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«Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour [...] Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation!»

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Texte intégral

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L E G AI S AVOIR

Épigramme : janvier 1882 est le mois propice au dégel, ce qui indique que le livre IV est le couronnement de la tonalité affective du livre, écrit « dans la langue du vent de dégel », comme y insistait la préface.

Les bonnes résolutions (§276-282)

§276.Entrée du mois de Janvier : bonnes résolutions de Nietzsche, qui ne sont pas velléitaires1, mais véritablement programmatiques et aboutiront à l’idée d’éternel retour (§341) et à la mise en place des moyens de s’élever jusqu’à la psycho-somatisation de cette idée (§342, Zarathoustra).

Éthique du philosophe : non pas celle du rejet ou non de toutes les convictions, comme dans la recherche métaphysique de Descartes (on n’échappe pas aux convictions, même en science : §344), mais celle du rejet de toute négation – amor fati.

« Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour [...] Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! »

§277.Premier moyen d’aimer le destin comme destin propre : le rejet des fgures séculières2 de la transcendance divine, à commencer par l’idée d’uneProvidence personnelle, d’autant plus menaçante que l’idée nous en apparaît dans les moments où l’on se croit les plus libres.

« nous sommes encore une fois en grand danger de servitude intellectuelle »

C’est donc au moment où l’individu croit s’être émancipé de ses tuteurs, notamment la croyance religieuse, qu’une religiosité intime risque de bourgeonner sur le terreau de cette vie à son sommet. Que les choses tournent aussi bien à notre avantage n’est pas le fait d’une divinité propice ou d’un destin favorable : c’est nous qui transformons notre hasard en nécessité, par un art consommé de l’improvisation.

1 Velléitaire : indécis, inconstant.

2 Séculier : ici laïc.

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§278.Deuxième moyen d’aimer le destin, qui est en réalité le moyen de favoriser la réalisation du premier : détourner le regard de la nécessité de la mort, parce que le sommet de la vie du §277 s’accompagne de l’illusion d’éternité, du sentiment que notre vitalité repose en elle-même, ignorante de sa fnitude.

La vie grouille, la vie s’épanche ; ce n’est que la sagesse de celui qui comprend la vie de l’extérieur, donc sort de la vie, qui nous rappelle que bientôt nous connaîtrons le silence.

Le sage qui dit que « philosopher, c’est apprendre à mourir » (Montaigne) ressemble en cela à celui qui regarderait de haut le chahut portuaire avant le départ d’un paquebot, opposant l’infnité blême des horizons océaniques à la clameur des docks (mélancolie grisonnante des sépulcres blanchis : « ô mer amère, ô mer profonde / quelle est l’heure de tes marées / combien faut-il d’années secondes / à l’homme pour l’homme abjurer », chante Ferrat reprenant Aragon).

C’est étrange, ce principe de coupure, qui fait que, nous sachant bientôt voués à disparaître, nous n’en continuons pas moins de vivre, comme si de rien n’était. La vie est cette force de scotomisation3 du néant dont elle provient et à laquelle elle retournera, et c’est cela précisément qui fait la joie de vivre, redoublée, chez Nietzsche, par la connaissance qu’il prend de cette torpeur volontaire pour, au lieu d’humilier les hommes en leur rappelant qu’ils vont mourir (memento mori), leur faire don d’une pensée de la vie propre à leur rendre cette pensée plus digne d’être pensée, donc vécue (memento vivere).

« Je suis heureux de constater que les hommes se refusent absolument à concevoir l’idée de la mort et j’aimerais bien contribuer à leur rendre encore cent fois plus digne d’être pensée l’idée de la vie. »

§279. Troisième moyen d’aimer la vie, troisièmedétournement du regard, qui est ici une conversiondu regard porté sur les choses : même les expériences malheureuses et les dénouements tristes font partie de la nécessité des expériences vécues et ne doivent pas être regrettées. Mieux, elles indiquent que nous parvenons au terme d’une rencontre dont nous avons épuisé le potentiel vital. Nous étions amis et sommes désormais étrangers...

Mélancolie de toute joie dépassée, mais joie d’avoir vécu jusqu’à son terme une expérience dont l’épuisement permet d’advenir à soi-même à travers l’autre et d’en vivre alors de nouvelles. Nous sommes appelés à devenir tôt ou tard étrangers l’un à l’autre, si nous

3 Scotomisation : déni de la réalité.

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changeons, si des malentendus lestent notre relation : toute relation profonde entre des individualités fortes ne peut être que sporadique et durable ou intensive et éphémère.

Nous nous épuisons mutuellement, ou bien asymétriquement.

« Qu’il fallût que nous devenions étrangers, voici la loi au-dessus de nous et c’est par quoi nous nous devons du respect, par quoi sera sanctifé davantage encore le souvenir de notre amitié de jadis ! »

Amor fati, ici encore : l’inimitié qui point, intestine, dans toute amitié, fait partie de ce que l’on peut considérer comme une nécessité de notre trajectoire existentielle. L’amour du destin s’articule ainsi à la nécessité de devenir ce que l’on est. L’autre n’aura été, et ne peut qu’avoir été à cet effet un moyen (pour la volonté de puissance, et non pas pour la rationalité calculatrice).

§280. L’horizon psychique qui nous fait voir le mondecomme gouverné par la nécessité que nous lui imposons l’ordonne selon un plan cosmologique qui le rend habitable : l’idée d’un plan astral constitue l’architecture vitale qui en défnit le plan supraterrestre. Cette architecture se redouble d’une symbolisation de l’architecture terrestre qui doit être pensée à la mesure de notre vie méditative : les lieux de vie et de retour à soi doivent, à la mort de Dieu, être désertés par la transcendance. Ils ont vocation à nous débarrasser de l’idée d’une providence, impersonnelle ou personnelle, pour faire l’objet d’une réappropriation individuelle. On doit pouvoirs’y retrouver, dans tous les sens du terme, plutôt qu’y trouver la fgure individuelle d’un égo de comédien, comme dans le Festspielhaus Bayreuth, le palais des festivals de Bayreuth construit pour Wagner &

phagocyté par son empreinte wagnérienne (appelé aussi « Colline sacrée » par les wagnerophiles, encore un temple par trop chrétien...). Savoir édifer, concrètement et imaginairement, des lieux, permet de se les approprier.

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le Festspielhaus Bayreuth conçu par Richard Wagner

« Nous voulons nous traduire nous-mêmes en pierres et en plantes, nous voulons nous promener en nous-mêmes, lorsque nous circulons dans ces galeries et ces jardins. »

Les lieux rhétoriques de la mnémotechnique antique doivent devenir des lieux personnels où intensifer notre expérience du monde, jusque dans notre appropriation de la nature, à travers un art des jardins où nous enchantons la nature inhumaine pour en faire un paysage personnel (cf. le §17 : motiver sa pauvreté, comme le jardinier avisé).

§281. Dans l’argile ductile4 de l’expérience de l’espace, c’est ainsi notre propre vitalité que nous éprouvons : la symbolisation de l’espace anime et dilate notre expérience intime de la durée. Nos déambulations dans l’espace dictent à nos pensées et à leur objectivation artistique leur rythme d’élaboration.Nos pensées aussi, comme l’amitié astrale, doivent avoir leur temps, connaître leur fnitude, et nous conduire à l’aimer. Le dernier mot, le dernier coup de ciseau du sculpteur, sont des coups de grâce,matadorsde la pensée et de l’œuvre. Cette mélancolie qui point à l’approche de la fn (voir le §296 de Par-delà le bien et mal), elle aussi, est profondément aimable. Celui qui la vit comme une mort insensée tremble à l’approche de la fn, ne parvient pas à fnir, gesticule et se noie – il ne parvient

4 Ductile : qui peut être allongé, étendu, étiré sans se rompre.

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pas à se résoudre à la fnitude de l’œuvre, de sorte que son chef-d’œuvre demeure toujours inachevé. On reconnaît ici encore l’ombre de Dieu : la volonté romantique d’absolu qui affeure dans le fnale d’une œuvre. Telle est la « mélodie infnie » de Wagner.

