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Revue d histoire des chemins de fer

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Academic year: 2022

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Revue d’histoire des chemins de fer 

50-51 | 2018

Gares en guerre, 1914-1918

De Bucarest à Moscou, Paris et Vienne. Les gares et les voyages à bord des trains sur le front de l’Est, dans les récits des mémorialistes et des écrivains roumains et étrangers

From Bucarest to Moscow, Paris and Vienna. Stations and train journeys on the eastern front, in the stories of the memorialists and romanian and foreign writers

Dorin Stanescu

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/rhcf/2932 DOI : 10.4000/rhcf.2932

Éditeur Rails & histoire Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2018 Pagination : 301-323

ISSN : 0996-9403 Référence électronique

Dorin Stanescu, « De Bucarest à Moscou, Paris et Vienne. Les gares et les voyages à bord des trains sur le front de l’Est, dans les récits des mémorialistes et des écrivains roumains et étrangers », Revue d’histoire des chemins de fer [En ligne], 50-51 | 2018, mis en ligne le 01 avril 2022, consulté le 24 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/rhcf/2932 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhcf.2932

Tous droits réservés

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ésumé : Notre étude propose une analyse de la manière dont les gares, les trains et les voyages sont représentés dans la littérature, les mémoires de témoins oculaires roumains ou étrangers, qui ont ressenti le besoin de rapporter leurs terribles expériences pendant la Grande Guerre européenne. Parallèlement, nous tenterons de déchiffrer les fonctions et le rôle des trains et des gares dans les voyages, en temps de guerre. Nous utilisons dans notre analyse de nombreux journaux et souvenirs d’un large éventail de personnages : souverains, politiciens, officiers, écrivains, aristocrates ou simples citoyens. Pendant la Grande Guerre, la gare est un espace de transition de vie ou de mort, un véritable purgatoire où les gens lavent leurs péchés, vivent ou meurent ; elle est le lieu du désespoir ou de la joie de rentrer chez soi, à la fin de la guerre.

Concernant plus particulièrement les voyages en train, nous nous sommes intéressé aux espaces roumain, russe et de l’Europe centrale, à la lumière des expériences des prisonniers de guerre, des missions militaires et des volontaires roumains, partis au début de 1918 pour lutter contre les bolcheviks. Partout où l’image du train ressemble à un espace cosmopolite, une tour de Babel : un mélange de nationalités, d’idées, d’histoires de vie, d’uniformes, d’odeurs et de voyages, source de véritables aventures.

Dorin STANESCU

dorinistorie@yahoo.com

Ph.D, université de Bucarest

DE BUCAREST À MOSCOU, PARIS ET VIENNE.

LES GARES ET LES VOYAGES À BORD DES TRAINS SUR LE FRONT DE L’EST, DANS LES RÉCITS DES MÉMORIALISTES ET DES ÉCRIVAINS ROUMAINS ET ÉTRANGERS FROM BUCAREST TO MOSCOW, PARIS AND VIENNA.

STATIONS AND TRAIN JOURNEYS ON THE EASTERN FRONT, IN THE STORIES OF THE MEMORIALISTS AND ROMANIAN AND FOREIGN WRITERS

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Abstract: Our study proposes an analysis of how railway stations, trains and journeys are reflected in the literature, memoirs of Romanian or foreign eyewitnesses who felt the need to report their terrible experiences during the Great European War. At the same time, we want to decipher the functions and role of trains and train stations, which are the valences of journeys during the wartime. We use in our analysis many journals and memories of a wide range of characters: sovereigns, politicians, officers, writers, aristocrats or common people. During the Great War, the railway station is a transitional space of life or death, a genuine purgatory where people wash their sins and live or die, is the place of despair or of the joy of returning home at the end of the war. From the point of view of the train journeys, we relate to the Romanian space, to the Central European and Russian ones in the light of the experiences of the war prisoners, the military missions and the Romanian volunteers who left at the beginning of 1918 to fight against the Bolsheviks. Everywhere the picture of the train looks like a cosmopolitan space, a babel tower: a mixture of nationalities, ideas, life stories, uniforms and smells, and travels are real adventures.

Mots-clés : Première Guerre mondiale, front de l’Est, Roumanie, chemins de fer, mémoires, voyages.

Keywords: First World War, eastern front, Romania, railways, memoirs, travel.

Quelques remarques méthodologiques

Notre étude propose une analyse de la perception et de la représentation des trains et des voyages dans la littérature 1 et les récits d’époque durant la Grande Guerre. Témoins silencieux de terribles expériences de guerre, les trains et les gares ferroviaires ne sont pas moins l’objet de vifs témoignages dans les journaux, les écrits et les souvenirs des hommes politiques, des officiers, des écrivains, des nobles et de simples badauds qui les ont empruntés pour traverser à la fois les distances et les événements.

1 La littérature dédiée aux expériences de guerre durant la période 1916-1918 sur le front roumain est pauvre. Nous ferons référence à trois œuvres en particulier, avec une mention toute spéciale pour Le Dragon, un roman très rare par sa thématique, de Hortensia Papadat-Bengescu.

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2 La reine Marie de Roumanie (1914-1927) a été l’épouse du roi Ferdinand (1914-1927). Née au sein de la famille royale anglaise, nièce de la reine Victoria, cousine du tsar Nicolas II, elle a été l’une des reines les plus populaires durant un règne heureux qui a vu se consolider les frontières d’un grand État roumain et s’accroître le développement économique et social.

3 La famille Bratianu est une ancienne famille roumaine, originaire, durant un siècle, de 1848 à 1948, d’une longue lignée d’hommes politiques roumains.

