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Les harmonies polytonales dans la musique de films de John Williams : étude des ressources expressives de la polytonalité

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Texte intégral

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Jérôme Rossi Université de Nantes

LES HARMONIES POLYTONALES AU CINEMA :

ETUDE DES RESSOURCES EXPRESSIVES DE LA POLYTONALITE

DANS LA MUSIQUE DE FILMS DE JOHN WILLIAMS

Il nous a semblé intéressant d’étudier la présence de la polytonalité dans la musique au cinéma car le septième art a contribué dans une large mesure à populariser les harmonies polytonales. Cette association entre une écriture savante difficile et un art populaire constitue sans aucun doute l’un des aspects les plus fascinants de la musique de films. Ce paradoxe n’est cependant qu’apparent, comme l’a bien analysé Michel Chion :

« Ce qui semble arrêter le grand public devant une certaine musique, ce sont moins aujourd’hui les stridences et les dissonances qu’il y entend (on en rencontre bien dans le jazz ou dans le rock), que l’absence de directionnalité perceptible, donc de prévisibilité dans le cours de la musique. Une musique atonale ou d’une modalité flottante (…) n’est plus la même sur l’écran : elle est alors plongée dans un contexte dramatique fort qui lui donne une place, une direction, mais où elle n’est plus le fil conducteur ; ses arabesques capricieuses dessinent des motifs quasi-floraux ou expressionnistes qui se marient avec les lignes droites du dialogue et du découpage. »1

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Cette déclaration vaut, bien entendu, aussi pour la polytonalité. Vectorisée par la narration, l’écriture musicale polytonale devient acceptable pour des oreilles non averties et peut alors se retrouver investie de diverses significations selon les contextes narratifs et visuels. Afin d’en montrer les différents registres d’expression, nous avons choisi de nous attacher à sa présence chez le compositeur américain John Williams. D’autres compositeurs pour le cinéma ont utilisé la polytonalité avec plus de systématisme ou d’âpreté (Bernard Hermann dans Vertigo réalisé par Alfred Hitchcock en 1958 ou Jerry Goldsmith dans The Omen réalisé par Richard Donner en 1976), mais Williams peut être considéré comme l’un des meilleurs représentants d’une sorte de « polytonalité populaire »2, les films auxquels il a été associé constituant quelques-uns des plus gros succès du box-office du cinéma américain3. Il n’est pas anodin, pour notre sujet, de remarquer que la plupart de ces films appartiennent aux genres du film de science-fiction et du film d’aventure, qu’Adorno et Eisler regroupent sous la catégorie de « film à sensations » : « Il ne s’agit sûrement pas d’une coïncidence que l’atonalité connaisse ses percées les plus profondes dans les films de suspense, d’horreur et de science-fiction. »4 Même si ses mécanismes restent fondamentalement dissemblables de ceux de l’atonalité, il semble que l’on puisse étendre cette constatation à la polytonalité.

2

Lisa M. Schmidt parle pour sa part d’une « avant-garde populaire ». Voir « A Popular Avant-garde », dans Sounds of the Future, Matthew J. Bartkowiak (dir.), Etats-Unis, Mc Farland and Company, Jefferson, p. 22-41.

3

Star Wars IV, E.T, Jaws, Jurassic Park, Star Wars I, Harry Potter and the Philosopher’s Stone et Star Wars V arrivent respectivement en cinquième, sixième, septième, neuvième, treizième, quinzième et seizième rangs des films les plus rentables de tous les temps. Source : JP’s Box Office, consulté le 20 mars 2011.

4

Hans Eisler et Theodor Adorno, Composing for Films, New York, Oxford University Press, 1947, p. 23.

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L’examen des films auxquels John Williams a participé nous a permis de distinguer quatre types principaux d’expression attachés à l’utilisation de la polytonalité au cinéma : le fantastique, le « voile mélancolique », la fragilité de l’instant et le danger. La présente étude se place donc sur un plan à la fois analytique et sémantique : analyse musicale des cas de polytonalité rencontrés et description du contexte narratif et visuel qui lui sert de cadre.

