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Que faire du « Memelland » après Versailles ? La France entre nationalisme lituanien, particularisme germanique et Realpolitik (1922–1924)

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Submitted on 12 Nov 2020

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entre nationalisme lituanien, particularisme germanique

et Realpolitik (1922–1924)

Julien Gueslin

To cite this version:

Julien Gueslin. Que faire du “ Memelland ” après Versailles ? La France entre nationalisme lituanien, particularisme germanique et Realpolitik (1922–1924). Revue d’Allemagne et des Pays de langue allemande, Société d’études allemandes, 2009. �hal-03001161�

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Que faire du « Memelland » après Versailles ?

La France entre nationalisme lituanien, particularisme germanique et

Realpolitik (1922–1924)

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Julien GUESLIN2

Suite au traité de Versailles (article 99), l’Allemagne a renoncé, au profit des principales puissances alliées et associées, à un territoire situé en Prusse orientale entre sa frontière de 1914 avec la Russie, la Baltique et le Niémen (en allemand Memel). Ce territoire de 2 400 kilomètres carrés s’articule autour de la ville du même nom, port situé près du débouché du fleuve et compte environ 140 000 habitants. Les négociateurs avaient suivi en cela les revendications du jeune État lituanien, qui se voulait le défenseur de la population lituanienne (rurale en grande partie) mais aussi de la Pologne. En voulant restaurer la Pologne-Lituanie de 1772, celle-ci nourrit logiquement les mêmes revendications en voulant garantir un débouché au territoire du bassin du Niémen et en défendant au mieux ses intérêts commerciaux (transit). La population lituanienne est placée sous la dépendance d'une élite germanique faite de propriétaires ruraux et d'une bourgeoisie commerçante urbaine. Mais, contrairement aux citoyens catholiques du nouvel État lituanien, la population lituanienne de Memel est en majorité protestante et a subi grandement l’influence de la culture germanique. La position de cette population est complexe entre rejet de la politique de germanisation et hésitations à rejoindre un État qui semble à cette époque avoir un destin très incertain et possède un niveau socioculturel beaucoup moins élevé que le Reich allemand.

Compte tenu de l’incertitude régnant sur son sort, le territoire lituanien fut placé sous administration alliée, en attendant que les puissances statuent définitivement. Après les défections anglaise et américaine, il fut occupé début 1920 par des détachements français et géré sous l’égide de fonctionnaires français détachés. Or, partis pour assurer la dégermanisation d'un territoire et détruire la suprématie des élites locales, militaires et administrateurs français vont

1 Communication prononcée à la journée d’études du SHD du 1er juin 2007 « Sortie de guerre : les territoires à plébiscites, 1919-1922 ». Cet article s’inspire particulièrement de ma thèse de doctorat vers laquelle on renverra le

lecteur intéressé : La France et les « petits États » baltes : réalités baltes, perceptions françaises et ordre européen

(1920-1932), sous la direction de M. le professeur Robert Frank, Université Paris I, 2004.

2 Agrégé et docteur en histoire. Prix Duroselle 2005 pour sa thèse. Chercheur associé à l’UMR IRICE. Contact :

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vite se retrouver dans une position délicate. Comment transmettre les rouages du pouvoir local à une population lituanienne jugée « orientale » et « arriérée » et surtout manquant de cadres compétents ? Est-il possible alors de s’appuyer sur des élites germaniques locales qui profitent, vu la crise allemande, de leur situation spéciale ? Celles-ci s’émancipent en effet pour la première fois de la tutelle pesante de Königsberg et sont peu désireuses, contrairement aux vœux d’alors de Berlin, de se rapprocher de l’État lituanien.

Au sein même de l’administration, les réponses apportées à ces questions peuvent différer en fonction des objectifs adoptés (équilibre régional, développement de l’influence française, souci de limiter les dépenses…). Comment alors ne pas éviter le brouillage de l’image française auprès des dirigeants du jeune État lituanien ? Les troupes françaises allaient-elles devenir pour les Lituaniens des forces favorisant les buts nationaux ou se muer indirectement en outils des « pangermanistes » ? Les dirigeants lituaniens, par une propagande habile, vont pouvoir utiliser ces hésitations françaises.

En somme, quelque peu ignorée à ses débuts, la question de Memel devient de plus en plus épineuse. Doit-on prolonger une occupation coûteuse, renouveler la solution choisie pour Dantzig qui était jugée désastreuse ? Doit-on se fier aux Memelois, aux Lituaniens voire aux Polonais, soucieux d’un régime défendant aux mieux leurs intérêts commerciaux (transit par le Niémen) ?

Cette étude analyse la (ou les) politique française et ses contradictions entre le moment de l’arrivée des troupes françaises en 1920 et leur départ en 1923, suite à l’insurrection lituanienne et à la décision alliée d’accepter l’état de fait et de rattacher sous conditions le territoire à l’État lituanien. Dans un premier temps, nous verrons combien la France n’a ni les moyens ni la volonté de se donner les moyens de sécuriser le territoire et de pouvoir ainsi se donner le temps de la réflexion, puis comment la gestion se révèle épineuse, les autorités françaises se trouvant prises entre revendications nationales et réalités sociales. Enfin, nous montrerons que les perceptions de chacun des parties sur le présent comme le futur brouillent la réflexion sur l’avenir du territoire et plongent Paris dans une perplexité, qui, déclenchant l’inquiétude lituanienne, va inciter l’État lituanien à provoquer en janvier 1923 un coup de force dénouant la situation en leur faveur.