À défaut d’être exhaustif, le corpus que nous avons analysé s’est voulu le plus complet possible. Nous avons réuni ici les récits et mémoires de personnalités roumaines et étrangères présentes sur le front roumain : attachés à la mission militaire française (le comte de Saint-Aulaire, le général Henri Mathias Berthelot, Yvonne Blondel, fille de l’ancien ambassadeur français à Bucarest), des officiers allemands, français (Hans Carossa, Septime Gorceix) et russes (le général Alexandre Mossolov).

La guerre est éminemment une histoire d’hommes. C’est sans doute la raison pour laquelle, sur les 300 références parcourues, 6 seulement concernent des femmes. Les mémoires des hommes au cœur de la guerre, qu’ils soient militaires ou civils, portent le poids des horreurs du front.

Les militaires, officiers et sous-officiers, écrivent sous les obus, dans les tranchées ou dans leur emprisonnement, sans fioritures, sans ambages, au plus près des faits qui engendrent la mort et la douleur. Certains réservistes (médecins, professeurs, etc.) transfigurent davantage leurs récits avec un certain talent de narrateur, dernier rempart d’une ancienne vie. Les civils (hommes politiques, écrivains, simples citoyens, etc.) livrent leurs mémoires de non-combattants là où la guerre les a trouvés, dans les zones occupées ou dans la partie libre du pays. Parmi eux, six femmes, six plumes d’exception : la reine Marie de Roumanie 2 ; les deux filles d’un Premier ministre, Sabine Bratianu et Pia Alimanestianu 3 ; la fille d’un ambassadeur, Yvonne Blondel ; l’épouse d’un contre-amiral, Elena Negresco ; et une belle représentante de la jeunesse dorée bucarestoise, Arabella Yarka.

Géographiquement, l’espace de notre présente étude s’étend de Paris à Vienne, en passant par Budapest, Bucarest, Petrograd, Moscou, Mourmansk. Ses frontières ondulent au gré des déplacements et des histoires vécues par ces hommes et femmes pris dans une guerre qui

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chamboule leur existence, devenus prisonniers, libérés, de retour à la maison après de longs « tours du monde ». Nous nous limiterons à la période 1916-1918, période durant laquelle la Roumanie est partie prenante dans la guerre aux côtés des forces de l’Entente.

La gare et les voyages en train au cœur des mémoires de guerre

La gare comme espace de l’exode et du chaos

La Roumanie signe son entrée en guerre aux côtés de la Triple Entente le 27 août 1916. À partir de ce moment, les troupes sont déplacées vers le front par le train. L’acheminement des troupes vers les gares et le départ sont des moments de liesse : couverts de fleurs jetées de partout, sous les sons des musiques et des danses, les soldats sont embarqués à bord de trains dans l’enthousiasme général (St. Ardeleanu, 2007), les bras remplis de paquets de thé, cigarettes, fruits offerts par la population amassée au long des quais dans chaque gare traversée. Après une avancée rapide sur le territoire de Transylvanie, province austro-hongroise, l’armée roumaine connaît l’enfer. Les Allemands envoient leurs troupes à la fois en Transylvanie et en Bulgarie pour attaquer la Roumanie par le sud.

L’armée roumaine est ainsi prise au piège. Le manque d’expérience et de moyens, des changements successifs au sommet de l’armée ont fait qu’en dix semaines, presque la moitié du territoire roumain et sa capitale ont été occupées, et l’État roumain mis en péril. Quelques jours avant son occupation, Bucarest connaît un grand exode (l’histoire du pays n’en avait connu aucun autre de cette taille) de ses habitants vers les zones libres.

Citoyens de toutes les conditions, jeunes menacés par l’enrôlement, les grandes institutions vont se réfugier à Iaşi, la plus grande ville du Nord-Est, ancienne capitale moldave, devenue nouvelle capitale de la Roumanie libre.

C’est ainsi que les gares ont été prises d’assaut par une population désespérée, inquiète et impatiente de quitter la ville pour une Moldavie libre. Cet empressement chaotique est connu par toutes les grandes gares occidentales pendant l’été 1914. Sabina Brătianu (1937), comme d’autres

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riches voyageurs roumains à l’étranger, surprise à Vienne par le début de la guerre, réussit à monter in extremis dans le dernier train en partance pour Bucarest et décrit, comme d’autres, des gares assiégées par des foules déboussolées et déchaînées.

La menace d’une occupation allemande amplifie le chaos qui s’est emparé de la capitale roumaine à l’automne de 1916. « Tout le monde avait perdu la tête, tous ne pensaient qu’à partir pour la Moldavie », se souvient une mémorialiste (Brătianu, 1937, p. 15). Un réfugié décrit un quai de gare devenu un énorme entrepôt rempli de marchandises, valises, bagages et boîtes de tout genre (Ardeleanu, 1920, p. 71), un autre décrit l’assaut d’un train de 20 wagons au sein de la gare du Nord de Bucarest par 20 000 personnes. Certains sont même parvenus à se jucher sur les toits des voitures, mais ont dû vite les quitter par la suite car ils avaient fini par se fissurer (Rosetti, 1921). Malgré les incidents et les troubles, l’évacuation de la capitale fut considérée comme un succès. Membre du gouvernement, I. G. Duca conclut dans ses mémoires que l’évacuation de la capitale, du 25 au 28 novembre 1916, fut une preuve des efforts extraordinaires déployés par les responsables et les employés des chemins de fer pour éviter les accidents, garder l’ordre et mener cette action à bien en un temps record (Duca, 1981, p. 72). Ce n’est pas l’avis d’autres témoins de l’époque. Yvonne Blondel, fille d’ambassadeur, restée à Bucarest pendant cette période avec sa famille, peint un tableau désolant et cocasse : des hommes et des femmes se pressant comme des fous sur les quais, des épouses de dignitaires se couvrant d’autant de ridicule que de provisions, en immobilisant les trains le temps de transférer les tonnes de victuailles...