LE FANTASTIQUE

L’irruption du surnaturel ou de l’étrange dans le quotidien semble être l’une des ressources expressives les plus caractéristiques du langage polytonal, lui-même fondé sur l’impression d’étrangeté dégagée par l’association « contre nature » de plusieurs tonalités.

A.I. Artifical Intelligence (S.Spielberg, 2001) est un

film qui confronte les hommes avec des créatures qu’ils ont eux-mêmes construites, dotées d’une intelligence artificielle. L’usine Cybertronics, qui vient de mettre au point « David », un enfant robot capable de ressentir des sentiments, propose à l’un de ses employés, Henry Swinton (Sam Robards), dont le fils est dans le coma, de tester ce dernier produit. Comme il doit partir au travail, Henry confie David à sa femme (Frances O’Connor) dont les sentiments sont très partagés : l’enfant robot lui fait peur et elle se demande si elle va pouvoir l’aimer comme son fils. La scène de cache-cache montre ce mélange d’angoisse et de tendresse provoqué par l’irruption du robot aux traits d’enfant dans l’appartement des parents. L’écriture polytonale assume ici très clairement un rôle narratif voire quasi descriptif : par ses dissonances, elle souligne les interactions entre David et sa mère adoptive dont le malaise va grandissant.

Les premières secondes de la scène « Hide and seek » installent un climat de tension harmonique avec les frottements entre si, do et ré :

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Ex. 1 : « Hide and Seek », A.I. Artificial Intelligence, 00:005 Puis, la pédale harmonique de do s’enrichit de deux tonalités : sol majeur et ré majeur dont on entend le fa#. Sur cette trame polytonale vient se poser un motif construit sur le mode hongrois mineur, dont étaient déjà issues les notes du motif d’introduction. La polytonalité se trouve ici très accusée par les différences de timbres entre la trame polytonale des cordes jouée pp et le motif modal joué mp au synthétiseur et au célesta.

Ex. 2 : Mode mineur hongrois

5

A 00:14:56 dans le film. Les références temporelles notées à côté des exemples renvoient au minutage des titres figurant sur les bandes originales, tandis que les notes de bas de pages donnent la référence dans le film.

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Ex. 3 : « Hide and Seek », A.I. Artificial Intelligence, 00:086 Si dans A.I., la polytonalité reste limitée essentiellement à une scène, ce n’est pas le cas de E.T. (S.Spielberg, 1982), un film qui relate la visite d’un extra-terrestre sur Terre recueilli par un petit garçon, Elliot (Henry Thomas). Les origines lointaines de l’alien sont évoquées dès les premiers plans du film à l’aide d’images de ciel étoilé. La musique renforce la sensation d’un « ailleurs » : alors que dans la majeure partie du film la tonalité traditionnelle est prédominante, nous sommes ici en présence d’un thème en mode lydien sur la qui, après avoir été énoncé sans

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accompagnement, est harmonisé dès sa seconde présentation par un accord de la majeur et une pédale de do. La juxtaposition du mode lydien et d’une pédale étrangère à sa constitution installe d’emblée un climat d’inquiétante étrangeté.

Ex. 4 : « Far from Home », E.T., 00:007 Ce thème de l’espace n’intervient pas seulement au début ; il est convié chaque fois que sont évoquées les origines de l’extraterrestre. C’est le cas de la séquence des pouvoirs d’E.T. quand l’extraterrestre fait léviter des boules pour figurer la galaxie d’où il vient8, ou encore celle où il fait comprendre à Elliot et à sa sœur qu’il souhaite téléphoner à sa maison en pointant un doigt vers la fenêtre (voir ex. 5). Dans cet exemple, l’ensemble (thème et harmonisation) se trouve transposé une quarte au-dessus :

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A 00:01:32 dans le film.

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Ex. 5 : « At Home », E.T., 00:009 Ces exemples peuvent être considérés comme relevant d’une véritable polytonalité – et non d’une bi-modalité – si l’on considère que le mode lydien est par nature bitonale : il autorise en effet la superposition de deux triades suggérant chacune une tonalité, en l’occurrence la majeur et si majeur dans le cas du thème joué en la lydien. C’est une telle interprétation que nous suggère John Williams lorsque le thème revient une dernière fois à la toute fin du film. Joué par une flûte solo en do lydien, il est accompagné par une harmonie qui donne à entendre simultanément les deux harmonies de do majeur et de ré majeur (les trémolos de triples croches donnent à l’écoute une sensation chordale).

