• Aucun résultat trouvé

View of D'Eurydice perdue à Vénus sauvée des eaux. Le scénario mythique entre hantise personelle et vision de l'art chez Georges Limbour

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "View of D'Eurydice perdue à Vénus sauvée des eaux. Le scénario mythique entre hantise personelle et vision de l'art chez Georges Limbour"

Copied!
14
0
0

Texte intégral

(1)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 109 D'Eurydice perdue à Vénus sauvée des eaux. Le scénario mythique entre hantise personelle et vision de l'art chez Georges Limbour

Ivanne Rialland

Abstract: The Orpheus myth progressively became a structure of Limbour’s fiction and a symbol of his romantic vision of art. The modification of the mythical pattern and its ontological signification point towards Nerval’s Aurélia as the interprétant, after Riffaterre’s term. However, in Limbour’s version, the myth integrates the obsessional motive of drowning, and Eurydice risen from the dead merges with Venus Anadyomene. Myths, as significant patterns structuring the literary legacy, allow us to appreciate the singularity of an author’s imaginative world and at the same time the aesthetic current in which it takes place.

Résumé: Le mythe d’Orphée s’impose progressivement comme une structure des fictions de Limbour, portant sa vision romantique de l’art. La modification du scénario mythique et sa signification ontologique font signe vers Aurélia de Nerval qui sert d’interprétant. Cependant, chez Limbour, le mythe intègre l’obsession de la noyée et Eurydice ressuscitée se confond avec la Vénus anadyomène. Les mythes, scénarios signifiants inscrits dans un héritage littéraire, permettent ainsi d’apprécier la singularité d’un imaginaire tout en le situant dans un courant esthétique.

Keywords: G. Limbour, myth, Orpheus, G. de Nerval, romanticism

L’œuvre du surréaliste Georges Limbour (1900-1970), dispersée génériquement entre roman, récit, poème, théâtre, livret d’opéra, chronique artistique, préface de catalogue d’exposition, etc., frappe par la cohérence de son imaginaire qui s’affirme autant dans la fiction que dans la partie critique de l’œuvre. Cet imaginaire s’inscrit globalement dans l’orbe romantique dont le surréalisme de Georges Limbour est particulièrement proche : rejetant la psychanalyse, cantonnant sa réflexion politique à un dégoût pour la bourgeoisie et la modernité, Limbour propose une vision de l’art et

(2)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 110 du monde bien plus proche de celle d’un Baudelaire ou d’un Nerval que d’un Breton. Si celle-ci apparaît nettement dans les très nombreux textes de critique d’art de Limbour, dont elle sous-tend les jugements critiques sur les artistes de son temps, elle est tout aussi présente dans les textes de fiction, où elle est charriée essentiellement par la narration : les discours sont rares chez Limbour, et c’est le scénario lui-même qui supporte la signification symbolique de la fiction. Pour donner une portée esthétique, et même ontologique, à l’agencement narratif, Limbour recourt au scénario mythique, qui vient se greffer sur des hantises personnelles, sensibles dès ses débuts littéraires. On peut voir de la sorte, au fil de l’œuvre, comment l’image obsessionnelle de la noyée vient s’amalgamer au mythe d’Orphée, travaillé à la fois par le vécu de l’auteur et le sens qu’il accorde à l’écriture. La figure d’Eurydice perdue se double de celle de Vénus anadyomène, la noyée étant ramenée à la vie par le pouvoir du poète. Cette transformation du mythe fait intervenir une médiation : la relecture du mythe d’Orphée par Aurélia de Nerval, que Limbour réécrit dans l’un de ses récits. Cependant, cette réécriture n’est pas sans humour et la conception de l’art défendue dans les textes de critique d’art est en partie mise à distance par une ironie qu’on peut dire romantique. L’exemple de Georges Limbour montre ainsi comment le mythe, en proposant des scénarios signifiants inscrits à la fois dans l’imaginaire collectif et l’héritage littéraire, permet d’apprécier la singularité d’un imaginaire personnel tout en lui attribuant sa place dans un courant esthétique.