(Marghiloman, 1927, p. 235). Constantin Argetoianu, homme politique de l’époque, futur ministre et plume acérée, déplore dans ses mémoires la préoccupation incessante et obsessionnelle de la classe politique dans son ensemble pour mettre à l’abri ses propres biens, même les plus dérisoires, aux dépens du destin du pays qu’ils avaient le devoir de protéger : ministres occupés à transférer leurs avoirs vers Moscou, un gouverneur de la Banque Nationale en train de remplir les wagons de biens personnels,

« les ficus de madame inclus » pour laisser voyager à pied des dizaines de soldats (Argetoianu, 1992). Le général Berthelot (photo 1), chef de la

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mission militaire française, écrit à son épouse son incompréhension face à un gouvernement « odieux et tourné exclusivement vers ses propres intérêts » (Torrey, 1987, p. 31).

Photo 1. Le général Berthelot et les soldats roumains (source : bibliothèque centrale universitaire du Bucarest).

À Bucarest, les foules, quoique prises de panique et affolées, n’ont encore rien vu de la Grande Guerre. Elles ont leur premier contact avec les horreurs 60 km plus loin, vers le nord, à Ploiesti, le centre pétrolier le plus important du pays. Les réfugiés ont droit à une traversée de la gare semblable à une traversée du purgatoire : « La ville a été, en ce jour du 21 novembre, le carrefour d’une sombre et pénible déploration. De Bucarest arrivaient des réfugiés, une armée se retirait par la vallée de Prahova, une autre arrivait de l’Ouest. La gare débordait de tous ces trains en provenance de la capitale... » (Galaţi, 1920, p. 23), note amèrement un médecin militaire. La décision avait été prise quelques jours auparavant de détruire toutes les capacités pétrolières de la ville dont la gare qui la desservait était devenue un enfer, un four brûlant que les trains étaient obligés de traverser (Debie, 2006, p. 115). Un autre officier parle

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d’une vision apocalyptique, dépassant celle de Sodome et Gomorrhe dans l’Ancien Testament (Rosetti, 1937, p. 42) : le jour il faisait noir à cause de la fumée qui couvrait la ville, la nuit il faisait jour à la lumière des incendies des stocks pétroliers qui n’ont pas cessé une semaine durant (Rosetti, 1921, p. 150). Autrefois fiers dans leurs uniformes bien tenus, les employés de gare ressemblaient dorénavant à de piètres ramoneurs (ibid., p. 151). « Une vision dantesque », clame un ministre (Duca, 1981, p. 8) ; « sinistre », marque dans son journal le général Berthelot (Torrey, 1987, p. 25) sur la ville de Ploiesti devenue, en l’espace de quelques jours, une ruine (Kiriţescu, 1989, p. 454), tellement à l’opposé de la riche et belle bourgade qu’il avait connue.

Il n’y a pas que le noir des fumées et des cendres, il y a aussi les douleurs et les larmes des réfugiés, repliés sur eux-mêmes, déracinés, extirpés brutalement d’une vie paisible et jetés aussi violemment devant une réalité remplie de peur, de danger et d’incertitude : « Nous avons réussi non sans peine à nous hisser dans un wagon de marchandises, sans sièges, plein de paille et de crottes juste quitté par un chargement de chevaux. Le train a sifflé et mon cœur s’est brisé : ce départ allait dresser entre nous le mur infranchissable de cette occupation ennemie. Nous apercevions par la fenêtre des charrettes remplies de réfugiés, renversées, qui jonchaient sur la route, des morts, des blessés, des enfants en pleurs, des femmes courbées sous leurs bagages... Où allaient-elles ? Et nous, où allions- nous ?... », écrit une femme de la haute bourgeoisie à son mari, enrôlé.

Désemparée et presque incrédule, une autre note : « Je suis restée une semaine à Crasna, là où se croisent les chemins vers Husi et Iaşi. Rarement il me fut donné de souffrir autant de froid et d’ennui que dans cette maudite gare. Notre plus grande distraction était de regarder les trains postaux, bondés, et les voyageurs affolés, désespérés, apeurés... » (Yarka, 2010, p. 161). D’une famille bucarestoise aisée, jeune, belle, fraîchement mariée, insouciante, cette jeune femme peine à réaliser la gravité de la situation qu’elle traverse. Elle est loin d’imaginer l’ampleur de l’exode auquel elle assiste, lors duquel plus d’un million et demi de soldats et de civils ont été déplacés vers la Moldavie, chiffre considérable à l’échelle de la Roumanie du début du XXe siècle.

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L’activité dans les gares peut être présentée comme la preuve la plus visible de l’inefficacité des autorités face à la brutalité de la guerre. Incapables d’organiser l’évacuation et la protection des habitants, les dirigeants du pays se trouvent submergés par le chaos du premier grand exode des populations roumaines, et les gares, véritables Sodome et Gomorrhe des temps modernes, deviennent ainsi les premiers témoins des drames collectifs de la Grande Guerre.