Ex. 6 : « Escape/Chase/Saying Goodbye », E.T., 13:5910

9

A 00:55:28 dans le film.

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Ex. 7 : Escape/Chase/Saying Goodbye », E.T., Réduction de la dernière mesure de l’ex. 6, 14:1011 Cette dernière citation du thème nous intéresse également d’un point de vue sémantique. On aura remarqué la mise en valeur de la polytonalité par un brusque pianissimo en plein milieu d’un déluge fortissimo de thème tonals. Dans ce court moment qui nous oblige à tendre l’oreille, l’écriture polytonale prend une résonance particulière. Si elle évoque toujours cet « ailleurs » que constitue l’espace – vers lequel repart E.T. –, elle attire également notre attention sur la dimension affective de la relation qui unissait l’extra-terrestre au petit garçon. Si la fin est incontestablement heureuse – l’extraterrestre a été sauvé de la curiosité malsaine des hommes et il peut retrouver ses semblables –, E.T. ne reverra plus jamais le jeune garçon qui le considérait comme un frère et avec qui il avait noué une profonde amitié. La polytonalité jette ainsi sur cette scène conclusive un « voile mélancolique » qui nuance notre perception d’un happy end.

VOILE MELANCOLIQUE

L’un des emplois privilégiés de la polytonalité au cinéma – et cela, étonnamment, n’a jamais été relevé – réside dans sa capacité à teinter de tristesse les moments heureux. Si

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E.T. constitue déjà un bon exemple d’une sorte de « faux happy end », nous aimerions citer encore deux autres films de

Spielberg dans lesquels la musique de John Williams s’apparente à un fin voile mélancolique jeté sur une fin qu’un regard hâtif pourrait considérer comme univoquement joyeuse. Dans War of the Worlds (S.Spielberg, 2005), film qui mêle horreur, science-fiction et suspense, la dernière scène possède toutes les apparences d’un happy end : après la catastrophe qui a décimé des millions d’humains, les aliens ont été vaincus et le héros a sauvé sa fille ; il retrouve même son fils que l’on pensait mort au combat. Toute la famille est réunie, mais paradoxalement, la musique qui accompagne la scène distille un sentiment d’inquiétude : sur une pédale harmonique de do majeur tenue par les cordes, un piano égrène des gammes provenant d’autres tonalités. L’exemple suivant montre une superposition d’une harmonie de do majeur avec un mode myxolydien sur mib :

Ex. 8 : « The Reunion », The War of the Worlds, 01:1412 Cette musique nous dit que quelque chose ne va pas : après ce que les personnages viennent de vivre, on s’attendrait à quelques notes joyeuses. Or la mélancolie de la musique nous permet de déplacer notre regard et de se rendre compte que ce qui nous est finalement présenté à l’écran n’a rien d’un débordement de joie : pas d’embrassades, pas même de tendresse. Les beaux-parents observent leur gendre (Tom Cruise) à distance sur le haut de leur palier ; lui reste très

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Dans le film, ce moment intervient à 01:47:38 avec des changements de hauteur à la partie mélodique ; toutefois la polytonalité reste maintenue.

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clairement en retrait, tandis que sa fille court dans les bras de sa mère. Si nombre de critiques ont voulu voir dans la conclusion de ce film un happy end par trop simpliste, la musique, douloureuse, nous invite à une autre lecture, tout à fait pessimiste : finalement, même une guerre des mondes n’a pas réussi à réconcilier une famille. Il est évident que Spielberg délivre là une part de son obsession par rapport aux enjeux familiaux, thématique qui émaille par ailleurs toute son œuvre.

