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La photographie à la une de El Pais, mémoire des citoyens (1976-1982)

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La photographie à la une de El Pais, mémoire des citoyens (1976-1982)

François Malveille

To cite this version:

François Malveille. La photographie à la une de El Pais, mémoire des citoyens (1976-1982). Image et mémoire. 3e congrès international du GRIMH, Nov 1998, Lyon, France. pp.455-469. �hal-01997737�

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François MALVEILLE

La photographie à la une de El Pais, mémoire des citoyens (1976-1982)

Le thème de la mémoire est un thème récurrent dans la société espagnole actuelle. S'agissant du franquisme et du post- franquisme, nombreux sont les livres ou les articles qui pointent du doigt cette mémoire malade, ce rapport problématique au passé qu'entretiennent les citoyens. Dans le rapport des citoyens au présent, aux événements, la presse joue, bien sûr, un rôle fondamental. Mais, alors que la presse s'inscrit dans la courte durée, dans l'instant, la mémoire, en revanche, s'inscrit dans une durée plus longue. La presse, les quotidiens en particulier, offrent aux consciences un matériau pour une sorte d'« histoire immédiate», c'est-à-dire, le plus proche possible de l'événement.

Il s'agit donc d'une représentation à chaud, sans recul, dans l'instant, alors que la mémoire apparaît comme étant une opération de conservation dans la durée, c'est-à-dire en s'éloignant de l'événement.

La presse telle que nous la connaissons depuis quelques décennies n'est plus seulement un espace linguistique : l'image a rejoint le verbe, et elle a fait de ces journaux des objets à regarder et non plus seulement à lire. Jusqu'à l'avènement de la télévision, les journaux étaient les premiers à présenter aux lecteurs une image des faits rapportés. Par ailleurs, les images qu'ils proposent aux regards de leurs lecteurs sont des images fixes que l'œil peut parcourir à loisir, alors que la télévision offre des images en fuite, qui échappent à l'œil au moment même où elles lui sont présentées. Ces deux caractéristiques font que les images proposées par la presse ont pu marquer les mémoires. Certaines d'entre elles ont pris un caractère d'évidence, elles sont devenues une mémoire en noir et blanc. Nous allons nous intéresser à cette mémoire et à ses agents en étudiant les images publiées à la une par le quotidien espagnol El Pais, sur la période de la transition démocratique, de 1976 à 1982. Nous nous focaliserons sur deux aspects essentiels de la période, la politique et la violence.

Les rapports qu'entretiennent mémoires et images sont complexes. Il n'y a pas une mais des mémoires qui sont en

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interaction. La presse, en effet, a un impact sur différents types de mémoires. On pense bien sûr en premier lieu à celle du lecteur, mais il faut prendre en compte également la mémoire collective et la mémoire externe que constituent les collections. Notre mémoire visuelle, par ailleurs, n'est pas une photothèque parfaite. Des images indifférenciées, confuses, mêlées, forment une sorte de magma. L'oubli, partiel ou total, semble être la règle. Parfois, malgré tout, émerge de ce magma une image plus nette qui s'est fixée de façon durable dans nos mémoires. Aussi, est-il intéressant d'étudier la fortune de certaines de ces images qui ont fait la une de la presse. Loin de sombrer dans l'oubli, elles sont devenues récurrentes, et elles témoignent d'un basculement, d'un temps fort de l'histoire de l'Espagne.

Le paradoxe de la presse quotidienne fait que les images et les mots d'aujourd'hui seront remplacés demain par d'autres, qui eux-mêmes le seront après-demain. La fugacité de cette publication semble vouer son contenu à l'oubli. Conçue pour s'inscrire dans la (très) courte durée, quelques heures, cette publication éphémère joue pourtant un rôle primordial dans le rapport au monde de ses lecteurs. En effet, ces publications présentent aux regards des lecteurs des images nouvelles susceptibles de retenir leur attention. Dès lors, certaines d'entre elles peuvent se fixer dans les mémoires plus ou moins durablement, plus ou moins précisément. En réalité, la presse, du fait de sa nature, est liée à trois types de mémoire. En premier lieu, celle de l'individu, le lecteur seul découvrant sinon l'événement, pour le moins son traitement, sur le plan graphique pour le cas qui nous intéresse. Vient ensuite la mémoire externe que constitue la collection des journaux telle qu'elle reste au siège du journal et dans les hémérothèques. Le besoin existant chez certains lecteurs de garder ou de retrouver dans des fac-similés, des images publiées par la presse est aussi un phénomène intéressant. Dans ce cas, les individus se constituent leur propre mémoire externe 1 . Il existe aussi ce qu'on appelle la mémoire collective. Comme tout ce qui apparaît comme relevant de la psychologie collective : l'inconscient collectif, l'imaginaire collectif. ..

la notion de mémoire collective garde un côté flou même si intuitivement chacun comprend de quoi il s'agit2 . Cette mémoire

1 Si c'est la rédaction du journal qui entreprend ce travail, dans le but de le diffuser, c'est encore une nouvelle forme de mémoire qui voit le jour. Le présent choisissant alors les traces du passé qu'il convient de sauvegarder. On peut alors s'interroger sur ce qui motive ces choix, sur la mémoire des rédacteurs chargés de rendre compte du passé en utilisant la mémoire externe que constitue leur propre journal.