L’obsession de la femme morte surgit dans les premiers essais littéraires et irradie dans toute l’œuvre. Dès les premiers poèmes de Limbour (Limbour 1918-1919) cette morte est souvent une noyée : dans « Près des rivages d’Angleterre… », poème daté de 1920, apparaît ainsi une « charmante noyée verte » (Limbour 1972, 34). La petite noyée pourrait n’être qu’un souvenir de lecture, réinvesti dans un exercice poétique sans portée : ce poème de jeunesse laisse clairement transparaître la figure d’Ophélie, moins celle de Shakespeare que celle de Rimbaud. Mais la noyée reparaît dans « L’acteur du Lancashire ou l’illustre cheval blanc », daté de 1923 ; après la mort de Paméla, Herodstar décide de l’inhumer dans un puits, déclarant : « L’eau lui conviendra mieux que la terre. Hyacinthes de l’immortalité, je sais dans quel élément puisent vos racines. » (Limbour 1930, 34). Alors que la cause de la mort de Paméla reste incertaine, l’acteur, figure du poète, transforme son amante en noyée. À partir de

(3)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 111 1931, la mort de la femme aimée de Limbour va se superposer à l’image préexistante de la noyée. Le travail de l’imagination est ici très net : l’image modifie le fait extérieur, et la femme tombée de la falaise devient une noyée que la survenue d’une mort réelle contribue sans doute à détacher du souvenir littéraire d’Ophélie, lui donnant une résonance imaginaire plus grande.

Les trois premiers romans de Limbour, écrits durant les années trente, présentent tous la mort d’une femme tandis que la noyade, tout au long de l’œuvre, reste une image récurrente. Elle peut intervenir de façon tout à fait inattendue, désignant par là son caractère véritablement obsédant. Dans « Lanskoy », chronique artistique parue dans Action, l’image de la noyée surgit à la faveur d’une analogie. Limbour mène dans cet article une réflexion sur l’utilisation récente du rythme en peinture : « Donc, Lanskoy ne peint plus des choses, il peint des rythmes. […] Rythmes, rythmes, rythmes ! Les objets ont disparu, les voici remplacés par ces autres “réalités” très consistantes d’ailleurs […]. » (Limbour 1948b, 11). Il développe l’idée de la substitution du rythme à l’objet par une métaphore survenant abruptement en début de paragraphe, sans lien explicite avec ce qui précède :

Une belle fille est tombée du pont dans la rivière, et tout ce qu’elle laissa d’elle-même à la surface : les ondes de l’eau troublée, quelques tourbillons où flottent encore un ruban, un mouchoir, une boucle de cheveux. Rythmes, rythmes, rythmes ! Du haut du pont, Lanskoy précipite tous les objets, et pour finir l’univers entier, dans les eaux moirées et colorées de sa peinture, pour en surprendre ces agitations, ces ondes, ces balancements, ces rythmes s’engendrant l’un l’autre, l’un poussant l’autre […]. (ibid.)

L’eau, l’élément d’Ophélie, devient celui de la mort de toute femme, quelle qu’en soit l’origine : « […] la malade, consumée par la fièvre, s’éteignait. Elle descendit dans la mort, comme dans un ruisseau peu profond qui rafraîchissait son corps brûlant et déjà aromatisé. » (Limbour 1938, 21)

(4)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 112 Le mythe d’Orphée va se croiser avec ce motif obsessionnel de la noyée, entraînant la mise au premier plan de l’épisode de la mort d’Eurydice. Il est introduit dans l’œuvre dès 1921, dans « L’enfant polaire » (Limbour 1972, 45-60) — conte sans doute influencé par le « Poète assassiné » d’Apollinaire — où l’enfant connaît la même mort qu’Orphée. Soulignons ici qu’à la suite de Gilbert Durand, notamment, nous considérons que le nom propre n’est qu’une trace superficielle de la présence d’un mythe dans un texte, potentiellement peu significative : l’identification d’un mythe se fait avant tout par son scénario — l’émergence du nom du mythe dans le texte ou dans d’autres textes de l’auteur servant de confirmation, nécessaire mais non pas suffisante. Orphée, l’enfant polaire et le Croniamantal d’Apollinaire sont tous trois mis à mort par une foule : démembrés pour les deux premiers, battu et poignardé pour le dernier, le lien avec le mythe étant dans ce cas resserré par la composition féminine de la foule alors que l’enfant polaire est la victime d’autres enfants. Cette mort est suivie d’une forme de survivance qui témoigne de la force de la poésie. En 1921 également, la mort par démembrement d’Orphée intervient dans le poème « La joyeuse cornemuse », en parallèle avec une mort par pendaison :

