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La Chanson de Roland (XI e siècle) : extraits

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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CECG Madame de Staël Nicolas Saucy

1

e

année, cours de français

La Chanson de Roland (XI

e

siècle) : extraits

Il s’agit d’une chanson de geste composée de 4002 décasyllabes répartis en 291 laisses (=strophes) de longueur inégale, construites chacune sur une même assonance.

Le poème, rigoureusement construit, peut se diviser en quatre parties : I) La trahison (L. 1 à 79)

III) Le châtiment des païens (L.177 à 266)

II) La bataille (L.80 à 176)

IV) Le châtiment de Ganelon (L.267 à 291)

Les faits historiques

En 778, Charlemagne était intervenu en Espagne à l’appel de Sulay-nan Ben Al-Arabi, gouverneur de Saragosse en révolte contre l’émir Cordoue : il avait franchi la Catalogne et s’était emparé de Gérone ; par le pays basque, il avait envahi la Navarre et pris Pampelune. En Espagne même, les deux armées avaient opéré leur jonction sous les murs de Saragosse, mais, contrairement aux prévisions de Charlemagne, les portes de la ville ne s’ouvrirent pas devant lui, et le siège de Saragosse fut un échec. Charlemagne est obligé de se retirer, en raison d’un soulèvement des Saxons

; il revient par Pampelune ; le 15 août, un maquis basque assaille et détruit son arrière-garde (Annales royales, contemporaines de Charlemagne). Voici un premier texte, composé une vingtaine d’années environ après la mort de Charlemagne et qui relate l’événement : il est tiré de la Vie de Charlemagne, ouvrage dû à Eginhard et composé en latin :

« La lutte contre les Saxons étant continuelle et presque ininterrompue, des garnisons ayant été installées en des points convenables de la région frontalière, il attaque l’Espagne avec le plus de forces possible ; et, ayant franchi les gorges des Pyrénées, ayant fait capituler toutes les places fortes et les ouvrages sur lesquels il avait marché, il revient, son armée saine et sauve et sans avoir éprouvé de pertes.

Sauf que, dans le col même des Pyrénées, il eut à souffrir un instant, au retour, de la perfidie des Basques. Voici comment : l’armée était étirée en formation allongée, pour permettre le passage du défilé. Le piège était installé au point culminant la montagne [...]. Les Basques surveillaient les derniers éléments de l’escorte et les renforts qui précédaient l’arrière- garde. Les assaillant d’en haut, ils les précipitent au fond de la vallée. Ils engagent un combat contre eux, les tuent jusqu’au dernier, pillent les bagages ; protégés par la nuit qui était venue, très rapidement ils se dispersent. En cette affaire, les Basques étaient favorisés par la légèreté de l’armement et la configuration du terrain ; en face d’eux, les Francs furent défavorisés de bout en bout par la lourdeur de l’armement et le handicap du terrain. Dans ce combat, Eggihard, intendant de la table royale, Anselme, comte de la Maison impériale, et Roland, responsable de la frontière bretonne, ainsi que beaucoup d’autres trouvent la mort. »

Il y a là à peu près toute la trame de la Chanson.

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II) La bataille

A) Avant la bataille

83 vers 1049-1058

Olivier dit : « Les païens sont en force, et nos Français, ce me semble, sont bien peu. Compagnon Roland, sonnez donc de votre cor. Charles l’entendra et l’armée reviendra. » Roland répond : « Ce serait folie ! En douce France j’y perdrais mon renom. Je vais sur-le- champ frapper avec Durendal de grands coups : la lame en sera sanglante jusqu’à l’or de la garde. Les félons païens sont venus aux ports pour leur malheur. Je vous l’assure, tous sont marqués pour la mort. »

84 vers 1059-1069

« Compagnon Roland, sonnez donc de votre olifant1. Charles l’entendra et fera revenir l’armée ; le roi et ses barons viendront nous secourir. » Roland répond : « Ne plaise au Seigneur Dieu que par ma faute mes parents soient blâmés, et que la douce France tombe dans l’humiliation. Mais je frapperai de grands coups de Durendal, ma bonne épée que j’ai ceinte au côté. Vous en verrez toute la lame ensanglantée. Les félons païens se sont réunis ici pour leur malheur ; je vous l’assure, ils sont tous condamnés à périr. »

85 vers 1070-1081

« Compagnon Roland, sonnez de votre olifant. Charles l’entendra ; qui est au passage des ports ; je vous l’assure, les Français reviendront. — Ne plaise à Dieu, lui répond Roland, qu’homme vivant puisse jamais dire que j’aie sonné du cor pour des païens ! On ne fera jamais tel reproche à mes parents. Quand je serai en pleine bataille, je frapperai mille et sept cents coups, Vous verrez l’acier de Durendal tout sanglant. Les Français sont braves, ils frapperont vail- lamment. Les gens d’Espagne n’échapperont pas à la mort. »

86 vers 1082-1092

« Olivier dit : Je ne vois pas qu’on pourrait vous en blâmer

; j’ai vu les Sarrasins d’Espagne ; les vallées et les monts en sont couverts, et les landes, et toutes les plaines. Grande est l’armée de la gent étrangère ; nous n’avons, nous, qu’une bien petite troupe. » Roland répond : « Mon ardeur s’en augmente ! Ne plaise au Seigneur Dieu, ni à ses anges, que jamais la France perde son honneur à cause de moi. Mieux vaut la mort que la honte ! C’est pour nos beaux coups que l’empereur nous tient plus haut dans son amour. »

87 vers 1093-1109

« Roland est preux, et Olivier est sage. Tous deux sont d’une merveilleuse bravoure. Et, puisqu’ils sont à cheval et en armes, jamais, dussent-ils mourir, ils ne se déroberont à la bataille. Les comtes sont braves, et leurs paroles sont fières. Les païens félons chevauchent pleins de fureur. Olivier dit : « Voyez un peu, Roland ; ils sont tout près, et Charles est trop loin ; vous n’avez pas daigné sonner de votre olifant ; si le roi était là, nous aurions évité le désastre. Regardez en haut, vers les ports d’Espagne ; vous pouvez voir y bien triste arrière- garde. Qui s’y trouve, ne fera plus partie d’une autre. » Roland répond : « Ne parlez pas si follement ; maudit qui porte un lâche cœur, au ventre. Nous tiendrons ferme en la place, et c’est de nous que viendront les coups et les mêlées ! »

Olifant : cor en forme de corne, en ivoire sans doute. La graphie du mot correspond à la prononciation médiévale de « éléphant » et avait souvent le sens de « ivoire ».

