémoire : Mme Janine Dahinden Membre du jury : Mme Anne Lavanchy

(2)

RESUME

Dans cette étude je m’intéresse au phénomène du déplacement interne forcé en Colombie.

Le concept de déplacement interne forcé, issu des sphères juridiques internationales et nationales, définit les migrations des personnes qui se voient obligées de quitter leur lieu de vie à cause de pressions politiques et des violations de leurs droits fondamentaux. En Colombie, le phénomène concerne notamment des mouvements des personnes, majoritairement des paysan- ne-s, qui quittent des régions rurales pour se rendre vers les villes du pays et notamment vers les bidonvilles périphériques.

J’ai mené cette recherche à Usme, commune pauvre du sud de la capitale colombienne, Bogotá.

En côtoyant des personnes déplacées, notamment au sein d’une ONG, j’ai constaté l’importance d’analyser la catégorie de desplazado – une catégorie juridique nationale qui cherche à désigner une population largement hétérogène et qui donne accès à une série de droits et d’aides humanitaires.

L’objectif de cette étude est d’observer quelle est la place de la catégorie juridique et des droits associés dans les stratégies de vie des personnes que j’ai rencontrées à Bogotá. C’est au travers des politiques publiques et de projets humanitaires – menés par des institutions gouvernementales et non gouvernementales – que la catégorie est mise en pratique. Les personnes intègrent de façons diverses ces droits et ces aides dans leurs stratégies de vie. Mais les droits promus par les politiques sont rarement effectifs et des formes de revendications se créent de la part de la population ; une dimension d’identité collective de desplazados peut être observée dans ces circonstances.

Mots clés : Colombie, migrations internes, déplacements forcés, stratégies de vie, catégorie juridique, aide humanitaire.

(3)

ABSTRACT

This study deals with the phenomenon of the forced displacement within the Colombian boarders. The concept of forced displacement emerges from legal national and international spheres. It defines the migrations of people who have to leave their living place due to political pressures and violations of their fundamental rights. In Colombia, this phenomenon concerns the movement of people, particularly country women, who must flee their rural homes and often live in shantytowns bordering larger cities.

I held this research in Usme, a poor commune in the south of the Colombian capital, Bogotá. By being in close contact with displaced people, for instance within an NGO, I perceived the interest to analyze the category of “desplazado” – a legal national category which tries to name a population largely heterogeneous and which gives access to human rights and humanitarian aid.

My objective is to analyze how this legal category affects the life strategies of people I met in Bogotá. The category is applied through public policies and humanitarian projects of governmental and non-governmental institutions. However, the rights promoted by the policies are rarely effectual and sorts of claims arise from the population. A collective identity of desplazados can be observed in this context.

Key words: Colombia, forced migrations, internal displacement, life strategies, human rights, legal category, humanitarian aid.

(4)

Je tiens à remercier tout spécialement les personnes qui m’ont confié leurs récits et qui m’ont chaleureusement aidée à réaliser cette recherche.

Merci à Deisi Katerine pour son dessin que j’ai mis en couverture et aux enfants de la fondation PEPASO qui ont rempli de rires et d’enthousiasme les six mois de recherche à Bogotá. Merci aux collaborateurs et collaboratrices de la fondation.

Je remercie Terre des Hommes Genève et Bogotá qui m’ont ouvert leurs portes.

A Mme Janine Dahinden et Mme Anne Lavanchy pour vos encouragements et conseils.

Gracias a ustedes Andrés y Pilar, siempre iluminando mi camino. A Camilo.

Gracias a mi familia suiza en Colombia los E : José, Eli y mi comadre Sandra

A Wolf, merci pour tes corrections et ton amitié.

Aux « Pincettes », Jo et Lai qui rendent si belle cette expérience universitaire.

Merci Aurèl pour nos discussions stimulantes et pour ton aide.

(5)

TABLE DE MATIERES

NOTES SUR LE CONTEXTE ET LES SUJETS DE RECHERCHE ... 5

HISTOIRE DE VIOLENCES EN COLOMBIE... 5

BOGOTA ET LA VILLE MARGINALE: LE CAS D’USME... 9

LES SUJETS DE RECHERCHE... 12

LA CONSTRUCTION DU TERRAIN :GENÈVE,BOGOTÁ,USME… ... 14

POSITIONNEMENTETMETHODOLOGIE... 16

POSITIONNEMENT, REGARD RÉFLEXIF ET ENGAGEMENT... 18

QUEST CE QUE LE TERRAIN DE RECHERCHE ? ... 19

Observation participante : ma place parmi les gens... 20

LES PRINCIPAUX ACTEURS SOCIAUX ET LES DONNÉES... 22

Ils s’appellent Olga, Marta, Maria, Emilia, Susana, Rogelio, Pablo, Catalina...: discussions et entretiens formels... 22

Etre prête à recevoir l’information... 24

Les institutions : entretiens et textes... 25

AUTOUR DES CATÉGORIES JURIDIQUES... 28

TERRITOIRE ET DÉRACINEMENT : IDÉES FORTEMENT ANCRÉES... 28

AUTOUR DES CATÉGORIES ANALYTIQUES... 30

LES RÉFUGIÉS : DÉFI DE LAPRÈS IIEGUERRE MONDIALE... 31

LES DÉPLACÉS INTERNES :CATÉGORIE JURIDIQUEDORDRE NATIONAL... 34

LA CATÉGORIE JURIDIQUE DE « DESPLAZADO » ... 37

Goutte à goutte : les statistiques sur le déplacement... 40

« LES DROITS DES VICTIMES DU DÉPLACEMENT FORCÉ »... 44

Quelques aspects du statut de « desplazado » et des droits relatifs... 44

Stabilisation socio-économique... 46

L’HUMANITAIRE ET LA CONSTRUCTION DE LA VULNÉRABILITÉ... 48

ORGANISATIONS ET PROJETS AUTOUR DES PERSONNES DÉPLACÉES... 50

La participation citoyenne... 50

« Echec » des projets... 53

EXPERIENCES DE DEPLACEMENT, RECITS ET STRATEGIES DE VIE ... 55

« NOUS SOMMES PARTIS À BOGOTÁ …» : EXPÉRIENCES DE DÉPLACEMENT... 55

L’approche de genre... 59

La dichotomie forcé-volontaire... 61

Catégorie juridique – catégorie sociale... 62

STRATÉGIES DE VIE ET FORMES DE SOLIDARITÉ... 63

« El rebusque » quotidien... 63

La course à l’humanitaire... 66

L’union fait la force, formes de solidarité... 69

CONCLUSIONS ... 72

ANNEXE 1 :CARTE DE LA COLOMBIE... 74

ANNEXE 2 :CARTE DES COMMUNES DE BOGOTÁ... 75

BIBLIOGRAPHIE ... 76

(6)

NOTES SUR LE CONTEXTE ET LES SUJETS DE RECHERCHE 

H

ISTOIRE DE VIOLENCES EN 

C

OLOMBIE

 

Il n’est pas possible de décrire en quelques pages le conflit et les violences qui depuis plus de soixante ans ont lieu en Colombie. Néanmoins, je vais présenter quelques aspects pour donner une idée du contexte du conflit du pays aux lectrices et lecteurs avant d’aborder notre sujet d’étude qui concerne le phénomène du déplacement interne forcé, lequel est étroitement lié. Mon intérêt n’est pas de réaliser une analyse exhaustive du conflit avec une approche anthropologique. Mais ce que je cherche, c’est d’établir un cadre contextuel très approximatif mais important pour la suite.