Quand il eut ainsi réuni

les chats d’Europe et d’Amérique ces animaux le déchirèrent mais il n’avait que du sang bleu. Artères, arbres mal plantés aux avenues des sentiments qui ne savez que deux saisons

Quand me pendrai-je à l’une ? (Limbour 1972, 27)

La pendaison est la mort de Nerval, à laquelle Limbour fait des allusions récurrentes durant les années vingt, par exemple dans « Les réverbères africains » en 1927, où la référence constitue la chute du texte : « [je] me souviens que Gérard de Nerval, prince de la Nuit, noctambule et somnambule, météore enchanteur, une nuit de désespoir, se pendit au bras tendu d’un bec de gaz, comme au poing surhumain d’un Dieu. » (Limbour 1972, 130) À côté de la figure de la noyée, on peut ainsi déceler dans les années vingt une hantise de la mort du poète, incarnée préférentiellement par les

(5)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 113 morts d’Orphée et de Nerval. Cependant, ce motif ne garde pas sa prégnance après les années vingt et c’est l’épisode de la mort d’Eurydice qui va ancrer le mythe dans l’œuvre. L’épisode apparaît en 1923, dans « L’acteur du Lancashire ou l’illustre cheval blanc ». Le récit s’ouvre par la présentation des deux personnages principaux qui forment un couple d’artistes : « Herodstar était acteur au Dream’s Theatre de Londres […]. Il vivait avec Paméla qui était plutôt sa compagne que sa maîtresse […]. » (Limbour 1930, 9) La descente sous terre intervient au deuxième paragraphe, descente protégée par la musique jouée par un autre acteur, Raingo : « Puis la petite troupe se laissa glisser par la trappe, tandis que Raingo ayant pris son violon jouait sur le rebord du puits une musique si délicieuse que ceux qui descendaient sous la terre ne craindraient jamais l’asphyxie tant que ce rythme continuerait. » (ibid., 10-11) De même, Orphée, descendant chercher Eurydice aux enfers, a apaisé Cerbère par son chant. Dans la mine, la troupe découvre le cheval blanc : « Ils le trouvèrent couché comme une provision de linceuls. » (ibid., 15) La mention des linceuls renforce la signification de la couleur blanche, traditionnellement associée à la mort. Le cheval est de plus un animal psychopompe, ayant pour fonction de conduire les morts dans les enfers. Il est ramené à la surface par Paméla (ibid., 16), qui dompte la mort et semble dès lors se confondre avec Orphée avec qui elle partage la qualité de musicienne (ibid., 24). Mais, alors qu’elle monte le cheval durant le spectacle, survient l’image du poison :

Il semblait à Paméla qu’elle venait de boire un de ces calices de bronze placé comme un gong sur les granits, où la pluie dissout les infusoires dans une eau de réglisse pour empoisonner le soleil évaporateur et qu’on envoie les enfants remplir aux robinets vert-de-gris près des amas de couronnes desséchées, de cuirs chevelus et de fleurs pourries ( ibid ., 30-31).

L’image est amenée par l’évocation du suc sortant des bouquets piétinés sur la scène, suc assimilé à des traces d’escargots cachés dans les bouquets : en filigrane se dessine l’image du serpent dissimulé dans les herbes, cause de la mort d’Eurydice. Le parallèle avec le mythe est renforcé par le redoublement de la mort de Paméla, empoisonnée puis noyée. Or, cette deuxième mort est une deuxième descente sous

(6)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 114 terre : « On descendit Paméla dans le puits […]. » (ibid., 34). Sa responsabilité revient à Herodstar et, par un effet de contiguïté, semble motivée par l’échange d’un regard entre l’amant et son amante : « […] ces marques [sur le corps de Paméla] étaient bleues comme l’œil d’Herodstar, bougeaient comme ses reflets et elles le regardaient. » (ibid.) Le récit s’achève enfin sur la mort d’Herodstar, comme le mythe par celle d’Orphée. La descente aux enfers est décalée par rapport à la structure diachronique du mythe, mais le mythème essentiel, la double mort d’Eurydice, est bien présent, l’action sous-jacente du mythe étant confirmée par les multiples allusions à la musique.