Entre la vie et la mort : la gare et le voyage en train durant la Grande Guerre à travers la Roumanie, l’Europe centrale et l’Empire russe

Entre fonctions concrètes et symboliques, la gare est un endroit hautement stratégique : c’est ici que les troupes embarquent vers les régions où se déroulent les opérations militaires, c’est par ici que transitent les troupes réfugiées vers la Moldavie où le front se stabilise. Elle devient successivement entrepôt d’approvisionnement pour l’armée et la population civile, théâtre de bataille comme à Predeal et à Marasesti, cible des bombardements, couloir d’évacuation vers les pays amis, scène politique (Samurcaş, 1999, p. 79) (s’y déroulent des réunions au sommet, on l’utilise comme vecteur de propagande, plus tard elle en sera un de ceux de la révolution bolchevique), le plus grand hôpital et la plus vaste des cantines à ciel ouvert, abri d’habitation pour des têtes couronnées (la reine Marie de Roumanie (photo 2) et le Kaiser Wilhelm y ont séjourné pendant la guerre), etc. Ce dernier a passé des nuits à bord de son train arrêté en gare de Ploiesti, Pitesti, Sinaia; le grand hall de la gare de Curtea de Arges est transformé, le 20 septembre 1917, de 19 h 00 à 21 h 30, en salle de festivités pour le déroulement du dîner de gala offert par les autorités roumaines en honneur aux invités allemands 4. Elle devient aussi le seul repère tangible

4 Par ses cérémonies d’accueil ou de départ, la gare remplit une véritable fonction de baromètre politique. La délégation française y est reçue à son arrivée et accompagnée à son départ, avec un enthousiasme partagé à la fois par la population civile et par les autorités. Tel ne fut pas le cas du Kaiser, accueilli avec une joie feinte par une foule éparse, amenée de force sur les quais de la gare.

Occupée durant l’hiver 1918 par des anciens soldats de l’armée impériale adeptes des doctrines léninistes, la gare de Socola s’est trouvée au cœur d’une tentative d’action bolchevique, stoppée fermement par les autorités roumaines qui redoutaient la propagation du chaos dans le pays.

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pour les officiers et les soldats prisonniers qui ne savent que par les gares traversées la distance qui les sépare des camps d’emprisonnement ou de leur pays après la libération.

Photo 2. La reine Marie de Roumanie (source : bibliothèque centrale universitaire, Bucarest).

Dans les territoires occupés par l’armée allemande, la gare devient un espace interdit d’accès pour la population civile – sauf pour ceux contraints aux travaux forcés – ou encore un dépotoir pour les objets pillés en attendant qu’ils soient envoyés en Allemagne ; c’est un lieu insalubre où règnent la corruption et les abus. Symboliquement, la gare devient le lieu de tous les passages : d’une vie paisible à la guerre, de la joie au désespoir, de la vie à la mort.

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La gare est là, au cœur de la guerre et de la vie qui doit suivre son cours.

Point stratégique de prime importance, la gare est prise pour cible par les bombardements plus ou moins précis des avions allemands (la gare de Buftea où la reine Marie résidait, les gares de Medgidia, Cernavoda, Fetesti où sont morts 200 soldats (Rosetti, 1921, p. 162), des batailles s’y portent dans les tranchées autour (les gares de Predeal, Marasesti sont transformées en théâtre de guerre avec tout le décorum : fosses, barbelés, artillerie lourde). À Adjud (Paraschivescu, 1920, p. 104), la gare s’est embrasée après l’incendie provoqué par les Allemands sur un train de munitions, dont la destruction a fait de nombreuses victimes au milieu d’un macabre feu d’artifice. Pour empêcher l’avancement des troupes ennemies, les armées alliées ont procédé aussi à des destructions. C’est ainsi qu’un patrimoine architectural s’est trouvé perdu à jamais, remplacé par un immense champ de désolation.

L’intensité des combats durant la période 1916-1918 sur les fronts des provinces de Dobroudja, Munténie et aux portes de la Moldavie mit les autorités roumaines devant une autre urgence : le grand nombre de blessés dont la prise en charge impose la création d’hôpitaux de campagne partout sur les lignes du front. Les trains font alors office de blocs opératoires, les gares de dispensaires médicaux. Organisées au début comme de simples centres de régulation, les gares deviennent vite des hôpitaux où se mêlent vie de voyageurs et mort des militaires. Yvonne Blondel, citée plus haut, parle d’un véritable « fleuve de blessés, grandissant sans cesse » (Blondel, 2005, p. 165), la reine Marie, elle, témoigne de « l’une des visions les plus atroces […]. Dante n’a jamais pu décrire un enfer plus insoutenable » (Maria, 2009, p. 157).

Tous les récits de cette époque décrivent la gare comme un endroit sombre, sale, un enfer terrestre rempli de misère et de souffrance humaines, de maladies et de désespoir, à l’image de Constantin Argetoianu (1992, p. 87-88) parlant de la gare de Iaşi en 1917 : « ... c’est impensable, les yeux refusent de croire, le nombre de soldats déversés chaque jour dans les gares, les salles d’attente, les quais remplis de soldats souffrants allongés à même le sol, faibles et mourants, couverts de plaies et de

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poux, les vêtements en lambeaux... aucune imagination humaine ne peut inventer pareille vision tragique ». La perception des gares comme un enfer sur terre est récurrente dans tous les écrits. Mais ceci mêle à cela un certain sentiment de « retour à la vie ». La vision est certes apocalyptique, les odeurs pestilentielles, la mort, la peur, le son des bottes militaires oppressant, les soupirs des gens qui agonisent insupportables, mais il y a aussi le soupir de ceux qui se quittent ou qui se retrouvent et se parlent avec amour, les fanfares tonitruantes, les acclamations, les marchandises en tout genre qui sentent et qui s’échangent, il y a là un perpétuel va-et- vient, une oscillation entre tragique et ridicule... un retour à la vie...

Le portrait des gares en temps de guerre doit être complété par celui des voyages. Le train reste, à l’époque, le moyen de transport le plus populaire. Réquisitionnés pour déplacer les troupes vers le front, les trains se font de plus en plus rares pour les voyageurs civils, obligés de circuler à bord de rames remplies au-delà de leur capacité.