Nous pouvons parler de logiques de continuité des violences en Colombie. Pour simplifier cette présentation, je vais aborder cet historique succinct à partir de la période entre 1946 et 1960 et connue sous le nom de La Violencia (La Violence). Cette période importante de l’histoire du pays est marquée par les affrontements entre les deux partis politiques existants jusqu’à aujourd’hui –le parti libéral et le parti conservateur. Leurs antagonismes politiques ont entrainé une guerre dans laquelle les populations paysannes, notamment, se sont battues sous l’égide des élites politiques entraînant la mort d’environ deux cent mille personnes. Il est important de souligner que La Violencia ne peut pas être réduite à une guerre bipartisane, mais elle est intimement liée à des problèmes complexes d’ordre agraire, social et de travail, entre autres, qui doivent être pris en ligne de compte. Dans le livre Bandoleros, gamonales y campesinos Gonzalo Sanchez et Donny Meertens (1983) étudient la question de La Violencia en soulignant sa complexité et soutiennent que la prise des armes des paysans s’est développée dans un contexte d’oppression politique meurtrière dans laquelle ne se sont pas développées de nouvelles propositions politiques : il s’agit d’une guerre « anormale », selon le termes de l’anthropologue Maria Victoria Uribe (2004 : 25), car « il n’y a eu ni chefs d’armée, ni idéaux d’émancipation ».

La Violencia –nous dit-elle- est la « sage-femme » de l’histoire contemporaine de la Colombie.

Comme Uribe, plusieurs chercheurs voient cette période comme décisive pour l’histoire contemporaine colombienne. La guerre terminée, les dirigeants des deux partis politiques s’accordent pour un partage du pouvoir étatique et déterminent l’alternance des gouvernements. Daniel Pécaut, professeur en sciences politiques à l’Ecole des hautes études en

(7)

sciences sociales (EHESS) et chercheur spécialisé sur la Colombie (Pécaut 2002, 2008) soutient que « les paysans s’y sont déchirés pour les compte des puissants et ceux-ci, une fois la guerre terminée, ont voulu jeter un voile d’oubli sur l’épisode. Une telle expérience ne pouvait qu’inspirer après coup un sentiment d’humiliation et de rage. Ayant fait ses premières armes dans ces années là, un Manuel Marulanda Velez, le leader des FARC [Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia], n’a jamais manqué d’y faire référence pour justifier son combat » (Pécaut 2002 : 9).

En effet c’est dans les années 1960, que se sont constituées les guérillas des FARC, ELN (Ejercito de Liberación Nacional), EPL (Ejercito Popular de Liberación) et en 1970 le M19 (Mouvement du 19 Avril, démobilisé en 1990 pour devenir un parti politique légal l’Alianza Democrática M19). Les guérillas d’idéologie communiste se forment en tant qu’opposants des partis politiques au pouvoir. Celles-ci trouvent un certain soutien parmi les étudiants, syndicalistes et certains milieux paysans. Néanmoins leur accueil par la grande partie de la société civile et par les élites reste limité et elles sont considérées comme dangereuses pour la vie publique du pays. Le sort des guérillas colombiennes est similaire à celui des autres guérillas en Amérique Latine qui se sont créées à la même époque, nous explique Daniel Pécaut–Cantonnées dans les régions « périphériques » du pays, il s’agissait de groupes subversifs mais incapables de menacer véritablement le régime étatique (2002 : 10).

Ce n’est que vers les années 1980, avec le développement de l’économie de la drogue, que le conflit en Colombie va connaître un nouvel élan. Les FARC et le ELN sont les groupes guérilleros qui en bénéficieront d’avantage et resteront les plus forts et importants en nombre au niveau du pays. Les guérillas, qui contrôlent largement les zones exemptes de présence étatique, et qui coïncident avec les régions où se développent la culture de coca et la fabrication des stupéfiants, vont s’attaquer à des nouveaux groupes de pouvoir, formés par les narcotrafiquants, notamment au travers de l’extorsion et de l’enlèvement, source de financement importante au sein de ces groupes armés. Afin de contre-attaquer les agressions des guérillas, des armées paramilitaires vont être formées, certaines sous l’aile des « narcos », bien qu’il y ait aussi des liens avec d’autres propriétaires terriens et élites du pays.

(8)

Depuis, un état de guerre complexe et très dynamique va s’est développé entre, notamment, trois armées irrégulières: les FARC, l’ELN et les paramilitaires, dont le groupe le plus important sont les AUC (Autodéfenses Unies de Colombie), qui se battent pour consolider leur présence et leur domination territoriale dans des régions stratégiques du pays. Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas d’une guerre civile. Les discours de ces groupes armés cherchent à justifier leurs actions, les guérillas en tant que groupes opposants au pouvoir établi avec des idéologies communistes et de réforme et les paramilitaires, de leur côté, prétendent assumer les lacunes de l’Etat, cherchent à maintenir l’ordre établi et de ce fait combattre et anéantir les guérillas et « ses partisans ». Néanmoins nous devons insister sur la faiblesse des prétentions idéologiques de ces armées qui, comme indique Pécaut, « ne permettent pas d’établir des croyances et représentations collectives » (2008 : 27). Les nombreuses manifestations publiques des citoyens contre ces groupes et leurs actes de guerre servent de preuve. Nous pouvons en effet parler de guerres d’intérêts économiques qui ne concernent pas seulement les activités liées à la drogue, mais aussi aux différentes richesses du pays : comme l’agriculture commerciale, des ressources minières, la contrebande d’armes, etc. (Echandía 2002 : 37)

Dans ce contexte si complexe, c’est la population, et notamment paysanne, qui paye le gros tribut et qui se trouve prise entre deux feux… et même plus. Le déplacement forcé, tout comme les assassinats, massacres, menaces et recrutements forcés ne sont pas seulement des effroyables effets de la guerre en Colombie mais, comme le soulignent certaines analyses (Borrero 2005), les actions armées entreprises contre les civils répondraient à des stratégies militaires et économiques complexes et précises : des stratégies employées pour effrayer et dominer les personnes et occuper des territoires. D’autre part, dans les villes, le conflit se présente (est perçu) comme une forme de violence hétérogène et de crime organisé, les armées irrégulières ne sont présentes qu’exceptionnellement : « les appuis sociaux nécessaires et l’extension du conflit dans les villes font défaut » (Echandía 2002 : 34), leurs actions en ville sont notamment des attentats ponctuels et des enlèvements.

Des tentatives de dialogues et d’accords de paix ont été fréquentes dans l’histoire politique du pays. En 1984 le gouvernement de l’époque conclut un cessez-le-feu avec les FARC. De ce processus de paix émerge le parti politique Union Patriotique UP, sous l’égide communiste et des FARC. Le parti remporte un succès important auprès de la population civile, une nouvelle force légale en plus des partis « traditionnels », émerge dans le scénario électoral du pays.

Néanmoins, le sort des dirigeants et des partisans de l’UP est certainement l’un des plus sombres

(9)

de l’histoire colombienne. Des assassinats, massacres, disparitions, menaces, entre autres, anéantissent le parti. On dénombre 1123 personnes exécutées et 123 disparues (Campos 2003 : 20). Le livre Memorias de los silenciados : el Baile Rojo de l’anthropologue Yezid Campos (2003) présente les récits de survivants et proches de disparus liés à l’UP.

Paradoxalement la Colombie est une des démocraties les plus stables d’Amérique Latine ; le pays se caractérise par un système institutionnel et administratif très sophistiqué et plusieurs auteurs mettent en évidence la centralité du système juridique dans le fonctionnement de l’Etat et son importante tradition démocratique (Pecaut 2002, Blanquer 2002). En 1991 est créée la Constitution de 1991, qui vient remplacer celle qui existait depuis 1886. La nouvelle constitution introduit des innovations importantes dans le fonctionnement politique et institutionnel de l’Etat.

Je ne rentrerai pas dans les détails de celle-ci, mais ce qui est important pour nous, c’est de souligner que la Colombie se définit officiellement depuis cette date comme un Etat Social Démocrate et de Droit, c'est-à-dire que l’Etat s’engage et est dans l’obligation de respecter et garantir les droits et libertés des personnes (Etat de droit). Pour ce fait, la constitution est composée de droits et de normes qui assurent cette position. De même, diverses institutions et mécanismes juridiques destinés à veiller au respect des droits en Colombie sont créés –comme la Defensoría del Pueblo (le défenseur du peuple), institution étatique responsable de veiller sur les droits de Colombiens et Colombiennes et de ce fait impliqué dans le phénomène de déplacement forcé. La Constitution de 1991 détermine également que les traités et normes internationaux soient inclus et traités avec la même importance que sont traités les normes constitutionnelles (Jaramillo 2006)1.