Celui qui comprend la nécessité de la parturition5 (accouchement, enfantement, expulsion du contenu utérin) fait son deuil et se réjouit de l’autonomie qu’acquiert l’œuvre dont on s’est départie au moment où on l’a mise au monde. Elle n’est plus à nous, nous sommes déjà un autre : mais elle est à l’image de nous – « harmonie fère et calme ». En somme, on se déleste de la charge religieuse de la mythologie de la création pour concevoir l’œuvre comme ce dont on se débarrasse – non pas un bon, mais un beau débarras (cf. le §93 : on écrit pour se débarrasser de ses pensées).

Penser l’œuvre comme une tragédie : il faut un acte V ; comme une affaire d’État : scandale, puis dénouement, et l’on passe à autre chose. La transposition peut alors opérer : dans la topologie du Golfe de Gênes, la mélodie des formes altières retombe fèrement dans la mer qui l’a vue naître, parce que c’est la pensée de la vie qui l’animait – de même la pensée et l’œuvre doivent s’achever : c’est le mouvement de la vie qui, pour se renouveler « dans les formes », refue alors.

Vue du golfe de Gênes

5 Cf. la maïeutique de Socrate.

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Amor fati, pensée de la vie, non de la mort : architecture vitale de l’œuvre et de la pensée.

La perfection ne se trouve ainsi ni au milieu, ni certainement au début, mais seulement à la fn. Chef-d’œuvre est le nom de la pensée ou de la mélodie à laquelle il n’y a plus rien à ajouter, ni à retrancher sans que cela lui porte préjudice. Ce sentiment de perfection n’est autre que celui produit par l’amor fati.

§282.Cettetranspositionde l’architecture vitale sur le plan de l’architecture poétique, qui nous fait passer de l’espace à la durée, trouve dans l’ethosexistentiel un mode où elle devient superposition : l’allure (Gang, en allemand) est au confuent de l’espace vital et de la durée rythmique. C’est le déploiement du mouvement par lequel les formes de vie se coulent dans les interstices de la vie socialisée. Mais cette superposition est encore une manière de créer du jeu dans les fgures conceptuelles de la transposition : lafèreallure du Golfe de Gênes laisse place à la piètre allure de celui qui force l’allure, Napoléon.

Seuls les grands peintres qui savent trouver la fn (Ingres et David, mais aussi les historiens et écrivains – on songe à laVie de Napoléonde Stendhal, qui n’est cependant pas réputé pour ses « fns ») pourront lui donner fère allure posthume dans l’esprit de ses admirateurs. De même que le matériau brut fait saillie dans le fux de la vie pour lui ôter sa grâce, dans son mouvement pataud de stylobate (soubassement en architecture), de même, conclut Nietzsche dans une excise exquise, on rit du ridicule des mauvais écrivains dont la balourdise empêche de savourer le style. La force de vivre, c’est la puissance qu’a la vie de se dominer elle-même pour intensifer, dilater et canaliser gracilement son propre fux sans sortir d’elle-même. L’écriture recherchée se dédouble, au contraire, et se regarde elle-même. De la sorte elle se fossilise et se rigidife : elle s’écrit au futur antérieur. Les pieds apparents des mauvais rimailleurs sont ainsi révélateurs d’une forme d’arriération de la vie qui, au lieu de s’épancher, se prend les pieds dans le tapis. Il faut se méfer des replis baroques : Nietzsche n’est pas Leibniz. Au lieu de troubler nos eaux pour les faire paraître profondes, comme le dira Zarathoustra, nous avons à devenir superfciels par profondeurs (préface).

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Espérances (§283-289)

Jusqu’ici, il a donc été question de ce dont le regard devait se détourner pour rendre l’amor fati possible, sur la ligne de crête qui oppose le nécessitant et le nécessiteux :

§276 Nécessitant à la recherche de la pure affrmation, c’est-à-dire de la vie adhérant à son propre jaillissement /nécessiteuxqui ne trouve la force de s’affrmer que dans la réaction, la négation, le pathos du scandale (à bon entendeur pour l’époque moderne) ;

§277 Nécessitantqui fait du hasard de sa vie une nécessité immanente à sa propre force de conversion de la contingence pour en réaliser le récit /nécessiteuxqui, faute de comprendre pourquoi les choses tournent parfois à son avantage, imagine qu’une bonne fée, un bon démon veille sur lui ; son récit de soi est une récitation de fables apprises ailleurs ;

§278 Nécessitantqui voit la vie à l’endroit, au participe présent, au lieu de vivre son présent comme futur néant /nécessiteuxincapable de trouver du sens à sa vie dans l’immanence de sa propre force vitale, et cherche à tout prix du sens à la vie dans son dehors. Mais à la mort de Dieu il se trouve, comme l’écrira Camus, seul devant le silence déraisonnable du monde ;

§279 Nécessitantqui connaît la précarité de toute alliance et s’en réjouit malgré la souffrance qu’elle emporte avec elle /nécessiteuxqui ne comprend pas qu’on puisse lui tourner le dos, qui vit tout éloignement comme une fuite et une trahison (comme ce fut le cas de Wagner et des wagnériens à l’endroit de Nietzsche) ;

§280 Nécessitantqui se bâtit un monde matériel-symbolique où transitent ses propres forces, un monde qui se moule sur ses propres besoins /nécessiteuxqui se réfugie dans des lieux habités par d’autres et par les besoins des autres, s’identifant à des besoins grégaires (Églises) ou bien s’inféodant aux aspiration évhéméristes6 d’un seul (Bayreuth) ;

§281 Nécessitantqui cisèle sa pensée et ses œuvres jusqu’au dernier coup de ciseau pour pouvoir se débarrasser de cette enveloppe et faire sa mue /nécessiteuxqui se laisse absorber par son œuvre et s’y oublie jusqu’à n’en plus pouvoir sortir ;

§282 Nécessitant qui stylise sa vie en y introduisant l’espace de jeu nécessaire pour sa transfguration esthétique, sans jamais céder au formalisme /nécessiteuxqui a besoin de se voir reconnu à travers ses objectivations pratiques, productives et poétiques, qui tire ainsi sa confance en lui-même du dehors et ne parvient pas à cacher son ambition et par suite sa faiblesse

6 L'évhémérisme est une théorie selon laquelle les dieux seraient des personnages réels, sacralisés après leur mort, leur légende étant embellie jusqu'à devenir une sorte de symbolisme absolu et universel. Elle tire son nom du mythographe grec Évhémère.

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§283. Cette oscillation entre la nécessité instituée et la nécessité instituante (pour reprendre une idée d’Olivier Ponton défendue dans Le « Gai savoir » de Nietzsche) indique bien que l’esprit libre est encoresur la ligne de crête indécise où son allure hésite. Il faut en découdre, il faut « se résoudre à », ce qui est tout l’inverse d’une résignation. La résolution signife l’engagement en faveur d’une des deux branches de l’alternative. Cesser de se résigner à vivre sa vie comme celle d’un nécessiteux. C’est à nous de nécessiter les choses.

La résolution du nouvel an doit donc prendre la teneur d’une force de volonté qui s’alimente à des modèles. Mais ceux-ci sont, dans « le sable et la vase de la civilisation d’aujourd’hui », introuvables : il doit alors se les fgurer, comme le jardinier se fgure la nymphe des eaux qui veille sur son bien. Cette fgure à venir, pour échapper à toute forme d’eschatologie messianique, n’est pas encore le surhomme. Il faut s’être rendu disponible pour le surhomme. Il faut déjà être prêt pour le surhomme, et avant cela, il faut se fgurer l’imminenced’un type d’hommes supérieurs qui en indiquent les nécessaires préparatifs.

Ce sont leshommes préparatoires. Le surhomme demeure un modèle, une fction téléologique pour se donner de l’audace et du courage. L’homme préparatoire, lui, est imminent, ce qui signife que les prodromes en sont détectables : c’est une fgure inchoative7, « commencement d’un âge plus viril ».

On reproche beaucoup à Nietzsche ce modèle viriliste de l’éthique, parce qu’il s’accompagne il est vrai de diagnostics suspects relatifs à la virilisation de la femme émancipée, dans lesquels on croit trouver une inquiétude, celle d’un « trouble dans le genre ». Mais après tout, Nietzsche n’est sans doute pas lui-même assez nietzschéen pour tirer toutes les conséquences de son éthique de lavirtù : l’audace debraverles fausses nécessités destinales qui nous sont assignées et que nous nous assignons à nous-mêmes est celle-là même dont les premières féministes allemandes, comme son amie Malwida von Meysenbug, ont témoigné pour s’arracher aux absolutisations romantiques de « l’éternel féminin ».