Si « L’acteur du Lancashire ou l’illustre cheval blanc » fait entrer dans l’œuvre le scénario mythique, la mort de la femme n’y a pas la signification ontologique qu’elle prend dans la suite de l’œuvre et qui inscrit le scénario dans le paradigme romantique : pour Limbour, comme pour les romantiques allemands et après eux pour un Nerval, la mort de la femme est le symbole de la disparition de la nature originelle avec laquelle l’homme vivait en harmonie. Cette signification symbolique apparaît durant les années trente, dans les deux romans La Pie voleuse (Limbour 1938) et Le Bridge de Mme Lyane (Limbour 1948a, écrit avant la guerre), où elle est tout à fait explicite, alors que le mythe d’Orphée y est justement convoqué. Dans La Pie voleuse, Gisèle est comparée, au moment de sa mort, avec Eurydice : « Elle mourait lentement, la reine, empoisonnée au plus beau moment de son bonheur et de l’été, pitoyable Eurydice surprise au détour de son chemin joyeux. » (Limbour 1939, 119) Or, comme la mort de l’aviatrice Alaama dans Le Bridge de Mme Lyane, celle de Gisèle est une victoire de la civilisation moderne pervertie. Dans Le Bridge, l’image de la descente aux enfers d’Orphée exprime le désir de l’amant de sauver la femme aimée de sa déchéance : « Chère Elsa, vous-même naviguerez sur ces eaux mélancoliques au delà desquelles Orphée allait chercher son Eurydice. Ah ! s’il pouvait la tirer de son enfer, mais elle ne l’aime pas. » (Limbour 1948a, 141)

C’est alors que le scénario du mythe d’Orphée va se croiser avec celui de la naissance de Vénus, qui va transformer sa signification : le mythe de la perte va devenir un mythe de la rédemption, la résurrection d’Eurydice perdue renouvelant l’union de l’homme et du monde, que symbolise la femme. Le croisement des deux mythes assure en outre une meilleure intégration de l’obsession de la noyade au scénario. La

(7)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 115 résurrection de l’amante morte intervient pour la première fois en 1939 dans « Conte d’été », où elle est mise en scène comme un dévoilement. Dès le premier paragraphe, où est décrite la plage qui sera le lieu unique de l’action, Limbour la présente comme un décor fallacieux : « Cette plage portait un nom étrange qui la faisait tour à tour nuit et lumière. Gracieusement funèbre ou joyeux il rendait sensible à la fragilité trompeuse de la beauté […], il engageait […] à se réjouir et à se méfier des apparences. » (Limbour 1972, 63) Le nom de cette plage, « Domino », est révélé par la voix de la femme morte, qui déclenche une déploration :

Raison cachée des paysages, ô mon absente, ma lointaine, que le vent m’écarte un feuillage, qu’un nuage m’emporte une ombre, qu’un rayon m’allume un rocher, tu te découvres, source du monde ! Les plus étrangères à toi, mes pensées ne sont qu’un rideau tout parcouru de flottements : ton image est proche derrière. Et l’univers ? Le théâtre de ton absence. (ibid., 63-64)

La femme morte est identifiée à la natura naturans — nature créatrice des origines — dissimulée dans la natura naturata ou nature créée. À la fin du récit, la femme, vérité du monde, surgit de la mer :

C’est alors que la mer, le ciel et toutes choses soulevèrent un moment leur frêle domino, pour me laisser enfin surprendre leur secret. Aussi vaste que la mer, plus haut que le soleil […] régnait ton limpide visage dans sa fraîche et tendre nudité. Tes cheveux couronnaient la splendeur dorée de l’Univers et la lumière brillait au creux de tes épaules qui arrondissait l’horizon. À travers toi, je voyais tout, visage non de chimère, mais de seule femme, et la matière du monde était ton corps, et la mer le couvrait tel un corsage et telle une robe. (ibid., 68)

La position réciproque de la natura naturata et de la femme se renverse : cette dernière, qui était voilée par la natura naturata, devient le prisme à travers lequel le poète voit la nature (« À travers toi, je voyais tout »). L’identification de la femme et de