Je tiens à faire quelques références au contexte politique du pays et des événements spécifiques, car les personnes déplacées avec qui je suis entrée en contact ont vécu et vivent le conflit personnellement et directement. La plupart de mes informatrices et informateurs ont été déplacés des régions rurales suite à des pressions violentes de part d’un de ces groupes armés. Deux d’entre eux sont des survivants de l’Union Patriotique et continuent à subir pressions et menaces.

J’ai rencontré des personnes qui ont vécu un ou plusieurs déplacements et qui se sont dirigées vers la ville de Bogotá. Je présenterai dans le chapitre méthodologique mes interlocutrices et interlocuteurs et expliquerai pour quelles raisons j’ai réalisé cette recherche dans cette ville. Mais

1 Pour un analyse plus détaillé sur la Constitution de 1991 ses effets sur la société et critiques on peut se référer à l’article (en espagnol) de Juan Fernando Jaramillo « La Constitución de 1991 y la paz : un balance despues de doce años de vigencia » en : Linda Helfrich et al. 2006- Colombia, caminos para salir de la violencia. Madrid : Iberoamericana.

(10)

d’abord, je vais brosser un bref portrait de Bogotá et du bidonville d’Usme, cadre dans lequel j’ai réalisé la majorité de mes recherches.

B

OGOTA ET LA VILLE MARGINALE

:

 LE CAS D

’U

SME

 

Bogotá, capitale de la Colombie, est perchée à 2650 m d’altitude sur le bras oriental de la cordillère des Andes qui traverse le pays du Nord au Sud. Ville estimée à 7 millions 600 habitants en 20082, elle s’étend sur 1580km2. Le district de Bogotá est composé de 20 localidades (communes), dont Usme, au sud-ouest de la ville, il s’agit d’une commune pauvre qui, en grande partie, s’est développée de façon désorganisée et illégale en tant que bidonville sur les collines environnantes. C’est à Usme que j’ai réalisé une grande partie de mes recherches et c’est là où la majorité de mes informateurs et informatrices habitent.

Bogotá et la municipalité voisine de Soacha (voir annexe 2) sont les régions de plus haute réception de personnes déplacés forcés (CODHES 2007). Les déplacements en Colombie suivent une forme que nous pouvons qualifier de « goutte à goutte » et concerne notamment des individus ou des familles nucléaires qui migrent vers les villes Colombiennes dans le silence et l’anonymat. Selon des études réalisées entre 2001 et 2005 par CODHES, les personnes qui se déplacent à Bogotá proviennent de 29 des 33 départements colombiens, c'est-à-dire de pratiquement tout le pays (Ibid.). Nous devons cependant souligner que l’aire métropolitaine de Bogotá, qui comprend des municipalités voisines, constitue un centre industriel et commercial de très haute importance pour le pays. De plus, en tant que capitale, Bogotá est également le siège institutionnel et gouvernemental national. Pour ces raisons cette région voit arriver des immigrants de toute condition et de tout horizon ; l’attrait de Bogotá est celui de la grande ville et se situe à plusieurs niveaux : opportunités de travail (Bogotá concentre environ le tiers des emplois (35 %) au niveau national), système éducatif public le plus développé du pays, infrastructures sociales (système de santé, hôpitaux), mais aussi l’attrait qui représente l’anonymat de la grande ville, ce qui est primordial dans le contexte de conflit et pour les personnes qui ont vécu violations et menaces (CODHES 2007, IRD 20093).

Bogotá est un pôle économique et financier attractif ; elle produit un quart du PIB national et les activités principales concernent notamment le secteur tertiaire (administration, secteur bancaire, commerce et services qualifiés, mais aussi de services non qualifiés : construction, nettoyage,

2 Chiffres officielles en : http://www.bogota.gov.co

3

(11)

manutention, sécurité privée, etc.). L’attrait économique et du marché du travail de la ville draine une population citadine et qualifiée des petites villes et des villes de taille moyenne (CODHES 2007), mais aussi un important nombre de personnes non qualifiées provenant des régions rurales,

Les trajectoires migratoires des personnes qui arrivent à Bogotá sont diverses et complexes. Les caractéristiques sociales, économiques et culturelles des personnes et familles ont, incontestablement, des impacts sur les formes de mobilité et aussi, sur les formes et moyens d’insertion et de socialisation dans leur nouveau lieu de vie. Les populations qui arrivent à la ville de Bogotá vont complexifier la mosaïque sociale qui est déjà très importante. En effet, les inégalités socioéconomiques sont très fortes et clairement définies géographiquement : Au nord et nord-est se trouvent les communes et quartiers le plus privilégiés de la capitale, c’est dans ces régions que le développement économique est le plus important et où se trouvent les quartiers commerciaux et d’habitation des personnes les plus aisées. Les classes moyennes se localisent notamment au centre et dans la région nord-occidentale et occidentale, tandis que le sud est constitué principalement par les quartiers dits « populaires », dont une grande partie correspond à des quartiers « d’invasion »4 ou bidonvilles. (Dureau et al. 2002)

Les personnes déplacées font partie des populations les plus pauvres et marginalisées de Bogotá.

La grande majorité des personnes se dirige notamment vers les communes au sud de la capitale et particulièrement vers les bidonvilles de Ciudad Bolivar, Bosa, Tunjuelito et Usme (Voir Carte Bogota, Annexe2). Ces communes périphériques constituent les principaux « ports d’arrivée » des personnes déplacées, car ce sont les secteurs où les coûts de la vie sont les plus bas et où il est encore possible de s’installer ou « d’envahir » illégalement des parcelles de terrain non construites.

Les bidonvilles sont marginalisés à plusieurs niveaux : premièrement, ce sont des lieux en marges de l’Etat ; par là je veux dire que ce sont des lieux où la présence étatique, en termes de capacité d’action et de pouvoir sur le territoire et ses habitants, est la plus faible par rapport au reste du territoire urbain. Il est important de spécifier la forme de pouvoir étatique à laquelle je me réfère et pour cela je m’appuie sur les réflexions des auteurs John Agnew et Merje Kuss qui

4 C’est justement par ces occupations illégales et désorganisées d’un point de vue d’aménagement de territoire et de planification urbaine, que les bidonvilles sont également appelés « barrios de invación » (quartiers d’invasion) en Colombie.

(12)

distinguent deux formes de pouvoir étatique se basant sur des réflexions du sociologue Michael Mann (1984) :

« Let us clearly distinguish these two types of state power. The first sense [despotic power]

denotes power by the state elite itself over civil society. The second [infrastructural power]

denotes the power of the state to penetrate and centrally coordinate the activities of civil society through its own infrastructure »

(Agnew et Kuss 2008 :102, (souligné par moi))

C’est le pouvoir étatique des infrastructures qui est pris en compte pour notre réflexion. En effet, le niveau infrastructurel et institutionnel, sans vouloir dire qu’il n’existe pas, est néanmoins terriblement précaire, ce qui a des impacts importants sur les conditions de vie des personnes.

Les bidonvilles sont en soi le résultat de cette absence de pouvoir et contrôle étatique et, il faut souligner, ils ne sont pas exclusivement le produit du déplacement interne forcé. Les bidonvilles colombiens existent depuis des décennies, et c’est d’ailleurs la forme urbaine la plus importante au monde, en termes de grandeur et de rythme de croissance, bien plus que l’urbanisation stricto sensu (Davis 2006 : 21). Bien que les bidonvilles soient en général des ceintures de pauvreté entourant les villes, seuls lieux où des squatteurs peuvent s’établir et squatter des terrains non construits, car marginaux et souvent dangereux. Ce sont aussi des lieux où le marché foncier est un des plus couteux tout en représentant pour beaucoup la seule opportunité d’acquérir un logement, il s’agit généralement des marchés illégaux ou pirates :

« […] ces subdivisions d’implantations pirates n’étaient pas le résultat d’invasions territoriales : les terres ont en fait, changé de propriétaires à l’issue de transactions légales.