2 Joël CANDAU, Anthropologie de la mémoire, Paris, P. U. F., Que sais-je, n° 3160, 1996,p. 61.

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collective a des modalités différentes de la mémoire individuelle qu'il convient de rappeler. La mémoire collective, notamment, n'est pas une « représentation autonome du passé3 » c'est plutôt le résultat de l'interaction des mémoires individuelles entre elles et des mémoires externes que sont les différents supports (films, textes, photographies ... ) L'ensemble est forcément polyphonique même s'il est indéniable qu'il existe une volonté unificatrice, consistant à mettre en place une « mémoire commune», une

« mémoire partagée ». Ce peut être, dans le cas d'un Etat, le résultat de ce qu'on appelle l'histoire officielle.

Pour comprendre le phénomène de mémorisation des images de presse, il convient d'abord de se poser quelques questions : Que se passe-t-il quand nous regardons une photographie de presse ? Le jour de sa publication, quelques jours plus tard, quelques années plus tard, quelques dizaines d'années plus tard ? Dans le premier cas, la nouveauté implique une découverte, au moins partielle et nos yeux vont souvent du texte à l'image et de l'image au texte. Nous prenons connaissance de quelque chose ou nous approfondissons la connaissance que nous en avions du fait de l'existence d'autres médias (radio, télévision ... ). Après quelques jours, l'effet de nouveauté ne joue plus, nous connaissons généralement le contenu et nous regardons autre chose, des détails peut-être, comme parfois pour nous convaincre de la réalité d'un événement. Quelques années plus tard, nous revivons les sentiments de l'époque de publication, la distance atténue souvent un peu, mais la trace est encore présente dans nos mémoires.

Quelques dizaines d'années plus tard il ne reste que ce qui s'est ancré profondément dans les mémoires.

Du fait de la diffusion à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires de certains quotidiens, une image est à même de se fixer au même moment de façon comparable dans la mémoire de très nombreux lecteurs. Le quotidien ne disparaissant pas après sa parution, l'image publiée peut connaître par la suite des fortunes diverses : conservée par le lecteur, il peut la regarder quand bon lui semble, republiée par le journal elle peut devenir récurrente quand il s'agira d'évoquer l'événement en question. Reprises dans des livres, des manuels scolaires, des documentaires, et toutes sortes de nouveaux supports, ces images peuvent faire partie de la mémoire collective, qui sera entretenue par le groupe humain en question. La mémoire individuelle apparaît alors comme étant perméable aux mémoires collectives avec lesquelles elle entretient des rapports. Elle se redéfinit et se repositionne par rapport aux repères du collectif. Indéniablement, il existe, dans nos sociétés, un important travail de mémoire au point que pour Dan Sperber :

3 Ibid., p. 62.

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Gérer, conserver, enrichir, rev1ser [la] mémoire collective est devenu une dimension essentielle de la vie sociale4

Certaines images de la presse, les images fortes, deviennent donc récurrentes et on les retrouve ensuite dans toute sorte de publications. Ce saut de support en support est le signe de l'insertion d'une image dans la mémoire collective. C'est ainsi qu'une représentation échappe à la courte durée de la publication dans la presse quotidienne, qui a lieu souvent dans les heures qui suivent la prise de vue, pour devenir un document représentant durablement un événement. La fugacité laisse la place à la durée.

C'est le cas par exemple de la fameuse photographie montrant Tejero debout, pistolet au poing, le 23 février 1981, nous y reviendrons.

Lors de la publication du livre Memoria de la transici6n, en 1996, qui faisait un bilan de la Transition, Jesûs Ceberio, directeur de El Pais, montrait l'importance du travail de mémoire, même pour ce qui est des faits récents, en rappelant dans le prologue :

Diez millones de espaf\oles, mas de la cuarta parte de la poblaci6n actual, no habfan nacido cuando muri6 Franco. Otros once millones que hoy tienen derecho a voto guardan de esa época apenas recuerdos infantiles. Para los que sf la vivimos, no esta de mas renovar una memoria que a menudo queda violentada por los fragores del presenteS.

El Pais s'est lancé dans plusieurs publications ayant pour but la conservation de cette mémoire. Outre l'Anuario, publié chaque année depuis 1982, on peut citer, par exemple, 300 primeras paginas, la reproduction en fac-similé de 300 premières pages du journal en 1984. En quatrième de couverture de ce volume, on pouvait lire :

El Pafs sali6 por primera vez a la calle el 4 de mayo de 1976.

Desde aquel dfa hasta el mes de mayo de 1984 - perfodo que abarca este libro -, el mundo, en general, y Espaf\a en particular, han vivido una de las etapas mas relevantes del siglo xx. [ ... ] En Espaf\a [ ... ] se restableci6 la democracia, se cre6 un nuevo Parlamento y una nueva Constituci6n, se puso en marcha el Estado de las autonomfas, el acercamiento polftico y militar a Europa y se celebraron tres elecciones generales, la ultima de las cuales dio el triunfo a los socialistas. Todo ello atravesado por intentos de golpe de Estado, los crfmenes del terrorisme y una diffcil situaci6n econ6mica.