De même, la fin de Jaws (Les dents de la mer, S.Spielberg, 1975) n’est heureuse que si l’on prend en compte le résultat final : le requin est effectivement éliminé. Mais la chasse en elle-même est un désastre : l’un des trois pêcheurs (Quint, joué par Robert Shaw) meurt dévoré et le bateau explose ; les deux survivants devront regagner le rivage à la nage et nul ne sait s’ils arriveront à bon port13. Le morceau final est certes apaisé (valeurs longues qui contrastent avec l’ostinato en croches du thème du requin) mais l’écriture polytonale lui confère une certaine amertume : les premières notes d’une gamme en ré majeur sont superposées à une tonalité de do majeur. Plus loin, le thème principal est cité toujours en ré majeur sur une tenue de do. Ce « voile mélancolique » proposé par la musique met l’accent sur le douloureux prix à payer pour la victoire finale.

13

Jaws 2 (Jeannot Szwark, 1978) commence d’ailleurs assez ironiquement sur l’attaque de deux plongeurs par un requin alors que ceux-ci venaient de découvrir l’épave du bateau de Quint.

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Ex. 9 : « Jaws End Title », Jaws, 00:00 FRAGILITE DE L’INSTANT

Le caractère irrésolu de la polytonalité permet de générer une suspension du temps, où l’on ressent toute la fragilité de l’instant : « Paradoxalement – car on considère souvent que la complexité est nécessaire dès qu’il s’agit de créer un climat insolite – c’est dans les séquences dépouillées que se révèle pleinement le pouvoir de la polymodalité : l’accès à une sorte d’entre-deux atemporel et mystérieux. »14

Dans le premier volet d’Harry Potter (Harry Potter

and the Philosopher’s Stone, C.Columbus, 2001), Harry, Ron

et Hermione, cherchent à mettre la main sur la pierre philosophale, une pierre conservée dans une pièce de l’école gardée par un chien à trois têtes. On ne peut passer devant cette bête monstrueuse qu’à la condition qu’elle soit endormie, ce qui est le cas lorsque qu’un sort est jeté à une harpe afin que celle-ci joue toute seule15. Les trois jeunes sorciers profitent du passage récent d’un de leurs professeurs pour passer devant le

14

Anthony Girard, « La polymodalité : une brèche sur l’irrationnel », dans Michel Fischer & Danièle Pistone (dir.), Polytonalité/Polymodalité. Histoire et actualité, Paris, Université de Paris-Sorbonne, Observatoire Musical Français, série « Conférences et Séminaires », n° 21, 2005, p. 236.

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Nous sommes donc clairement dans un contexte de musique diégétique… même si la harpe joue sans exécutant !

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Cerbère, tandis que la harpe ensorcelée joue encore. Le contexte dramatique de Fluffy’s harp constitue un savoureux mélange d’excitation (les sorciers bravent l’interdit) et de risque potentiel : à tout moment le chien peut se réveiller si le chant de la harpe s’interrompt, ce qui ne manquera pas d’arriver à la fin de la séquence. L’instrumentation réduite (une harpe et un basson) participe à créer un climat d’intimité avec le monstre, tandis que les résonances de la harpe nimbe la scène d’un halo de mystère.

L’organisation tonale et harmonique des hauteurs peut se concevoir de deux manières : écriture polytonale combinant les tons très proches de sol et ré majeur, ou monotonalité autour de la tonique sol, avec un quatrième degré mobile (do bécarre ou dièse), suggérant à la fois les modes majeur et lydien ; on pourra, dans ce dernier cas, parler de polymodalité. Quelques notes restent étrangères au système tel le sib (mes. 6 à la main droite), pouvant être interprété comme une appoggiature du la une octave en dessous.