C’est en général la subdivision elle-même qui est illégale. Mais ces implantations doivent être vues comme paralégales plutôt que comme illégales. Exclues du marché du logement formel, des familles aux revenus faibles à moyens achètent des parcelles à des entrepreneurs qui acquièrent des étendues de terres non viabilisées et les subdivisent sans se conformer ni aux lois de zonage, ni aux règlements de subdivision, ni aux normes de fourniture de services. Les parcelles vendues n’offrent en général que le strict minimum en matière de services, et rarement plus que quelques rues et points d’eau. Dans le processus classique, cette infrastructure rudimentaire est ensuite améliorée par apports successifs après que la première implantation a eu lieu. »

(Mohan in Davis 2006 : 42)

(13)

D’un coté, il existe justement ce manque de contrôle urbanistique, qui permet aux personnes d’implanter, illégalement, des constructions en nattes plastiques récupérées et bidons industriels découpés et assemblés (d’où le terme bidon-ville), sur des terrains qui sont souvent à haut risque d’effondrement et généralement non desservis par les services publiques, tels que de l’eau courante et l’électricité. La précarité des réseaux d’électricité et canalisations d’eaux, en égard à la forte densité de population est un autre aspect des limites du pouvoir des infrastructures dans ces zones.

Certaines familles déplacées que j’ai rencontrées, ont opté pour cette forme d’habitat afin de répondre au besoin pressant de trouver où s’abriter. Cependant, habiter dans ces conditions a des implications importantes : d’une part, les personnes se trouvent sous constantes tensions et pressions vis-à-vis de propriétaires des terrains qui exigent leur départ ; d’autre part, il s’agit, au moins pour les personnes que j’ai rencontrées, d’une solution temporaire, émotionnellement et symboliquement difficile à vivre et à assumer.

Toutes les personnes que j’ai rencontrées déplorent le caractère très précaire de la vie qu’elles mènent à Bogotá, et pas seulement celles qui vivent dans les dits taudis. Beaucoup de familles vivent en location, dans des maisons en briques et ciment qui s’élèvent verticalement donnant place à des nouveaux appartements locatifs, bâtiments précaires et mal isolés mais qui protègent un peu plus contre le froid et les intempéries, comme le souligne Olga, une des mes informatrices et que je présenterai plus tard :

Vivre à Bogotá est très dur. Au moins à la campagne j’avais mes vaches, je pouvais faire du fromage et le vendre ou l’échanger contre un peu de riz. Ici la vie est dure, il faut trouver de quoi payer le loyer, mais d’où ? La propriétaire [de la maison] veut me virer, mais qu’est ce que je peux faire ?

L

ES SUJETS DE RECHERCHE

 

Le concept de « déplacement interne forcé », issu des sphères juridiques internationales et nationales, cherche à désigner les migrations des personnes qui se « voient obligées » de quitter leur lieu de vie à cause de pressions politiques extérieures. En Colombie, les ONG et le gouvernement se disputent pour établir si ce sont deux ou trois millions de personnes qui ont migré pour des raisons liées à des contextes de violence. Le phénomène concerne notamment des

(14)

mouvements de forme rural vers urbain et ce sont majoritairement des paysans qui arrivent dans les villes du pays pour nourrir les bidonvilles périphériques. Mais le terme « déplacement interne forcé » n’est pertinent que dans un cadre juridique, administratif et humanitaire spécifique ; en effet, ce n’est pas le mouvement en soi ou les causes du mouvement qui attribuent sa forme et sa signification, mais le régime développé une fois que le phénomène a commencé à être considéré comme problème publique, d’ordre international et national. En effet, le concept donne lieu à un statut juridique, en vigueur au niveau national, qui permet au gouvernement et ses institutions à porter de l’aide et « gérer le problème ».

La catégorie de « déplacé interne forcé » est d’ordre administratif et humanitaire, elle cherche à désigner des personnes qui ont vécu ce type de migration. Mais la population définie comme telle est hétérogène et les expériences de déplacement sont diverses. Il est donc important d’analyser cette catégorie et de la déconstruire, de voir dans quel contexte elle a été créée et est utilisée ; quels enjeux une telle catégorie et un tel régime peuvent avoir sur les personnes qui sont ainsi désignées et comment les personnes l’approprient.

J’ai réalisé en Colombie, un des pays avec le plus haut taux de personnes déplacées dans le monde, un terrain de recherche ethnographique durant six mois entre les années 2007 et 2008.

Ma question de départ et qui est restée tout au long de mes recherches une ligne directrice est :

Quelles sont les stratégies de vie et de survie des personnes déplacées?

Mon intérêt était d’observer comment les personnes se « débrouillaient », quelles types de stratégies elles mettaient en place pour construire leur vie après le déplacement et quels stratégies spécifiques elles déployaient pour leur survie quotidienne. C’est par la recherche sur le terrain, en rentrant en contact avec des personnes déplacées que j’ai pu observer et comprendre le phénomène, non seulement sous une perspective extérieure qui tient compte de la catégorie administrative et humanitaire, mais aussi de l’intérieur, selon les conceptions que les personnes elles-mêmes ont de leur expérience de déplacement, de leur identité en tant que déplacés internes et de leurs lien et relations avec les institutions gouvernementales et humanitaires. Le statut juridique de déplacé en Colombie attribue des droits spécifiques à ces personnes, lesquelles sont définies par leur vulnérabilité en tant que victimes du déplacement forcé. Ces droits doivent être pris en compte lorsqu’on s’intéresse aux stratégies de vie :

(15)

Comment le statut juridique de déplacé interne s’inscrit dans ces stratégies de vie et dans les discours des personnes concernées ?

L

A CONSTRUCTION DU TERRAIN

 :

 

G

ENÈVE

,

 

B

OGOTÁ

,

 

U

SME

… 

Le premier obstacle à surmonter dans la mise en place de cette étude était de choisir l’endroit où mener mes recherches et comment entrer en contact avec des personnes déplacées. En effet, le cas colombien se caractérise par le déplacement de personnes provenant de quasi la totalité des régions rurales du pays vers les villes de moyenne et grande taille. Le problème qui se posait était de savoir comment faire pour aborder des personnes « dispersées » dans une ville donnée, les personnes qui rentrent dans la catégorie de « déplacé interne » ne constituent pas un groupe ou une population homogène, facile à distinguer, notamment des habitants des quartiers pauvres des villes, ou d’autres types de migrants :

“Even in instances where urban IDPs inhabit designated buildings or areas, they usually rely on local markets and social services. Thus they are de facto integrated in urban areas, making it difficult to distinguishing them from economic migrants and the urban poor. The actions of urban IDPs may further hinder efforts to locate them; urban IDPs are unlikely to reveal themselves in cases where their security is threatened.”

(Fielden 2008: 2 )

La solution qui me semblait la plus convenable était d’établir un contact avec une ONG ou une autre organisation travaillant avec des populations déplacées en Colombie. Avant de partir, j’ai contacté plusieurs organisations suisses en leur demandant l’aide pour entreprendre ma recherche. L’ONG Terre des Hommes (TdH) Suisse c’est intéressée à mon projet. A Genève, j’ai pris contact avec la personne responsable des projets de Terre des Hommes en Amérique Latine, qui m’a mise en liaison avec des ONG locales et m’a aidé et conseillé dans le choix de mon terrain d’études. Avant de continuer ma présentation, je précise que j’ai réalisé ce travail de façon indépendante, c'est-à-dire, qu’il ne s’inscrit pas dans le cadre d’un mandat ou projet mené par Terre des Hommes. Cette dernière m’a aimablement soutenue dans mes démarches et m’a ouvert ses portes, mais mon statut vis-à-vis de l’organisation était celui d’une étudiante faisant une recherche indépendante.

Le choix de la ville a été déterminé en grande partie par cette nouvelle alliance avec Terre des Hommes. En effet, son soutien se limitait à Bogotá, pour des « raisons de sécurité », selon les

(16)

termes du responsable des projets. Cette condition de TdH me convenait, en raison de la position importante qu’occupe Bogota quant à son rôle de lieu de destination de personnes déplacées.