88 vers 1110-1123

Quand Roland voit qu’il y aura bataille, il devient plus fier qu’un lion ou qu’un léopard. Il s’adresse aux Français, il appelle Olivier : « Seigneur compagnon, mon ami, ne parlez plus ainsi. L’empereur nous a laissé ces Français ; il mit à part ces vingt mille hommes ; sachant bien qu’il n’y a pas un lâche parmi eux. Pour son seigneur, un homme doit souffrir de grands maux, endurer le grand froid, le grand chaud ; il doit perdre de son sang et de sa chair1. Frappe de ta lance, je frapperai de Durendal, ma bonne épée, que le roi me donna ; si je meurs, qui l’aura pourra dire, et tous avec lui, qu’elle appartint à vaillant chevalier. »

89 vers 1124-1138

D’autre part est l’archevêque Turpin ; il pique son cheval et monte sur un tertre ; il appelle les Français, et leur fait ce sermon : « Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici : nous devons bien mourir pour notre roi. Aidez à soutenir la chrétienté. Vous aurez bataille, vous en êtes tous sûrs : voyez les Sarrasins sous vos yeux. Battez votre coulpe2, et demandez à Dieu miséricorde. Je vais vous absoudre pour sauver vos âmes. Si vous mourez, vous serez de saints martyrs3 et vous aurez des sièges au plus haut du paradis. » Les Français descendent de cheval et s’agenouillent à terre : l’archevêque les bénit au nom de Dieu et, pour pénitence, leur ordonne de bien frapper.

1 : dans les mêmes termes à la laisse 79 est évoqué le serment d’allégeance au roi. Cela prouve que la Chanson de Roland ne porte pas seulement la marque de la féodalité, mais aussi celle de la monarchie. Ce serment d’allégeance au roi vaut aussi pour les vassaux : ainsi, Gautier de l’Hum par rapport à Roland.

Ganelon, lui aussi, réunit des vassaux, prêts à le soutenir même contre Charle- magne. Ce lien de vasselage est d’ailleurs renforcé par un lien confraternel, qui unit tous ceux qui sont associés dans la même profession et dans le même danger. Ce lien est souvent matérialisé par la syllabe initiale des noms propres : Yvon, Yvoire ; Gérin, Gérier ; Amis, Amile.

2. Battre sa coulpe : se frapper la poitrine en disant l’acte de contrition ; 3. Les chevaliers, en luttant contre les Infidèles, vont mourir pour le service de Dieu.

B) L’appel du cor

127 vers 1671-1690

Le comte Roland appelle Olivier : « Seigneur compagnon, reconnaissez-le, l’archevêque est très bon chevalier ; il n'y en a pas de meilleur sur terre et sous le ciel ; il sait bien frapper de la lance et de l’épieu. » Le comte répond : « Allons donc à son aide ! » A ces mots les Français ont recommencé. Durs sont les coups et la mêlée est lourde. Les chrétiens sont en grande détresse.

Ah ! si vous aviez vu Roland et Olivier frapper de grands coups de leurs épées ! L’archevêque frappe de son épieu. On peut savoir le nombre de ceux qu’ils ont tués : il est écrit dans les chartes et les brefs2, et la Geste dit qu’il en périt plus de quatre milliers. Aux quatre premiers assauts, les Français ont eu l’avantage ; mais le cinquième leur pèse lourdement : tous les chevaliers français y sont tués, sauf soixante que Dieu a épargnés, et ceux-là, avant de mourir, vendront chèrement leur vie.

128 vers 1691-1701

Le comte Roland voit qu’il y a grande perte des siens, il s’adresse à son compagnon Olivier : « Beau1 seigneur, cher compagnon, au nom de Dieu, qu’en pensez-vous ? voyez tous ces bons vassaux qui gisent à terre ! Nous pouvons plaindre France la douce, la belle, qui va demeurer privée de tels barons ! Ah ! roi, notre ami, que n’êtes-vous ici ? Olivier, mon frère, comment pourrons-nous faire ? Comment lui faire savoir des nouvelles ? — Je n’en sais pas le moyen, répond Olivier, mais mieux vaut la mort que la honte ! »

1 : Beau : cher.

(3)

129 vers 1702-1712 Roland dit : « Je sonnerai de l’olifant, Charles l’entendra, lui qui est au passage des ports ; je vous le jure, les Français reviendront sur leurs pas. » Olivier dit : « Ce serait grande honte et grand opprobre pour vos parents, et ce déshonneur les suivrait leur vie entière. Quand je vous l’ai dit, vous n’en avez rien fait ; maintenant, je ne vous approu- verai pas de le faire : sonner du cor ne serait pas agir en brave ! Mais vous avez déjà les deux bras tout sanglants ! — C’est que j’ai donné de beaux coups », répond le comte.

130 vers 1713-1721

Roland dit : « Notre bataille est rude ; je sonnerai du cor. Le roi Charles l’entendra. » Olivier dit : « Ce ne serait pas d’un preux ! Quand je vous l’ai dit, compagnon, vous n’avez pas daigné le faire. Si le roi avait été ici, nous n’aurions pas subi ce désastre. Ceux qui gisent là n’en doivent pas recevoir de blâme. Par ma barbe ! Si je peux revoir Aude, ma gente sœur, vous ne serez jamais dans ses bras1 ! »

1. Aude, sœur d’Olivier, fille de Rénier, duc de Gennes (Genève), et nièce de Girart, à qui Charlemagne, avait donné en fief la ville de Vienne (Viane), sur le Rhône. Quant aux circonstances qui firent dé Roland le fiancé de la belle Aude, elles sont racontées dans la Chanson de Girart de Viane.