(8)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 116 la natura naturans est confirmée, et le monde originel rétabli : lanatura naturata ne cache plus les forces créatrices, mais celles-ci apparaissent à travers elle (« la matière du monde était ton corps »). « Conte d’été » fait mieux comprendre le rôle du mythe chez Limbour. Ces fables originelles séduisent l’imaginaire essentiellement narratif de Limbour et lui permettent de transformer sa pensée ontologique en fiction. En même temps, en chargeant de sens le récit, elles lui permettent de transfigurer le matériau biographique dans lequel il puise en histoires symboliques. La femme morte de « Conte d’été » est, indissociablement, l’amante perdue, Eurydice-Vénus et le symbole de la Nature. Cette superposition même en fait un héritier du romantisme : l’amante de « Conte d’été » est sœur de la Mathilde de Novalis ou de l’Aurélia de Nerval, qui sont toutes deux le produit d’une telle condensation. « Conte d’été » confirme également le mode d’action du mythe chez Limbour : il n’apparaît pas d’abord sous la forme d’un nom propre, mais d’un schème d’action.

Le sens particulier pris par le mythe d’Orphée dans l’œuvre de Limbour n’est pas une simple conséquence de son esthétique romantique et sa fusion avec le mythe de Vénus n’est pas seulement un infléchissement personnel : il semble bien qu’on peut y voir l’influence directe d’Aurélia de Nerval que Limbour réécrit en 1957 dans le récit « Description d’un tableau ». Le texte est certes relativement tardif, mais la référence à Nerval est, on l’a vu, précoce dans l’œuvre. Nerval, dansAurélia, travaille la structure du mythe d’Orphée, auquel il donne une signification ontologique : il hérite du sens pris par le mythe à la Renaissance, qui en fait un retour à l’unité. Dans Aurélia, tout particulièrement, la résurrection d’Aurélia-Eurydice signifie la restauration de l’harmonie cosmique (Juden, 707). Nerval fait en outre subir au scénario mythique une modification majeure : l’ajout d’une renaissance après la double mort d’Eurydice. C’est cette version amendée du mythe que l’on retrouve actualisée dans le récit de Limbour « Description d’un tableau » (Limbour 1957), qui permet d’attribuer à Aurélia le rôle d’interprétant du mythe, pour reprendre la terminologie de Riffaterre : « L’interprétant, lien entre le déjà-dit de l’intertexte et la récriture qui est le texte, a donc pour fonction d’engendrer la manière de cette récriture, et d’en dicter les règles de déchiffrement. » (Riffaterre, 146. Voir aussi Rialland). En reprenant la méthode de découpage élaborée par André Siganos dans Le Minotaure et son mythe (Siganos, 53-54), on peut résumer de la sorte la structure mythique actualisée par Limbour par le biais du texte de Nerval :

(9)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 117

1. La femme meurt.

2. Le poète commet une faute provoquant la deuxième mort de la femme. 3. Le poète accomplit des épreuves.

4. La femme ressuscite.

5. La femme est transfigurée : elle incarne la Nature.

La coïncidence des scénarios est renforcée par des analogies de structure et des convergences de détail, qui confirment le statut d’interprétant du texte nervalien. Chez Nerval, ce qui détermine l’écart entre les deux apparitions d’Aurélia est une faute du poète qui coïncide avec le passage de la première à la deuxième partie : « Qu’avais-je fait ? J’avais troublé l’harmonie de l’univers magique où mon âme puisait la certitude d’une existence immortelle » (Nerval, 721) ; « Une seconde fois perdue ! » (ibid., 722). Le lien avec la faute d’Orphée est établi explicitement par l’épigraphe : « Eurydice ! Eurydice ! » (ibid.). Or, dans le deuxième chapitre de « Description d’un tableau », Limbour provoque lui aussi une seconde mort de son amante Pauline, symbolisée par ses lettres : « Sans perdre de temps, et avec une joie extrême, je jetais un premier paquet assez loin sur l’étang, à proximité des roseaux. Il s’enfonça lentement à mesure que le papier buvait l’eau, puis s’arrêta de descendre, et la lettre supérieure flotta au ras de la surface. » (Limbour 1957, 199) L’identité est établie un peu plus loin entre Pauline et ses lettres : « […] je vis, un instant, par-dessus le fond spongieux de feuilles mortes, Pauline allongée entre deux eaux limpides. » (ibid., 200) L’organisation textuelle accentue le parallélisme que l’ordre chronologique déferait : l’épisode des lettres est chronologiquement antérieur à l’apparition de Pauline sur la surface du tableau dont la contemplation ouvre le récit, mais placé après elle, dans le deuxième chapitre. La structure d’Aurélia est ainsi reconnaissable : absence, mort et apparition // faute et deuxième mort, résurrection. De plus, l’épisode des lettres dans « Description d’un tableau » renvoie aux nombreuses évocations des lettres d’Aurélia. Alors que c’est la destruction des lettres de Pauline qui constitue la faute de Limbour provoquant sa seconde mort, le lien entre la faute et la lettre ouvre le récit de Nerval, qui écrit à une autre femme qu’Aurélia une lettre réemployant de manière factice les formules qu’il adressait à son amante : « La lettre partie, j’aurais voulu la retenir, et j’allais rêver dans la solitude à ce qui me semblait une profanation de mes souvenirs. » (Nerval, 696). La