1. Une occupation au rabais ? Une faiblesse militaire française peu propice à la stabilisation du territoire

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pouvoir résister à une menace militaire sérieuse pouvant influer sur la manière dont est perçue la présence française ?

Jusqu’en 1923, c’est surtout le détachement militaire de chasseurs basé à Memel qui constitue la présence française la plus voyante dans la région. Suite à un accord franco-anglais, c’est la France qui avait été chargée, en attendant que le Conseil Suprême se prononce, de l’occupation du territoire délimité par le traité de Versailles.

Les frais sont imputés en partie au budget du territoire, mais, vu les ressources limitées de celui-ci, ce sont surtout des avances françaises qui en assurent le financement (en attendant le règlement final soit par l’État bénéficiaire soit par une répartition entre les Puissances de l’Entente). Or, très vite, même ces avances vont se révéler insupportables pour le budget du territoire, du fait de la dépréciation continuelle du mark. De ce fait, le contingent déjà faible (environ 750 hommes) est, avec l’accord de la conférence des Ambassadeurs, réduit dès l’automne 1921 à 625 hommes puis à 250 hommes au printemps 19223. Le nombre de

fonctionnaires et les indemnités qui leur sont alloués sont aussi revus drastiquement à la baisse. En dehors de la ville de Memel, les personnels basés à Heydekrug ou Pogegen font les frais de ces coupes drastiques.

Il devient clair que les troupes françaises seront incapables d’exercer une résistance sérieuse comme va le montrer le soulèvement de janvier 1923. Dès le 12 janvier 1923, le Quai d’Orsay demande au représentant français Gabriel Petisné de ne pas compromettre la sécurité du faible contingent et de ne pas risquer la vie des soldats français qui, pour l’Europe nouvelle, font office de « parents pauvres »4. Malgré les consignes strictes données par le gouvernement

lituanien aux insurgés, le baroud d’honneur mené aux entrées de Memel puis devant la préfecture par les soldats français aboutit à la mort de deux d’entre eux. La mort de ces deux soldats au cours des combats de 1923 consterne, selon les Britanniques, le directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales Jules Laroche, qui veut désormais régler le plus vite possible l’affaire et faire réembarquer les troupes françaises à n’importe quel prix. Le traumatisme subi lors du conflit français, l’ampleur des pertes françaises et le pacifisme profond qui caractérise la société française d’alors expliquent en général cette opposition presque viscérale à s’engager dans une forme de diplomatie de la canonnière tout comme d’accorder trop de valeur à un conflit considéré (trop ?) rapidement comme périphérique.

3 Voir pour tous les aspects militaires, JUSSERAND, Bernard, « La France à Memel 1920-1923 : les acteurs et leur

environnement », Les Français à Klaipeda 1920-1923, Memel, Publications du Musée pour l’histoire de Lituanie Mineure, 2007.

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Une polémique éclate d’ailleurs à propos de l’engagement des troupes françaises en 1923. Le préfet Petisné est accusé de s’être finalement montré trop énergique5 et il semble que son

absence d’affectation à son retour en France soit liée au discrédit qu’il a connu à son retour de Memel.

De son côté, la Marine française est loin de pouvoir apporter un soutien sérieux aux faibles forces militaires françaises. D’une part, comme le montrent bien Philippe Masson et Jean Meyer, en 1920, elle est exsangue. Jusqu’en 1922, elle traverse une période de recueillement qui ne se caractérise que par la construction de très petits bâtiments. Du fait de ces priorités stratégiques, elle doit concentrer ses maigres forces à préserver ses communications avec son Empire colonial et à défendre ses côtes6. D’autre part, dans le schéma d’une guerre navale contre

l’Allemagne, la flotte resterait concentrée en mer du Nord. La mer Baltique est jugée peu accessible et ses côtes sont bloquées une partie de l’année par les glaces. La France se montre réticente à promettre fermement toute forme d’aide par la mer à son allié polonais en cas de conflit, alors que celui-ci concernerait directement les intérêts vitaux français. Que dire alors du soutien qui pourrait être apporté à Memel ?

Certes, la Marine française fait acte de présence en apparaissant à plusieurs reprises à Memel et dans les ports baltes en 1921 et en 1922. En juillet 1922, la croisière du Jules Michelet coïncidant avec la venue d’une délégation de parlementaires français fait son effet. Mais, comme le constatent les diplomates sur place, la modestie, l’ancienneté, le nombre réduit des unités présentes limitent parfois les effets escomptés en terme de propagande (ce qui n’empêche pas les propagandes allemandes ou russes de craindre l’instauration de bases navales françaises…). La suppression en 1922 de la division navale française de la Baltique (créée en 1919 au moment des indépendances baltes) et l’espacement des croisières françaises accroissent cette impression d’un désengagement français parmi les opinions publiques baltes.

Là encore, en 1923, lorsque les « volontaires » lituaniens franchissent la frontière, la Marine est bien incapable de répondre efficacement aux sollicitations du Quai d’Orsay. Tous les croiseurs se trouvant en Méditerranée, seuls pourront être envoyé des avisos et un vieux cuirassé (le Voltaire) qui, compte tenu de son tirant d’eau, est peu approprié et ne peut trop s’approcher du port. Dans le meilleur des cas, les unités navales françaises ne peuvent rapidement amener que quelques centaines d’hommes sur le théâtre des opérations.