131 vers 1722-1736

Roland dit : « Pourquoi contre moi cette colère ? » L’autre répond : « Compagnon, c’est votre faute. La bravoure sensée n’a rien à voir avec la folie. La mesure vaut mieux que la témérité. Si les Français sont morts, c’est par votre imprudence ; nous ne servirons plus jamais le roi Charles. Si vous m’aviez cru, mon seigneur serait venu, et nous aurions livré et gagné la bataille : ou pris ou mort serait le roi Marsile.

Votre prouesse, Roland, aura fait notre malheur ! Charlemagne ne recevra plus d’aide de nous. Jamais il n’y aura un homme comme vous jusqu’au jugement dernier. Mais vous allez mourir, et la France en sera déshonorée. Aujourd’hui prend fin notre loyal compagnonnage ; avant ce soir nous serons cruellement séparés. »

132 vers 1737-1752

L’archevêque les entend se quereller ; il pique son cheval de ses éperons d’or pur, il vient jusqu’à eux, et se met à les reprendre : « Sire Roland, et vous, sire Olivier, je vous prie, au nom de Dieu, de ne pas vous quereller ; sonner du cor ne nous servirait pas ; mais, cependant, cela vaudrait mieux. Que le roi vienne : il pourra nous venger, et ceux d’Espagne ne doivent pas s’en retourner gaiement ! Nos Français mettront pied à terre, ils nous verront morts et taillés en pièces, ils nous emmèneront en bières, sur des chevaux, ils nous pleureront, pleins de deuil et de pitié, et nous enterreront dans les êtres des moutiers1 : les loups, les porcs et les chiens ne nous mangeront pas.

» Roland répond : « Seigneur, vous avez bien parlé ! »

133 vers 1753-1760

Roland a mis l’olifant à ses lèvres, il l’embouche bien, et sonne avec grande force. Hauts sont les monts, et bien longue la voix du cor : à trente grandes lieues on l’entendit faire écho. Charles l’entendit et toute son armée ; et le roi dit : « Nos hommes ont bataille.

» Le comte Ganelon lui réplique : « Qu’un autre l’eût dit, cela eût paru grand mensonge. »

134 vers 1761-1784

Le comte Roland, à grand peine et grand effort, à grande douleur, sonne de son olifant. Et de sa bouche jaillit le sang clair, et de son front la tempe se rompt : mais le son du cor qu’il tient se répand très loin. Charles l’entend, au passage des ports, Naimes l’entend et tous les Français

1. Les êtres (ou aitres) sont les parties extérieures d’un bâtiment ; les moutiers sont des monastères.

l’écoutent. Et le roi dit : « J’entends le cor de Roland ; il n’en sonnerait pas, s’il n’était en pleine bataille1 ! » Ganelon répond : « Il n’y a pas de bataille. Vous êtes déjà vieux, tout blanc et tout fleuri, et de telles paroles vous font ressembler à un enfant. Vous connaissez bien le

grand orgueil de Roland ; c’est merveille que Dieu le souffre si longtemps. Déjà il a pris Noples sans votre ordre2 ; les Sarrasins firent une sortie et livrèrent bataille au bon vassal Roland ; il fit laver les prés avec de l’eau pour effacer les traces de sang, afin qu’il n’y parût plus rien. Pour un seul lièvre il va cornant toute une journée ; aujourd’hui il se livre à quelque jeu devant ses pairs. Qui donc sous le ciel oserait lui offrir la bataille ? Chevauchez donc ! Pourquoi vous arrêter ? La Grande Terre3 est très loin devant nous ! »

1 Le manuscrit de Venise ajoute quelques détails un peu plus prolixes : « Sainte Marie, aide-nous. Voici que Ganelon m’a jeté en grande tristesse. Il est écrit, dans une vieille geste, que les ancêtres de Ganelon furent des félons. Les félonies chez eux étaient en habitude. Us en firent une à Rome au Capitole, quand ils assassinèrent le vieux César. Mais ces maudits finirent mal et moururent en feu ardent et angoisseux. Ganelon est bien de leur nature. Il a perdu Roland. »

135 vers 1785-1795

Le comte Roland a la bouche sanglante, et de son front la tempe s’est rompue ; il sonne de l’olifant avec douleur, avec angoisse.

Charles l’entend, et ses Français aussi. Et le roi dit : « Ce cor a longue haleine. ». Le duc Naimes répond : « C’est qu’un baron y met toute sa peine ! J’en suis sûr, on livre bataille. Celui-là a trahi Roland, qui vous conseille de vous dérober ! Armez-vous, criez votre cri de guerre, et secourez votre noble maison. Vous avez assez entendu la plainte de Roland ! »

136 vers 1796-1806

L’empereur a fait sonner tous ses cors : les Français mettent pied à terre, ils s’arment de hauberts et de heaumes, et d’épées ornées d’or ; ils ont de beaux écus et des épieux grands et solides, des gonfanons blancs, vermeils et bleus. Tous les barons de l’armée remontent sur leurs destriers ; ils piquent des éperons avec ardeur, tant que durent les défilés. Pas un qui ne dise à l’autre : « Si nous voyions Roland avant qu’il ne soit mort, avec lui nous donnerions de grands coups ! » Mais à quoi bon ! Ils ont trop tardé.

137 vers 1807-1829

L’après-midi et la journée sont lumineuses ; sous le soleil reluisent les armures ; les hauberts et les heaumes flamboient, et de même les écus décorés de fleurs peintes, et les épieux et les gonfanons dorés. L’empereur chevauche en grande colère, et avec lui les Français dolents et courroucés ; pas un seul qui ne pleure douloureusement, et qui pour Roland n’ait grand peur.