Este libro es el espejo de aquella parte de la Historia que mereci6 ocupar las primeras paginas de El Pafs.

4 Dan SPERBER, « L'individuel sous influence du collectif» dans La Recherche juillet- Août 2001, p. 35.

5 Julia SANTOS, PRADERA, Javier et PRIETO, Joaquin (Coord.), Memoria de la transici6n, p. 10.

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El Pais est donc bien une mémoire externe, une mémoire active, une subdivision de la mémoire collective espagnole et des productions du type 300 primeras paginas permettent effectivement d'entretenir la mémoire des citoyens. Le vécu collectif se mêle au vécu individuel et chacun partage les émotions communes. La vue de ces photographies contribuer en effet

à

créer un lien entre les citoyens. Ce lien, fait d'émotions partagées, donne une certaine cohésion à la collectivité. L'historien Eric Hobsbawn focalise lui aussi sur le lien que suppose la mémoire collective, lorsqu'il parle des « mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations passées6 ». C'est elle, en effet qui crée une communauté en fondant l'identité du groupe autours de sentiments communs par rapport à un vécu commun. De la même façon, dans Enseigner l'histoire, des manuels à la mémoire, Pierre Ansart étudiait le rapport affectif au passé qui s'établissait grâce au manuel d'histoire. Selon lui, ces manuels jouent le rôle d'un guide indiquant « les modes de référence au passé, les respects et les hostilités qu'il convient d'éprouver à l'égard des différents personnages passés, les mille nuances de l'estimable et du méprisable qui s'y inscrivent ».

Martine Meunier, spécialiste des sciences cognitives, souligne de son côté qu'« émotions et souvenirs se forment dans la même partie du cerveau7 . » Elle explique que le cerveau fonctionne en sélectionnant les données à mémoriser en fonction de leur valeur affective. C'est ce qu'on peut appeler l'ancrage émotionnel des souvenirs. Des expériences menées en Californie en 1998 ont confirmé qu'il existait un lien entre émotion et mémoire, le fait de visionner d'images très négatives, telles que des crimes violents, produisant des souvenirs nettement plus durables que des images neutres 8 • L'émotion, vient donc, en quelque sorte, frapper la surface argentique de notre mémoire visuelle. Les images, par ailleurs, semblent se fixer particulièrement bien dans la mémoire à long terme, celle qui fait que des années plus tard, la même image provoque la même émotion. Cette fixation, ce marquage émotionnel conserve une perception visuelle qui peut être réactivée. L'image est un très bon moyen pour fixer les souvenirs car précisément, l'émotion ressentie en la contemplant agit comme une sorte de fixateur. Les images de la presse, surtout lorsqu'elles sont tragiques, frappent nos sens. C'est le « choc des photos » que vantait le slogan de Paris-Match. Partout on retrouve cette notion

6 Le Monde diplomatique, septembre 1999, p. 28.

7 Martine MEUNIER, , « Privé d'émotions la mémoire flanche » dans La Recherche Juillet-Août 2001,pp. 82-84.

8 Ibid, p. 84.

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d'émotion, d'affectif qui semble gouverner nos mémoires en déterminant la durabilité du souvenir.

C'est pourquoi, certaines de ces images semblent être devenues des lieux de mémoire au sens défini par Pierre Nora, c'est-à-dire qu'elles ont acquis un statut qui fait d'elles des repères stables pour les consciences, dont chacun retient les différents éléments et une interprétation standard, celle communément admise. Au fil des années s'est constituée une iconographie de la Transition, dans laquelle on retrouve les photographies publiées par les journaux : celles des morts, des vivants, des symboles, des actions, des lieux, bref, de tout ce qui a fait l'histoire collective de l'Espagne de mai 1976

à

la victoire des socialistes.

Pour retrouver la trace d'images du passé dans les mémoires, il est intéressant de se pencher sur deux catégories de photographies. Il y a celles qui sont devenues des documents récurrents qui témoignent de ce qui a été, et qui sont souvent identifiables d'un simple coup d'œil. Ensuite, l'on peut voir la masse de photographies dont on oublie les éléments constitutifs, mais dont on garde, pêle-mêle, une trace contribuant à créer une impression générale, sorte d'imprégnation liée à la répétition de certaines formes. Il est intéressant d'étudier aussi les agents de mémoires que sont les montages, les représentations artificielles qui a posteriori évoquent certains événements. On y voit l'expression d'une mémoire, qui va à la rencontre de celle des autres. On peut également tirer des informations de la consultation de fac-similés réalisés par les journaux pour évoquer une période, les choix étant un indice - et un agent - de la construction de la mémoire collective.