Les trains militaires passent inaperçus dans les récits de l’époque. Les officiers, comme les autres militaires, les considèrent comme de simples moyens de locomotion, des accessoires secondaires de leur vie sur le front.

Alexandru Averescu, grand général roumain, dispose d’un train à son usage pour lui servir de quartier général et y réside pendant la guerre ; il ne l’évoque que très rarement dans ses mémoires (Averescu, 1935) pour mentionner rapidement qu’il se déplace la nuit vers le front et qu’il y reçoit le couple souverain, le roi Ferdinand et la reine Marie. Deux autres officiers précisent aussi laconiquement un transfert de troupes (Mihăescu, 1936) et un voyage vers le front (Ionescu, 1921, p. 8). Ce sont les officiers qui se retrouvent à bord des trains transformés en hôpitaux de campagne qui en parlent le plus. Sterea Costescu (1927), capitaine d’armée, raconte son périple ferroviaire de Dobroudja à Ploiesti, ville de destination, à bord d’un train hospitalier. Ses souvenirs évoquent le désordre, la confusion, la misère, la pénurie de moyens, la désavantageuse comparaison avec les trains sanitaires russes mieux dotés et mieux organisés, la peur des attaques ennemies, le voyage pénible.

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En revanche, les témoignages féminins sont plus riches. Yvonne Blondel et la reine Marie sont celles dont les souvenirs sont détaillés avec précision et richesse. La reine Marie a trouvé refuge pendant la guerre à bord d’un train devenu sa résidence autant que son moyen de déplacement de prédilection. Elle y trouve même un certain plaisir : « nous avons passé deux semaines dans les environs de Iaşi pour éviter les bombardements.

Nous avons voyagé toute la nuit et nous avons dormi à bord du train.

J’aime dormir dans le train... » (Maria, 2009, p. 95-130). Elle se déplace beaucoup pour rencontrer les soldats et la population civile, visiter les hôpitaux, soutenir et encourager les troupes, aller là où son devoir de reine la conduit. Son courage fait d’elle une figure très populaire et aimée.

Yvonne Blondel souligne aussi son dévouement de souveraine, son courage.

Le 14 décembre 1916, elle note dans son journal : « ma compassion va à cette reine qui vit avec ses enfants secoués en permanence à bord d’un train... soit-il royal... » (Blondel, 2005, p. 322).

L’expérience des femmes ayant laissé des témoignages sur la guerre est directement liée à leur activité de soignantes. Cinq de nos six mémorialistes ont travaillé dans les hôpitaux de campagne soit comme personnel soignant, soit comme coordinatrices. La reine Marie de Roumanie appelle son activité dans les hôpitaux derrière le front « son emploi royal » (Maria, 2009, p. 19). Yvonne Blondel suit son exemple et n’épargne pas sa peine : elle accueille les trains sanitaires, prend en charge les blessés (photo 3). Sa compassion est à son comble lorsqu’elle assiste impuissante aux souffrances des mutilés, sa joie non dissimulée devant un jeune sous-lieutenant lui envoyant du bout des doigts un baiser plein de gratitude (Blondel, 2005, p. 166). Par ailleurs, elle était une rescapée du tragique accident de train qui avait eu lieu le 13 janvier 1917, lors duquel 650 soldats avaient trouvé la mort et 700 autres avaient été blessés 5; cela inscrit définitivement le train dans sa vie avec un certain accent tragique.

5 En l’absence d’un recensement précis des voyageurs, les chiffres sont controversés, le nombre de morts variant, selon les sources, entre 200 et 1 000. Nous l’évaluons à 650.

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Photo 3. Distribution de nourriture aux blessés (source : bibliothèque Octavian Goga, Cluj).

Si, pour la population civile des zones libres, le voyage en train devient une corvée, pour ceux des zones occupées, il est un véritable combat.

De décembre 1916 à mai 1918, les voyageurs doivent être munis d’un permis de passage (ausweiss), délivré avec parcimonie et uniquement en troisième classe (Georgescu, 1917, p. 33-41), les deux premières étant réservées exclusivement aux occupants. Les insectes nuisibles, les poux, les odeurs, le froid, l’obscurité, eux, n’ont besoin d’aucune autorisation pour investir des rames de plus en plus vétustes et inconfortables (Cancicov, 1921, p. 101-104 ; Carada, 1937, p. 83).

La corruption est endémique : rares, les billets des trains deviennent des objets d’échanges spéculatifs (Alimăneştianu, 1929, p. 90). Les pots-de- vin et étrennes affluent, les marchandises stagnent dans les stocks, des employés de gare s’enrichissent du jour au lendemain.

Avec les trains et la guerre, les frontières reculent, des prisonniers et des réfugiés quittent leur région pour se retrouver à d’autres bouts du monde qui leur sont totalement inconnus. Il y a d’abord les prisonniers transférés