Le roi fait saisir le comte Ganelon, et il le livre aux gens de sa cuisine. Il appelle leur chef nommé Bégon : « Garde- le-moi, dit-il, comme on doit faire d’un tel félon ! Il a trahi ma maison. » Bégon le reçoit en sa garde, et met auprès de lui cent compagnons de la cuisine, des meilleurs et des pires ; ils lui arrachent la barbe et la moustache, chacun lui donne quatre coups de son poing ; ils le battent durement à coups de bûches et de bâtons, ils lui mettent une chaîne au cou, et l’attachent comme ils feraient d’un ours, puis le placent ignominieusement sur un cheval de somme. Ils le gardent jusqu’au moment où ils le rendront à Charles.

138 vers 1830-1841

Hauts sont les monts et ténébreux et grands, profondes les vallées, rapides les torrents! Les clairons sonnent, en avant et en arrière de l’armée, et tous répondent à l’appel de l’olifant. L’empereur chevauche en grande fureur, et les Français sont courroucés et dolents. Pas un qui ne pleure et se lamente ; ils prient Dieu pour qu’il sauve Roland, jusqu’à ce qu’ils arrivent au champ de bataille, tous ensemble. Alors, tous avec lui, ils frapperont ferme. Mais à quoi bon ? Tout cela ne sert à rien : ils ont trop tardé, ils ne peuvent arriver à temps.

(4)

c) La mort de Roland

168

Roland sent que la mort est proche pour lui : par les oreilles sort la cervelle Pour ses pairs, il prie Dieu, il le prie de les appeler ; pour lui-même, il prie l'ange Gabriel1. Il prend l’olifant, pour être sans reproche, et Durendal, son épée, dans l’autre main. Plus loin qu’une arbalète ne peut tirer un carreau, sur la terre d’Espagne il va en un guéret

; il monté sur un tertre ; là, sous deux beaux arbres, il y a quatre perrons, faits de marbre; sur l’herbe verte il est tombé à la renverse : là il s’est évanoui, car la mort pour lui est proche.

1. L’ange Gabriel, dans la Chanson de Roland, est intermédiaire entre Dieu et les hommes. Ce rôle lui est évidemment conféré par référence à l’évangile de saint Luc, I, 5-38.

169

Hauts sont les monts et très hauts les arbres. Il y a là quatre perrons de., marbre, luisants. Sur l’herbe verte, le comte Roland se pâme.

Or un Sarrasin le guetté : il a contrefait le mort et gît-parmi les autres. De sang il a souillé son corps et son visage. Il se dresse et accourt. Il était beau, vaillant et dé grand courage ; son orgueil le poussé à entreprendre ce qui sera sa mort ; il saisit Roland, sa personne et ses armes et s’exclame : « II est vaincu le neveu de Charles ! L’épée que voici, je vais l’emporter en Arabie ! » Comme il tirait, le comte reprit quelque peu ses sens.

170

Roland sent qu’il lui prend son épée. Il ouvre les yeux et lui dit un mot : « Tu n’es pas des nôtres, que je sache! » Il tient l’olifant, que jamais il ne voulut abandonner, et frappe sur le heaume gemmé d’or : il brise l’acier, la tête et les os. Les deux yeux il les lui a fait jaillir de là tête.

Devant ses pieds il l’a abattu, mort. Ensuite, il lui dit : « Culvert1 de païen, comment as-tu osé porter sur moi la main, soit à droit, soit à tort? On ne l’entendra pas dire sans te tenir pour fou. Mon olifant en est fendu au pavillon! Le cristal et l’or en sont tombés! »

171

Roland sent qu’il a perdu la vue, et, sur ses pieds, tant qu’il peut, il s’évertue ; sur son visage, la couleur a disparu. Devant lui est une pierre bise1 ; dix coups il lui porte avec désespoir et rage. L’acier grince, il ne se brise ni ne s’ébrèche. « Eh ! dit le comté, sainte Marie, à l’aide ! Eh ! Durendal, ma bonne épée, en quel malheur êtes-vous ? Puisque je meurs, de vous jé n’ai plus charge. Tant de batailles grâce à vous j’ai gagnées en rase campagne et conquis de si vastes terres que gouverne Charles à la barbe chenue ! Que personne ne vous possède qui soit capable de fuir devant un autre ! Un bon vassal vous a longtemps tenue. Jamais la sainte France n’en aura de tel ! »

1 Bise : de couleur grise ou brun foncé.

172

Roland frappe au perron de sardoine1, l’acier grince, il ne se brise ni ne s’ébrèche. Quand il vit qu’il ne pouvait la briser, il se mit à la plaindre en lui-même : « Eh ! Durendal ! Comme tu es belle ! et claire ! et Blanche ! Au soleil comme tu luis et brilles ! Charles était aux vaux de Maurienne, quand du ciel Dieu lui manda par son ange de te donner à un comte capitaine : alors il m’en ceignit, le noble, le grand roi ! Par elle je lui conquis l’Anjou, la Bretagne ; par elle je lui conquis le Poitou et le Maine ; par elle je lui conquis la franche2 Normandie ; par elle je lui conquis la Provence et l’Aquitaine, et la Lombardie et toute la Romagne.

