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Giacomo Leopardi, une temporalité du voyage

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Academic year: 2021

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Mélinda Palombi

To cite this version:

Mélinda Palombi. Giacomo Leopardi, une temporalité du voyage. Italies, Centre aixois d’études romanes, 2014, pp.573-592. �10.4000/italies.4965�. �hal-02568615�

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Littérature - Civilisation - Société

17/18 | 2014

Voyages de papier

Giacomo Leopardi

Une temporalité du voyage

Melinda Palombi Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/italies/4965 DOI : 10.4000/italies.4965 ISSN : 2108-6540 Éditeur

Université Aix-Marseille (AMU) Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2014 Pagination : 573-592

ISBN : 1279-2195 ISSN : 1275-7519

Référence électronique

Melinda Palombi, « Giacomo Leopardi

Une temporalité du voyage », Italies [En ligne], 17/18 | 2014, mis en ligne le 15 décembre 2014, consulté le 03 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/italies/4965 ; DOI : 10.4000/ italies.4965

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Mélinda

Palombi

Aix Marseille Université, CAER EA 854

G

IACOMO

L

EOPARDI

UNE TEMPORALITÉ DU VOYAGE

L’œuvre de Giacomo Leopardi est constellée de thèmes récurrents qui, au fil des textes, apparaissent de plus en plus clairement comme les piliers de son imaginaire. Le voyage – qui figure pourtant, de façon explicite, dans peu de textes – est l’un de ces fils directeurs qui nous guident à travers la pensée et la poésie léopardiennes.

Nous examinerons ici les textes les plus représentatifs de l’impor-tance de cette thématique : Ad Angelo Mai, la Storia del genere

uma-no, le Dialogo della Natura e di un Islandese, le Dialogo di Cristofo-ro Colombo e di PietCristofo-ro Gutierrez, Al conte Carlo Pepoli, Le Ricor-danze, le Canto notturno di un pastore errante dell’Asia et Il tramon-to della luna.1

1

Nous laisserons volontairement de côté les Paralipomeni ; on trouve une étude précise du voyage dans cette œuvre dans l’article de Perle Abbru-giati, Quêtes, enquêtes et conquêtes : Les voyages des Paralipomeni della Batracomiomachia de Leopardi, « Italies », n° 1, 1997, pp. 27-46, [En ligne] http://italies.revues.org/3437.

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De l’ensemble de ces textes se dégage une vision du voyage am-bivalente. Une ambivalence qui ne fait pas exception dans la poé-tique de l’auteur puisque cette perspective duelle des notions qui lui sont chères y est récurrente, et en constitue même l’un des traits ca-ractéristiques. Il existe donc deux voyages chez Leopardi. Deux ac-ceptions de cette notion qui s’opposent et se complètent, et diffèrent par leur situation temporelle.

La thématique du voyage s’entrecroise donc avec un autre sujet de réflexion fondamental pour l’auteur, qui est celui du temps, ou mieux du rapport du sujet au temps. Nous envisagerons le voyage sous la perspective qu’en propose Leopardi, une perspective, à notre avis, éminemment conceptuelle, et nous verrons ainsi comment cette notion s’inscrit pour lui dans une temporalité, une subdivision lo-gique du temps en deux moments qui correspondent à deux diffé-rentes représentations mentales du voyage. Il existe un avant et un après le voyage chez Leopardi, et ces deux moments sont antino-miques. Nous examinerons donc les variations léopardiennes de cette notion singulière, qui mue en fonction du moment où on la prend en considération – ou, plus précisément, en fonction du moment où le je lyrique la pense. À partir des textes concernés, nous tenterons de montrer comment, dans un premier temps qui précède sa réalisation, le voyage, idéalisé, est associé à des valeurs positives, et nous cons-taterons que cette vision initiale est totalement renversée dans un second temps : après avoir été consommé, le voyage léopardien est systématiquement associé au mal, à l’idée de déception et devient même métaphore d’une existence absurde.

Voyage et désir

La première acception du voyage que l’on rencontre chez Leo-pardi correspond au moment qui précède le voyage : celle du voyage non réalisé, mais seulement projeté, désiré, donc imaginé. Et d’autant plus désiré et imaginé que les obstacles du réel en empêchent l’actuation. On en trouve un exemple dans le poème Le Ricordanze (1829).