(10)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 118 réflexion de Limbour sur les anciennes lettres — « le langage dans lequel elles ont été écrites nous ne pourrions plus le déchiffrer » (Limbour 1957, 193) — rejoint celle de Nerval sur les livres sacrés : « L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, […] et nous prendrons force dans le monde des esprits. » (Nerval, 724) « Description d’un tableau », cependant, par rapport au récit nervalien, donne une place plus grande à la figure de Vénus. Celle-ci est présente dans Aurélia, et contribue à l’assimilation d’Aurélia à la Grande Mère : […] parfois elle m’apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. » (ibid., 721) Mais c’est à travers le mythe de Vénus lui-même que, dans « Description d’un tableau », Limbour met en scène la résurrection fantasmée de Pauline avant sa résurrection effective sur l’étang : « Je me disais : la mer ne l’a pas prise ; son corps ne s’est pas dissous dans les eaux avec les habitants des conques roses et nacrées, Vénus n’est pas retournée à l’Océan. » (Limbour 1957, 180-181) L’épisode de la naissance de Vénus détermine l’originalité de la reprise limbourienne du mythe en lui permettant d’intégrer l’obsession de la noyade à l’infléchissement que Nerval fait lui-même connaître au mythe.

L’action d’un interprétant médiatisant l’écriture du récit est désignée à l’intérieur de « Description d’un tableau » par une mise en abyme. Entre le projet formé par Limbour de détruire les lettres de Pauline et la réalisation de ce projet, il assiste en effet aux Folies-Bergère à un sketch où l’acteur brûle les lettres :

[…] l’on voyait un personnage romantique brûler de vieilles lettres dans une cheminée. Chaque fois qu’après l’avoir rêveusement relue en chantant, il jetait aux flammes une de ces missives, sortait de la haute cheminée une femme à la robe suggestive, tout illuminée par les flammes, et parfois à peu près nue. (ibid., 195-196)

Le procédé de la mise en abyme, anticipant sur la réalisation de l’action par Limbour, est plus qu’un redoublement de celle-ci : il propose un modèle, faisant signe

(11)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 119 vers une extériorité. La mention du « personnage romantique » mène assez nettement vers cette interprétation intertextuelle, et la référence à Aurélia est confirmée par l’apparition des femmes et, surtout, par le renvoi à un moment particulier du récit, où Nerval détruit par le feu la lettre d’Aurélia et le papier indiquant l’emplacement de sa tombe (Nerval, 728). Mais la représentation caricaturale du romantisme dans le sketch pose en même temps la question du sérieux de cette référence. De même, à la place des « Mémorables » qui saluent la résurrection d’Aurélia, Limbour livre un morceau d’un ton bien plus léger. Pauline surgit sur l’étang gelé qui avait englouti ses lettres :

Je courus jusqu’à la rive, levai les bras, mais ne criai pas : Pauline ! D’un trait fulgurant, comme une étoile, elle fut aux limites de la glace, sans toucher l’herbe cependant. Elle s’était arrêtée au-delà de la collerette piquetée de roseaux coupés ras, et ce petit espace empêchait nos mains de se joindre. Elle sourit, et me demanda simplement si j’avais apporté mes patins. Quelques instants plus tard, elle était assise sur l’herbe et changeait de souliers. (Limbour 1957, 204)