Ainsi, de fil en aiguille a commencé l’étude. Avec le soutien de mes contacts de Genève, je me suis dirigée aux bureaux de TdH à Bogotá, qui m’ont à leur tour mise en contact avec la Fondation PEPASO, ONG locale qui travaille avec des enfants déplacés dans un quartier pauvre au sud de Bogota depuis 2004. C’est à travers cette fondation que je suis entrée en contact avec des personnes déplacées. Je tiens à souligner que ce mémoire ne se focalise pas sur le fonctionnement de PEPASO ; cependant, elle occupe une place prépondérante dans le cadre de ma recherche, mais aussi dans la vie des personnes que j’ai rencontrées. Vue sa position centrale, il est nécessaire de présenter PEPASO au moins en quelque lignes.

Les objectifs principaux de cette fondation sont de « promouvoir la prise en charge éducationnelle, culturelle et nutritionnelle d’environ 90 enfants et jeunes en situation de déplacement »5. Pour se faire une idée de sa forme, il est possible de comparer PEPASO aux

« maisons de quartier » qu’on trouve en Suisse et les activités principales menées dans ce lieu sont :

ƒ La préparation et la distribution des repas de midi.

ƒ Des « Cours » de renforcement scolaire et ateliers de travaux manuels ou de musique.

Le siège de PEPASO est une grande maison en briques de quatre étages située dans le bas des quartiers d’invasion de la commune d’Usme. Au premier étage de cette grande maison se trouvent deux salles dans lesquelles des tables et chaises en plastique blanc son disposées pour recevoir les enfants qui viennent manger entre 11 :30 et 14 :00 de lundi à vendredi. Au fond, sur ce même étage, se trouve une petite cuisine ouverte où des mamans préparent la nourriture des enfants. En effet, la préparation des aliments est faite par deux ou trois des mères des enfants qui sont inscrits à la Fondation, le fonctionnement de la cuisine repose sur l’idée de « collaboration » entre la fondation et les parents, en l’occurrence ce sont notamment les mères qui se chargent de ces tâches.

Dans cette logique, les femmes qui préparent à manger tous les jours travaillent pour un salaire

« symbolique » qui ne leur permet pas de vivre, mais qui représente une « aide » économique,

5

(17)

mais aussi, les cuisinières ont la possibilité d’emporter chez elles le surplus de nourriture de la journée.

Au premier étage, se trouve la bibliothèque, composée notamment de livres et manuels scolaires récupérés, et une grande salle avec trois vieux canapés et un tableau noir disposé au mur. C’est là que les enfants suivent des cours d’appui scolaire, et c’est aussi l’endroit où les membres de l’organisation Sin Muros (Sans Murs), organisation créée par un groupe d’étudiantes en psychologie sociale et intégrée par une dizaine de parents d’enfants, se retrouvent un ou deux après-midis par mois. Je traiterai de cette organisation lors de mon analyse. Au deuxième étage se trouve la salle de télévision, qui est également la salle des cours de musique et, au dernier étage, se trouve l’espace où sont donnés les cours de travaux manuels, de peinture et de dessin. Il faut savoir que le budget de cette organisation est restreint, les cours et activités sont pour la plupart dirigés par des étudiants et étudiantes qui, comme moi, cherchent à créer des projets universitaires dans le cadre de cette fondation et qui en contrepartie assument les cours.

Un mois après mon arrivée à Bogota j’ai visité pour la première fois la fondation. J’ai été intégrée à PEPASO en tant que « prof », et je tiens à souligner que ce sont les enfants et les mamans qui faisaient la cuisine qui m’ont attribué ce statut dès la minute que je suis rentrée dans la maison. Ma fonction de « prof » s’est établie depuis le début de façon toute à fait automatique, avant que je ne le sois de par mes activités. Durant cinq mois j’ai donné le cours d’appui scolaire deux jours par semaine.

POSITIONNEMENT

 

ET

 

METHODOLOGIE 

La recherche qualitative, paradigme de l’ethnographie et l’ethnologie, est une méthode de recherche en soi et c’est la méthode utilisée dans le cadre de mon travail. Dans l’introduction de The SAGE handbook of qualitative reasearch (2004), Norman Danzin et Yvonna Lincoln présentent et analysent ce qu’est la recherche qualitative, exposant les critiques dirigées à cette méthode et aussi soulignant sa complexité et ses apports pour les sciences sociales. Les critiques dirigées aux méthodes qualitatives, jugées par certains et certaines auteurs (Seale in Denzin et Lincoln 2004 : 10) sans fondement méthodologique (« anything goes »), affirment que pour mener un travail scientifique de qualité, il est essentiel de tenir compte de divers points de vue et de débats concernant le sujet étudié. De même il est important d’intégrer différentes méthodes et approches qui permettent d’enrichir et d’affiner l’analyse Denzin et Lincoln soutiennent que

(18)

cette pluralité de points de vue et d’approches constitue justement le principe des recherches qualitatives :

« The combination of multiple methodological practices, empirical materials, perspectives and observers in a single study is best understood, then, as a strategy that adds rigor, breadth, complexity, richness and depth to any inquiry »

(2004:10)

Il s’agit d’une triangulation des perspectives qui tient compte du point de vue des sujets, des interactions entre les acteurs sociaux et des structures dans lesquelles les interactions se réalisent (Denzin & Lincoln 2004 :5, Flick 2006 :73). Ce qui est essentiel à retenir, selon cette approche, c’est qu’une prétendue objectivité n’est pas possible. Ce qui est recherché, c’est de faire part du sujet « de l’intérieur », de différentes représentations que les acteurs sociaux se font des situations vécues et des façons dont des réalités sont construites par les expériences ; de là, l’idée qu’il existe une réalité est réfutée.

Cette recherche s’intéresse au phénomène du déplacement interne forcé en tant que construction sociale : « problème » publique d’ordre international et national qui entraîne des réponses diverses et complexes selon les contextes. Je m’intéresse particulièrement à la façon comme les personnes dites déplacées internes vivent cette catégorie juridique et la (re)produisent : comment la catégorie est crée par les expériences des personnes (leurs stratégies de vie) et par les interactions sociales qui impliquent les déplacé-e-s internes, la population réceptrice et des institutions locales impliquées sur le terrain.

La complexité du phénomène et mes intérêts d’études nécessitent une diversité de perspectives et de types de données. Ce chapitre méthodologique me permettra de présenter mon terrain de recherche et ma position vis-à-vis de celui-ci, d’introduire les différentes catégories d’acteurs impliqués dans l’étude, de présenter les différentes données qui ont contribué à élaborer mes réflexions sur le sujet et à expliquer comment j’ai accédé à ces données. En abordant les différentes interrogations qui ont marqué le processus de ma recherche, je pourrai mettre en évidence comment celle –ci c’est déroulée et quelles implications ces interrogations ont eus.

(19)

P

OSITIONNEMENT

,

 REGARD RÉFLEXIF ET  ENGAGEMENT

 

Il me semble important de commencer par des questionnements liés à ma place vis-à-vis du sujet de recherche, en tant qu’apprentie ethnologue et surtout par rapport à mes origines. Cette démarche réflexive est nécessaire pour situer mes propos et réflexions, et est importante pour la compréhension de mon travail. En effet, j’adhère à l’idée que le travail anthropologique peut être politiquement engagé, mais il ne s’agit pas d’adopter une position qui empêcherait l’étude du phénomène dans une perspective anthropologique, c’est à dire, la restitution des représentations en évitant minutieusement tout jugement de valeurs (Bouillon et al. 2006). Au contraire, c’est à travers un travail méticuleux de terrain et d’engagement sérieux vis-à-vis des personnes concernées, en explicitant l’historique du contexte, comme des histoires de vie des personnes déplacées, par la déconstruction des catégories et des pratiques sociales et normatives, et surtout par l’écoute et restitution des discours et propos des personnes déplacées (si stigmatisées et réduites au silence) que l’ethnologie se prête à l’action et à la réflexion politique.