5 DBFP, I, XXIII, 556, 564.

6 MEYER, Jean, ACERRA, Martine, Histoire de la Marine française, Rennes, Ed. Ouest-France,1994, p. 329 sq.,

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La France aurait-elle pu compter sur une action alliée à laquelle elle aurait participé et qui aurait masqué sa faiblesse ? Dès avant la crise de 1923, le gouvernement français s’est toujours absolument gardé de se présenter comme le seul responsable de l’administration du territoire. Il refuse systématiquement de se saisir directement des plaintes contre le haut-commissaire français Petisné et de prévoir en cas de troubles l’envoi de la seule division française. Mais, lors de la crise de 1923, le Quai d’Orsay doit vite constater que, malgré une perte éventuelle de prestige, aucune puissance ne se ralliera également à l’idée d’un corps expéditionnaire allié voire à des sommations, qui, non suivies d’effets, seraient encore pires pour le prestige des puissances. Au-delà de raisons politiques (risque de guerre européenne, crise de la Ruhr, soutien soviétique à la Lituanie), c’est l’idée de devoir envoyer des milliers d’hommes à l’extrémité de l’Europe qui pose problème. Ceux-ci auraient dû, vu l’hostilité lituanienne, être vite renforcés. Compte tenu du peu de troupes disponibles, le « sacrifice » apparaît donc hors de proportion avec le but poursuivi. L’idée d’une intervention armée énergique est donc très vite abandonnée. Les navires qui (retardés de plus par l’état de mer) arrivent tardivement se trouvent face à des insurgés ayant conquis l’ensemble du territoire et servent surtout à rembarquer les troupes françaises.

D’autre part, les puissances ne veulent ni autoriser ni financer une intervention puis une occupation éventuelle des troupes polonaises alors que le territoire ne peut déjà pas supporter l’occupation française7.

La présence française apparaît donc très vite comme symbolique et favorise très peu un apaisement des esprits, susceptible de permettre aux autorités d’occupation comme aux puissances de prendre le temps de la réflexion et d’essayer d’opérer une synthèse entre les revendications de toutes les parties.

2. Une gestion impossible du territoire

Dès 1920, le général Dominique Joseph Odry, qui dirige les troupes alliées (les chasseurs français) et le préfet Petisné, qui devient haut-commissaire, se rendent vite compte des difficultés qui se posent. Il faut certes dégermaniser progressivement le territoire en obtenant le départ des fonctionnaires allemands les plus importants et favorables aux thèses des nationalistes allemands. On lutte également contre la venue d’agitateurs allemands (nouveau régime de passeports pour les personnes venant d’Allemagne) et contre les publications trop ouvertement nationalistes du territoire. L’administration française favorise dans une certaine mesure le

7 AMAEF, Memel, 3 (27 mars 1922), 4 (3 et 4 octobre 1922),6 (8, 18, 27 et 30 janvier 1923), 7 (1er février 1923) et

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lituanisme, comme le demande le gouvernement de Kowno, en introduisant des Lituaniens dans l’administration et en développant l’enseignement de la langue et de la culture lituanienne (en particulier l’instruction religieuse délivrée obligatoirement en lituanien). Les textes officiels sont également publiés dans les deux langues.

Mais, comment faire, vu la situation du territoire ? Si on établit une ligne douanière avec l’Allemagne, le territoire est condamné à la ruine, car tout lui vient de ce pays, en particulier le charbon et les produits manufacturés, et la Lituanie, dévastée, ne peut guère, à ce moment, que lui offrir du bois ou du lin.

D’autre part, la situation sanitaire et politique de la Lituanie ne joue pas en faveur d’une abolition des contrôles entre Memel et le territoire lituanien. Le gouvernement lituanien qui s’impatiente cherche à exercer une pression économique en détournant partiellement ses exportations vers les ports lettons.

Il est impossible de remplacer les fonctionnaires allemands par des Lituaniens sauf pour les petits emplois, vu la faiblesse numérique des élites lituaniennes, l’inexpérience de celle-ci en matière administrative et la difficulté de faire venir des fonctionnaires de « Grande Lituanie » (pour les Lituaniens le territoire appartient à la Lituanie dite « mineure »). Dans le domaine scolaire, les instituteurs et les livres lituaniens manquent (le système scolaire de l’État lituanien se met juste en place à cette époque sans compter le fait que la langue lituanienne n’est pas encore complètement fixée).

Petisné tente au contraire de retenir les fonctionnaires allemands en obtenant que ceux-ci conservent leur statut et soient considérés en congé (le gouvernement allemand favorise cette manœuvre qui lui permet de conserver son influence). Il obtient même l’autorisation de pallier les départs par des recrutements en Allemagne. Comment couper les liens entre les tribunaux et les chemins de fer du territoire avec l’Empire allemand et à quelle instance les rattacher ? On parvint pour les tribunaux à trouver une solution en les rattachant provisoirement aux tribunaux supérieurs institués à Dantzig. Enfin, la diffusion de l’enseignement en lituanien se heurte là encore aux manques d’instituteurs lituaniens qualifiés, aux réticences de leurs collègues allemands, au manque de manuels tout comme aux hésitations de la population lituanienne locale. Celle-ci aimerait voir l’enseignement de l’allemand continuer, car la possession de celui-ci est toujours considérée comme un moyen d’ascension socelui-ciale et permet d’aller travailler en Allemagne si nécessaire8.