1. Sardoine : agate brune ; 2. Franc : libre. La Normandie se vantait d’être une province où le servage avait été aboli.

Par elle je lui conquis la Bavière et toute la Flandre et la Bourgogne et toute la Pologne, et Constantinople, dont il reçut l’hommage, et la Saxe, où il fait ce qu’il veut ; par elle je lui conquis l’Écosse, l’Islande, l’Angleterre, qu’il tenait pour sa chambre1 ; par elle je lui conquis tant et tant de pays que tient Charles à la barbe blanche. Pour cette épée j’ai douleur et souci : mieux vaut la mort que la voir rester aux païens ! Dieu, notre Père, ne laissez pas la France subir cette honte ! 1. Les chambres du roi étaient les villes ou les provinces qui relevaient de son autorité, constituant son domaine privé. Appliquer une telle expression à l’Angleterre est quelque peu méprisant : mais la conquête normande est récente (1066). Cette longue liste de conquêtes n’est que partiellement conforme aux réalités historiques : la Normandie, la Provence, l’Aquitaine, la Flandre et la Bourgogne faisaient déjà partie du domaine de Pépin le Bref, et Charlemagne devient le maître de toutes ces provinces, sinon en 768, du moins quand il s’empare du territoire qui était d’abord échu à son frère Carloman, mort en 771. La Saxe, la Bavière, la Lombardie avaient été réellement conquises par Charlemagne, et il avait établi son protectorat sur la Romagne. L’allusion à la Normandie, à l’Ecosse, à l’Islande attribue à Charlemagne des conquêtes qu’entreprirent Vikings et Normands (VIIIe-IXe siècle). La mention de la Pologne ne manque pas d’intérêt ; car il semble bien que ce pays n’ait pas été connu en France avant le XIe siècle, et certains érudits en tirent argument pour dater le poème. Quant à la suzeraineté exercée sur Constantinople, elle est aussi une légende, mais dont la signification à son importance : elle prête à Charlemagne une puissance qui restaure l’unité de l’Empire romain (en réunissant sous le même pouvoir l’empire d’Occident et l’empire d’Orient). Toute cette énumération de conquêtes varie d’ailleurs suivant les manuscrits.

173

Roland frappa contre une pierre bise. Il en abat plus que je ne sais vous dire. L’épée grince, mais ne s’ébrèche ni ne se brise, vers le ciel elle a rebondi. Quand le comte voit qu’il ne la brisera pas, tout doucement il la plaignit en lui-même : « Eh ! Durendal, comme tu es belle et sainte ! En ton pommeau d’or il y a quantité de reliques, une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile, des cheveux de monseigneur saint Denis, du vêtement de sainte Marie1 : il n’est pas juste que des païens te possèdent

; des chrétiens doivent assurer votre garde. Ne tombez entre les mains d’un couard ! Par vous j’aurai conquis de fort vastes domaines que détient Charles à la barbe fleurie ! L’empereur en est puissant et riche. »

174

Roland sent que la mort l’envahit, que de sa tête elle lui descend sur le cœur. Jusque sous un pin il est allé courant, et il S’est couché sur l’herbe verte, face contre terre. Sous lui1, il met l’épée et l’olifant. Il a tourné sa tête du côté la race païenne : il a fait cela parce qu’il veut vraiment Charles dise, et aussi tous les siens, que, le gentil comte, il est mort en conquérant2. Il bat sa coulpe à faibles coups et souvent. Pour ses péchés, il tend vers Dieu son gant3.

1. Selon une tradition norvégienne, Roland n’avait pas caché sous lui son épée ; il l’avait gardée à la main. Cinq hommes s’efforcèrent de la lui faire lâcher, mais en vain. Alors, Charlemagne tenta à son tour l’opération et réussit : il conserva le pommeau de l’épée en raison des reliques qu’il contenait ; quant à la lame, il la jeta dans l’eau et aussi loin qu’il put : il importait, en effet, que personne ne la portât désormais ;

2. En effet, à Aix, Roland avait juré que, s’il venait à mourir sur le champ de bataille, ce serait face à l’ennemi et en avant de ses pairs. Charlemagne, à la recherche de son neveu, a lui aussi en tête ce serment d’Aix ; 3. Ce geste est féodal : Roland considère que Dieu est une manière de suzerain auquel il offre son gant, symbole de la personne même. Remettre son gant à un ambassadeur, c’est lui donner plein pouvoir ; offrir son gant, c’est livrer sa personne entière ; Jeter son gant, c’est mettre en avant sa force et son courage pour appuyer ce qu’on avance.

175

Roland sent que son temps est fini ; face à l’Espagne, il est sur un tertre escarpé. D’une de ses mains il s’est mis à se frapper la poitrine :

« Dieu, par ta grâce, mea culpa pour mes péchés, les grands et les petits, que j’ai faits depuis l’heure où je naquis jusqu’à ce jour, où me voici abattu

! » Il a tendu vers Dieu son gant droit. Les anges du ciel descendent vers lui.

(5)

176

Le comte Roland est étendu sous un pin ; puis il a tourné son visage vers l’Espagne. Il se prit à se souvenir de maintes choses, de tant de terres qu’il a conquises, le vaillant, de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, son seigneur, qui l’a nourri. Il ne peut s’empêcher d’en pleurer et d’en soupirer. Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli, il bat sa coulpe et demande à Dieu pardon : - « Vrai père, qui jamais ne mentis, qui ressuscitas saint Lazare, d'entre les morts, préservas Daniel des lions, préserve mon âme de tous périls, pour les péchés que j’ai faits dans ma vie1 ! » Son gant droit il l’a offert à Dieu ; saint Gabriel l’a pris de. sa main. Sur son bras il tenait sa tête inclinée ; les mains jointes, il est allé à sa fin. Dieu lui a envoyé son ange Chérubin2 et saint Michel du Péril3; en même temps qu’eux arriva saint Gabriel; ils portent l’âme du comte en paradis.