De nationalité colombienne et ayant vécu jusqu’à l’âge de dix-sept ans dans ce pays, je me sens concernée par le sujet du déplacement interne. Comme la plupart des Colombiens et Colombiennes, j’avais beaucoup entendu parler du déplacement et j’avais déjà vu un grand nombre de personnes déplacées demandant de l’argent, ou vendant des bâtonnets d’encens, ou d’autres petits articles, dans les rues de Bogotá. Juan R. Aparicio (2007), décrit la spécificité de la situation de ces personnes qui se trouvent dans la rue à demander de l’aide en exposant leur situation avec des fiches officielles qui certifient leur statut :

« As in many major cities of the « Third World » countries, the image of individuals alone or sometimes accompanied by their entire families standing in the streets asking for money is certainly a common scene. But these people were not only asking for money, they were standing with posters signs and pasted photocopies of documents kept in paper folders and sentences pleading for help. After several occasions in which I approached these groups of people, I learned that these were official certifications (…) these identified them as

“internally displaced persons” »

(Aparicio 2007:2)

(20)

Le problème du déplacement et de la violence en Colombie est dramatique. Cependant, une grande majorité des habitants, et notamment des personnes habitant en ville, connaissent peu ce qui se passe réellement dans ce pays qui a une histoire très complexe et douloureuse.

Le déplacement forcé est un des effets importants et graves, du conflit qui ravage le pays.

Cependant il est nécessaire de situer le problème non dans les déplacements des personnes en soit, mais dans la guerre qui les génère. En gardant cette perspective, je cherche à démontrer qu’il s’agit d’un problème qui concerne « tous » les Colombiens et Colombiennes, dont je fais partie par mes origines et sentiments d’appartenance à ce pays. Il est important de tenir compte que la création du régime de déplacement peut avoir des effets qui « dépolitisent » le phénomène, puisque, du coup, on voit le déplacement forcé comme un problème des déplacé-e-s, et non comme un des effets du conflit, qui « nous concerne tous » les Colombiens. J’aborde mon analyse dans une approche « critique », de déconstruction de la catégorie et du régime administratif et humanitaire développé autour. Par ailleurs, en étant moi-même migrante (en lien avec la crise économique, sociale et politique des fins des années 1990), mon expérience me pousse à mettre en question les limites entre ce qui est migration forcée et ce qui est migration économique. Loin de conceptions de déracinement, les migrations sont des expériences complexes et pas toujours faciles à vivre : il faut en effet « recommencer à zéro », ou, plutôt, continuer la vie sur des nouvelles bases. Sans basculer vers des présupposés extrêmes du déplacement forcé, fondés sur des ruptures et déracinement, qui dérivent vers des conceptions floues et non défendables du phénomène, en accentuant la marginalité et la passivité des personnes concernées. Il est important d’observer comment les personnes vivent ces expériences, en tant que sujets actifs, et en insistant sur le caractère politique du contexte et du phénomène.

Q

U

EST CE QUE LE TERRAIN DE RECHERCHE

 ?

 

 

Arrivée à Bogotá j’étais anxieuse de retrouver mon terrain de recherche, d’aller à Usme où j’étais supposée rencontrer des personnes en situation de déplacement. En fait, ce n’est qu’avec le temps et une prise de distance que je me suis rendue compte que cette envie d’aller sur le terrain est teinte d’une conception archaïque de l’ethnologie, qui imagine le sujet d’études et d’observation en lié à un milieu bien spécifique et territorialement délimité. En effet, au fil des semaines, je me confrontais d’avantage à la complexité du sujet que j’étudiais et me rendais compte de la nécessité de « sortir du terrain ». Je m’explique :

(21)

Les études en migration et la configuration du monde contemporain défient la conception de la recherche ethnographique territorialement déterminée6. Le phénomène du déplacement interne forcé implique au moins cinq niveaux qui doivent être pris en compte lors de son observation et analyse (niveaux avec des lieux et temporalités variables et toujours dynamiques : voir Gupta et Ferguson (1997) concernant ce sujet ): 1)le niveau des institutions internationales humanitaires qui sont à l’origine de la catégorie de « déplacé interne », 2) le niveau national qui comprend le gouvernement, qui instaure le régime juridique, et 3) les institutions non-gouvernementales nationales qui font pression sur les décisions et lacunes de l’Etat, 4) le niveau des interactions et relations entre les ONG locales et 5) le point de vue des personnes dites déplacées et qui en ont (ou non) le statut juridique. La structure de ce travail se base sur ces différents niveaux et je vais par la suite expliquer comment j’ai procédé pour accéder aux données et faire l’analyse.

Observation participante : ma place parmi les gens 

Il n’est donc pas pertinent de parler de terrain territorialisé, dû à ces différents niveaux que j’intègre dans mes recherches et analyses. Néanmoins, il s’agit tout de même d’une recherche en grande partie localisée : la plupart de mes données empiriques proviennent de mes discussions et observations réalisées à Usme et notamment à la Fondation PEPASO. Cette fondation représente le pont entre les personnes déplacées avec qui je suis entrée en contact et moi-même. Le fait d’aborder le sujet dans le contexte spécifique de cette fondation a des effets concrets sur ce travail.

Aborder la problématique du déplacement forcé à travers un milieu lié à des enfants et ma position de professeure, a eu des impacts importants sur la direction donnée à mon étude et les données recueillies. Travailler avec des enfants a facilité la création des relations et parfois des liens affectifs avec leurs parents, et notamment avec leurs mères. Le contexte se prêtait facilement pour aborder des sujets à caractère privé, les discussions qui se déroulaient souvent à la cuisine de la fondation lors du nettoyage, tournaient notamment autour de l’éducation et de la réussite scolaire des enfants, autour de la question du chômage ou des revenus des parents, de

6 Dans l’article « l’ethnologie, l’humanitaire et la mondialisation : le cas de l’Afghanistan » (2005), Pierre Centlivres traite la question des effets de la mondialisation dans les pratiques et organisations sociales et, de ce fait, sur les enquêtes ethnographiques contemporaines. L’ethnologue met en contraste les pratiques ethnographiques

« classiques » que lui et Micheline Centlivres-Demont ont menées durant les années 1960 et 1970 en Afghanistan et les terrains de recherche d’aujourd’hui

(22)

l’alimentation des familles, des problématiques liées au logement et aussi de la santé et l’assurance maladie.

Il est important également de considérer ma position de professeure, car souvent les parents ont manifesté et présenté une certaine gratitude « par l’aide que j’apportais à leurs enfants ». Je dois dire qu’avoir eu ce statut clair vis-à-vis les personnes a permis que des méfiances que je pouvais susciter se dissipent (même si pas toujours), que les personnes m’acceptent plus facilement et que des relations de confiance puissent s’établir. Ceci m’a aidé, par la suite, à expliquer mes intérêts et projets d’études et à avoir de l’aide de leur part. Etre prof a été un facteur crucial pour cette recherche, car ma fonction permettait que des relations de « don et contredon » s’établissent entre les personnes que j’entretenais et moi-même. De ce fait, cette recherche comporte des données personnelles, parfois très personnelles, ayant trait aux personnes « déplacées » avec qui j’ai travaillé, qu’à des données quantitatives ou plus générales impliquant un grand nombre de personnes.

Durant quatre mois, deux fois par semaine, j’allais à la fondation durant la journée (en moyenne de 10h à 17h) pour donner les cours de rattrapage aux enfants. La proximité que j’ai pu établir avec ces filles et garçons âgés de 6 à 15 ans a été d’une grande richesse pour ce travail : en effet, en toute informalité j’ai beaucoup appris sur leur vie quotidienne, sur l’occupation de leurs parents et leurs préoccupations, sur le type de subventions/aides auxquelles leur maisonnée a eu accès, sur le nombre de personnes constituant leur famille, entre autres. Il n’est point facile de faire de l’ethnographie des enfants et ceci pour différentes raisons : premièrement il est très difficile d’avoir une discussion « tranquille » lorsqu’en est en charge d’une dizaine d’enfants qui demandent (au même temps) de l’attention pour leurs devoirs, pour faire des dessins, etc. De même, pour réaliser des entretiens il aurait était nécessaire de recevoir l’accord des parents, ce qui n’aurait certainement pas était un problème mais je ne l’ai pas considéré comme nécessaire.