Certes l’administration française en détruisant les liens de subordination existant avec

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l’Empire et en remplaçant les fonctionnaires les plus importants favorise une autonomie partielle, mais on est très loin de la lituanisation espérée par le gouvernement de Kowno et les nationalistes lituaniens du territoire. Ces derniers restent cependant très minoritaires face à la minorité allemande et au reste de la population lituanienne attentiste.

Mais à Paris, en particulier à partir de 1922, la propagande lituanienne commence une campagne active en faveur de ses aspirations à Memel. Ernestas Galvanauskas, le nouveau président du conseil lituanien, tente un rapprochement avec la France, en partie à cause des difficultés qui émaillent les relations avec Allemagne (dommages de guerre et surtout création d’une monnaie lituanienne se détachant du mark) mais aussi de l’impossibilité d’arriver à une solution positive dans la question de Vilna9. Après avoir rencontré Galvanauskas, et préoccupé

par l’accord germano-russe de Rapallo, Poincaré décide donc en avril 1922 d’entamer des démarches auprès des puissances afin de reconnaître de jure la Lituanie et d’accélérer la réflexion sur l’avenir de Memel10.

Dès lors les publicistes français au service de la Lituanie (le commandant d’Etchegoyen et Jean Pélissier) ont de moins en moins de mal pour placer leurs articles dans la presse française. La Légation de Lituanie peut noter dans un rapport que le public français a fini par comprendre certains aspects de la politique lituanienne. Dans le contexte du traité de Rapallo, les rédacteurs accueillent avec une facilité de plus en plus grande les articles lituaniens. Même les milieux français les plus proches des députés polonais, comme le député Henri Lorin, doivent abandonner leur thèse d’une nation lituanienne germanophile (l’idée que l’indépendance lituanienne était le fruit artificiel d’une politique allemande visant à affaiblir la puissance polonaise). Ils doivent reconnaître qu’il existe des Lituaniens francophiles, mais, selon eux, soit ils sont peu nombreux soit ils servent de leurre11.

En 1923, lorsque, pour justifier le prétendu soulèvement de la population locale, le gouvernement lituanien invoque les agissements pangermanistes, une partie de la presse française hésite un court moment à prendre parti et se demande, comme Jacques Bainville, si les Lituaniens sont nos amis ou nos ennemis12 ?

Or la propagande lituanienne met justement l’accent sur la politique de Petisné, en allant dire que la germanisation serait presque aussi intense sous son administration que sous le « Kaiser ». Elle invoque les liens privilégiés entre Petisné et les élites memeloises et jette le

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AMAEF, Lituanie, 8 (23 octobre,21 novembre,23 décembre 1922) et 72 (22 mars 1922)

10 AMAEF, Lituanie, 7, 24 avril 1922

11 AMAEF, Memel,4, 17 octobre 1922, LCVA, F383/7, 377 (13 mai 1923), LASKINE Ernest, « L’affaire de

Memel », République française, 14 janvier 1923..

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doute dans l’esprit des dirigeants français. Des dissensions apparaissent à ce sujet à l’intérieur même de l’administration. Rappelé au printemps 1921 en France (le préfet Petisné devient haut-commissaire allié), le général Odry critique la politique trop conciliante de Petisné13. De même

le sous-préfet Jean Fagedet critique ouvertement son supérieur qui aurait bridé la politique de dégermanisation opérée et qui prendrait trop son inspiration de la fréquentation des élites memeloises... Même si Petisné se défend contre des « accusations jugées mensongères », invoque son impartialité, notamment dans la question des permis de séjour et de l’instruction religieuse, cette agitation favorise la décision des dirigeants français de statuer définitivement sur la question de Memel14.

3. Une solution impossible à trouver

On possède peu de documents précis sur les débats au cours de la conférence de la Paix à propos des débouchés du Niémen. La pression des propagandes lituaniennes et polonaises a incité les commissions chargées de tracer les frontières de l’Allemagne à exclure du Reich ce territoire allemand. Aux questions de la délégation allemande, Clemenceau répond le 16 juin que ce territoire doit revenir à ce pays, parce qu’il a toujours été lituanien et constitue le seul débouché de la Lituanie sur la mer15. Il ne précise cependant pas ce qu’il entend par Lituanie, dont les

frontières sont alors plus que mouvantes. S‘agit-il de la République lituanienne ou, comme l’affirment les Polonais, de la Lituanie historique (le grand-duché lituanien) dont une grande partie est contrôlée alors par la Pologne ?

Malgré certaines protestations allemandes, il n’est en tout cas pas question d’organiser un plébiscite, compte tenu de la situation ethnique du territoire comme de l’emprise supposée des élites allemandes sur les populations rurales lituaniennes. Mais il est clair que le droit des peuples (que le plébiscite consacrerait) est ici largement contrebalancé par des considérations géopolitiques visant à priver l’Allemagne de tout contrôle sur le débouché du Niémen.

En novembre 1922, une commission d’études de la conférence des Ambassadeurs est réunie, suite à la décision des puissances d’entreprendre le règlement final d’un problème qui devient de plus en plus épineux.

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Certains témoignages évoquent même le fait que le Quai d’Orsay qui aurait en 1921 décidé en fait d’éloigner Odry afin de trancher son différend avec Petisné.