1. La prière de Roland est la prière des agonisants telle qu’elle figurait sur les anciens rituels : « Sauve l’âme de ton serviteur, ô Seigneur, de tous les périls de l’enfer […], Sauve-la de même que tu as sauvé Enoch et Élie et Noé et Abraham et Job […]. Accourez ô vous les saints de Dieu ; accourez ô vous les anges du Seigneur. Recueillez son âme et présentez-la aux regards du Très-Haut. » Les allusions à saint Lazare et à Daniel sont aussi des évocations rituelles ; on les retrouve avec d’autres à la laisse 226 ;

2. Chérubin, au lieu du troisième archange Raphaël. Les chérubins constituent le second chœur dans la hiérarchie des anges, après les séraphins, et avant les trônes ;

3. À côté de saint Gabriel, le texte liturgique nomme saint Michel, le chef des milices célestes. Le rôle de saint Michel est d’assister les chrétiens dans leur lutte suprême (il est vainqueur de Satan) Donc, c’est saint Michel qui emporte au paradis l’âme de Roland. C’est à la fête Saint-Michel que Charlemagne doit recevoir la soumission de Marsile. Cette fêteest l’anniversaire de la consécration par l'évêque d'Avranches de la première abbaye du Mont-Saint-Michel. On s’est servi de cet ensemble d’allusions pour affirmer que l’auteur de la Chanson était normand.

III) LE CHÂTIMENT DES PAÏENS

a) Au cœur du combat

244 vers 3383-3395

Grandes sont les armées et fiers les bataillons : tous les corps de bataille sont aux prises. Les païens frappent merveilleusement. Dieu

! Tant de hampes brisées par le milieu ! de boucliers mis en pièces ! de hauberts démaillés ! On en pouvait voir la terre toute jonchée. L’herbe du camp, si verte, si délicate [...]. L’émir s’adresse de nouveau à ceux de sa maison. « Frappez, barons, sur l’engeance chrétienne ! » La bataille est très dure et acharnée ; ni avant ni depuis, jamais on n’en vit de si âpre. Elle se poursuivra sans trêve jusqu’à la nuit.

245 vers 3396-3404

L’émir invoque les siens : « Frappez, païens : vous n’êtes là que pour cela ! Je vous donnerai des femmes nobles et belles. Je vous donnerai des fiefs, des honneurs et des terres. » Les païens répondent :

« Ainsi devons-nous faire. » À grands coups ils frappent, si bien qu’ils brisent des épieux. Alors ils dégainent plus de cent mille épées. Voici la mêlée douloureuse et horrible : c’est bien une bataille que contemple celui qui s’y trouve !

246 vers 3405-3420

De nouveau, l’empereur s’adresse aux Français : « Seigneurs barons, je vous aime, j’ai en vous confiance. Tant de batailles vous avez livrées pour moi, conquis tant de royaumes, détrôné tant de rois ! Je reconnais bien que je vous en dois récompense : ma personne, des terres, des richesses. Vengez vos fils, vos frères, vos héritiers, qui, à Roncevaux, tombèrent l’autre soir ! Vous le savez, contre les païens, j’ai pour moi le droit. » Les Francs répondent : « Sire, vous dites vrai. » Ils sont vingt mille autour de lui. Tous ensemble ils lui jurent leur foi : jamais ils ne l’abandonneront, ni par crainte de la mort ni par détresse.

Tous y emploieront leurs lances. De leurs épées ils se mirent à frapper à tour de bras. La bataille devient étrangement angoissante.

247 vers 3421-3428

Malpramis parmi le champ chevauche. De ceux de France il fait grand carnage. Naimes le duc pose sur lui son fier regard. En vaillant il court sus à lui. De son bouclier il brise le cuir. De son haubert il arrache les deux broderies d’or ; dans le corps il lui enfonce l’enseigne jaune tout entière. Entre sept cents autres il l’abat mort.

b) Le duel final et la victoire

258 vers 3560-3578

Le jour passe et fait place à la vesprée. Francs et; païens frappent de leurs épées. Ceux qui ont mis aux prises ces armées sont des preux l’un et l’autre. Ils n’oublient pas leurs cris de guerre. L’émir a crié : « Précieuse ! » et Charles : « Monjoie ! », la devise fameuse. A leurs voix hautes et claires ils se sont reconnus. Au milieu du champ, tous deux se sont rencontrés ; ils courent sus l’un à l’autre. Ils se sont donné de grands coups avec leurs épieux sur leurs boucliers ornés de rosaces. Ils se sont brisés sur leurs larges boucliers, ils ont déchiré les pans de leurs hauberts. Mais leurs corps sont indemnes. Les sangles cassent, les selles se sont retournées. Les rois tombent : les voilà renversés à terre. Vite ils se sont redressés. Avec grande, vaillance, ils ont dégainé leurs épées.

Rien n’empêchera cette lutte désormais ; sans mort d’homme elle ne peut s’achever.

259 vers 3579-3588

Il est très vaillant, Charles de douce France. Il ne craint l’émir ni ne le redoute. Ils brandissent leurs épées toutes nues. Sur leurs boucliers ils se donnent de terribles coups. Ils tranchent les cuirs et les bois qui sont doubles ; les clous tombent ; les boucles volent en pièces. Puis ils se frappent directement sur leurs cuirasses. Des heaumes clairs du feu jaillit. Cette lutte ne peut cesser tant que l’un n’aura reconnu son tort.

260 vers 3589-3601

L’émir dit : « Charles, réfléchis bien. Et résous-toi à m’exprimer ton regret. Tu as tué mon fils, je le sais. Sans nul droit tu me dévastes mon pays. Deviens mon vassal ; en fief je te le remets. Viens me servir d’ici jusqu’en Orient. » Charles répond : « Cela me semblerait une grande vilenie. A un païen je ne dois accorder ni paix ni amour. Reçois la loi que Dieu nous a révélée, la loi chrétienne. Sur l’heure, je t’aimerai. Puis sers et reconnais le roi tout-puissant ! » Baligant dit : « Tu commences un mauvais sermon ! » Puis ils frappent des épées qu’ils ont ceintes.