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vers les camps d’internement d’Allemagne, de Bulgarie et de Hongrie. Cinq officiers rapportent leurs souvenirs des camps de Stralsund, au nord de l’Allemagne. Dépossédés de leurs biens, mal vêtus (Ionescu, 2000, p. 471), en proie au froid et à la faim, ils subissent souvent les quolibets des civils des pays qu’ils traversent, parfois reçoivent leur compassion, mais doivent surtout subir les attaques de leurs surveillants : un train est arrêté une fois au milieu d’un tunnel, les moteurs tournant au maximum, la fumée menace de tuer par asphyxie les prisonniers entassés dans l’obscurité (Archibald, 1921, p. 7). Affaiblis et transis, ces prisonniers regardent avec surprise un paysage qui leur est deux fois étranger : étranger par une langue qui n’est pas la leur, étranger par un style de vie dont ils n’ont pas habitude ; l’ordre qui règne dans les gares allemandes (les exhortations au maintien de l’ordre y sont bien en vue sur des affiches « Deutsche ordnung ! ») les surprend. Ces prisonniers ont aussi le temps d’apprendre, dans les cris des colporteurs de journaux (« Ploiesti is genommen! » – « Ploiesti est prise! », crie l’un d’entre eux dans une gare hongroise (Defleurry, 1940, p. 97)) et sur les drapeaux hissés dans les gares (« Bukarest kaput! » – « Bucarest est tombée! », y est écrit à Stralsund (Alexandru, 1925, p. 50)), l’occupation de nombreuses villes roumaines. Sur le chemin du retour, après la libération, ces prisonniers remarquent, en sens inverse, de jolies gares coquettes, alors qu’ils traversent des endroits déserts, sales et infectés (Stavrache Cernea, 1938, p. 221), et les conditions de voyage, sous l’emprise d’un espoir qui s’approche, semblent plus confortables.

De leur côté, les officiers russes, français et allemands consignent eux aussi leurs souvenirs de voyages en train de leur pays d’origine vers la Roumanie en guerre et leur retour après la victoire. Ces trains traversent deux mondes en mutation, troublés par la guerre, les révolutions (en Russie notamment), les luttes de pouvoir et les inégalités grandissantes.

Une description inédite du paysage ferroviaire nous est parvenue d’Alexandre Mossolov qui arrive à bord d’un luxueux train impérial à la fin de l’année 1916, chargé d’une mission spéciale par le tsar. Le général russe voue aux Roumains une réelle sympathie, il entretient des relations cordiales avec les autorités roumaines. Il indique dans ses notes être au

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courant de l’arrivée en Roumanie de l’un des assassins de Raspoutine, le prince Iosupof, descendu à Iaşi d’un train sanitaire pour s’y mettre à l’abri des tensions de son pays. Le général repart pour la Russie en octobre 1917, à la fin de sa mission, et retourne dans un pays en pleine révolution bolchevique. L’arrivée à Petrograd est un choc : « à la gare j’ai trouvé le règne des paysans et des soldats. Les quais, les salles d’attente étaient bondées de soldats déserteurs et de paysans, plus aucun porteur, plus aucun carrosse... » (Mossolov, 1997, p. 153). Cette gare allait devenir un tournant dans sa vie car, par chance, il évite le contrôle des autorités révolutionnaires et réussit in extremis à retourner en Roumanie d’où il rejoignit l’Occident à la fin de la guerre (ibid., p. 156).

Le capitaine d’armée français Marcel Fontaine (2009) rédige ses mémoires de façon plus détaillée. Il arrive en Roumanie en janvier 1917, en passant par Paris, Southampton et les pays nordiques. Il arrive lui aussi à Petrograd, à la gare « Finlande ». Il ne manque pas d’exprimer sa surprise de voir « une gare de capitale où l’on s’attendait à trouver une certaine animation. Tout au contraire. Elle est vide et calme... c’est la nuit de la Saint-Sylvestre... » (ibid., p. 21). C’est un pays enneigé que son journal décrit par la suite, un pays avec des gares dont les noms sont impossibles à connaître, tous écrits en cyrillique. En Bessarabie, les restaurants de gare ne proposent même pas de thé, l’avancée est lente, pénible, les arrêts longs. Il arrive à Iaşi le 23 janvier, il quitte la ville une année plus tard, le 9 mars 1918, et le retour est plus animé. Le train est peint en bleu, blanc, rouge et porte inscrit en cyrillique le nom de la mission militaire française (ibid., p. 415). Il est une véritable tour de Babel : s’y trouvent mêlés des Français, des déserteurs alsaciens, italiens, serbes, tchèques, aristocrates russes en fuite, roumains... (ibid., p. 421).

Le voyage n’est pas sans risques, la traversée des gares bolcheviques est périlleuse, des bandes de révolutionnaires échappés à toute autorité de l’État attaquent les trains. Mais il a aussi ses côtés agréables : il déguste dans une gare du pain blanc comme il n’en avait plus mangé depuis longtemps, en Ukraine il entend La Marseillaise en honneur de l’armée française. Somme toute, le voyage est long entre Moscou, où ils ont l’interdiction de descendre du train, et Mourmansk, sans fin sur la

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blancheur aveuglante des interminables forêts russes. Le 1er avril, Marcel Fontaine embarque pour l’Europe, il traverse l’océan Arctique, la mer du Nord, l’Angleterre, à nouveau Southampton, Le Havre et Paris. On peut déceler une certaine amertume dans son récit sur l’arrivée à Paris : aucun honneur, juste un officier dépêché sur place pour transmettre les ordres de son état-major et... un obus allemand tombé pas loin... triste ovation ! (ibid., p. 430-462).