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E che pensieri immensi, Che dolci sogni mi spirò la vista Di quel lontano mar, quei monti azzurri, Che di qua scopro, e che varcare un giorno Io mi pensava, arcani mondi, arcana Felicità fingendo al viver mio!2

Le verbe « varcare » est ici le seul mot qui signifie un mouve-ment, un déplacement ; de lui émane l’idée de voyage qui irradie toute la strophe. On remarque la complexité du jeu des temps puisque le je lyrique est en train d’observer les monts, la mer, qu’il pensait franchir dans le passé. De plus, il pensait les franchir « un jour », dans le futur. Un futur vu depuis le passé, considéré au temps présent3 : « Che di qua scopro, e che varcare un giorno / Io mi

pen-sava »4. Deux vers et quelques verbes suffisent donc à évoquer ici l’existence du sujet dans toute son étendue temporelle et ses époques successives. Or, dans ce jeu de renvois temporels, le verbe clé, « var-care », est, lui, à l’infinitif, donc hors du temps, dans l’absolu. On peut d’ailleurs le mettre en relation avec l’autre infinitif de cette strophe : l’infinitif substantivé « viver ». Vivre et voyager, donc, sont les seules actions atemporelles et absolues. Si l’on poursuit l’étude des temps, il reste le gérondif de « fingendo » : la seule action qui est exprimée dans sa durée, sa répétitivité, est l’acte d’imaginer – autre leitmotiv léopardien.

Comme ailleurs dans la poésie léopardienne, le moment de la pro-jection dans le futur est donc évoqué de façon complexe : il s’agit d’une vision de l’espoir a posteriori, teintée de désenchantement. Ainsi, comme l’annonçait le titre du poème, ce désir de voyage cor-respond à un souvenir, ce qui problématise ultérieurement la

2 Giacomo Leopardi, Le Ricordanze, in Canti, in Tutte le poesie, tutte le

prose e lo Zibaldone, a cura di Lucio Felici e Emanuele Trevi, Roma,

Newton, 2013 [première édition 1997], p. 155.

3 On retrouve un jeu temporel similaire dans Alla luna et dans A Silvia. 4 C’est nous qui soulignons en gras, ainsi que dans toutes les citations en

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mique du texte : la mémoire est un autre des piliers de l’imaginaire chez Leopardi qui aime analyser et poétiser ses mécanismes et, sur-tout, évoquer à travers elle le temps, idéalisé, de la jeunesse.

« E che pensieri immensi, / Che dolci sogni mi spirò la vista / Di quel lontano mar, quei monti azzurri, / Che di qua scopro, e che varcare un giorno / Io mi pensava » : le seul projet de voyager suffit à déclencher d’« immenses pensées », de « doux rêves » qui mènent à envisager l’existence de tout un monde à découvrir et à rêver d’un bonheur possible. Voyager signifie tout d’abord se déplacer vers un ailleurs5, un ailleurs mystérieux, arcano. Inconnu, cet ailleurs est, par

conséquent, encore à définir, chargé de potentialités non encore ame-nuisées par la confrontation au réel. Or il est intéressant de considé-rer quel élément, en particulier, met en branle cette série de méca-nismes de l’imagination : « E che pensieri immensi, / Che dolci sogni mi spirò la vista / Di quel lontano mar, quei monti azzurri ». Il s’agit de la vue de la mer lointaine ainsi que des monts qu’il va fal-loir franchir.

Chez Leopardi c’est l’obstacle qui sert de moteur à l’imagination et génère toute une poétique de l’ailleurs. Le sens du verbe « fran-chir » inclut d’ailleurs implicitement l’idée d’obstacle : il ne s’agit pas d’un simple déplacement, glissement vers un ailleurs, car l’ail-leurs est une dimension séparée de la réalité de l’hic et nunc. Il existe une limite entre l’ailleurs et cette réalité, une limite extrêmement précise et définie : on sait qu’il s’agit très exactement de « quel lon-tano mar, quei monti azzurri », ce sont des objets visibles sur les-quels les adjectifs démonstratifs opèrent une focalisation qui permet de les identifier avec certitude. Cependant cette limite n’en demeure pas moins floue, hors de portée, perdue dans le lointain – les dé-monstratifs « quel » et « quei » dénotent aussi l’éloignement – un lointain qui se trouve, justement, aux limites de l’irréel.