14 AMAEF, Memel, 3 (9 juin) et 4 (1er juillet et 15 août 1922) et 13 (14 mai 1924)

15 EIDINTAS (Alfonsas), ZALYS (Vytautas), SENN (Alfred Erich), Lithuania in European Politics. The Years of the First Republic, New York, St. Martin’s press, p87

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La délégation lituanienne s’appuie sur la géographie politique et sur l’idée que Memel est le débouché naturel de la Lituanie sur la mer pour obtenir le contrôle du territoire. Port allemand secondaire, entravé par la guerre douanière germano-russe, il devrait sous une domination lituanienne connaître un développement rapide. Des journaux français aussi divers que l’Ère

nouvelle ou la Victoire jugent qu’une décision prise éventuellement sur cette base serait

logique16.

Cependant, comme on l’a vu, la germanophilie supposée de la Lituanie freine grandement cette décision. On craint que le territoire ne joue pas en ce cas le rôle de trait d’union entre le Reich et la Lituanie. Certes, l’image de la Lituanie s’améliore partiellement en 1922, mais, comme finalement la Wilhelmstrasse, le Quai d’Orsay (et en particulier le diplomate Jules Laroche qui pilote le dossier memelois) est tout aussi incertain sur la politique future de l’État lituanien. Dépendant économiquement et financièrement de l’Allemagne, ce jeune État pourra-t-il continuer longtemps à rester indépendant ?

D’autre part, le Quai d’Orsay, grâce aux confidences des dirigeants memelois à Petisné, a vent des discussions orageuses qui se déroulent à Berlin entre ceux-ci et les responsables allemands dès la fin de l’année 1921. Faute de pouvoir obtenir un plébiscite et voulant empêcher toute domination polonaise, Berlin voit dans un rattachement à la Lituanie avec une large autonomie, la moins mauvaises des solutions. On espère également que l’instabilité ou la faiblesse du nouvel État permettra dans un futur plus ou moins proche, de récupérer ou de contrôler étroitement le territoire. Or, face à l’hostilité des Memelois, aux protestations d’une grande partie de l’opinion allemande et suite au rapprochement opéré entre Petisné et les dirigeants memelois, la situation de la Wilhelmstrasse se révèle très vite très délicate. Walther Rathenau, le ministre allemand des Affaires étrangères, se décide alors à prôner un État libre sous la protection d’une puissance neutre et, si cela n’est pas possible, de demander au moins des garanties très strictes défendant l’autonomie du territoire contre toute manœuvre future polonaise. En dernier recours, et à condition que cela ne prélude pas à l’arrivée des Polonais, la

Wilhelmstrasse préférerait encore une ville libre sous protection française qui aurait au moins le

mérite – du moins le croit-on – d’être plus facilement récupérable dans le futur. On renie officiellement toute idée de liens avec la Lituanie, mais, sous peine de sanctions et de rupture du soutien financier aux Memelois, on cherche à les dissuader de prôner ouvertement et d’emblée un État libre sous protection française. Compte tenu de la faiblesse allemande, le gouvernement allemand refuse cependant de s’engager dans toute action précise et se borne à ces conseils plus

16 AMAEF, Memel, 4(21 novembre 1922), LEBAS M-P, « Le petit.. », Ère nouvelle, 29 janvier 1923, BIENAIME,

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ou moins précis aux Memelois17. Si, au niveau officiel, la position reste attentiste, il semble que

des contacts clandestins aient été noués entre le gouvernement lituanien et certains milieux militaires allemands afin d’obtenir des assurances sur le soutien allemand à la position lituanienne.

De son côté, le gouvernement français est influencé également par les rapports de Petisné. Ce dernier précise qu’en cas de rattachement de Memel à la Lituanie, un soulèvement immédiat des Memelois et sans doute une action des corps francs basés en Prusse orientale auraient lieu. Le colonel Blanchard, résidant à Königsberg pour la commission militaire interalliée de contrôle, redoute en 1923 que Memel devienne une nouvelle Haute-Silésie incontrôlable et dangereuse18.

De ce fait, Petisné se montre très vite favorable à une solution faisant de Memel une ville libre, une unité autonome. Il reçoit sans défaveur les nombreuses pétitions d’organisations memeloises, arguant de l’incompatibilité existant entre Memel et la Lituanie (peur de la population de la domination lituanienne, de la désorganisation de la vie administrative, crainte de la concussion), des lourdes impositions lituaniennes et de l’incapacité lituanienne à financer le développement du territoire. La présence française apparaît finalement à beaucoup de Memelois plus qu’un pis-aller, assurant un certain pouvoir aux autorités locales, la préservant du désordre politique ou économique régnant dans les pays voisins et lui permettant finalement de connaître une certaine prospérité19.

Or les Polonais, de leur côté, entrent également dans la partie, puisqu’ils voient dans l’ouverture du Niémen et de Memel une possibilité de trouver un nouveau débouché sur la mer. Ce sont d’ailleurs en grande partie les bois des régions désormais polonaises que les négociants de Memel traitent alors. Enfin, les Polonais peuvent voir dans le commerce du Niémen un levier pour renouer des contacts et tenter d’arriver à un modus vivendi avec des Lituaniens qui refusent obstinément de renouer des relations avec leur voisin méridional tant que le territoire de Vilna, leur capitale, ne leur sera pas restitué.