La devise des hommes préparatoires n’est donc pas masculine, si l’on arrache le concept culturel de virilité à son ancrage strictement viril :si chercher en toute chose ce qu’il faut surmonter en elles est viril, cela n’appartient pas pour autant qu’aux individus mâles.

7 Qui indique le commencement, le déclenchement ou la progression graduelle d'une action.

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Il n’y a pas de rupture, dans cet aphorisme, avec ce qui précède, mais une intensifcation de la volonté de puissance :surmonter nos dégoûts pour privilégier ce qui agrée notre goût (§276),surmonter notre penchant à projeter dans le monde des intentions (§277), surmonter notre anticipation nihiliste de la mort (§278), surmonter notre conception idéaliste de l’amitié et de l’amour éternels (§279) surmonter nos aspirations à l’au-delà enracinés dans l’ici-bas (§280),surmonter notre volonté de bâtir des monumentsaere perennius, surmonter l’impudeur métaphysique de notre désir d’achèvement (§281-282).

« Car croyez-m’en ! — le secret pour moissonner l’existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement ! »

Cet héroïsme, d’ailleurs, n’a pas la complaisance brutale de lacupido gloriae qui se rend aveugle à ce qui l’a rendu possible : le Soi, tissé d’altérité, n’est advenu à lui-même que par l’effcace maïeutique8 de ce qu’il a surmonté. Nulle victoire sans indulgence envers la vanité du vaincu, sans la modestie qui reconnaît que le hasard joue en faveur de celui qui voit dans le hasard ce à partir de quoi nous faisons de nos vies un récit où les événements fnissent par apparaître comme une nécessité. Nul commandement sans obéissance : le créateur danse dans les chaînes de la convention (voir le §140 du Voyageur et son ombre). La résolution courageuse n’a rien de la témérité de celui qui croit exister à partir de rien (sentiment d’anhistoricité du glorieux contraire à la ferté de l’homme de l’avenir, §337), parce qu’il n’y a qu’un pas entre cette mythologie du héros sorti de la tête de Jupiter et le nihilisme de celui qui déclare : après moi le déluge. Ce que nous surmontons, dans les choses, c’est toujours une interprétation personnelle de ce qu’elles sont – c’est donc toujours fnalement un aspect de nous-mêmes.

Le héros nietzschéen ne se complait donc pas dans quelque robinsonnade, qu’elle soit celle de la mégalomanie mondaine (Wagner) ou du sage épicurien qui se contente de vivre caché au fond des bois (voir le début du §311).

En fn de compte, on assiste ici à une étape cruciale : la résolution, ferme mais douce, du nouvel an,détournement du regard, apparaît comme le premier degré d’une bravade que la vie entreprend vis-à-vis d’elle-même et, à mesure que croît la maîtrise qu’elle a d’elle- même, cette vitalité devient une force d’arrachement et de conversion de l’adversité, avant que nous ne nous décidions fnalement à devenir « maîtree tpossesseur ». La déprise du

8 Technique qui consiste à bien interroger une personne pour lui faire exprimer (accoucher) des connaissances.

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Wegsehen(regarder ailleurs) permet d’avoir prise sur le réel et sur soi-même. C’est la condition d’une reprise, au sens d’un correctif, mais aussi d’un da capomusical, voire d’une réélaboration textile et tissulaire : l’amor fati, c’est la force par laquelle la vie non seulement se reprend, mais se reprise.

§284. Il n’est dès lors pas étonnant que, de nouveau, ce portrait de l’homme préparatoire s’accompagne de considérations attenantes aux conditions de possibilité de sa fortifcation.

Sans doute en hommage à mots couverts à l’essai d’Emerson, Self-reliance, que Nietzsche admire (non sans réserves cela dit), Nietzsche renchérit sur lui. Mais pas pour dire la même chose (comme suggère d’ailleurs l’allemand : Glaube an sichet nonSelbstvertrauen), mais pour préciser qu’il en existe plusieurs formes.

La typologie très duelle des premiers paragraphes se raffne : il ne s’agit plus d’opposer ici les confants et les timorés. Même parmi ceux, rares, qui croient en eux-mêmes, la plupart n’ont de la confance que l’apparence, comme fction utile pour se rendre aveugle à leurs propres abysses – il s’agit d’une confance héritée et non conquise de haute lutte. La véritable confance en soi demande ainsi d’avoir déjà reconnu ses faiblesses : elle commence nécessairement par une défance envers soi, et par suite exige un scepticisme à l’égard de sa propre valeur.

On est ici à mille lieux du discours volontariste du développement personnel : « fais-toi confance », « écoute-toi », « sois toi-même ». Non, justement, il ne faut surtout pas fonder la confance en soi sur une conception statique de l’identité qui se repose sur soi – l’individualisme contemporain est la fgure néolibérale de la vie bourgeoise qui, pour plus de confort, nous exhorte à « sortir de notre zone de confort » comme on se plaît à rassasser communément aujourd'hui (« chéri, sortons de notre zone de confort et, plutôt qu’en Corse, partons cette année aux Canaries » !). Partir en guerre contre soi-même, disait le paragraphe précédent, est le geste fondateur de la confance en soi, parce que le Soi s’édife toujours contre un Moi qui voudrait tyranniquement dicter la forme défnitive ce que nous sommes. D’où l’éloge des habitudes courtes (§295), contre la tyrannie des habitudes. La confance en soi est une confance exigée et exigeante.

§285. Toujours plus haut, donc : exclesior ! est l’impératif de l’homme préparatoire, contre la volonté nihiliste de connaître une fn : « Vérité » des scientifques et des philosophes,

« Être » des métaphysiciens, « Sabbat des Sabbats » des religieux. Il n’y a pas de ligne

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d’arrivée. Paradoxalement, la confance en soi doit être fnie, sans quoi c’est la fn : on se fait confance de manière aveugle,sans fn(endlosen Vertrauen). La fn qu’il fallait trouver tout à l’heure n’est que la fn d’une phase de création de soi par soi qui est rendue possible par l’œuvre ou la pensée, ce n’est pas la fn dernière. Donc : il faut savoir trouver la fn, parce que cette fn marque le terme d’une phase de maturation et d’intensifcation du soi, mais il ne faut pas se complaire dans une fn dernière. Voilà pourquoi la confance en soi doit toujours être limitée et l’individu, par suite, méfant à l’égard de sa propre confance.

Même le guerrier viril d'autrefois doit se méfer de son propre amour de la guerre.

Méfons-nous de l’image, sans nous en défer : par provocation, Nietzsche défend l’agôn, la lutte, contre l’éloge entendu de la paix, mais il n’ignore aucunement que la lutte est un moyen et non une fn, le moyen de nouvelles formes d’apaisement plutôt que de paix. La guerre est donc le nom, chez Nietzsche, du jeu dialectique entre la volonté de puissance centrifuge, celle qui veut créer, et la volonté de puissance centripète, celle qui rassemble et organise l’énergie organique pour la stabiliser. Ce que veut le bon guerrier, ce n’est pas la guerre, c’est « l’éternel retour de la guerre et de la paix », parce que la lutte pour la lutte ne vaut pas plus que la paix pour la paix : Dionysos (la force de déstructuration) sans Apollon (la force de structuration) n’a pas plus de sens qu’Apollon sans Dionysos. Cela dit, cette dialectique n’est pas hégélienne : elle ne connaît pas de réconciliation. C’est l’inverse : si c’est le combat qui terrasse la paix dans son combat avec elle, alors le combat devient la fn dernière, auquel cas le triomphe fnal de Dionysos signife que, en tuant Apollon, Dionysos est devenu son adversaire. La victoire de Dionysos sur Apollon ne peut que signifer le maintien du combat entre la lutte et l’équilibre. Non pas l’équilibre entre la lutte et l’équilibre (parce que cela signife la disparition de la lutte – Hegel), et pas non plus le triomphe de la lutte sur l’équilibre (parce qu’alors il n’y aurait plus à lutter, la lutte n’aurait plus d’aliment pour exister : la lutte meurt de triompher – Socrate contre les sophistes).