Tout est fait pour accentuer l’aspect familier de la scène et, transformation révélatrice, l’étoile des « Mémorables », qui peut être aussi « l’étoile morte » desChimères, est prise ici dans son sens figuré de « danseuse ». On peut considérer que cet humour a la fonction que Schlegel attribue à l’ironie matérielle : premier temps de la poétisation du matériau, l’ironie allège la matière qui est dans un deuxième temps ennoblie par le contenu mythologique (Benjamin, 153). Cependant, on ne peut négliger la part de négativité que comportent ce dégonflement de l’épisode de la résurrection de la femme comme la représentation burlesque du « personnage romantique ». Enfin, en terminant le récit sur le tableau de Dubuffet dont l’évocation ouvrait l’œuvre, Limbour tend à faire de lui une simple rêverie née de la contemplation du tableau, interprétation à laquelle le titre, « Description d’un tableau », invite. Il n’est bien sûr pas exclu que Limbour, dans sa fiction, se moque de l’idéal artistique qu’il défend dans sa critique d’art. Toutefois, on peut relever que cette retombée finale correspond à la fonction de l’ironie romantique qui, comme le montre Jean-Marie Schaeffer (Schaeffer, 65-79), vise, en contrebalançant l’enthousiasme par le scepticisme, à maintenir l’œuvre

(12)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 120 romantique sous tension, garantissant son ouverture qui fait d’elle une voie d’accès vers l’infini.

La dimension ironique de « Description d’un tableau » n’hypothèque donc pas sa valeur de texte paradigmatique et le scénario du mythe d’Orphée tel qu’il est mis en place dans le récit irradie dans l’ensemble de l’œuvre et donne sens à nombre de ses motifs. L’intégration de l’obsession de la mort de la femme dans un scénario sous-tendu par le mythe d’Orphée et celui de la naissance de Vénus fait de cette mort le prélude à une résurrection, une fausse mort. La prédilection pour l’image de la Belle au bois dormant qui intervient à plusieurs reprises dans l’œuvre (Limbour 1938, 132 ou 1972, 103) s’explique dans cette perspective : la mort n’est jamais qu’apparente, promesse d’un réveil. La momie est ainsi associée paradoxalement à l’idée d’un réveil à venir : les laves sont pour Limbour « endormies comme des momies » (Limbour 1959, 161). L’image de la morte entre dès lors en résonance avec celle de la chrysalide, dont la métamorphose a marqué l’imaginaire de Limbour : « Je suis bien forcé, à ce mot de chrysalide, d’évoquer le temps où je dévidais des cocons de vers à soie, bien que des cocons […]. Tout cocon devient le petit théâtre d’une féerie : l’éclosion, le passage triomphal de l’obscurité à la lumière. » (Limbour 1971, 51-52) Le mythe donne de même tout son sens à la quête des personnages masculins : qu’il s’agisse de personnages de fiction ou de l’écrivain lui-même se mettant en scène dans ses chroniques, il s’agit toujours d’hommes en marche, cherchant dans les enfers du monde contemporain à ressusciter une origine, que celle-ci prenne les traits d’une femme aimée ou d’une œuvre d’art au fond d’un village perdu. Au fil du temps, on voit ainsi s’agréger hantise personnelle, scénarios mythiques et projet esthétique en une structure imaginaire qui organise l’œuvre et lui donne sa signification : la condamnation du monde moderne et la déploration amoureuse se rejoignent dans la quête poétique qui aboutit à une résurrection, certes souvent temporaire, d’une union perdue.

Si l’étude de l’œuvre de Limbour montre une nouvelle fois l’intérêt de la mise au jour de structures mythiques dans une œuvre littéraire, elle invite également à tenir compte de l’imprégnation de ces mythes par un moment esthétique : le mythe d’Orphée parvient à Limbour à travers un héritage à la fois romantique et moderniste. Mais plutôt que la version d’Apollinaire, qui intervient pourtant plus tôt dans l’œuvre et fournit un