À l'occasion du festival Visa pour l'image, en septembre 2002, le journal Le Monde, se faisait l'écho de débats concernant la nature du photojournalisme9 : parmi les intervenants, Edgar Roskis affirmait : « Une image, loin de se référer à l'une réalité, renvoie à une image antérieure ». On constate, en effet, aisément que les images se répètent et renvoient les unes aux autres. Ces images semblent s'insérer dans une chaîne mémorielle, elles ne sont pas isolées, elles semblent être des échos d'images plus anciennes, ce qui les inscrit dans un déroulement, une tradition.

Nous allons étudier une des plus évidentes de ces chaînes mémorielles visuelles : celle des gisants, c'est-à-dire, les statues de papier représentant des corps humains étendus, figés par la mort, puis représentées à la une du quotidien El Pais. Nombreux sont les morts qui sont représentés en première page : victimes d'accidents, mort naturelle ou victimes d'attentats. On peut voir

9 Le Monde, 10 septembre 2002, « Le reportage photographique au risque du débat d'idées. »

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notamment deux papes en 1978 (Paul VI et Jean Paul I), à quelques semaines d'intervalle. Dans le cas qui nous intéresse aujourd'hui, nous allons étudier les victimes d'attentat, les morts de la Transition, la façon dont ils ont été représentés et la persistance de ces images dans les mémoires.

En premier lieu on remarque que tout corps en position horizontale est, a priori, un gisant. L'image emblématique du gisant est celle du démocrate-chrétien italien Aldo Moro. Victime de la violence politique, l'image de ce corps dans le coffre d'une voiture a fait le tour du monde. Cette photo prise en plongée d'un balcon montre un homme mal rasé, vêtu d'un costume sombre recroquevillé dans le coffre d'une voiture. Sa tête est penchée sur le côté. La scène est pathétique et le contexte s'efface au moment où l'œil découvre ces éléments. Est-ce le sentiment (pitié ... ) qui marque notre perception et cause notre mémorisation ? En tout état de cause, c'est aussi cette image que retiendra en 1996 le numéro spécial El Pais 20 ai'\os pour illustrer le terrorisme des années 1970. Restée dans les mémoires et choisie à ce titre dans des publications ultérieures, cette image représente au-delà de la nationalité de la victime, qui est secondaire par rapport à l'émotion initiale, le terrorisme et l'un de ses martyrs.

Des scènes se rejoignent et se fondent dans une image plus générale du terrorisme. On voit souvent des corps inanimés, têtes penchées, dans des voitures (22 juillet 1978, 26 mai 1979, 8 mai 1981, 6 mai 1982). On trouve aussi les mêmes photographies, sans les corps, il ne reste plus alors qu'une voiture dont l'intérieur témoigne de l'attentat, des taches de sang, du verre brisé, des objets abandonnés. On voit aussi de nombreuses civières, avec ou sans corps (26 janvier 1978, 23 mars 1978). Le lendemain de l'attentat de la rue Atocha, contre un cabinet d'avocats, El Pais montre l'arrière d'une ambulance, une civière vide, un ambulancier et quelques personnes qui regardent à droite, hors champ, ce que l'on suppose être le lieu exact de l'attentat. Dans ce cas précis, pas de mort, pas de sang à l'image. L'essentiel est hors champ mais l'évocation fonctionne tout de même. Ces images se répètent et se font écho. Le fait de compter de nombreux militaires parmi les victimes d'attentat tend à augmenter le sentiment de répétition.

Parmi les photographies qui s'étalent à la une, on trouve aussi, bien sûr, les victimes d'accidents, de catastrophes ... Ainsi, par exemple, les 48 enfants morts dans une école à la suite d'une explosion de gaz, dont le journal montre les corps au sol le 24 octobre 1980, ou encore le 12 juillet 1978, le corps d'.un homme, blessé dans l'incendie du camping de Los Alfaques (plusieurs centaines de victimes, morts et blessés). Toutes ces images qui s'égrènent jour après jour, se font écho. Cette souffrance, fortuite ou pas, se mêle de manière confuse. Il reste de ces morts et des

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ces blessés, l'image de corps inertes, suggérés ou montrés, d'objets signifiant le statut des victimes.

Au cours du colloque associé au festival Visa pour l'image (2002), déjà évoqué, Yves Michau constatait :

L'effet émotionnel, sans donner le contexte, provoque une perception animale des images : on ne « voit » pas une information, mais de la douleur, de la haine, de la pitié, soit des stimuli génériques, ce qui provoque une banalisation des photos et la suspension du jugement critique du spectateur. Il y a beaucoup d'images et peu de savoir10.

On peut se demander si la perception de l'image ne garde pas toujours quelque chose d'animal, l'intellectualisation et le jugement critique n'intervenant qu'après l'émotion. On voit avant de juger et il semble probable que nos émotions prennent de vitesse notre raison. Les sentiments viendrait ainsi laisser une trace précise ou confuse dans les mémoires humaines.

L'impression générale de violence peut alors être précisée par quelques souvenirs d'images plus marquantes que les autres et qui, de ce fait, ont mieux résisté sur la durée. Il n'en demeure pas moins vrai que la répétition, du fond et de la forme, entraîne une banalisation, de nature à faire oublier le contexte des émotions dont les citoyens gardent le souvenir. Chaque individu devient le porteur de cette mémoire collective qui se redéfinira continuellement via les médias et leurs dossiers ou numéros spéciaux consacrés aux événements du passé, les livres, puis, pour les nouvelles générations, via les manuels scolaires. Les mêmes documents qu'on trouvait à la une de El Pafs, viendront ainsi entretenir et revisiter la mémoire visuelle de ses lecteurs.