Pour le gouvernement lituanien et les journaux français qui répètent ses idées (le Radical par exemple), ce flirt des Allemands de Memel avec Petisné et les Polonais est au contraire illusoire. Ils sont convaincus que le territoire incapable de subsister retombera tôt ou tard dans l’orbite allemande.

Le Quai d’Orsay n’est pas loin de partager cette opinion, en voulant éviter à tout prix de renouveler « l’erreur de Dantzig » et l’érection d’une entité qui reste finalement sous dépendance

17 ADAP, A, V (192, 212, 273, 294) et VI (203, 220, 233).

18 AMAEF, Memel, 2 (24 et 30 juin 1921), 4 (6 novembre 1922), 5 (13 janvier 1923). 19

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allemande. L’idée d’un contrôle de la SDN est même envisagée par Laroche, qui redoute qu’une Allemagne, futur membre de la SDN, empêche le rattachement du territoire à une Lituanie alliée à la Pologne, et réussisse même à obtenir le retour du territoire20.

La position initiale de la Pologne était similaire. En janvier 1922, le ministre des Affaires étrangères Konstanty Skirmunt déclare ainsi au ministre britannique son opposition à l’idée de faire de Memel une ville libre pour les mêmes raisons que les Français : éviter le retour de la mainmise allemande. Il prône donc la cession du territoire à la Lituanie, à condition que celle-ci respecte les articles du traité de Versailles concernant l’internationalisation du Niémen et fournisse des garanties sur le libre accès du commerce polonais au port21. Or, au printemps 1922,

les Britanniques ont justement exigé que la reconnaissance de jure de la Lituanie, proposée par la France, passe par l’acceptation préalable par la Lituanie des clauses du traité de Versailles concernant la navigation sur le Niémen22. Le but est de faciliter le commerce du bois depuis les

régions orientales polonaises où les firmes britanniques spécialisées possèdent des intérêts importants. Or, pour les Lituaniens, cela signifierait reconnaître implicitement les droits de la Pologne sur ces régions occupées militairement en 1920 par les troupes polonaises (puisque la Pologne devrait être membre du Conseil international et serait donc considérée comme un État riverain). Face au refus lituanien, la reconnaissance de la Lituanie est retardée jusqu’en décembre 1922 : alors que l’initiative française devait faciliter le règlement des problèmes régionaux et apaiser les tensions, les conditions posées n’ont finalement abouti qu’à exacerber à nouveau les craintes de la Lituanie de passer sous dépendance polonaise.

Dès lors la Pologne entreprend de revoir sa politique. De plus, l’incorporation progressive de la région de Vilna à la Pologne et les bons contacts noués avec les Memelois (négociation d’un accord commercial en 1922, achats de terrains et d’immeubles dans le territoire) facilitent cette évolution. En juillet 1922, le gouvernement polonais décide donc de soutenir la solution d’une ville libre sous la protection des puissances alliées ou de la SDN. C’est exactement la solution que défend alors la délégation memeloise (et que semble soutenir une large majorité de la population du territoire). Dès lors, la diplomatie polonaise exerce de fortes pressions et tente de défendre cette idée auprès de l’opinion publique. De retour de Memel, le député de la Gironde, Henri Lorin, écrit ainsi une note détaillée sur la question et Louis Marin interpelle le Quai d’Orsay au nom du groupe des Amis de la Pologne23.

20 Ibid, 2, 27 juin 1921 et 4, 1er décembre 1922.

21 DBFP, I, XXIII, 289.

22 SHAT, 4 N 81, 30 juin 1922 (il s’agit des clauses 331 à 336). DBFP, I, XXIII, 422, 454.

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Le haut-commissaire Petisné se range en faveur d’une telle solution et ne cache pas ses opinions vis-à-vis de ses interlocuteurs lituaniens. De ce fait, beaucoup de Lituaniens croient que la position officielle de Paris est de défendre l’idée d’une ville libre. Or la diplomatie française se refuse à une telle solution. Pour certains, les arguments en faveur d’une telle solution seraient analogues à ceux utilisés par les pangermanistes pour obtenir le contrôle du port belge d’Anvers. En septembre 1922, Jules Laroche déclare à la délégation polonaise qu’il sera difficile d’éviter une souveraineté lituanienne sur le territoire. Ainsi, selon lui, il ne serait plus possible à l’Allemagne , si celle-ci rentre à la SDN, de soulever devant la SDN la question de Memel et de son retour à l’Allemagne.

On peut se demander aussi si la perspective d’un rapprochement franco-russe agité à dates épisodiques depuis 1922 et la conférence de Gênes ne jouent pas un rôle dans cette résistance aux prétentions polonaises. Il faut garer à l’esprit qu’à l’époque tout le monde imagine que le régime bolchevique finira par imploser et que les jeunes États baltes n’ont ni les moyens ni la vocation à rester indépendants en cas de renaissance d’une Russie nouvelle et plus ou moins fédérale. Dans cette optique et dans celle d’une hypothétique résurgence de la puissance russe, l’intégration de Memel dans le nouvel ensemble (via la Lituanie) ne pourrait être que souhaitable. La position du Foreign Office est d’ailleurs à ce sujet rigoureusement inverse, puisqu’il propose une clause qui permettrait en cas de retour futur de la Lituanie dans le giron russe une restitution de Memel à l’Allemagne.