5

Sur la poétique de l’ailleurs chez Leopardi, on peut consulter l’article de Perle Abbrugiati, Un ailleurs sans évasion, l’esthétique du peregrino de

Leopardi, in Poésie de l’ailleurs, sous la direction d’Estrella Massip y

Graupera et Yannick Gouchan, actes du colloque des 1-2-3 décembre 2011, Aix-en-Provence, PUP, 2014, pp. 203-217.

(7)

Lorsque l’on évoque ce mécanisme de l’obstacle, on pense à l’exemple célèbre de L’Infinito (1819) – où d’ailleurs, comme dans

Le Ricordanze, pensées et immensité fusionnaient déjà dans

l’expres-sion « tra questa / Immensità s’annega il pensier mio ». Sempre caro mi fu quest’ermo colle,

E questa siepe, che da tanta parte Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude. Ma sedendo e mirando, interminati Spazi di là da quella, e sovrumani Silenzi, e profondissima quiete Io nel pensier mi fingo.6

C’est ici la haie, « la siepe », qui sert de séparation entre le je ly-rique et l’horizon, entre la réalité et le lointain qui devient, par con-séquent, l’imaginaire.

On peut penser que cette conception du voyage liée à un ailleurs inaccessible dérive directement des expériences vécues par le jeune Giacomo, trop longtemps confiné dans sa Recanati natale. Impos-sible, le voyage sera donc, tout d’abord, purement mental. Leopardi aborde initialement le voyage d’un point de vue livresque ; dès son plus jeune âge, l’auteur est d’abord lecteur et dévore les récits de voyages qui emplissent la bibliothèque de son père Monaldo. Ils resteront dans cette dimension fictive bien plus longtemps qu’il ne l’eût imaginé7. On peut aisément comprendre quel effet put avoir

cette constriction, cette restriction sur un jeune homme profondément sensible, érudit et assoiffé de connaissances. Ce fut certainement une tension immense et constante qui l’appelait vers le reste du monde et qui ne cessa de stimuler son imagination fertile, comme l’atteste sa correspondance.

6 Giacomo Leopardi, L’Infinito, in Canti, cit., pp. 120-121.

7 Sur les voyages réels de Giacomo Leopardi, on peut consulter l’ouvrage

(8)

Ora Iddio ha fatto tanto bello questo nostro mondo, tante cose belle ci hanno fatto gli uomini, tanti uomini ci sono che chi non è insensato arde di vedere e di conoscere, la terra è piena di meraviglie, ed io di diciott’anni potrò dire, in questa caverna vivrò e morrò dove sono nato? 8

La « terre […] pleine de merveilles » évoquée dans cette lettre rappelle les « arcani mondi, arcana felicità » qu’il imagine en poésie, deux ans plus tard, dans Le Ricordanze. L’impétuosité de l’élan vers cet inconnu est clairement exprimée par le syntagme « arde di vedere e di conoscere », qui montre bien comment, pour Leopardi, le voyage est intimement lié, d’un point de vue conceptuel, à deux autres thèmes clés : le désir et la connaissance. Ce désir impérieux de dé-couvrir l’ailleurs, il l’a réellement éprouvé, lui qui ira jusqu’à tenter la fugue en 1919 ; il le poétise en montrant que c’est l’inaccessibilité même qui génère le désir, – ce désir qui, finalement, meut tout l’univers poétique léopardien.