Ces gisants, ces morts de la transition, ne sont pas les seuls à faire la une de la presse. On y trouve aussi ceux qui s'inscrivent dans l'action, et particulièrement, les hommes politiques. Bien entendu, ces images aussi tendent à se répéter avec des variations parfois infimes. On remarque bien sûr les principaux protagonistes de la transition : Santiago Carrillo, Adolfo Suarez, Manuel Fraga, Felipe Gonzalez ou encore Enrique Tierno Galvan. On note la présence très forte d'Adolfo Suarez, ce qui est logique sur la période, et celle de Felipe Gonzalez. Ces deux hommes sont encore au début de leur carrière politique, alors que les autres ont un passé plus marqué. Sans être des novices, leur image n'est pas encore totalement formée dans les esprits. En quelques années ils vont devenir de grands hommes, c'est-à-dire, qu'ils vont sortir du lot pour acquérir une stature supérieure. Deux hommes et deux images vont ainsi évoluer dans le temps. Ces deux hommes, ces deux « héros » au sens large du terme, étaient alors en train

Ibid.

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d'entrer dans l'imaginaire collectif, puis dans la mémoire collective.

La psychanalyste Ilana Reiss-Schimmel proposant une approche de ce que pourrait être une psychanalyse collective notait à ce propos :

[Le héros] constitue d'abord une image protectrice : sa figure est suffisamment puissante pour que l'on croit en sa capacité de nous défendre. D'autant que le but qu'il parait poursuivre participe d'un souci de promouvoir le bien d'une communauté. De ce point de vue la figure du héros plonge ses racines dans les images sécurisantes que l'enfant a formées au contact de l'un ou de l'autre de ses parents. Comme eux, le héros est un personnage sur lequel nous projetons la capacité de préserver notre intégrité corporelle, psychique, spirituelle, voire l'intégrité territoriale ou nationale recelant symboliquement la valeur des premières.

La figure héroïque exerce aussi une fonction d'image identificatoire. Ce héros, dont la ténacité défie les obstacles, est le personnage que nous aurions aimé être. À travers son pouvoir, ce sont nos propres défaillances et nos propres insuffisances que nous espérons dépasser. Une nouvelle fois, comme le parent pendant les années d'enfance, le héros occupe une position idéalisée dont le rôle est structurant. Sans même que nous nous en apercevions, il nous sert de guide et contribue à organiser nos engagements et à éclairer nos orientations éthiques11 .

Ces notions de protection, d'identification, ce désir du héros qui « s'inscrit dans le prolongement de nos illusions d'enfant », ce héros auquel on attribue les qualités qui nous font défaut permettent de comprendre comment s'est formée une image forte de certains protagonistes. Dans le cas des Espagnols de la Transition, ce n'est peut être pas l'image du père que recherchaient les citoyens, mais plutôt un dynamisme, une main forte et sûre pour guider le pays dans un moment difficile.

L'admiration ou le rejet n'en sont pas moins de puissants adjuvants pour la mémorisation.

L'adhésion à la figure, à l'image de Adolfo Suarez ou de Felipe Gonzalez a laissé des traces. Ainsi, par exemple, le quotidien El Munda, célébrant le 25e anniversaire des élections de 1977, le 15 juin 2002, présentait des images, des montages, des compositions qui évoquaient visuellement la transition démocratique. L'une d'entre elles avait pour titre « Todos fuimos Suarez ». Revisitant la mémoire à sa façon, le journal montrait une foule de Suarez semblant pour l'un d'entre eux rajuster sa cravate, dans un geste que l'on retrouve sur certaines photographies. Cette légende, « Todos fuimos Suarez », est sûrement excessive, mais il ne fait pas de doute au regard des résultats des élections de juin

11 RErss-ScHIMMEL LLANA « Eléments pour une psychanalyse collective », dans L'Histoire, avril 2000, pp. 54-55.

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1977 que l'adhésion à la personne d'Adolfo Suarez, à son image, a été déterminante. Venant après Arias, l'homme du passé, le style, la photogénie, la prestance et l'action du personnage ne pouvait que susciter une large adhésion. C'est le personnage que beaucoup d'Espagnols, a posteriori, auraient aimé être. La figure héroïque exerce une fonction identificatoire très nette dans ce cas, ce qu'illustre cette foule de Suarez. · La mémoire de ce moment pour bon nombre d'Espagnols, c'est l'image de Suarez, dynamique et habile dans une période difficile.

C'est un héros, dans un certain sens, et du point de vue de l'image, sans aucun doute. Son vis-à-vis dans l'arène politique est à n'en pas douter Felipe Gonzalez. Tous deux occupent régulièrement la une, et la partagent même dans certains cas.