Le gouvernement polonais juge sévèrement la position française et tente de se rapprocher des Britanniques. Pour le Foreign Office, la cession de Memel à la Lituanie ne pourrait être possible que dans la perspective d’une Lituanie ayant normalisé des relations avec la Pologne (et donc ayant accepté la présence polonaise à Vilna). Le délégué britannique se montre donc assez favorable lors de la commission à une solution provisoire avec pour une durée limitée une sorte d’État libre supervisé par la SDN.

À la fin de 1922 la France se retrouve donc dans une situation difficile entre les suspicions lituaniennes de voir encore la Pologne prendre la main et le mécontentement polonais face aux réticences françaises à soutenir l’idée d’une ville libre. Ces tensions ne font qu’enliser un peu plus les débats entre des délégués perplexes et peu décidés à se prononcer définitivement sur une question finalement plus complexe que prévu. Alors que les auditions des délégations sont terminées en novembre 1922, le rapport de la commission n’est toujours pas rendu au début de 1923.

Avec le début de la conférence de Lausanne et la présence de Laroche à celle-ci, les débats sont encore retardés. Certes, avec la crise franco-allemande de plus en plus aiguë, il est clair que

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la question passe à l’arrière-plan pour les grandes puissances mais pour le « petit État » lituanien, la question devient cruciale tant l’impression d’avoir été la victime de l’hypocrisie et des manœuvres des puissances est prégnante pour l’opinion publique.

4. Épilogue : « Le stylet lituanien » jeté dans la balance des forces

Au début de 1923, on semble finalement s’orienter vers une sorte de statu quo, une prolongation plus ou moins officialisée du régime existant pour dix ou quinze ans en attendant finalement que tout se décante. Le fait que la position française favorise une certaine pénétration économique française (monopole de l’ambre, exploitation des lignes transportant les émigrés vers les Amériques) renforce cette tendance.

Mais avec le temps la presse française, lituanienne et étrangère relaie de plus en plus les rumeurs sur la position de la Commission. Celles-ci sont souvent exploitées et déformées par les propagandes allemandes et soviétiques. L’affaire de Memel contribue ainsi grandement à généraliser dans la presse française l’idée que rien « n’est plus obscur ou incertain » (Le Figaro) que la situation en Baltique orientale ou qu’il est décidément bien « malaisé » de percer le jeu des « pêcheurs en eaux troubles » (Journal) qui agissent24.

Or le jeune État lituanien, face à une occupation censée être temporaire et qui s’éternise, s’inquiète de plus en plus du retard pris à traiter la question et est toujours plus convaincu que l’idée d’une ville libre va s’imposer. Il se juge de victime d’une conjuration franco-polonaise, qui le conduirait à perdre son port principal comme auparavant sa capitale historique Vilna et à être finalement encerclé (la ville libre ne peut être selon lui que synonyme d’hégémonie polonaise). La diplomatie lituanienne a échoué dans sa volonté d’obtenir l’appui français comme celui des Anglais, ou bien de susciter une lutte d’influence entre les deux pays : les intérêts lituaniens ne cessent d’être contrebalancés par des intérêts jugés « supérieurs ». D’autre part, le gouvernement lituanien n’arrive pas à comprendre ni à exploiter les profondes tensions qui secouent les alliés français et polonais : il a souvent tendance à croire que toute action polonaise correspond aux désirs ou à la politique française. Le gouvernement Galvanauskas, très attaqué par les nationalistes, ne peut donc tout simplement plus se permettre un nouvel échec sur une question qui prend peu à peu autant d’importance que celle de Vilna : le gouvernement lituanien ne veut ni ne peut composer sur un territoire jugé stratégique, mais qui cristallise surtout les ambitions déçues du patriotisme lituanien.

24 BIDOU H., « L’affaire de Memel », Figaro, 17 janvier 1923, SAINT-BRICE « Dernière Heure. L’incident de

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Or, en 1922, vu l’impossibilité de réunir les deux parties, les puissances semblent sur le point de sanctionner le coup de force polonais du général Lucjan Zeligowski d’octobre 1920 et de reconnaître l’appartenance de Vilna à la Pologne, en érigeant en frontière la ligne de démarcation séparant les deux armées depuis 1920.

De ce fait, l’action polonaise devient paradoxalement pour les Lituaniens un exemple d’action à suivre tant la SDN seule semble incapable de s’imposer comme force de paix et de répliquer à des actions militaires décidées.

Le 10 janvier 1923, au moment de l’affaire de la Ruhr, lorsque des insurgés, contrôlés en sous-main par le gouvernement lituanien, envahissent le territoire et que le gouvernement allemand et les populations memeloises ne réagissent pas, une partie de la presse (en majorité à droite) invoque immédiatement une diversion et une machination germano-lituanienne25.

Mais la presse allemande, surtout de Prusse orientale, invoque, au grand dam de leurs homologues français, une collusion ou au moins une certaine complicité franco-lituanienne qui expliquerait la faible résistance française et la rapide reddition des maigres unités françaises !

Or il n’est pas inutile de dire que, du moins en apparence, le gouvernement français comme le gouvernement allemand sont tout autant surpris l’un que l’autre par le cours des événements. Des recherches plus précises seraient encore à effectuer, mais il semblerait que certains cercles militaires allemands aient fourni des armes et que les Lituaniens aient été convaincus, suite à des sondages effectués, que les Allemands resteraient passifs et ne s’opposeraient pas à une action lituanienne. Les diplomates allemands sont cependant loin d’avoir mesuré l’ampleur de l’insurrection et ses véritables buts, et craignent très vite les excès du nationalisme lituanien contre la minorité allemande26.