Un nouvel ascétisme apparaît alors : il faut renoncer désormais à tout ce qui procurait à l’existence une solidité apparente. Nietzsche n’est-il pas lui aussi alors un continuateur de l’idéal ascétique qu’il morigène ?

Oui et non. Surtout non. Non, vraiment pas...

Oui, dit le lecteur-Apollon : c’est par renoncement qu’il s’affranchit de l’idée de fn

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dernière (Dieu et tous ses go(o)dies).

Non, dit le lecteur-Dionysos : ce renoncement qui renonce n’est pas un renoncement ascétique, mais un détournement.

Le renoncement au renoncement n’est pas homogène à ce à quoi il renonce. Certes, c’est un renoncement qui renonce à tous les produits du renoncement ascétique (et renoncer au renoncement, négation de la négation, peut produire alors une affrmation) ; mais en fait ce renoncement n’est pas sur le même planque ce à quoi il renonce, parce qu’il n’est pas le fruit d’une volonté affaiblie mais celui d’une volonté forte. Il n’y a donc aucune prestidigitation logique à renoncer au renoncement, parce que l’on ne parle pas de la même chose (il n’y a semblablement aucun sens à reprocher à celui qui récuse le principe de non-contradiction le fait qu’il se contredise). Le renoncement, c’est la négation des forces de vie. Ainsi, le renoncement à ce renoncement ne saurait aucunement provenir d’une négation, parce qu’une forme de vie qui renonce à la puissance ne peut pas avoir la puissance de renoncer à son impuissance.

La logique de l’Entsagung (renoncement)sur laquelle joue Nietzsche ici est une logique du renversement qui se joue sur le plan de la force, et non sur le plan de la logique binaire. Le lecteur qui essaierait de prendre Nietzsche en fagrant délit de contradiction performative est un enfant puéril qui fait joujou avec la logique pour essayer de prendre l’auteur dans les flets d’une manière de pensée dont il a montré qu’elle était elle aussi un produit de l’ascétisme. Il n’y a donc qu’un ascète de la Vérité pour s’opiniâtrer à retenir Nietzsche dans les flets de la logique aristotélicienne. La vie n’est pas conforme à la logique, c’est la logique qui est conforme à une forme, diminuée, de la vitalité (voir le §111, Origine de la logique).

Preuve en est la métaphore que Nietzsche convoque : le renoncement ascétique est horizontal, il est le déversement de la vie individuelle dans des abstractions eschatologiques. Au contraire, renoncer àcerenoncement, c’est en produire un autre : un renoncement de la force, un renoncement qui fait barrage à la fuite horizontale de la vie hors d’elle-même. C’est donc une force de concentration, d’intensifcation et par suite d’élévation de la puissance, bref, une forcedeverticalisation de la vie qui lui donne à la fois saprofondeur et sa hauteur : ALTIUS, FORTIUS, mais certainement pas CITIUS (plus vite). La performance de la volonté de puissance n’est pas quantitative, mais intensive. La

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dilatation de la vie signife ainsi l’écartement de notre palette émotionnelle, affective et judicative, un ralentissement du tempo de l’expérience, lorsque nos fns se trouvent en nous-mêmes, sur le plan téléologique (comme fnalité), et non hors de soi, sur le plan eschatologique (comme terme).

§286.Une fausse digression intervient alors : ce n’est pas une sortie de route, mais une réfexion sur ce qui vient d’être dit. D’ailleurs, le terme allemand ne connote pas exactement la même idée : Zwischenrede, c’est une réfexion interstitielle. Une sorte de

« soit dit en passant », « à bon entendeur ». Cela fait partie des remarques émaillées qui clarifent le pacte de lecture nietzschéen.

Nietzsche vient en effet de nous faire part de ses espérances : un âge viril de l’humanité, une nouvelle forme de la confance en soi qui viendrait en structurer l’éthique de la vertu, une puissance de dépassement qui résiderait dans la conversion du renoncement où la rétention et la sublimation de la puissance remplaceraient sa fuite en avant dans l’idéal.

Il est apparu que ces espérances pouvaient être fort mal interprétées : qui lit Nietzsche aussi vite que l’ascète se déverse en Dieu aura tôt fait de considérer l’homme préparatoire comme un conquistador viril, l’homme confant comme un autosatisfait (voire un gourou de ce pathétique développement personnel : « nan mais ce qui compte, tu vois, c’est d’être soi-même » ; « écoute, j’ai bien réféchi, et je crois qu’il faut que je commence à penser à moi »), l’éthique de la prise de hauteur comme un impératif de productivité et / ou d’érudition.

Un problème apparaît, un problème de taille : celui de lacompréhensionvécue de ce que dit Nietzsche. Ici, on pourrait se dire : « le message est passé ». Parce que notre siècle de la communication est celui où l’on ne parle que de messages à faire passer. La littérature et la philosophie ne commencent qu’à partir du moment où l’on cherche à ne pas communiquer, c’est-à-dire à ne pas communiquer sur le mode informatif et transitif de l’encodage- décodage (la théorie de l’information de Shannon a fait beaucoup de mal à l’élaboration d’une conception non formaliste de la linguistique).

Nietzsche a conscience d’une diffculté liée à tout discours qui est produit par une forme de vie étrangère à celle que la modernité sécrète tendanciellement : une conception du monde produite par un esprit gai estincompréhensibleà un esprit triste, à un individu

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affaibli, parce que cet individu est imperméable aux catégories nouvelles de pensée que propose le gai savoir. « Ce à quoi on n’a pas accès par l’expérience vécue, on n’a point d’oreille pour l’entendre », expliquera-t-il dans Ecce Homo. À ce titre, on n’écrit pas d’abord pour être compris, mais appris par cœur, dit de son côté Zarathoustra : un classique n’est pas tant fait pour être lu (pouravoir été lu, selon la logique réactive de l’individu faible qui vit au futur antérieur) que pour être relu,ruminé jusqu’à ce qu’il nous transfgure. D’où des pauses de digestion entre chaque repas, chaque aphorisme.

Professeur de lente lecture : tel est le philosophe, le bon : il doit avoir été philologue. Le sens ici est chargé, surchargé, saturé par la vie qui le leste.

Pour se réjouir des espérances nietzschéennes et les comprendre, sur un plan qui n’est pas seulement théorique, il faut donc avoir vécu en son âme l’expérience extasiée de l’aurore.

Cette expérience, Nietzsche ne peut pas nous la transmettre si nous ne l’avons vécue, mais il peut en revanche la rappeler en nous à l’existence, puis l’intensifer et la transfgurer. La pensée ne peut pas tout : elle reconfgure les expériences vécues déposées en nous, mais elle ne peut les susciter à partir de rien. Il faut donc avoir vécu les expériences dont il est question ici pour que la lecture de Nietzsche ne soit pas du temps perdu à ne rien comprendre d’autre que ce que nous y projetons nous-mêmes. Croire qu’une lecture va nous transporter et nous changer d’un coup, c’est encore croire aux miracles, et entretenir une conception romantico-religieuse de l’art. C’est encore être un homme du renoncement, qui attend d’être ravi par un autre – « donne-nous ce dernier homme Zarathoustra » ; quant au surhomme, nous te le laissons.

§287.C’est exactement dans cette perspective que Nietzsche rappelle l’importance d’un plaisir oublié, celui de la cécité.

« Mes pensées, dit le voyageur à son ombre, doivent m’indiquer où je me trouve : mais elles ne doivent pas me révéler où je vais. J’aime l’ignorance de l’avenir et je ne veux pas périr à m’impatienter et à goûter par anticipation les choses promises. »

Depuis Descartes, l’Europe vit dans l’aveuglement progressif de la lumière industrielle et de la transparence à soi de la raison. La valeur d’exposition devient progressivement la valeur par excellence. C’est là l’obscénité hédonique de l’homme moderne qui veut avoir le monde à sa disposition immédiatement. Obscénité du visible, parce que le désir de

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conquête, et le désir érotique tout court, nécessitent le combat de l’obscurité et de la lumière. Tous les livres de Byung-Chul Han, de ce point de vue, sont des notes en bas de page aux analyses nietzschéennes (voirLa société de la transparence & Dans la nuée, notamment).