Le comte de Saint-Aulaire, ambassadeur de France à Bucarest, décrit à son tour dans ses mémoires les espaces russe et roumain traversés dans ses pérégrinations ferroviaires. Suivant le même itinéraire que le capitaine d’armée Marcel Fontaine, il remarque l’air soupçonneux des gardes- frontière russes et, à l’opposé, la grande générosité des autorités impériales qui lui mettent à disposition pour la traversée de la Russie la voiture d’un grand-duc. Cela ne suffit pas pour lui enlever le sentiment très net d’être un étranger dans ce pays froid. Voici aussi ce qu’il raconte en entrant en Roumanie par la gare d’Ungheni, petite ville de province où la France semblait avoir niché un coin de son âme : les drapeaux français étaient accrochés partout, le son de La Marseillaise résonnait et même la voiture qui lui était destinée, loin d’être royale, était pourtant soigneusement ornée de fleurs aux couleurs de la France. « Nul part ailleurs je n’ai rencontré pareil amour pour la France que dans la famille du chef de gare de cette petite ville dont j’ai déjà oublié le nom » (Saint-Aulaire, 2003, p. 4). De ses mémoires, on retient aussi de belles descriptions des gares d’Odessa prise d’assaut par les soldats déserteurs, le désespoir des soldats russes qui tentent de détourner les trains en provenance de Roumanie pour ainsi gagner la Russie, attirés par les promesses révolutionnaires de Lénine : pain, paix et terres. À cette agitation bien révolutionnaire des gares russes, un bien particulier emplacement, évoqué par tous les combattants allés sur le front russe, fait contre-poids : l’autel dressé dans toutes les gares, incontournable lieu de recueillement et symbole silencieux de cette âme russe dont la mélancolie et le fatalisme ont tant inspiré les écrivains. Nous fermerons cette section dédiée aux gares et voyages par deux derniers témoignages : celui du poète et écrivain allemand Hans Carossa et celui du français Septime Gorceix.

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Hans Carossa s’est enrôlé comme médecin, ce qui lui a permis de se retrouver sur les deux fronts : celui de l’Ouest et celui de l’Est en Roumanie, où il passe trois mois. C’est en traversant cette rude période de sa vie qu’il a rédigé son Journal de Guerre. En allant de Belgique vers la Transylvanie, il scrute des paysages estompés, des nuages et des plaines, il y ajoute des rêves troubles (les salamandres enflammées d’une nuit, ses visions d’enfance d’une autre), et son âme divague au gré des distances parcourues, au gré des gares et des voyages, seules circonstances dans ces mois tumultueux d’aliénation intérieure qui lui permettent le bref répit de la réflexion sur sa vie, sur la condition humaine.

Le récit de Septime Gorceix, L’Évadé (1930), est une véritable odyssée.

Soldat français tombé dans les mains des Allemands en avril 1915, il réussit à s’échapper une première fois ; repris, il parvient à s’enfuir une deuxième fois, à l’été 1917. Il parcourt 600 km en train, de Bavière jusqu’à la frontière moldave. Il passe inaperçu en usant astucieusement de ses maigres connaissances d’allemand. Cela lui a permis d’acheter librement et directement ses billets de train dans les gares de Linz, Vienne, Budapest et Timisoara. Il voyage de nuit, il fait semblant de dormir pour tromper la vigilance des contrôleurs, il porte arboré sous son bras un journal de langue allemande. Il guette jusqu’à l’obsession les horloges des gares jusqu’à la délivrance du départ. Il traverse la Munténie, occupée par les troupes allemandes, aidé par une population compatissante qui l’aide à prendre une identité roumaine d’emprunt, ce qui lui permet d’arriver à Constanta où il embarque sur un navire pour Marseille.

Au terme de cette section de l’étude apparaît une image de la gare en pleine évolution : elle est investie de fonctions nouvelles (théâtre de guerre, hôpital de campagne, scène de la vie politique, repère stratégique) et permet de propager les premières images d’une Europe mutilée et ravagée. On y aperçoit le voyageur, qu’il soit civil, militaire, prisonnier, évadé, en pleine détresse personnelle au milieu de la vaste détresse apportée par la guerre.

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La gare comme sujet et espace pour la fiction littéraire La littérature roumaine n’abonde pas sur la thématique de la Première Guerre. Nous y avons retenu trois références : La dernière nuit d’amour, la première nuit de guerre, de Camil Petrescu, publié en 1930. Obscur de Cezar Petrescu, paru en 1927-1928 et Le Dragon, roman publié en 1923 par Hortensia Papadat Bengescu.

Le premier roman est l’histoire d’un homme confronté directement aux combats ; le deuxième est celle d’un homme combattant non opérationnel ; le troisième est l’histoire d’une femme, écrite par une femme, engagée comme infirmière volontaire de la Croix-Rouge. Les deux premiers romans mettent en scène des intellectuels qui sortent de la guerre, minés et détruits par la perte de l’amour et par le désespoir devant une société frivole et corrompue, les corps et les âmes mutilés. Ils présentent des gares comme des séquences courtes, accessoires d’un drame humain intérieur. Stefan Gheorghidiu, diplômé de philosophie et officier combattant, est en proie à la jalousie et au désespoir de son échec en amour. De la fenêtre de son train, il regarde défiler les gares comme un diaporama lointain :

« Le voyage dans le train sanitaire m’a laissé l’impression d’un voyage à l’étranger lorsqu’on devine la ville d’après les impressions du restaurant de gare. La gare de Brasov, ville que je ne connaissais pas, pleine de feuilles et de drapeaux nationaux, m’est parue comme une carte postale de la fête nationale » (Camil, 1982, p. 212-213).

Radu Comsa, le héros de Obscur, voit la gare comme un endroit sombre, oppressant, où le désespoir règne. Les gens terrorisés par la guerre, le regard hagard d’une vieille femme projeté sur le ciel illuminé par les flammes des puits pétroliers incendiés par les Alliés pour les rendre inutilisables, tout devient désolation et absence définitive d’espoir.

Le Dragon est l’un des rares romans qui fait de la gare le sujet principal.

Il est le seul sur ce sujet dans la littérature roumaine de l’époque.

Autobiographique, il décrit l’expérience de Laura, infirmière de la Croix- Rouge, travaillant dans l’hôpital de campagne de la gare de Focsani.