(6)

261 vers 3602-3611 L’émir est d’une force immense ; il frappe Charlemagne sur son heaume d'acier bruni ; il le lui fend et le lui brise sur la tête : l’épée atteint les cheveux et enlève de la chair un morceau plus grand que la paume de la main : l’os reste là tout à nu. Charles chancelle ; peu s’en faut qu’il ne tombe, mais Dieu ne veut pas qu’il meure ni soit vaincu ; saint Gabriel est revenu auprès de lui, et lui demande : « Grand roi, que fais-tu donc ? »

262 vers 3612-3624

Quand Charles entend la voix sainte de l’ange, il n’a plus peur, il ne craint pas de mourir ; là vigueur et les sens lui reviennent. Il frappe l’émir de son épée de France ; il lui brise le heaume où brillent des joyaux, il lui tranche la tête d’où s’épand la cervelle, et le visage jusqu’à sa barbe blanche ; il l’abat mort sans remède. Il crie « Monjoie ! » pour qu’on se rallie à lui. À ce cri accourt le duc Naimes, il prend Tencendor, le grand roi y remonte, les païens s’enfuient, Dieu ne veut pas qu’ils demeurent, et les Français obtiennent enfin le résultat qu’ils désiraient.

263 vers 3625-3632

Les païens fuient, comme le veut le seigneur Dieu ; les Français les poursuivent et, avec eux, l’empereur. Le roi dit : « Seigneurs, vengez vos deuils, satisfaites vos désirs, soulagez vos cœurs, car ce matin je vis pleurer vos yeux. » Les Français répondent : « Sire, il nous faut ainsi faire ! » Chacun frappe les plus grands coups qu’il peut, et des païens qui se trouvaient là, il s’en échappa fort peu.

264 vers 3633-3647

La chaleur est très grande, la poussière s’élève, les païens s’enfuient, les Français les pressent, la poursuite dure jusqu’à Saragosse. Au haut de sa tour est montée Bramimonde ; et avec elle ses clercs et ses chanoines, ceux de la fausse loi que jamais Dieu n’aima : ils n’ont pas les ordres, ni la tonsure. Quand elle voit les Arabes ainsi défaits, elle s’écrie bien haut : « Mahomet, à notre aide ! Ah ! noble roi, les nôtres sont vaincus, et l’émir est tué en grande honte. » Quand Marsile l’entend, il se tourne vers la muraille, il pleure et baisse son visage : il est mort de douleur ! Et comme il est accablé de péchés, aux diables vifs il a donné son âme.

265 vers 3648-3667

Les païens sont morts. Quelques-uns fuient. Charles a gagné sa bataille. De Saragosse il a abattu la porte. Il sait bien que la ville n’est plus défendue ; il s’empare de la cité. Sa troupe y a pénétré. Récompense de la victoire, ils y ont passé la nuit. Fier est le roi à la barbe chenue. Bramimonde lui a remis les tours : dix grandes et cinquante menues. Que tout réussit à qui aime le Seigneur Dieu !

266 vers 3668-3674

Le jour passe, la nuit est descendue. La lune est claire les étoiles scintillent. L’empereur a pris Saragosse. Par mille Français, on fait bien fouiller la ville, les synagogues et les mosquées. Avec des massés de fer et des cognées, on brise les statues et toutes les idoles ; il n’y demeurera ni sortilège ni maléfice. Le roi croit en Dieu, il veut faire son service. Ses évêques bénissent les eaux. On mène les païens jusqu’au baptistère. Si maintenant quelqu’un s’oppose à Charles, le roi le fait saisir, brûler ou occire. Plus de cent mille reçoivent le baptême et deviennent vrais chrétiens. Mais non la reine : captive elle sera conduite en douce France ; le roi veut qu’elle se convertisse par amour.

IV) LE CHÂTIMENT DE GANELON

a) La mort de la belle Aude

268 vers 3705-3722

L’empereur est rentré d’Espagne et il arrive à Aix, le meilleur lieu de France. Il monte au palais, il est entré dans la salle.

Voici venue à lui Aude, une belle demoiselle. Elle dit au roi :« Où est Roland le capitaine qui me jura de me prendre pour épouse ?

» Charles en a douleur et peine, il pleure et tire sa barbe blanche :

« Sœur, chère amie, c’est d’un mort que tu t’enquières. Je te ferai un échange très précieux. Je veux parler de Louis, je ne sais mieux te dire. Il est mon fils et il tiendra mes marches. » Aude répond : « Cette parole m’est étrange. À Dieu ne plaise, à ses saints, à ses anges, après Roland que je reste vivante ! » Elle perd sa couleur, tombe aux pieds de Charlemagne, aussitôt elle est morte. Dieu ait pitié de son âme ! Les barons français en pleurent et la plaignent.

269 vers 3723-3733

Aude, la belle, est allée à sa fin ; le roi croit qu’elle n’est que pâmée ; il a pitié d’elle, et il pleure ; il la saisit par les mains, il la relève, mais sa tête s’incline sur ses épaules Lorsque Charles voit qu’elle est morte, il fait venir aussitôt quatre comtesses ; on la porte dans un moutier de nonnes, où elles la veillent toute la nuit, jusqu’à l’aube ; puis on l’enterra magnifiquement au pied d’un autel, que le roi dota de grands domaines1.

1 C’était un usage, en effet, de consentir des dons importants à un monastère où oh faisait ensevelir un personnage de marque. Il ÿ avait là une manière de provision pour les services que les religieux s’engageaient à célébrer pour le repos de l’âme de la personne qu’on venait d’enterrer.

D’ailleurs, il existe une autre version. Selon Élie de Saint-Gilles, cette scène se serait déroulée à Blaye, et Aude aurait été couchée à côté de Roland : Adjacet Alda, sua pulvis conjunctus amico (« Aude est couchée à côté de lui.

Dans la mort, elle est unie à son ami »). [Élie de Saint-Gilles avait composé vers le XIIe siècle un poème latin qu’en 1226 un moine nommé Robert traduisit pour le roi Haakon IV].

(7)

La chanson de Roland

I, c : La désignation de Roland pour P arrière-garde

55

CHARLEMAGNE a ravagé l’Espagne, pris les châteaux, violé les cités.