Au total on voit que la question est un premier exemple de la difficulté pour la France comme pour l’Allemagne de définir une politique baltique claire : chacun sait ce qu’il veut éviter, mais aucun n’ayant de potentiel suffisant ni de stratégie claire, vu la politique de balance lituanienne, les deux puissances sont quelque peu bloquées. C’est le petit stylet lituanien jeté dans la balance qui va débloquer la situation en janvier 1923.

Les puissances sont donc conduites, après la conquête du territoire, à accepter le fait accompli. Après la capitulation des troupes française le 15 janvier et leur repli dans leurs

25 DEGOUY (Amiral), « Sur les rives de la Baltique, c’est l’Allemagne qui a machiné le coup de Memel », Éclair,

18 janvier 1923, « Bulletin du Jour », Temps, 17 janvier 1923, « L’attaque de Memel par les Lithuaniens. Le mouvement semble venir de la Prusse Orientale », Dépêche, 14 janvier 1923.

26 SENN, Alfred Erich, The Great Powers, Lithuania and the Vilna question, Leiden, E.J. Brill, 1966, p.109 et

EIDINTAS (Alfonsas), ZALYS (Vytautas), SENN (Alfred Erich), Lithuania in European Politics. The Years of the

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casernes, l’arrivée de navires alliés puis d’une commission internationale ne firent que renforcer le blocage. Les insurgés refusent de céder aux ultimatums des puissances, invoquant un recours à la SDN et la rupture des relations diplomatiques. Conscients que le temps ne faisait qu’augmenter leur perte de prestige, les puissances décidèrent finalement le 16 février de reconnaître la souveraineté lituanienne sur le territoire, à condition que le gouvernement lituanien fasse respecter les apparences et évacuer les insurgés avant la transmission officielle des pouvoirs. La perte de légitimité française due à la politique menée depuis 1920 aboutit à l’impossibilité pour le gouvernement français de raisonner un gouvernement lituanien, enfermé désormais dans une logique protestataire, et peu enclin à subir de pieuses admonestations sur « l’exemple unique dans l’histoire de l’attitude d’un petit peuple contre toutes les lois

internationales »27.

Mais face au succès lituanien, la nervosité polonaise est grande : son inertie est contestée par son opinion publique et la Pologne en veut à la France, qui lui a demandé de ne pas agir activement mais qui a finalement cédé. Dès lors, il est décidé en guise de compensation de faire reconnaître par les puissances les frontières polonaises orientales et donc l’annexion de Vilna.

La Lituanie, de son côté, paie donc chèrement sa victoire et se retrouve quelque peu marginalisée sur la scène européenne en refusant absolument de reconnaître cette décision et donc de permettre une stabilisation de la région. Quant à Memel, la Lituanie doit s’engager dans de nouvelles négociations sur le statut du territoire qui doit définir le degré d’autonomie de celui-ci et le degré d’implication des puissances dans le respect des droits accordés aux Memelois. La Lituanie parviendra certes par des négociations directes avec Berlin à empêcher toutes revendications des délégués memelois. Elle repousse les revendications polonaises d’un certain nombre de droits (liberté de transit, zone franche, représentation à la commission du port) en bloquant les négociations avec les puissances et en accélérant l’intégration du territoire. Lassées, les puissances transmettent le dossier à la SDN chargée de trancher le différend. Grâce au soutien britannique, la SDN décide de reprendre ex nihilo le problème et charge une commission dirigée par un Américain Norman Davis de rédiger un nouveau statut qui confie l’administration du port au gouvernement lituanien, et ne laisse comme moyen de recours aux Polonais que la présence au sein de la direction du port d’un représentant de la SDN n’ayant même pas de droit de veto. Mais, face au gouverneur, représentant l’État lituanien, se trouvent un Directoire et une Diète élue par la population et bien décidés à faire respecter les libertés memeloises en envoyant des pétitions à la SDN et aux puissances chargées de faire respecter le statut.

27 AMAEF Memel, 6 (31 janvier), 7 (1er-3 février), 8 (9 mars 1923), Lituanie, 8 (8, 11, 12, 13 janvier 1923), 9 (15, 17, 29 janvier et 1er février 1923).

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Malgré l’opposition polonaise, la France, isolée face aux autres puissances et placée dans une conjoncture internationale défavorable, décide d’en finir avec une question « irritante » et approuve finalement le projet. Le 8 mai 1924, la conférence des Ambassadeurs et la Lituanie signent donc finalement la convention internationale qui met fin au conflit28.

Pour la France, c’est certes finalement une défaite diplomatique, mais si elle n’a pas réussi à soutenir quelque peu les intérêts polonais, elle obtient finalement le principal, à savoir éviter un retour du territoire dans le giron allemand.

Or, dès 1925, la lutte s’engage entre les Memelois soutenus de plus en plus ouvertement par l’Allemagne, et le gouvernement et le nationalisme lituaniens qui cherchent à lituaniser rapidement le territoire. Paradoxalement alors que le territoire de Memel avait provoqué une grave crise franco-lituanienne, il va être à partir du début des années trente un élément déterminant du rapprochement franco-lituanien.

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