En vertu d’un dangereuxhysteron-proteron9 (inversion de la cause et de l’effet), l’écrivain moderne se donne le point d’arrivée de sa pensée avant même d’imaginer les moyens d’y parvenir. C’est où il n’est qu’un avocat : qu’on lui donne lacauseà défendre, qu’importe sa pertinence, il trouvera les instrumentsad hoc10 pour lui donne l’apparence d’uneffet logique. La pensée véritable trouve sa clarté en elle-même, mais elle la gagne toujours sur l’ombre qui se reporte dans l’avenir. Nietzsche philosophe à la lampe frontale en pleine nuit (et non, comme cet allumé à la lanterne en plein jour du §125).

Les espérances du paragraphe précédent sont donc des espérances qui indiquent où l’on en est, mais pasoù nous allons, parce que l’avenir demeure incertain. L’advenue d’un âge viril n’est pas un lendemain qui chante, c’est la réjouissance d’une possibilité logée au sein même du présent, mais dont l’advenue future n’est aucunement nécessaire. C’est à nous de convertir le hasard en nécessité.

§288.Pour s’éprouver comme un lac qui s’élève et s’approfondit (§286), pour vivre la pensée comme une expérience vécue qui nous approfondit (§287), il faut donc s’être arraché aux formes de pensée et de vie standardisées du grand nombre, aux appétits vulgaires deshoi polloi (la masse). C’est toujours dans cette perspective de la distinction qu’il faut parvenir à vivre des états d’âme élevés. Mais pas au sens pseudo-aristocratique de la comparaison égratignée par Bourdieu (dansLa distinction. Critique sociale du jugement), qui est une distinction socioculturelle et économique. Ce que Nietzsche appelle l epathosde la distance, c’est le sentiment d’élévation que l’individu aristocratique conquiert par rapport à soi-même (il faut arrêter de politiser Nietzsche à contresens : c’est le lire d’un point de vue « classiste »). D’ordinaire, c’est unstimulusextérieur qui nous permet de vivre cette élévation durant la grâce d’un instant : face à une œuvre d’art, par exemple, nous nous rengorgeons de notre capacité d’exaltation, puis nous revenons à nos occupations quotidiennes. La véritable élévation doit devenir une dimension de notre personnalité, et non un accident de notre substance sociale. Même celui qui fait de

9 Hústeron / « dernier » etpróteron / « premier » : présenter les termes (mots ou propositions) d’une phrase dans un ordre contraire à la chronologie ou à la logique. Le but est d'attirer l'attention sur l'idée la plus importante en la plaçant en premier.

10 Ad hoc : Destiné expressément à un usage.

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l’élévation spirituelle, intellectuelle et esthétique l’objet de sa recherche s’éparpille dans des directions trop multiples pour pouvoir s’élever dans une seule direction. Pour cela, il faut se focaliser sur un seul sentiment élevé. Le pathos de la distance n’est donc qu’un préparatif, unedisposition à l’élévation plutôt que l’élévation elle-même. Il fait partie de ces conditions favorables préalables qu’évoque le texte.

On vérife ici que l’élévation n’est pas une fuite romantique dans les nuages, même si elle provoque le sentiment d’être « comme » en repos sur les nuées. Parce que c’est dans l’ascension scalaire11 que réside ce sentiment d’être comme en repos, parce que c’est un repos apparent, chez celui qui vit l’ascension avec aisance et grâce ; c’est unrepos ascensionnel, et non un plaisir d’avoir trouvé la fn. Voilà pourquoi il est important de remarquer le comparatif, qui a valeur de « comme si » (comme dans la phrase de Descartes : « commemaîtres et possesseurs de la nature »). C’estcomme si nous gravissions pas-à-pas un escalier (Wie-auf-Treppen-steigen) et en même temps étions en repos sur les nuages (Wie-auf-Wolken-ruhen : l’expression indique presque que ce repos est en mouvement).

Plaisir dynamique du mouvement ascensionnel (Dionysos) ; plaisir statique d’être arrivé (Apollon) : le plaisir de l’élévation au participe présent se redouble du plaisir de s’être élevé au participe passé. C’est donc un état mixte, comme tout à l’heure la guerre, qui est à la fois lutte et paix. L’élévation est un mouvement à la fois ascendant et descendant : elle rassemble en elle l’élevé et le profond, parce que l’élévation suscite dans la distance qu’elle produit la profondeur, comme le lac du §285. L’élevé et le profond ne sont que deux vections du même mouvement.Si l’élévation est altière, elle n’a pas l’arrogance de classe superfcielle de celui qui ne se voit qu’en surplomb. Les plaisirs de l’âme sont ambivalents, comme le dit le latin altus, à la fois élévation et profondeur. Voilà l’idéal encore jamais atteint. Pour le moment, le philosophe, faute d’un mouvement continuel entre l’élevé et le profond, commence par alterner entre l’élevé et le profond : élévation spirituelle dans la solitude du vivre caché, comme Zarathoustra qui se retire dix ans de la société des hommes ; profondeur du sage qui ne se complaît pas dans l’autarcie et approfondit son élévation par l’enseignement et retourne dans la ville appelée « la vache tachetée » (la démocratie moderne). On devine que cet état d’âme élevé, l’amor fati, a besoin de s’approfondir, de s’alourdir d’un enseignement, un lourd enseignement qui est son poids le plus lourd : l’éternel retour.

11 Scala = escalier

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§289. Il s'agit d'un plaidoyer pour une nouvelle terre morale.La pensée de l’éternel retour incorporée ouvre de nouvelles possibilités, un champ inexploré, celui de la création de nouvelles valeurs proprement terrestres : c’est une nouvelle aventure pour le vivant humain.

Perspective. Considérer l’effet que la justifcation globale de sa manière de vivre et de penser exerce sur un individu. C’est 1) un réconfort créateur pour lui (« spécialement pour lui ») ; 2). Ce qui confère de la liberté (indépendance par rapport à la louange et au blâme ; satisfait de soi, heureux, bienveillant) ; 3). Transforme le mal en bien car elle « fait éclore et mûrir toutes les forces et empêche de pousser la mauvaise herbe, petite ou grande, de l’affiction et de la contrariété ».

Conséquence. On est transporté de désir, on voudrait pouvoir« créer de nouveaux soleils de ce genre ».

Application. Chacun, même le méchant, le malheureux, l’homme d’exception doivent avoir leur philosophie. Il faut positiver et non pas tomber dans l’affect sombre de la pitié, avec sa cohorte de prêtres et de confesseurs. Il faut substituer à la pitié la justice, un nouveau mot d’ordre et de nouveaux philosophes propres à cette transformation morale.

C’est une révolution philosophique qu’il faut, comme la révolution scientifque a montré que la terre était ronde et qu’il y avait des antipodes.

§290.Le titre renvoie à l’évangile selon saint Luc, 10, 42, réponse faite par Jésus à Marthe, sa sœur Marie écoutant la parole de Jésus assise à ses pieds au lieu d’aider sa sœur Marthe à faire le service. Marthe demande à Jésus de le lui reprocher. « Le Seigneur lui répondit :

« Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. / Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. » (10, 41-42).

Affrmation. « Donner du style » à son caractère est« un art grand et rare ». Il s’agit de faire de soi une œuvre d’art.

Mode d’emploi. C’est ce qu’il faut exercer. Comment ? Il faut d’abord embrasser du regard tout ce que sa nature personnelle offre de forces et de faiblesses (l’inné). Il faut ensuite l’intégrer sur un plan artistique, en donner une raison d’être, que chaque élément apparaisse« comme art et comme raison » (rien de trop, harmonie, tout est à sa place), et qu’ainsi« même la faiblesse enchante l’œil ». Alors, par ce travail sur soi, on a pu avoir

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« ajouté ici une grande quantité de seconde nature » (soit une nature créée, artifcielle), et

« retranché là un pan de nature originelle » (le donné biologique). C’est le fruit « d’un long entrainement et d’un travail quotidien ». Ainsi, le laid en soit que l’on ne peut éradiquer sera caché, et ailleurs, il est réinterprété sous forme de sublime. Ce qui ne peut être mis en forme doit être réservé pour des« perspectives distantes », suggérant le lointain et l’incommensurable. Il s’agit donc d’agir sur soi par soi, personnellement, pour ne pas se laisser aller au goût commun, dont peu importe qu’il soit bon ou mauvais, l’importance étant qu’il soit commun, soit celui du troupeau.