Sa guerre, dit-il, est achevée. Vers douce France l’empereur chevauche, [Au soir...] le comte Roland attache à sa lance le gonfanon ; du haut d’un tertre, il l’élève vers le ciel : à ce signe, les Francs dressent leurs campements par toute la contrée. Or, par les larges vallées, les païens chevauchent, le haubert endossé, [...] le heaume lacé, l’épée ceinte, l’écu au col, la lance appareillée. Dans une forêt, au sommet des monts, ils ont fait halte. Ils sont quatre cent mille, qui attendent l’aube. Dieu ! quelle douleur que les Français ne le sachent pas !

56

L

E jour s’en va, la nuit s’est faite noire. Charles dort, l’empereur puissant. Il eut un songe : il était aux plus grands ports de Cize ; entre ses poings il tenait sa lance de frêne. Ganelon le comte l’a saisie ; si rudement il la secoue que vers le ciel en volent des éclisses.

Charles dort ; il ne s’éveille pas.

57

APRÈS cette vision, une autre lui vint. Il songea qu’il était en France, en sa chapelle, à Aix. Un ours très cruel le mordait au bras droit. Devers l’Ardenne il vit venir un léopard, qui, très hardiment, s’attaque à son corps même. Du fond de la salle dévale un lévrier ; il court vers Charles au galop et par bonds, tranche à l’ours l’oreille droite et furieusement combat le léopard. Les Français disent : « Voilà une grande bataille ! » Lequel des deux vaincra ? Ils ne savent.

Charles dort, il ne s’est pas réveillé.

58

L

A nuit passe toute, l’aube se lève claire. Par les rangs de l’armée, [...] l’empereur chevauche fièrement. « Seigneurs barons, » dit l’empereur Charles, «voyez les ports et les étroits passages.

Choisissez-moi qui fera l’arrière-garde. » Ganelon répond : « Ce sera Roland, mon fillâtre : vous n’avez baron d’aussi grande vaillance. » Le roi l’entend, le regarde durement. Puis il lui dit : « Vous êtes un démon. Au corps vous est entrée une mortelle frénésie. Et qui donc fera devant moi l’avant-garde ? » Ganelon répond : « Ogier de Danemark ; vous n’avez baron qui mieux que lui la fasse. »

59

L

E comte Roland s’est entendu nommer. Alors il parla comme un chevalier doit faire : « Sire parâtre, j’ai bien lieu de vous chérir : vous m’avez élu pour l’arrière-garde. Charles, le roi qui tient la France, n’y perdra, je crois, palefroi ni destrier, mulet ni mule, il n’y perdra cheval de selle ni cheval de charge qu’on ne l’ait d’abord disputé par l’épée. » Ganelon répond : « Vous dites vrai, je le sais bien. »

60

QUAND Roland entend qu’il sera à l’arrière-garde, il dit, irrité, à son parâtre : « Ah ! truand, méchant homme de vile souche, l’avais- tu donc cru, que je laisserais choir le gant par terre, comme toi le bâton, devant Charles ?

61

DROIT empereur, » dit Roland le baron, « donnez-moi l’arc que vous tenez au poing. Nul ne me reprochera, je crois, de l’avoir laissé choir, comme fit Ganelon du bâton qu’avait reçu sa main droite. » L’empereur tient la tête baissée. II lisse sa barbe, tord sa moustache.

Il pleure, il ne peut s’en tenir.

62

ALORS vint Naimes : en la cour il n’y a pas meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous l’avez entendu, le comte Roland est rempli de colère.

Le voilà marqué pour l’arrière-garde : vous n’avez pas un baron qui puisse rien y changer. Donnez-lui l’arc que vous avez tendu, et trouvez-lui qui bien l’assiste. » Le roi donne l’arc et Roland l’a reçu.

63

L’EMPEREUR dit à son neveu Roland : « Beau sire neveu, vous le savez bien, c’est la moitié de mes armées que je vous offre et vous laisserai. Retenez-les, c’est votre salut. » Le comte dit : « Je n’en ferai rien. Dieu me confonde, si je démens mon lignage ! Je retiendrai vingt mille Français bien vaillants. En toute assurance passez les ports. Vous auriez tort de craindre personne, moi vivant.

»

64

L

E comte Roland est monté sur son destrier. Vers lui vient son compagnon, Olivier. Gerin vient et le preux comte Gerier, et Oton vient et Bérengier vient, et Astor vient, et Anseïs le vieux, et Gérard de Roussillon le fier, et le riche duc Gaifier est venu. L’archevêque dit : « Par mon chef, j’irai ! — Et moi avec vous, » dit le comte Gautier ; « je suis homme de Roland, je ne dois pas lui faillir. » Ils choisissent entre eux vingt mille chevaliers.

65

LE comte Roland appelle Gautier de l’Hum : « Prenez mille Français de France, notre terre, et tenez les défilés et les hauteurs, afin que l’empereur ne perde pas un seul des hommes qui sont avec lui. » Gautier répond : « Pour vous je le dois bien faire. » Avec mille Français de France, qui est leur terre, Gautier sort des rangs et va par les défilés et les hauteurs. Pour les pires nouvelles il n’en redescendra pas que des épées sans nombre aient été dégainées. Ce jour-là même, le roi Almaris, du pays de Belferne, leur livra une bataille dure.

66

HAUTS sont les monts et ténébreux les vaux, les roches bises, sinistres les défilés. Ce jour-là même, les Français les passent à grande douleur. De quinze lieues on entend leur marche. Quand ils parviennent à la Terre des Aïeux et voient la Gascogne, domaine de leur seigneur, il leur souvient de leurs fiefs, et des filles de chez eux, et de leurs nobles femmes. Pas un qui n’en pleure de tendresse.

Sur tous les autres Charles est plein d’angoisse : aux ports d’Espagne il a laissé son neveu. Pitié lui en prend ; il pleure, il ne peut s’en tenir.

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