(13)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 121 scénario pour le motif de la mort du poète, c’est la version nervalienne qui s’impose chez Limbour, conformément à l’esthétique romantique qu’il s’approprie au contact, notamment, d’André Masson, grand lecteur des romantiques allemands. Cette version romantique, qui met l’accent sur l’épisode amoureux, n’est pas non plus reprise sans distorsion : le mythe s’accorde bien à l’obsession ancienne de la femme morte, mais au prix d’une transformation d’Eurydice en noyée, qui va préparer la fusion du mythe avec celui de Vénus anadyomène au moment où, à la fin des années trente, l’imaginaire de Limbour prend une pente plus optimiste, ménageant la possibilité d’accéder à la nature originelle grâce à la transfiguration opérée par le poète. Cette distorsion est opérée par la médiation d’un texte littéraire, l’Aurélia de Nerval, mais qui est, pourrait-on dire, romantisé : la réécriture ironique garantit l’ouverture de l’œuvre tout en confirmant son inscription dans un romantisme dont Limbour reconduit, jusqu’au seuil des années soixante-dix, l’esthétique et l’ontologie.

Bibliographie

Œuvres de Georges L imbour

 Le Mal chrétien (1918-1919), Fonds Limbour-Picon, Bibliothèque municipale du Havre, n° 66.

 « L’acteur du Lancashire ou l’illustre cheval blanc », L’Illustre Cheval blanc, Paris, Gallimard, 1930, p. 7-56.

 Les Vanilliers (1938), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1995.  La Pie voleuse (1939), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1995.  Le Bridge de Madame Lyane (1948a), Paris, Gallimard, 1981. Le roman

porte la mention « Écrit avant la guerre » (p. 7).  « Lanskoy », Action, n° 183, 31 mars 1948b, p. 11.

 « Description d’un tableau » (1957), Contes et récits, Paris, Gallimard, 1973, p. 167-205.

 « La géante et les débris » (1959), Contes et récits, op. cit., p. 157-165.  « Cesare Peverelli », Les Lettres nouvelles, n° 3/71, mai 1971, p. 49-56.  Soleils bas, suivi de poèmes, de contes et de récits. 1919-1968 (1972),

(14)

Image & Narrative , Vol 10, No 2 (2009) 122

Autres références

 Benjamin Walter, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand(1920), traduit de l’allemand par Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2002.

 Brian Juden, Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme français (1800-1855), Paris, Klincksieck, 1971.

 Nerval Gérard de, Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1993.

 Rialland Ivanne, « Mythe et hypertextualité », Atelier de théorie

littéraire,http://www.fabula.org/atelier.php?Mythe_et_hypertextualit%2

6eacute%3B (mise à jour 28 avril 2005).

 Riffaterre Michael, « Sémiotique intertextuelle : l’interprétant », Revue d’esthétique, n° 1-2, 1979, p. 128-150.

 Schaeffer Jean-Marie, La Naissance de la littérature. La Théorie esthétique du romantisme allemand, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1983 (« Le Roman comme poème infini », p. 65-79).

 Siganos André, Le Minotaure et son mythe, préface de Pierre Brunel, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Écriture », 1993 .

Ivanne Rialland, agrégée de lettres modernes et docteur en littérature française, est PRAG à l’IUT de Marne-la-Vallée. Sa thèse, portant sur L’Imaginaire de Georges Limbour, soutenue en 2007, est à paraître aux ELLUG. Ses travaux se concentrent à l’heure actuelle sur le récit surréaliste et la critique d’art. Elle co-anime depuis 2006 le groupe de travail « La critique d’art des écrivains » à l’Université Paris IV-Sorbonne. Email : Ivanne.Rialland@free.fr

Références

Documents relatifs

NOUVELLE LUNE moiune PREMIER CROISSANT.. PREMIER QUARTIER

la nouvelle lune moiune le premier croissant.. le premier quartier

COMÈTE comète comète ATION SPATIALE INTERNATIONALE (ISS) Station spatiale internationale Station spatiale internationale.. EXTRATERRESTRES

Vénus est la planète qui ressemble le plus à la Terre en taille et en masse, c’est aussi la plus proche de nous, ce qui fait qu’on l’appelle aussi souvent la « Planète

enfants L’entrée de cette grotte. est située sous

[r]

A l’Opéra de Marseille, après avoir collaboré à la réalisation de plusieurs productions, il a signé les décors et costumes d'Eugène Onéguine de Tchaïkovsky, puis avec le

Demonstrative determiners can designate something close or far away: in order to distinguish between two or more elements, you can add the suffixes -ci or -là to the