A vrai dire je n’ai pas réalisé des enquêtes formelles avec eux, à part quelques discussions entretenues avec deux garçons âgés de 12 et 14 ans et durant lesquelles nous avons parlé de façon explicite de mes sujets de recherche.

Ces mêmes jours durant lesquels je travaillais à la fondation, j’avais l’occasion de parler avec les mères qui faisaient la cuisine ou le ménage de la maison. Dans le cadre de PEPASO les discussions étaient décontractées et se déroulaient autour d’un jus de fruits et de la serpillère.

Puisque la situation des femmes était très similaire, elles parlaient spontanément de leurs

(23)

problèmes et échangeaient leur avis et conseils. C’est notamment en les écoutant discuter, tout en leur demandant de m’expliquer plus en détail les sujets qui m’intéressaient particulièrement, que j’ai constitué une grande partie de mes données pour cette recherche ou, au moins, que j’ai dégagé des pistes à étudier davantage.

Très rapidement, j’ai eu l’occasion de me rendre chez les personnes. Dans un premier temps j’ai été conviée à accompagner quatre étudiantes qui, dans le cadre d’une recherche en psychologie sociale, réalisaient des enquêtes chez les familles. Certaines d’entre elles connaissent de longue date les familles, par leur travail à PEPASO depuis sa création et par leur engagement dans différents projets communautaires (ces étudiantes sont également habitantes de la commune d’Usme). Par la suite, j’ai été invitée à plusieurs reprises chez les personnes pour des occasions spéciales, comme la naissance des enfants, l’acquisition de logement (à travers des subventions gouvernementales), ou simplement pour boire un café. Il est très différent de franchir les murs de la fondation et d’aller visiter les familles à leur domicile. Faire face aux conditions de vie des personnes, de façon plus directe que par leur récit, est fondamental pour se faire une idée de leur condition de vie et des besoins auxquels les familles sont confrontées. Ces contacts personnalisés permettent également de connaître d’autres aspects de la vie des personnes, qui sont souvent omises lorsqu’on parle de déplacements forcés comme les moments de joie que représente la naissance d’un enfant.

L

ES PRINCIPAUX ACTEURS SOCIAUX ET LES DONNÉES

 

Ils s’appellent

7

 Olga, Marta, Maria, Emilia, Susana, Rogelio, Pablo,  Catalina...: discussions et entretiens formels 

Mes données empiriques se basent en grande partie sur ce que j’ai pu observer et entendre lors du temps passé à la fondation, ou lors des réunions et d’événements spéciaux concernant « la population déplacée d’Usme ». Ces discussions non-dirigées, ou très peu, sont appelées par Daniel Bertaux (2005 :51) « des récits de pratiques en situations », elles sont importantes car permettent d’avoir une perspective assez large du phénomène ou de la situation étudiée. De cette information très riche et large, j’ai dégagé des aspects et points qui me semblaient spécialement pertinents pour ma recherche et que j’ai cherché à mieux comprendre (l’analyse des données a

7 Dans ce texte les prénoms de mes interlocutrices et interlocuteurs sont fictifs.

(24)

été fait simultanément à la collecte des données). C’est par des entretiens plus formels et dirigés et par des entretiens basés sur la forme de récits de vie, ou plus spécifiquement sur les récits des expériences de déplacement que j’ai approfondi certains aspects du phénomène. La méthode impliquant des récits de vie permet davantage que donner des informations de type biographique. Elle restitue comment les acteurs sociaux conçoivent des expériences spécifiques en tenant compte du caractère dynamique et social des pratiques (Bertaux 2005). Ainsi, j’ai pu ressortir les différentes étapes constituant le déplacement selon les récits, connaître les points de vue des « personnes délacées » sur le régime autour du phénomène, dégager les stratégies de vie dans le lieu d’arrivée, les projets d’avenir de mes interlocutrices et interlocuteurs (aspect très important pour tenir compte des projets présents), et d’observer les similitudes et différences entre les témoignages.

Les « personnes déplacées » en tant que catégorie d’acteurs sociaux pour cette recherche ne sont pas forcément des personnes qui ont le statut juridique national, je viendrai sur ce point lors de l’analyse. Je me réfère aux déplacé-e-s pour parler des personnes qui ont vécu des expériences de déplacement et qui disent être déplacé-e-s pour des causes liées au conflit en Colombie. J’ai eu l’occasion de discuter avec un grand nombre de personnes déplacées des différentes régions du pays, avec des origines socioéconomiques différents et qui ont vécu et vivent cette expérience de façons diverses. J’ai connu des personnes qui se sont déplacées des dizaines d’années auparavant et d’autres qui sont arrivées à Bogotá juste quelques mois, voir quelques semaines, avant notre rencontre. Toutes les personnes que j’ai rencontrées se sont déplacées en famille, qu’il s’agisse de famille monoparentale : notamment de la mère avec un ou plusieurs enfants, car je n’ai pas rencontré de familles monoparentales assumées par le père, ou qu’il s’agisse des familles en couple : femme, mari et enfant(s). La plupart d’entre elles ont le statut légal de déplacé interne ou, au moins, ont fait les démarches pour y accéder.

La majorité de mes discussions avec ces personnes se sont déroulées de façon informelle. J’ai également réalisé des entretiens formels durant lesquels j’ai dirigé plus ponctuellement les récits de mes interlocutrices et interlocuteurs afin de développer certains points qui m’intéressaient d’avantage et que je dégageais au cours de mes observations, d’après ce que j’entendais à la Fondation. Je n’ai jamais eu l’autorisation d’enregistrer nos discussions et c’est donc sous forme de notes écrites que j’ai gardé cette information : j’écrivais les données au fur et à mesure de l’entretien, et par la suite, seule chez moi, j’ai réalisé un « PV » de l’entretien.

(25)

Parmi les « personnes déplacées », je me suis entretenu formellement et à plusieurs reprises avec six personnes, habitantes de la commune d’Usme et que je nomme dans le cadre de ce texte dû à l’importance qu’ils et elles représentent en tant que informatrices (-eurs) privilégiées. Ils s’appellent Olga, María, Marta, Emilia, Susana et Rogelio. Ils ont toutes comme dénominateur commun être l’origine paysanne, parents d’un ou plusieurs enfants inscrits à la fondation. Il est important d’insister sur la spécificité des personnes avec qui j’ai été en contact et établi des rapports plus profonds : les personnes que j’ai rencontrées s’inscrivent dans un milieu où des réseaux de déplacés statutaires sont forts –la fondation PEPASO étant un projet destiné exclusivement aux enfants déplacés, cet endroit est un centre où des liens et réseaux de personnes déplacées se constituent aisément. J’ai également réalisé deux entretiens avec un couple, Catalina et Pablo, habitants le municipe de Soacha (Voir carte annexe 2). Catalina et Pablo sont les seules personnes que j’ai rencontrées originaires d’un contexte urbain, la ville de Pasto au sud du pays ; j’ai réalisé un entretien formel avec chacun des deux séparément.

Les entretiens que j’ai réalisés avec les habitants d’Usme se sont tous déroulés sous forme de rendez-vous dans un café de la commune. Ces rendez-vous étaient marqués d’une certaine importance tant pour moi, intéressée à avoir des informations plus spécifiques de la part de mes contacts, mais aussi pour mes interlocutrices et interlocuteurs qui exprimaient leur intérêt de façon très claire. Je connaissais déjà les six personnes avec qui j’ai réalisé des entretiens formels, je les côtoyais régulièrement depuis environ quatre mois. Nos rendez-vous étaient des moments sortant de l’ordinaire : tout-te-s mes interlocutrices et interlocuteurs étaient habillé-e-s de leurs meilleurs habits et les femmes maquillées pour marquer l’occasion. J’ai était étonnée de voir à quel point c’était important pour les personnes que je m’intéresse à leurs récits, que je veuille entendre ce qu’elles ont à raconter. Lors d’un entretien que j’ai réalisé avec Emilia et Marta ensembles, les deux femmes expriment leur gratitude et Emilia souligne :

Merci à vous de nous avoir écoutées ! Ça fait du bien qu’on nous demande ce que nous avons vécu. C’est la première fois que quelqu’un me demande quoique ce soit mis à part des démarches administratives.