Qui

? Force et faiblesse. Dans une telle contrainte, ce sont« les natures, fortes, tyranniques » qui savoureront le mieux cet accomplissement. Par leur« puissant vouloir », ils se délectent d’une« nature stylisée », « vaincue et mise à leur service ». La force est bien la maîtrise, l’impression de formes personnelles au monde : ils parviennent à styliser le monde, et donc leur existence. A l’inverse, les « caractères faibles » (ce qui est étranger à la position sociale,« ce peuvent être des esprits de premier plan ») au contraire détestent servir, et

« haïssentla sujétion du style ». Leur interprétation du monde est tout autre : ils célèbrent le laisser-aller, la « libre nature ».

Eloge de la stylisation de la vie

: esthétique et valeurs. L’homme ne s’avère tolérable que s’il a stylisé sa vie, lutté contre la nature. Pourquoi ? Car celui qui est mécontent de lui- même vit dans le ressentiment, la laideur, et les fait subir aux autres, qui deviennent sa victime : « la vision du laid rend mauvais et sombre. »

Reprise du titre de l’aphorisme :

« une chose est nécessaire : que l’hommeparvienne à être content de lui- même – fût ce au moyen de telle ou telle poétisation et de tel ou tel art ».

§291. Éloge des Génois. L’architecture de la ville laisse voir des hommes qui, de génération en génération, ont été des« hommes intrépides et maîtres d’eux-mêmes », « bons envers la vie », mais parfois« méchants » envers eux-mêmes. Ce sont des« bâtisseurs » qui ont su exercer leur force et conquérir par leur regard. Le bâtisseur, l’homme fort, « veut intégrer tout cela à son plan et fnir par se l’approprier en en faisant un élément de ce plan ». Cela relève d’un« somptueux égoïsme ». Par l’architecture, chacun inventa une manière de s’exprimer, subjugua la nature en inventant des paysages. C’est à nouveau l’éloge de la

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loi personnelle, de l’attitude esthétisante via un égoïsme de bon aloi. Gênes, la cité des palais, de ces demeures dont les riches propriétaires considéraient qu’on devait pouvoir les reconnaître avant même de débarquer au port, est la ville de l’affrmation de soi, d’une volonté individuelle et personnelle de puissance : je ne puis supporter la vue de ce que je n’ai pas créer sans rêver que je l’ai créé.

Est donc mise en avant ici l’idée d’un délire des constructeurs, qui imaginent être les auteurs de ce dont ils ne sont que les spectateurs : délire libre, gai, innocent, délire qui ne consiste pas à nier mais à affrmer le délire même de la vie.A mettre en contrepoint du § 305. C’est en effet pour l’individu une manière de vivre et d’imaginer la vie qui permet de lui donner un sens et de parvenir à l’aimer : faire comme s’il s’imposait tout à lui-même, faire comme s’il imposait tout aux autres, y compris ce que les autres imposent. Je ne supporte de richesse, de beauté, de loi qu’individuelle. Cette mise en scène s’oppose radicalement à celle du chameau qui subit et porte ; à celle de l’impératif catégorique de Kant, dans lequel Nietzsche débusque le plus grossier égoïsme, qu’il ne faut pas confondre avec l’individualisme :

« C’est de l’égoïsme en effet que de ressentir son jugement comme loi universelle ; et un égoïsme aveugle, mesquin et dénué d’exigence parce qu’il révèle que tu n’es pas encore créé un idéal propre et rien qu’à toi : et ce dernier ne saurait jamais être celui de quelqu’un d’autre, encore moins de tous, de tous ! » (p. 271)

C'est donc un éloge de l'individualisme contre l'égoïsme déguisé sous la morale ! Les Génois sont dans un délire qui n'est pas encore de l'individualisme, mais qui n'est certainement pas de l'égoïsme nocif qui aplanit tout. Ce délire a sa positivité...

§292.Comme on le verra, Zarathoustra est celui qui ne succombe pas à l’illusion des contemplatifs.Il a su trouver son architecture pour parvenir à la connaissance. Cf.§ 280,

« Architecture des hommes de connaissance ». Ce qu’il manque aux grandes villes, ce sont des lieux clames et vastes, à l’écart du bruit, qui permette, hors des édifces religieux, de mener unevita contemplativa qui ne soit pas d’abordvita religiosa. Zarathoustra a trouvé dans la montagne ce lieu, et fait que savita contemplativa deviennevita religiosa. Dans sa montagne, il s’est traduit« en pierre et en plante » .En redescendant vers les hommes, sachant où il est, il ne sait où il va, se plonge dans l’incertitude de l’avenir. C’est à nouveau

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le « plaisir pris à la cécité », § 287.Il sait où il est car il a pris part aux « Etats d’âme élevés » plus d’un quart d’heure (§ 288).Cela n’avait été jusque-là « qu’un rêve et une possibilité enchanteresse : l’histoire ne nous en offre aucun exemple certain. » Des hommes aux états d’âme élevés, dans la durée, pourraient advenir : l’histoire « pourrait un jour enfanter de tels hommes – le jour où auront été créées et établies une multitude de conditions favorables préalables ». Ce sont des âmes « à venir » capables d’un état habituel qui est celui qu’a connu Zarathoustra pendant dix ans avec le lever et le coucher du soleil :

« un mouvement continuel entre l’élevé et le profond et le sentiment de l’élevé et du profond, comme une constante ascension de degrés en degrés et en même temps comme un repos sur les nuées. »

Voulant voir des mains tendues vers lui, annonçant mort de Dieu et éternel retour, on pressent ici que Zarathoustra va faire l’inverse des « prédicateurs de morale » : il ne va pas débiter ses ses valeurs comme on l’a fait jusqu’ici, dans une alchimie à l’envers. Il faut inspirer la terreur et non le dégoût. Que Dieu nous tienne quitte de Dieu, que la morale nous tienne quitte de la morale.

§ 293. La science, c’est-à-dire le gai savoir acquis par Zarathoustra, sa probité, lui a fait comprendre qu’il ne peut rester dans l’air des montagnes, où pourtant il est si bien, où « il dispose de sa force en totalité », où« ici, il peut voler ! » Le monde du bas, celui du troupeau, n’est qu’ « eaux troublées où l’on doit nager et patauger et où l’on ternit la couleur de ses ailes ! » Pourquoi l’homme qui détient la rigueur de la science, vit dans cet air viril devrait-il y retourner puisqu’ « il est trop diffcile d’y vivre » ? Zarathoustra vit dans sa montagne dans« l’air pur » - au sens propre et fguré – de l’§ 293: il rivalise avec le rayon de lumière, aimerait peut-être « enfourcher une particule d’éther » non pour s’éloigner du soleil mais aller vers lui. Mais les hommes vivant dans cet air pur et viril ne le peuvent pas ! Ils n’ont d’autre choix de se tourner vers la terre pour y répandre la nouvelle parole :

« faisons donc ce que nous pouvons seuls : apporter la lumière à la terre, être « la lumière de la terre » ! Et pour ce, nous avons nos ailes, notre célérité et notre rigueur, et c’est en cela que nous sommes virils et même terrifants, tel le feu. Qu’ils nous craignent donc, ceux qui ne savent pas se réchauffer et s’éclairer auprès de nous ! »

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Mais peut-être Zarathoustra est-il moins celui qui est contraint par ce trait humain, trop humain, que celui qui suit sa nature, celui qui, comme d’autres, est capable « de voler sans hésitation dans la direction où nous sommes poussés – nous, oiseaux qui sommes nés libres : » Car

« (q)uel que soit le lieu où nous parviendrons, nous y trouverons toujours autour de nous liberté et lumière du soleil. »

§294.Les hommes sont injustes envers leur nature et toute nature. D’où leur vient cet esprit d’injustice qui rabaisse les élans naturels ? De ces hommes qui transforment tout penchant naturel en maladie, et qui nous ont fait croire par leur spectacle que les penchants et pulsions de l’homme sont mauvais.