Contrairement à Adolfo Suarez, Felipe Gonzalez apparaît souvent sans cravate, dans un style moins formel (9 décembre 1976, 8 décembre 1976, 22 ami 1979, 3 mars 1981). Ce n'est pas une règle absolue mais il donne une image plus détendue et c'est sans cet attribut, qu'il adoptera par la suite, qu'il restera dans les mémoires. Après les élections du 15 juin 1977, le romancier et chroniqueur Francisco Umbral avait analysé cette opposition, allant jusqu'à affirmer :

[ ... ]la elecci6n de Suarez como presidente, que nadie se explic6 en su dfa [estuvo] condicionada a crear un anti-Felipe, una contrafigura joven y agresiva que, desde el poder, le diese la réplica popular al lfder socialista12 .

Umbral opposait le style << kennediano » d'Adolfo Suarez et le style juvénile de Felipe Gonzalez qualifié lui d'andalou, espagnol et populaire. Il critiquait la démocratie américaine et « cocacolaisée » qu'incarnait alors à ses yeux Adolfo Suarez.

L'image la plus importante concernant Felipe Gonzalez sur la période est sans conteste celle du 29 octobre 1982, sur cinq colonnes. Cette photo sera reprise dans les numéros spéciaux El Pais 20 anas, en 199613 , puis dans El Pafs de nuestras vidas 1976- 200114, à l'occasion du 2se anniversaire, et enfin le 27 octobre 2002, lors du 2oe anniversaire de la victoire des socialistes. On \

retrouve aussi cette une sur le site Internet du journal, ce qui constitue un nouveau saut de support. Sur cette photo, Felipe Gonzalez, bras levé, dans une foule plutôt compacte, on voit en arrière plan un appareil photo, un micro et même une caméra sur certains tirages, ce qui indique la présence de journalistes. Le bras droit de Felipe Gonzalez masque la partie droite de son visage. Des cadrages plus ou moins serrés changent peu la perception de la

l2 El Norte de Castilla, 18 juin 1977.

l3 El Pafs 20 anas, 4 mai 1996, pp. 392-393.

14 El Pafs de nuestras vidas 1976-2001, 6 mai 2001, p. 293.

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scène, mais cette image est devenue, pour El Pais en tout cas, l'image de la victoire des socialistes en 1982.

Suarez et Gonzalez ont acquis alors une notoriété visuelle forte qui les rend immédiatement identifiables. Admiration et rejet ont gravé ces images dans les mémoires. Certaines d'entre elles l'ont été de manière très précise, du fait de leur réutilisation ou de la charge émotionnelle liée aux circonstances de la prise de vue.

Ainsi, par exemple, Le Dictionnaire de la transition de la journaliste Victoria Prego présente-t-il la fameuse photographie de l'agence Efe montrant les principaux leaders politiques entourant le roi au lendemain de la tentative de coup d'Etat de 1981. Cette « photo de famille », celle des démocrates espagnols, répond aux photos des putschistes à la une de El Pais, publiées peu avant. Elle exprime visuellement le front des démocrates face aux partisans de l'involution.

On remarque également une autre catégorie d'images ou de représentations susceptibles de marquer les mémoires. Il s'agit des symboles. En effet, au cours de la période étudiée, nombreux sont les symboles politiques a avoir été représentés à la une de El Pais. Il y a bien sûr, les drapeaux, mais aussi certaines personnes, certains gestes, certains objets qui expriment quelque chose qui les dépasse. La représentation de beaucoup d'entre eux est une transgression par rapport au passé récent, c'est-à-dire, par rapport à la dictature. Un exemple clair de ce fait est la représentation du drapeau basque à la une. L'ikurrifia, interdite pendant quarante ans, est autorisée à partir du mois de janvier 1977 par le gouvernement. Elle apparaît donc dans une photographie au balcon d'une mairie du Pays basque 15 . La réaction indignée d'Antonio Tejero témoigne de l'importance du symbole16 . C'était la première fois que le futur putschiste faisait parler de lui, en adressant un télégramme ironique au ministre de l'intérieur et en désobéissant aux ordres pour aller << sauver des drapeaux espagnols outragés ». On comprend donc la portée de cette photographie et l'émotion qu'elle a pu susciter à cette époque dans les deux sens. En dépit du faible intérêt de cette photographie en tant que telle, elle exprime une certaine liberté dans l'expression d'une identité, et à ce titre, elle a dû marquer les esprits, tant positivement que négativement.

De la même façon, la légalisation du Parti Communiste Espagnol en avril 1977, est l'occasion de publier une photographie représentant quelques membres du parti célébrant l'événement devant un drapeau que l'on suppose rouge, orné d'une faucille, d'un marteau et d'une étoile. Cette photo se retrouvera près de

l5 El Pafs, 20 janvier 1977.

l6 Victoria PREGO, Diccionario de la Transici6n, p. 602.

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vingt ans plus tard dans El Pafs, 20 anos, puis le 31 mars 2002 en pages intérieures de El Pafs, pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire, ce qui montre une fois de plus que pour El Pafs et ses rédacteurs, cette photographie est la mémoire de ce moment.