Ex. 10 : « Fluffy’s Harp », Harry Potter and the Philosopher’s Stone, 01:5016 Autre moment où l’on ressent la fragilité de l’instant, le face à face de la paléontologue Sarah Harding (Julianne Moore) avec un jeune stégosaure dans The Lost World (Jurassik Parc 2, S.Spielberg, 1997). La scène se passe non pas sur l’île principale qui abritait le Jurassic Park, mais sur une autre île, située à quelques encablures de là, appelée le « site B » : cet endroit abritait le laboratoire qui « fabriquait »

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génétiquement les dinosaures qui devaient ensuite être exposés dans le parc. A la suite d’un ouragan, cette île avait été abandonnée, créant ainsi une sorte de réserve naturelle pour les dinosaures. Autant dire que, sur ce site B, les hommes sont en danger permanent. Quand Sarah se retrouve nez à nez avec le jeune dinosaure qu’elle photographie, on partage à la fois sa joie – joie d’assister à un moment unique – et son stress – la situation peut basculer à tout moment si le bébé prend peur (la scène se terminera d’ailleurs par une charge des stégosaures voulant protéger le bébé). L’écriture polytonale, qui superpose des harmonies de do (majeur et mineur) et de mi majeur, accompagne parfaitement cette situation « sur le fil ».

Ex. 11 : « The Stegosaurus », The Lost World (Jurassic Park 2), 01:0417 DANGER

De la notion de « fragilité de l’instant » à celle de « suspense » et de « danger », il n’y a qu’un pas. Langage qui confronte plusieurs tonalités, avec chacune leur centre tonal et leurs lois d’attractions, la polytonalité porte en elle-même les notions de tension et de conflit. Il n’est donc pas étonnant de la voir associée, au cinéma, à des situations de danger. Si nous avons été confrontés jusqu’à maintenant à une polytonalité que l’on qualifierait de « polytonalité contemplative », nous

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parlerons à présent d’une « polytonalité agressive ». Ces deux pôles de la polytonalité étaient déjà évoqués par Darius Milhaud : « L’échelle expressive se trouve ainsi considérablement étendue, et dans le domaine plus simple de la nuance, l’emploi de la polytonalité ajoute aux pianissimos plus de subtilité et de douceur et aux fortissimos plus d’âpreté et de force sonore. »18

La polytonalité agressive est tout particulièrement à l’œuvre dans les films d’aventures, sujets à nombre de rebondissements.

Un premier type de « polytonalité agressive », décelable dès la première écoute, consiste à superposer un thème tonal bien identifié avec une ligne de basse étrangère à sa tonalité. C’est le cas, par exemple, de la séquence de l’avion (« Airplane Fight ») du premier épisode des aventures d’Indiana Jones (Indiana Jones : Raiders of the Lost Ark). Au cours de ses fouilles, l’aventurier est parvenu à trouver l’arche d’alliance et à la remonter mais, au dernier moment, les nazis s’aperçoivent de sa manœuvre ; ils s’emparent de l’arche et laisse retomber la corde qui était destinée à extraire Indiana Jones. Celui-ci se retrouve alors coincé avec Marion dans une fosse à serpents ; il parvient à trouver un chemin vers la sortie et aperçoit un avion prêt à décoller. Il tente de prendre le contrôle de l’engin, manifestement destiné à accueillir l’arche, mais il rencontre un soldat allemand qui n’est pas prêt à lui laisser le champ libre.

Face à l’incertitude du dénouement de la situation, la thématique se trouve menacée au sein de sa propre tonalité par des superpositions avec des pédales harmoniques de basse qui lui sont totalement étrangères : superposition du thème en do# majeur avec une basse de mi# puis la (« The Airplane Fight », 02:30) puis, du thème en do majeur sur une basse de si (« The Airplane Fight », 04:00). On retrouve de tels procédés dans les

18

Darius Milhaud, « Polytonalité et atonalité », La Revue Musicale, 4, n° 4, février 1923, p.38.

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différents épisodes de Star Wars avec le thème de Luke, E.T. (voir plus haut) ou encore dans Jurassic Park19.

D’autres types de « polytonalités agressives » revêtent des formes plus complexes.

Dans Superman (R. Donner, 1978), Lex Luthor (Gene Ackman) a développé un plan diabolique : détourner un missile pour qu’il pulvérise San Francisco et que la portion de désert qu’il a achetée non loin de là devienne le nouveau phare de la côte Ouest. Un de ses hommes est en train d’exécuter son plan et se prépare à s’emparer du missile transporté par un convoi officiel. La musique qui l’accompagne dans sa sombre besogne est « The March of the Villains »20.