Etre prête à recevoir l’information 

C’était une grande surprise pour moi d’entendre les remerciements de part de mes interlocutrices. En effet, j’ai pu constater de façon plus ou moins directe que la plupart de mes

(26)

interlocutrices et interlocuteurs avaient envie et besoin de parler, de raconter ceux qu’elles et ils ont vu et vécu. Néanmoins, un aspect central de cette recherche et que je tiens à présenter car il a des implications importantes sur son contenu et sa forme, c’est le temps nécessaire pour accéder aux données, ou plus précisément pour être prête à recevoir certaines informations et diriger la recherche de façon plus approfondie. En effet, j’ai passé près de quatre mois d’observation et de présence à la Fondation PEPASO, mois durant lesquels je me suis investie à comprendre le contexte du déplacement en Colombie dans une perspective plus large, avant que « je n’ose » demander à mes interlocutrices et interlocuteurs les plus proches de réaliser des entretiens formels et plus dirigés concernant leur vécu. Cette prudence de ma part (prudence qui certainement est centrale dans toute recherche, mais à différents niveaux) s’explique notamment par le fait que les récits autour du déplacement évoquent, souvent, des expériences extraordinairement difficiles ; il s’agit d’un sujet très sensible qui implique des vécus fortes et douloureuses liées à la violence, à la stigmatisation et à la misère. Pour accéder à ces informations je me voyais dans l’obligation de maintenir une position éthique vis-à-vis de mon travail. La recherche anthropologique est hautement politique et chargée de rapports de pouvoir (Abu-Lughod 1991) ; il était donc très important pour moi de ne pas m’imposer, de ne pas chercher à avoir des informations personnelles de la part des gens sans avant avoir pu établir des relations plus ou moins symétriques et avoir des connaissance plus conséquentes sur le phénomène.

Les institutions : entretiens et textes 

L’omniprésence du système international humanitaire est évidente dans le contexte de ma recherche et se manifeste notamment à travers les ONG qui travaillent au niveau local, mais aussi à travers des discours des institutions gouvernementales (discours de fonctionnaires, manuels, textes juridiques, etc.). Au cours de mes recherches de terrain, je me suis rendue compte de l’importance des institutions gouvernementales, non-gouvernementales dans la création de la catégorie « déplacé-e interne » au niveau des pratiques et pas seulement au niveau de textes institutionnels et constitutionnels : la création de toute catégorie ne se limite pas à sa définition, il s’agit d’un processus d’invention et de mise en pratique de celle-ci, qui se fait constamment et à différents niveaux. Dans ce cas, au niveau des organisations internationales et du gouvernement, au niveau des ONG et des populations avec qui ces institutions travaillent, au niveau des relations quotidiennes parmi les personnes déplacées et dans les relations avec la population « hôte »,etc.

(27)

L’analyse des données se fait parallèlement à la recherche sur le terrain. Mes interlocutrices et interlocuteurs me parlaient constamment des différentes démarches administratives qu’ils et elles devaient faire et discutaient sur les différents projets et programmes humanitaires menés par des ONG et travailleurs sociaux de l’Etat dans le cadre de la commune d’Usme, ce principalement pour cette raison que j’ai élargi mon champ de recherche en impliquant les institutions.

C’est à quoi je me suis engagé durant les six mois passés à Bogotá. A part le temps passé au sein de la Fondation PEPASO et parmi les personnes en situation de déplacement que j’ai rencontrées à travers celle-ci, j’ai consacré une grande partie de mon temps à contacter et à m’entretenir avec des fonctionnaires publics occupant des places très variées. Contrairement aux entretiens réalisés avec des personnes déplacées, mes entretiens avec les fonctionnaires et expert-e-s ont été enregistrés et retranscrites. L’analyse de mes données va de pair avec l’analyse de textes humanitaires et juridiques ; de même, ces analyses que j’ai réalisées déjà au cours de la recherche de terrain m’ont permis fur et à mesure de mieux cibler mes questions et délimiter mon champ d’intérêt.

Mes observations et rapports avec les institutions humanitaires se focalisent notamment au niveau local, au niveau du « terrain » du point de vue des projets humanitaires. J’ai eu l’occasion de rencontrer différents fonctionnaires, travailleurs sociaux et psychologues dans le terrain: être associé à la Fondation Pepaso et le fait d’être vue parfois comme une « experte », associée aux ONG, m’a ouvert plusieurs portes autour des projets réalisés par différentes organisations travaillant à Usme. Les discours et actions des institutions et personnes liées font parti de cette recherche et sont analysées au même titre que les discours des personnes déplacées. Pour l’analyse, il est important de comprendre comment est construite la catégorie au niveau des pratiques humanitaires et des interactions entre les institutions et les personnes déplacées, comment les projets et les institutions rentrent dans le cadre des stratégies de vie des personnes.

J’ai également établi des contacts avec des expert-e-s de l’HCR et des ONG internationales et nationales avec qui j’ai notamment discuté de la définition de la catégorie et des politiques destinées aux personnes déplacées. Leur collaboration a été tout aussi précieuse et leurs renseignements m’ont permis d’avoir des points de vue plus complexes concernant la catégorie au niveau administratif et juridique. Quelques-un-e-s de mes informateurs et informatrices ont partagé avec moi des données de leurs propres études, qu’elles soient d’ordre qualitatif ou quantitatif, ce qui m’a permis d’approfondir certains de mes propos et questionnements. J’appuie

(28)

mes réflexions non seulement sur les données issues des discussions et entretiens mais aussi sur l’analyse de la littérature humanitaire et juridique, que je conçois comme formes de discours autour de la création du régime de déplacement forcé, tant international comme national, et qui est produit à un moment spécifique de l’histoire. J’adhère à l’idée développée par Chris Shore et Susan Wright concernant la production des politiques :

« Policies can be regarded as cultural texts, as classificatory devices with various meanings, as narratives that serve to justify or condemn the present, or as rhetorical devices and discursive formations that function to empower some people and silence other.

Not only do policies codify social norms and values, and articulate fundamental organizing principles of society, they also contain implicit (and sometimes explicit) models of society »

(Shore et Wright cité in Sorensen 2003: 5)

De ce fait, mes analyses concernant la catégorie juridique et normative se basent, dans un premier temps, sur ce que j’ai pu observer empiriquement quant aux pratiques et discours au niveau local, suivi par une étude plus approfondie du sujet basée sur l’analyse de documents juridiques et humanitaires traitant du sujet. J’ai décidé de construire mes réflexions de façon à tenir compte du contexte international, dans un premier temps, en dirigeant progressivement mon attention au cas spécifique de la Colombie, pour traiter finalement (last but not least) des pratiques locales, des récits et des représentations des personnes impliquées dans cette recherche.

Références

Documents relatifs

The approval of the Pinheiro Principles on Housing and Property Restitution for Refugees and Displaced Persons by the UN Sub-Commission on the Protection and Promotion of Human

PRIE le Directeur général de maintenir et d'intensifier l'assistance sanitaire aux réfugiés et personnes déplacées de Chypre, en supplément de toute assistance fournie dans le

Les systèmes nationaux intégrés de gestion d’identité qui attribuent une identité de base à chaque personne, y compris les réfugiés, les demandeurs d’asile, les apatrides et

Dans sa définition des personnes déplacées, la loi suit de très près le Protocole des Grands Lacs en ce sens qu'elle inclut le déplacement induit par des projets de

L'UPDF ( Ugandan People's Defence Force) est présente dans le sud-est pour traquer et combattre les éléments de la LRA (Lord's Resistance Army) qui sont restés actifs dans la

Cette information a été confirmée par les leaders communautaires, la Mairie de la Commune, le Service local du Développement social du Cercle de Gourma_Rharous. A noter que selon ces

16/10/2020: Examen d’un avant-projet de rapport, suivi d’un échange de vues avec Mme Cecilia Jimenez-Damary, Rapporteur Spécial des Nations Unies sur les droits de

Sous l’autorité et la supervision du chef d’unité réduction de pauvreté du PNUD en Haïti et sous la coordination du chef de projet, l’Expert en Protection de