Or, bon nombre d’hommes ont le droit de s’abandonner à leur nature, mais ils ne le font pas, par peur de l’ « essence mauvaise » de leur nature.

C’est ce qui explique le peu de noblesse des hommes : leur méfance de leur nature. Or, la noblesse est possible, et consiste à écouter et accomplir cette nature. Le signe distinctif de la noblesse sera alors 1. De ne pas avoir peur de soi-même ; 2. De ne rien attendre de déshonorant de soi ; 3. De voler sans hésitation dans la direction où nous sommes poussés – « nous, oiseaux qui sommes nés libres » ! Le noble trouvera alors toujours liberté et lumière du soleil, où qu’il aille !

NB. Un tel aphorisme s’inscrit en droite ligne dans l’amor fati. L’amor fatiest en effet d’abord amour de la nature, et s’oppose nécessairement aux théoriciens de la nature déchue, de la nature perverse qui nous ont appris à avoir honte de la nature, de notre nature, donc de nous-mêmes. Au contraire, l’amor fatic’est, pour les hommes, le droit de s’abandonner avec grâce à leurs impulsions.

§295. « Brèves habitudes », versus habitudes durables et improvisation.

1. Déclaration d’amour envers les « brèves habitudes », moyen inestimable d’apprendre à connaître beaucoup de choses et d’états. Elles sont une prédisposition de la nature. La brève habitude est inséparable de la« croyance de la passion, la croyance à l’éternité », répandant« un profond sentiment de contentement » qui fait qu’on n’aspire à rien d’autre. Mais loin d’être éternelle, la chose à laquelle on s’est habitué fnit par avoir fait son temps et se détache de soi, paisiblement, sans dégoût pour ce qu’on a aimé. Alors le nouveau attend, et la croyance que ce nouveau goût sera éternel, « le bon défnitif », leurre

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à nouveau, mais positif. Nietzsche donne alors des exemples : mets, pensées, hommes, villes, poèmes, musiques, doctrines, ordres du jour, modes de vie…

2. Déclaration de haine envers« les habitudes durables », qui tyrannisent et qui guettent dans les fonctions, la fréquentation permanente des mêmes personnes, d’une habitation fxe, d’une unique de santé. Ainsi misère et maladie empêchent ces habitudes durables, ce qu’il faut louer.

3. Mais le pire – « la chose vraiment terrifante » – serait une« vie vierge d’habitudes », soit une vie exigeant toujours l’improvisation. Ce serait là l’exil et la Sibérie de Nietzsche.

Une habitude, c’est le moyen de connaître vraiment quelque chose, et quand les habitudes sont brèves, elles permettent le changement, et donc un changement de perspective, soit un accroissement et une multiplication de notre connaissance. Ce sont les courtes habitudes qui nous permettent d’expérimenter la diversité du réel : c’est pourquoi Nietzsche peut dire qu’il hait les « habitudes durables », soit celles qui emprisonnent dans une seule et même force de vie, mais que le plus insupportable serait l’absence totale d’habitude, car nous ne pourrions alors rien connaître de la vie.

Nietzsche procède alors à une analogie entre habitude et passion. Comme la passion, la courte habitude rend à la fois indifférent et sobre : elle permet de se détacher sans le savoir et sans le vouloir consciemment de tout ce qui ne s’incorpore pas à elle. Elle permet de détourner le regard.

Ces habitudes sont brèves car elles fnissent par se détacher de soi : ce n’et pas le sujet qui se détache des choses, mais les choses qui, tout naturellement (comme les feuilles jaunies d’un arbre, comme l’ancienne peau d’un serpent, comme une écorce craquant sous la poussée de la sève) se détachent de soi, et c’est parce qu’elles se détachent qu’on prend de la distance et que l’on peut, non ici les critiquer, mais se montrer reconnaissant, car grâce à la passion brève, on a vraiment connu quelque chose.

§296. Une généalogie de la mauvaise conscience

Constat. Siautrefois la réputation de fermeté fut chose extrêmement utile, cela l’est encore là où la morale du troupeau domine. Il s’agit bien de se « faire passer » pour avoir un caractère immuable, d’avoir une« réputation de fermeté ». C’est la louange la plus

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importante dans les situations dangereuses de la société : on pense alors que l’on peut compter sur la personne, cela passe pour une« vertu ». C’est donc un « instrument fable » car disponible à tout moment par autrui.

Généalogie. Une telle appréciation a prospéré et continue de prospérer en même temps que la moralité des mœurs. Insistance amphatique de Nietzsche sur les « nombreux millénaires ».

Ce qui est grave, c’est 1). qu’elle éduque des caractères et jette le discrédit sur tout changement, toute réorientation, toute métamorphose de soi. 2). Il est « l’espèce de jugement universel la plus nuisible possible à laconnaissance » car l’homme de connaissance est celui qui peut s’opposer« à tout moment avec intrépidité » contre l’opinion qu’il avait soutenu jusqu’alors. Aussi cette disposition fondamentale de l’homme de la connaissance entre-t- elle nécessairement en contradiction avec l’esprit de fermeté. C’est « la pétrifcation des opinions » qui s’attire tous les honneurs !

Les hommes de connaissance doivent donc toujours vivre sous l’anathème pour ce qui passe pour de la versatilité et un manque de caractère. C’est pourquoi il est

« vraisemblable » que pendant des millénaires, la connaissance a été affectée de « mauvaise conscience », et que« l’histoire des plus grands esprits a dû contenir bien du mépris de soi et de la misère secrète. »

Tout cet aphorisme est orienté contre une tradition et le grand malentendu portant sur les valeurs : croire que la constance, la fermeté, l’immuabilité du caractère sont des signes de vertu. Au contraire, la force et la noblesse résident dans la plasticité, le devenir, la nouveauté, et à savoir se réinventer.

Nietzsche analyse alors la façon dont s’est fxée cette valeur qui consigne comme une non- valeur inconstance, contradiction, etc. La fxation interprétative s’opère au moyen d’une longue durée : l’association systématique de la mauvaise conscience à un jugement traduit affectivement sa dévalorisation, donc son interprétation sous forme de non-valeur, le processus inverse étant aussi bien sur à l’œuvre, la glorifcation et l’adjonction systématique du sentiment de bonne conscience à la représentation de fermeté permettant de fxer l’adhésion.

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Cette tradition et cette inversion des valeurs est due à « la moralité des mœurs », défnie ainsi dansAurore, aux § 9 (« La moralité n’est rien d’autre (et donc, surtout, rien de plus) que l’obéissance aux mœurs, quelles qu’elles soient ; or les mœurs sont la façon traditionnelle d’agir et d’apprécier. Dans les situations où ne s’impose aucune tradition, il n’y a pas de moralité ») et 18.

Mauvaise conscience. Elle est l’effet psychologique du caractère social de la contrainte imposée à l’individu par le passage de ce qui serait la horde primitive à la première forme d’organisation sociale, d’Etat. Cet effet se décompose en deux temps. Premier temps : intériorisation de la force (agressivité) qui ne peut plus s’épanouir à l’extérieur : ce premier temps est celui du retournement de la force active contre soi, producteur de la douleur.

Puis – deuxième temps – cette douleur est elle-même intériorisée, càd spiritualisée : c’est le temps de la culpabilité. La culpabilité est le sens imaginaire attribué à la douleur, pensée désormais comme conséquence d’une faute. Le péché sera la forme la plus hautement idéalisée de cette mystifcation.

La mauvaise conscience est donc la conscience produite par les mauvais, càd ce que Nietzche désigne sous ce terme comme l’opposé de bon, dans l’évaluation des maîtres : les mauvais – les esclaves, les faibles, les malades.

On voit ici un nouvel exemple de la force des faibles : contaminer les forts, les bien- portants par contagion de la mauvaise conscience, leur insuffer le virus de la culpabilité.

Tel est leur pouvoir maladif issu du ressentiment. Ce sont les faibles qui causent le malheur des forts. Telle est la volonté de puissance des faibles : l’homme du ressentiment est parvenu à s’identifer à l’homme moral, grâce à l’invention des notions de conscience, de faute, et de justifcation, de dette et de responsabilité, qui empoisonnent l’existence de celui qui s’affrme dans son individualité en étant à lui-même sa propre loi. C’est une attaque idéologique contre la vie.