Deux interprétations peuvent être avancées pour la compréhension harmonique de ce morceau. Une première consiste à considérer que la partition est en réb majeur avec une dominante de substitution, l’harmonie de la mineur remplaçant ponctuellement celle de lab majeur. Mais l’on pourrait donner plus d’importance à la tonalité de la mineur en avançant l’idée d’une polytonalité qui combinerait réb majeur et la mineur. L’harmonie de la mineur constitue en effet la formule d’accompagnement privilégiée de la partition, « encadrant » le pôle dominant du morceau, réb, qui apparaît dans un premier temps comme une acciacature :

Ex. 12 : Formule initiale d’accompagnement de The March of the Villains

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Par exemple dans l’avant-dernière plage de la bande originale, « T-Rex Rescue and Finale », à 03:30.

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Ce morceau intervient à trois reprises dans le film : 01:38:40, 01:39:35 et 01:40:04.

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Ce pôle réb est ensuite affirmé à la basse dans la partie mélodique jouée au tuba ; il est renforcé ponctuellement par des formules cadentiels V-I. La tonalité de la, elle, reste présente par sa formule d’accompagnement rarement modifiée, en même temps qu’elle est affirmée à trois reprises à la basse : par son cinquième degré (mes. 8 dans l’ex. 13) et par sa tonique (mes. 9 et 12). Les deux tonalités de réb majeur et

la mineur sont liées par l’enharmonie autour de sol#/lab, respectivement sensible de la mineur et quinte de réb majeur. D’autres notes jouent également le rôle de pivot : le do#, enharmonie de réb et majorisation de l’accord de la mineur, et le do bécarre, médiante de la mineur et sensible de réb majeur.

Ex. 13 : « The March of the Villains », Superman, Réduction, 01:39:35 Autre situation dangereuse, lorsque le Millenium

Falcon, le vaisseau de Han Solo dans Star Wars Episode IV

(Georges Lucas, 1977) est capté par un rayon tracteur qui l’attire par aimantation vers la station orbitale ennemie. Ce thème, clairement inspiré du mouvement « Mars » des

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Planètes de Holst21, sera par la suite récurrent dans le film et les épisodes suivants, toujours associé à la guerre.

Ex. 14 : « Inner City », Star Wars Episode I, 00:5522 Sur un ostinato qui affirme la polarité de do s’énonce une suite d’accords parfaits à l’état fondamental ou en position de quarte et sixte. Deux hypothèses au moins peuvent être avancées pour l’analyse d’un tel parcours harmonique. Si l’on considère qu’une tonalité n’est pas tant définie par ses hiérarchies (aucun accord n’est ici précédé d’un cinquième

21

John Williams ne s’est d’ailleurs pas caché de cette influence : « A un moment, Georges [Lucas] suggéra d’intégrer quelques sélections du répertoire classique dans la musique du film. 2001 et d’autres films avaient déjà remarquablement bien utilisé cette technique. Mais, selon moi, cette technique ne permet pas de prendre un matériau mélodique, de le développer et de l’attacher à un personnage tout au long du film. Par exemple, si vous prenez un thème de l’une des pièces des Planètes de Holst et que vous le jouez au début, cela ne conviendra pas forcément au milieu ou à la fin du film. » ; « At one point, Georges talked of integrating selections from the classical repertoire with the score. 2001 and several other films have utilized this technique very well. But what I think this technique doesn’t do is take a piece of melodic material, develop it and relate it to a character all time throug the film. For instance, if you took a theme from one of the selections of Holst’s The Planets and played it at the beginning of the film, it wouldn’t necessary fit in the middle or at the end. » Article de John Williams extrait de la plaquette du coffret Star Wars Trilogy : The Original Soundtrack Anthology, Arista Records, 1993.

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degré) que par d’autres facteurs tel que l’accentuation ou la durée relative, alors on peut considérer que les trois accords structurants de ce passage (mi majeur, rébmajeur et sol majeur) définissent un parcours modulatoire privilégiant les relations de tierces mineures :

Ex. 15 : Enchaînements d’harmonies à distance de tierces Leur superposition avec la pédale harmonique de do nous amène alors à parler de polytonalité.