Dans le même ordre d'idées il faut signaler l'existence de personnes symboles : à cette époque, il s'agit principalement d'exilés revenant en Espagne : Josep Tarradellas, Rafael Alberti, Dolores Ibarruri, ou des objets symboles, tel que le tableau Guernica. Le retour de Rafael Alberti est l'occasion d'une belle photographie, le 28 avril 1977, les chevelures blanches d'Alberti et de son épouse, leurs sourires, et la légende « Alberti volvi6 con la mano abierta », qui reprend la célèbre phrase du poète : « Salf con el puno cerrado porque era tiempo de guerra y vuelvo con la mano abierta para la fraternidad ». L'émotion est alors très vive et El Pafs dans le numéro spécial 25 anos la reprend (quelques secondes avant ou après), en y joignant le salut de Vicente Aleixandre.

Le geste symbolique évoqué par Alberti, le poing fermé, se retrouve lui-même sur certaines photographies. C'est le cas de la photographie qui illustre une des phases les plus critiques de la transition, au moment de la tuerie d'Atocha, le jour où 100 000 personnes manifestent dans le calme à l'occasion de l'enterrement des avocats. Une grande photographie sur quatre des cinq colonnes de El Pafs montre une foule compacte et sur la gauche une forêt de poings levés. Près de vingt ans plus tard, c'est la même photo qui sera utilisée dans le numéro spécial El Pafs, 20 anos. Cette démonstration de force et de calme exprime la

« douleur sereine » des communistes. Un article publié le même jour fait d'ailleurs une remarque intéressante, exprimant un regret :

Siempre es facil hacer polftica ficciôn : pero, dan descabellada parecia la fotograffa del presidente Suarez, rodeado por los lfderes de la oposiciôn, dando un cabezazo ante los féretros de unos hombres asesinados por los asalariados de la antidemocracia ? Esa fotograffa no la hemos podido publicar en este periôdico a cinco columnas, y bien que lo lamentamos. Hubiera valido por mil reuniones en la Moncloa entre el senor Suarez y la comisiôn de los nueve. Esa fotograffa habrfa adelantado en meses, en muchas meses todo el proceso de transiciôn democratica de este pafs17 Une autre photographie célèbre montre des poings levés, il s'agit de ceux des représentants d'Herri Batasuna, à la une de El Pafs du 5 février 1981, lors de la visite du Roi à Guernica. Cette photographie exprime bien l'hostilité manifesté par ces hommes, sur quatre colonnes et le journal a entouré le roi d'un cercle afin

17 El Pais, 27 janvier 1977.

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que les lecteurs puissent le reconnaître. Cette photographie montre les limites de l'adhésion du Pays basque à la monarchie parlementaire et à la Constitution.

Quelques jour plus tard a lieu à Madrid la tentative de coup d'Etat menée par Tejero. Dans les heures qui suivent El Pafs sort plusieurs éditions. La première montre une photographie du

« Palacio del Congreso de los diputados » de l'extérieur. Cette vue extérieure n'apporte rien à l'information, mais le contexte lui donne un sens. Ce lieu fermé représente la démocratie otage des putschistes. Les éditions suivantes montrent une vue de l'intérieur ou le noir domine. Cette photographie présente Tejero, à la tête de ses hommes, qui ordonne aux parlementaires de se coucher sur le sol. Les quelques visages entrevus à droite suggèrent une attitude craintive, de repli. Cette image du 23-F appartient à la catégorie des clichés pris sur le vif, c'est un instantané et une véritable photographie d'information. La coprésence d'une arme dégainée ( élément dramatique) et de l'hémicycle, lieu de parole, signifie l'irruption de la force dans un lieu dont la fonction est de dire le droit, dans le lieu où la Constitution de 1978 a vu le jour ... Cette photographie produit un effet de réalité, de vérité, d'authenticité, elle parle aux yeux et lui confirment visuellement une information.

La presse assure la première publication de ces photos qui par la suite connaissent des fortunes diverses. On retrouve ce cliché dans le livre Les Cent photos du siècle, publié en 1999, de Marie- Monique Robin. Celle-ci raconte l'histoire de l'auteur de cette photo, Manuel Pérez Barriopedro, un journaliste de l'agence Efe qui était présent pour l'investiture de Leopoldo Calvo Sotelo. Il réussit à prendre onze clichés et à cacher sa pellicule dans une de ses chaussettes, puis il sort avec les autres journalistes à 21h3018 .

Quelques heures plus tard, la photo fera la une de la presse. En 2001, le numéro spécial, El Pafs 25 afios, reprendra les sept unes de El Pafs sur le coup d'état, alors que cinq ans plus tôt, El Pafs 20 afios, avait présenté la photographie de Tejero main levée, arme au poing face au congrès sur une double page. Cette même photographie se retrouve dans les livres d'histoire, les encyclopédies, les documentaires ... C'est le cas, par exemple, du réalisateur Arthur MacCaig, dans Terreur d'Etat au Pays Basque (2000), qui s'attache à montrer la tentative de coup d'Etat en explorant la photographie à l'aide de sa caméra. Ce saut du papier à la vidéo montre que les images fixes peuvent aussi s'animer et trouver une nouvelle puissance dans le transfert de support. Cette image particulièrement forte représente une profanation de la Constitution. Elle est restée sans aucun doute dans les mémoires.