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Témoin privilégié des métamorphoses de cet endroit, elle le voit se transformer d’un lieu où la fierté patriotique démultiplie l’enthousiasme (Papadat-Bengescu, 1978, p. 1-21) en un enclos où le mot « guerre » bouleverse les destins, pareil que cette idylle naissante, entre un soldat et une jeune inconnue venue admirer le spectacle de la gare, détruite brutalement par le départ soudain du soldat, au milieu d’une valse esquissée dans le grand hall...

Véritable « archange vêtu de blanc », Laura est vite confrontée à un déluge de détresse, de sang et de douleur, c’est son combat avec l’enfer.

Un enfer porté par le « grand dragon », le train qui arrive du front, chargé de blessés (photos 4 et 5). Il déverse à la gare la chair et le sang des corps mutilés et repart vers le front pour en revenir et déverser encore et encore les restes des corps et des vies des soldats (ibid., p. 35). Les « dragons » venant du front sont terribles ; les autres, chargés de réfugiés allant vers la Moldavie, sont des « dragons édentés », tristes mais tout aussi macabres.

Photo 4.Train blindé « Le Dragon » (source : bibliothèque Octavian Goga, Cluj).

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Carolyn DOUGHERTY 320

Photo 5. Wagon sanitaire (source : bibliothèque Octavian Goga, Cluj).

Laura s’habitue petit à petit et parvient même à pénétrer dans le ventre du monstre, là où les corps et les âmes « sont broyés et brûlés » (ibid., p. 77).

Elle trébuche sous l’emprise de l’odeur du sang et de la mort. Elle finit par se relever, plus forte, et tente d’apprivoiser ce monstre de fer. Un lien aussi mystérieux que la force dont elle se sent investie se forme entre elle et « le dragon », elle perçoit sa venue avant tout le monde, elle sait quand il s’approche de la gare, elle se prépare pour l’accueillir comme un chevalier, arme à la main, et son combat débute : elle lutte pour arracher chaque vie, chaque corps des griffes de ce monstre pour les rendre à la vie. Elle redonne des chances à la vie. L’infirmerie devient non seulement un endroit où l’on fait barrage à la mort, mais aussi un lieu où l’on distille l’espoir : c’est le seul endroit où l’on peut encore trouver un morceau de pain par les soins de cette infirmière qui sait rationner les surplus. Elle prend à bras-le-corps sa mission et regarde lucidement la souffrance de ces êtres brisés venus du front, l’orgueil piétiné des grands bourgeois qui ont besoin de manger comme tout le monde. L’histoire de Laura finit en 1918 avec la fin de la guerre. Et c’est un autre maître mot qui bouleverse désormais les existences : la paix.

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La littérature liée à la Grande Guerre aborde des thèmes similaires partout en Europe : aliénation individuelle, souffrance générée par l’horreur de la guerre, destruction et déchéance humaine, etc. Le train et la gare y sont souvent des prétextes pour l’introspection des personnages confrontés à des situations exceptionnelles. Moins souvent, ils sont eux-mêmes au cœur d’œuvres littéraires. Le roman Le Dragon est de ce point de vue une exception précieuse ; il met en scène une triade inédite dans la littérature : l’homme, le train, la gare.

Conclusion

Le riche corpus littéraire et mémorialiste que nous avons pu analyser nous dévoile l’expérience de nombreux hommes et femmes aux confins de l’Europe et aux temps troubles de la Grande Guerre. Le vécu de ces témoins issus des tous les milieux sociaux, en prise directe avec une réalité d’une brutalité inouïe, montre comment les gares, les voyages au bord des trains, se muent en véritables sas de passage d’un monde à l’autre. L’exode sans précédent qu’a pu connaître le vieux continent durant les années de guerre, le déplacement des troupes vers le front, le trajet des prisonniers vers les camps d’internement, l’odyssée des évadés, les missions militaires françaises, roumaines, le retour des soldats, tous ces événements ont été vus à travers la lucarne des gares et des trains et perçus ainsi dans une dimension humaine intime qui surprend les mécanismes les plus fins d’une profonde aliénation humaine générée par la guerre.

Perçue comme une véritable cathédrale durant tout le XIXe siècle, la gare devient durant la guerre une reproduction véridique de l’enfer : on la retrouve tour à tour transformée en théâtre d’opérations militaires et en long purgatoire pour les milliers de blessés soignés dans les hôpitaux de campagne installés dans les salles d’attente et aux alentours des gares. Les images évoquées par les récits sont saisissantes par les odeurs, les visions et les bruits des êtres agonisants et désespérés. Espace de transition et de transaction, véritable tour de Babel des temps modernes, les trains et les gares passent de leur fonction initiale de transfert de personnes, bagages et marchandises à celle de vecteur de passage d’une époque à

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une autre, d’un monde à un autre : voir, par exemple, le cas du territoire russe où les gares se comptent parmi les premiers annonceurs de la révolution. Habituellement lieux de confluences, l’ambivalence des gares est exacerbée en temps de guerre lorsqu’elles font coexister désordre étatique et moral, bigotisme et déchéance humaine.

L’image mythique du train, vu à travers la fiction littéraire comme « un dragon de feu qui se nourrit d’hommes », est peu à peu remplacée, dans le lourd contexte de la guerre, par une image moins métaphorique, tantôt empreinte d’une certaine neutralité évoquée par les mémorialistes militaires ou journalistes, tantôt marquée d’introspection oppressante pour les catégories plus fragiles prises dans les engrenages de la guerre : femmes, prisonniers, blessés de guerre...

La Grande Guerre constitue un premier tournant pour l’image de la gare et du train dans l’imaginaire collectif : d’espaces familiers de la vie courante, ils se transforment en témoins directs d’un monde qui vit ses derniers instants.

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