Une autre interprétation peut considérer plutôt ce passage comme bimodal avec la superposition du pôle do à la basse avec une partie mélodique supérieure qui serait construite sur un mode locrien défectif sur sol#.

Ex. 16 : Mode locrien défectif Ce thème en locrien serait ensuite harmonisé par des accords parfaits sans pour autant qu’il y ait des liens fonctionnels entre eux, sorte d’ « harmonisation par le chant » selon la notion proposée par Jacques Chailley23.

Dernier exemple, enfin, de polytonalité agressive. Incarnation du mal, le thème de Darth Vader (connu

23

Par ce procédé, une ligne mélodique (souvent placée à la partie supérieure) et non la basse guidant le discours musical et assurant le lien tonal, l'accompagnement peut s'autoriser des « parenthèses d'apesanteur » puisque la succession d'accords se fait sans cohérence harmonique ; ainsi « les basses fondamentales d’accords se succéderont en tenant compte des lignes mélodiques et des consonances, mais sans aucun égard à leur fonction harmonique, ce qui rend tout chiffrage de fonction inutile et trompeur ». Voir Jacques Chailley, Traité historique d’analyse harmonique, Paris, Leduc, 1977, p. 135.

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également sous le nom de Imperial March), dans Star Wars V

– The Empire Strikes Back (G.Lucas, 1980), mêle les tonalités

de sol mineur et de mib mineur. On notera la proximité harmonique de ces deux tonalités à travers l’enharmonie fa#, sensible de sol, et solb, médiante de l’accord de tonique de mib mineur ; il est tout à fait permis de penser que l’harmonie de

mib mineur constitue une sorte de substitut de la dominante de sol, ce que semble renforcer la présence d’un la. Les deux

tonalités sont d’abord présentées de manière juxtaposée : l’une est représentée par sa tonique (1), l’autre par son accord parfait de tonique (2). Elles sont ensuite entendues de manière simultanée (3). On peut voir enfin, à la dernière mesure de la mélodie (4), une contamination de l’harmonie de mib mineur sur le thème avec un sol bémolisé.

Ex. 17 : « The Imperial March », Star Wars Episode 5, 00:0024

24

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CONCLUSION

La polytonalité revêt chez John Williams de multiples visages : bitonalité, bimodalité, polytonalité, polymodalité, harmonie sur pédales, harmonisation par le chant. Face à elle, la tonalité reste toutefois l’assise fondamentale de la partition du film, dans le sens où elle assure une fonction de communication avec le spectateur car « (…) la partition du film existe pour maintenir les repères et l’intégrité du langage cinématographique. (…). C’est là la première fonction de la musique de film par-delà les genres : assurer au spectateur une familiarité avec le film, une lisibilité de ses codes, et, plus encore, une profondeur émotionnelle. »25 Au même titre que l’atonalité, les techniques bruitistes, la modalité, le pandiatonisme, les « Klangfarbenmelodie », la polytonalité joue un rôle important dans la déstabilisation de la tonalité, à l’origine du dynamisme harmonique26 propre au compositeur ; mais une fois vaincue, la tonalité n’a de cesse de se réaffirmer par la suite. Si la polytonalité fournit incontestablement au compositeur « un champ plus vaste, des moyens d’écriture plus riche, une échelle expressive plus complexe »27, elle reste cependant un phénomène transitoire et n’est jamais généralisée à l’échelle d’un film. On parlerait ainsi plus volontiers de « traces polytonales » liées à des registres expressifs spécifiques que l’on a essayé de catégoriser.

25

« A Familiar Sound in a New Place », Cara Marisa Deleon, Sounds of the Future, Matthew J. Bartkowiak (dir.), Etats-Unis, Mc Farland and Company, Jefferson, p. 20.

26

Jérôme Rossi, « Le dynamisme harmonique dans l’écriture filmique de John Williams, Harmonie fonctionnelle versus harmonie non fonctionnelle », John Williams, Portrait croisé d’un maître, Alexandre Tylski (dir.), L’harmattan, à paraître en 2011.

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