18 Marie-Monique ROBIN, Les Cent photos du siècle, p. 76.

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La peur, l'incertitude, la colère ont servi de marqueur pour cette image hautement symbolique.

Image et mémoire sont toutes deux des représentations du passé. Des traces plus ou moins stables de ce qui a été. Quand on confronte l'image et la mémoire, on constate que l'image questionne la mémoire, qui l'interroge elle-même à son tour. Il y a confrontation d'une perception passée et d'une perception présente. L'image fixe fait partie d'une sorte d'album de photos collectif où chacun se retrouve et se reconnaît dans l'action des autres, de personnages emblématiques. Les émotions partagées, et leurs traces visuelles sont comme des jalons, des repères. La douleur et la joie, la pitié et la colère, l'enthousiasme, le rejet, l'admiration ... sont autant de sentiments qui ont contribué à fixer durablement dans les mémoires des images qui sont restées « en creux » dans les consciences. L'iconographie de la transition est indéniablement marquée par l'émotion et c'est bien cette charge émotionnelle particulièrement forte qui a assuré la conservation de certaines de ces images, sur tous les supports y compris celui qui est a priori le moins stable, la mémoire humaine.

Il est intéressant de noter que ces images fortes sont souvent, sur le plan technique, des clichés pris sur le vif, des instantanés, qui appartiennent à la catégorie « noble » de la photographie de presse. Comme Roland Barthes, nous pouvons constater qu'il existe deux catégories de photographies, c'est la célèbre analyse du Studium et du punctum développée dans La Chambre claire. La majorité des photographies de presse ne provoque chez le « lecteur » que :

... un intérêt général, et si l'on peut dire, poli : en elles, aucun punctum : elles [lui] plaisent où [lui] déplaisent, sans [le]

poindre : elles sont investies du seul studium, [ ... c'est-à-dire] une sorte d'investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière. [ ... ] Le second élément [, le punctum,] vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce n'est pas [le « lecteur»]

qui [va] le chercher, c'est [le punctum] qui part de la scène, comme une flèche, et vient [le] percer. Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu [ ... ], que [Barthes appelle] le « punctum ».

Il termine son analyse en disant que « le punctum » d'une photo, c'est ce hasard qui en elle, [le] point (mais aussi, [le] meurtrit, [le] poigne) 19 .

On note que dans le cas de R. Barthes, c'est l'émotion, intense, qui l'atteint. Cette émotion, cette « blessure », cette

« piqûre », vient inscrire le souvenir de l'image dans la cire de la mémoire humaine.

l9 Roland BARTHES, La Chambre claire, dans Oeuvres complètes, T. V., p. 809.

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Il ne faut pas négliger non plus l'importance du travail suivant la première publication. Si une image reste dans les mémoires, c'est aussi en raison de son réemploi, de sa récurrence.

Ce travail de mémoire est particulièrement efficace pour les images. Certaines d'entre elles, utilisées et réutilisées par les médias deviennent une sorte d'image collective, partagée, dont chacun retrouve la trace en lui-même en la redécouvrant sur le nouveau support qui la reçoit et la présente. Devenu un lieu de mémoire, ces images existent donc sous une autre forme, il s'agit d'une sorte d'empreinte, une image de l'image que notre cerveau à conservé. Le Grand Robert de la langue française définit la notion de lieu de mémoire comme étant une « unité significative, d'ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d'une quelconque communauté. » Dans le cas qui nous intéresse, la volonté humaine d'entretenir la mémoire visuelle d'un événement capté par un appareil photo est évidente. Le travail du temps ajoute encore quelque chose à cet ensemble, l'éloignement progressif renforçant l'importance du témoignage matériel que constitue la photographie. Elle témoigne, elle atteste de ce qui a été, et elle sert de « bouée de la mémoire », pour reprendre la traduction littérale de l'équivalent néerlandais de l'expression française « lieu de mémoire »20.

L'historien Benjamin Stara, spécialiste de l'Algérie, affirme à ce propos :

[L'historien] ne peut écrire une histoire avec des images, il peut simplement restituer. L'image a une force d'évocation, de restitution, de mémoire. Elle participe plus à l'imaginaire d'un fait historique qu'à écrire ce fait21.

Les images restituent une émotion car la mémoire d'une image est aussi la mémoire de sa réception, c'est-à-dire, la manière dont la société à laquelle elle était destinée l'a reçue. La

« piqûre », quand elle subsiste, est l'écho lointain de ce qu'ont ressenti les contemporains et que peuvent retrouver les nouvelles générations grâce à la photographie. Les jeunes Espagnols peuvent ainsi retrouver à travers les unes de El Pais les émotions qui ont caractérisé cette époque contradictoire. Ils peuvent aussi la comprendre et ainsi devenir les porteurs de la mémoire collective, de la mémoire partagée, voire de la mémoire officielle, que les journalistes de El Pais contribuent à sauvegarder.

20 Joël CANDAU, op. cit., p. 115.

21 Le Monde, 24 avril 2001, p. 16.

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