§297. Contre la réputation de fermeté et la bonne conscience.

Chacun le sait aujourd’hui, « savoir supporter la contradiction est un signe élevé de culture. » Certains savent même que l’homme supérieur souhaite et recherche la contradiction à son égard pour savoir s’évaluer, c’est « un indice de sa propre injustice ».

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Mais qui sait que« le fait desavoir contredire » (etse contredire) et« l’accession à labonne conscience » (dans l’hostilité à l’habituel, le transmis par la tradition, le consacré) est ce qu’il y a de vraiment grand et vaut davantage que ce qui précède ? C’est ce qu’il y a de vraiment grand, nouveau, étonnant dans notre culture, « le pas de géant de l’esprit libéré ».

Ce § fournit un exemple contraire à celui de l’aphorisme précédent : il s’agit d’associer la bonne conscience à un certain type de comportement. Le mot « culture », soit civilisation, est ici associé à des individus, et non de peuples entiers. L’accession à la bonne conscience est l’un des signes distinctifs de l’esprit libre, à l’inverse de l’asservissement de l’esprit garroté par l’inhibition de la mauvaise conscience et du sentiment d éhonté envers ses pulsions.

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EFFETS DE STRUCTURE : LE GAI SAVOIR

1. Entre discontinuité…

La question de la structure de ce texte est épineuse…

La diffculté immédiate du livre IV duGai Savoir, c’est qu’il se présente commeune œuvre morcelée, décousue, kaléidoscopique, en forme de puzzle. Ce puzzle comprend soixante-six pièces dont nous n'avons abordé qu'une partie. Le livre, à l’image de la plupart des ouvrages de l’auteur, est constitué, nous l'avons vu, d’aphorismes, c’est-à-dire de formules et de paragraphes généralement (mais pas toujours) brefs, qui ne s’enchaînent pas d’une façon suivie, linéaire. La forme de l’aphorisme rappelle les pensées fragmentaires du philosophe grec présocratique Héraclite, ou la manière d’écrire des

« moralistes » français des XVIIeet XVIIIe siècles, notamment La Rochefoucauld (Maximes), Pascal (Pensées) et Chamfort (Maximes et pensées). Même si Nietzsche ne partage pas (c’est un euphémisme que de le dire !) l’attachement de Pascal au christianisme, il admire sa façon d’écrire : « Les livres les plus profonds et les plus inépuisables auront sans doute toujours quelque chose du caractère aphoristique et soudain des Pensées de Pascal » (Fragments posthumes, n° 35)12.

La forme éclatée du texte, bien qu’elle le rende peu facile d’approche, n’en traduit pas moins leprojet philosophique de l’auteur. Nietzsche refuse en effet de développer un système totalisant. Il travaille à écrireune philosophie du chaos plus qu’une philosophie de l’ordre. Il opte donc, non pour un cheminement où primeraient la synthèse, le dogmatisme, la méthode rationnelle et la clarté logique, mais pour une forme qui laisse place à l’obscurité, au mystère, à la poésie, à l’énigme, à la contradiction, à l’inachèvement – certains problèmes sont même laissés en suspens, sans résolution objective. Ces pensées seulement esquissées laissent toute sa place au lecteur, en appelant de sa part un travail actif d’interprétation. L’écriture fragmentaire duGai Savoir est le support de ce que Nietzsche appelle le« perspectivisme » de sa pensée – le « perspectivisme » est la prise de conscience que la réalité, bien loin d’être un bloc cohérent, est un jeu d’apparences qui varient en fonction de l’optique sous laquelle on les considère.

DansAurore, l’auteur compare son travail à celui de la taupe :« On trouve au travail un être souterrain, qui est de ceux qui forent, qui sapent, qui minent ». Nietzsche est un philosophe qui fait des galeries selon son fair, quitte à faire s’effondrer au-dessus d’elles la terre qui semblait stable – la terre des idéaux, des croyances et des idoles qui font autorité.

12 Nietzche, d’une façon générale, se réclame davantage de la culture française que de la culture allemande : « Au fond, c’est à un petit nombre de Français anciens que je reviens sans cesse : je ne crois qu’à la culture française et tiens tout ce qui ailleurs en Europe s’intitule “culture” pour un malentendu, pour ne rien dire de la culture allemande » (Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 3).

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2. … et effets de continuité

Le réseau compliqué de ces galeries pourrait bien cependant répondre à un plan d’ensemble. La discontinuité générale de l’œuvre n’empêche pas une profonde cohérence globale (que nous nous efforcerons de retrouver dans le plan de notre cours) et, plus fnement, des effets de continuité d’un aphorisme à l’autre.

- Les paragraphes 276, 277 et 278, les trois premiers du livre IV, affrment ainsi l’amour de la vie vécue ici-bas.

- Les paragraphes 281, 282 et 283 traitent des esprits supérieurs, des « maîtres de premier plan ».

- Les paragraphes 285, 286, 287, 288 et 289 esquissent le tableau de ce que serait une élévation spirituelle sans dieux. Ils entrent en résonance avec les paragraphes 276- 277-278.

- Les paragraphes 290 et 291 décrivent les personnalités maîtresses d’elles-mêmes et conquérantes en les opposant à ce qu’elles ne sont pas (à savoir des personnalités faibles ou des gens du « Nord » de l’Europe pusillanimes). Les paragraphes 293 et 294 leur font écho en faisant l’éloge des personnalités solaires qui osent vivre leurs penchants et assumer leur nature (la métaphore du soleil est reprise d’un paragraphe à l’autre). Ces paragraphes 290-291-293-294 poursuivent les paragraphes 281-282-283.

- Les paragraphes 295, 296 et 297 abordent la question des habitudes et plaident pour la capacité à savoir les remettre en cause.

- Les paragraphes 299, 300 et 301 défnissent la vie comme création et œuvre d’art.

- Les paragraphes 304, 305 et 306 critiquent les morales négatives qui cherchent à fustiger ou à neutraliser les instincts.

- Les paragraphes 312, 313 puis 316, 317 et 318, enfn 325-326 portent sur le rôle de la douleur.

- Les paragraphes 319, 320, 321, 322 identifent de façon critique les discours frelatés, dévitalisés – discours religieux, discours altruiste, discours moral. Les paragraphes 324 et 327 promeuvent par contraste le « gai savoir ».

- Les paragraphes 328 et 329 réféchissent à ce qui doit donner bonne ou mauvaise conscience.

- Les paragraphes 329, 331 et 332 brossent un tableau peu fatteur du monde moderne en suggérant qu’il est caractérisé par la vitesse, le matérialisme, le goût du proft, le bruit.

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Le livre IV, de surcroît, estorganisé selon un principe circulaire. La notion d’éternel retour est développée au paragraphe 341 (l’avant-dernier du livre) et, en un jeu de miroir qui suggère lui-même le mouvement d’un cycle, d’un retour, cette notion fait écho au paragraphe 276 (le premier de ce même livre IV) qui introduisait la notion d’« amor fati », expression qui désigne l’’“amour du destin”, l’acquiescement à ce qui est. Les deux notions, comme nous le verrons, renvoient l’une à l’autre.

Le livre IV, enfn, prend sens dans la continuité des livres I, II et III qui le précèdent : - Le livre I envisage la dynamique de la vie, entre conservation de l’espèce et

croissance du « sentiment de puissance » (§ 13).

- Le livre II, après avoir livré des réfexions sur les femmes (non sans misogynie, § 59- 75), traite essentiellement de la question de l’art. Nietzsche présente des artistes et des écrivains qui lui sont chers, en évoquant les Grecs anciens, les Romains, les moralistes français classiques, Voltaire, Shakespeare, Stendhal. Il évoque aussi, en adoptant un regard plus critique, les artistes allemands de son siècle – dont Schopenhauer et Wagner.

- Le livre III expose le thème de la mort de Dieu puis traite non seulement de la religion, mais aussi de la morale et de la connaissance.

Le livre V, qui clôt l’ouvrage, prolonge des thématiques travaillées dans le livre IV, en approfondissant la défnition de la gaieté d’esprit (§ 343) puis en abordant la « volonté de puissance » (§ 349) ou la « grande santé » (§ 382). Il y est question tant de (déclin de la) religion que de morale, de psychologie, de culture.

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