Ce moment où le voyage appartient encore à la dimension de l’imaginaire, où il n’est qu’idée et n’a pas encore été confronté à la réalité du monde, correspond, on l’a vu, à la conception léopardienne de la jeunesse, moment où les illusions sont encore entières. Cepen-dant il s’agit, il est important de le souligner, de moments poétiques. Ce sont deux idéalisations, toujours évoquées à travers le filtre dé-formant du souvenir, qui gomme toute imperfection et entremêle la jeunesse effectivement vécue et une jeunesse irréelle, âge d’or règne de l’illusion. Dans ses Ricordi d’infanzia e di adolescenza, bien que n’ayant pas encore voyagé, Leopardi ne se montre pas dupe quant au monde qu’il a à découvrir : « Mio desiderio di vedere il mondo non ostante che ne conosca perfettamente il vuoto e qualche volta l’abbia quasi veduto e concepito tutto intiero »9.

8 Giacomo Leopardi, Lettre à Pietro Giordani du 30 avril 1817, Epistolario,

in Tutte le poesie, tutte le prose e lo Zibaldone, cit., p. 1141.

9 Giacomo Leopardi, Ricordi d’infanzia e di adolescenza, in Tutte le

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Voyage et déception

Dans la poésie léopardienne, plus nombreuses sont les traces du moment postérieur au voyage et à la découverte du monde ; le voyage permet de passer d’une dimension à une autre et, pour le sujet, d’un état à un autre. On trouve un exemple de cette valeur de passage dans la Storia del genere umano (1924), que Leopardi a choisi de placer en tête de ses Operette morali.

gli uomini compiacendosi insaziabilmente di riguardare e di con-siderare il cielo e la terra, maravigliandosene sopra modo e ripu-tando l’uno e l’altra bellissimi e, non che vasti, ma infiniti, così di grandezza come di maestà e di leggiadria; pascendosi oltre a ciò di lietissime speranze, e traendo da ciascun sentimento della loro vita incredibili diletti, crescevano con molto contento, e con poco meno che opinione di felicità. Così consumata dolcissimamente la fanciullezza e la prima adolescenza, e venuti in età più ferma, incominciarono a provare alcuna mutazione. […] Andavano per la terra visitando lontanissime contrade […] e dopo non molti anni, i più di loro si avvidero che la terra, ancorché grande, aveva termini certi, e non così larghi che fossero incomprensibili; e che tutti i luoghi di essa terra e tutti gli uomini, salvo leggerissime differenze, erano conformi gli uni agli altri. Per le quali cose cresceva la loro mala contentezza di modo che essi non erano an-cora usciti dalla gioventù, che un espresso fastidio dell’esser loro gli aveva universalmente occupati. E di mano in mano nell’età vi-rile, e maggiormente in sul declinare degli anni, convertita la sa-zietà in odio, alcuni vennero in sì fatta disperazione, che non sopportando la luce e lo spirito, che nel primo tempo avevano avuti in tanto amore, spontaneamente, quale in uno e quale in al-tro modo, se ne privarono.10

En somme, la situation initiale du texte est caractérisée par l’émerveillement des hommes face au monde ; on retrouve d’ailleurs ici la notion d’infini qui était associée aux mondes imaginés dans

10 Giacomo Leopardi, Storia del genere umano, in Operette morali, a cura

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L’Infinito et Le Ricordanze. L’élément perturbateur qui change la

donne est le voyage, qui permet une connaissance du monde réelle et non plus supposée (comme l’indiquait le verbe « riputando »). Les hommes découvrent ainsi que la terre a des limites finies11 et que les hommes sont tous semblables les uns aux autres : la finitude des choses et leur répétitivité sont les fondements du malheur humain pour Leopardi. Une fois connue la réalité sous ce jour, les person-nages de la Storia del genere umano ne sont plus satisfaits ; de plus en plus malheureux, ils en arrivent, au fil des ans, à détester la vie, au point de se donner la mort12.

Paradoxalement, l’accès à la connaissance correspond à une perte, irrémédiable. Une fois le savoir acquis, on ne peut revenir en arrière et Leopardi revient sur cette dynamique de l’irréversible dans le poème Ad Angelo Mai (1920) :

Ahi ahi, ma conosciuto il mondo

Non cresce, anzi si scema, e assai più vasto L’etra sonante e l’alma terra e il mare Al fanciullin, che non al saggio, appare. Nostri sogni leggiadri ove son giti […]

Ecco tutto è simile, e discoprendo,

11 Ce désir d’infini systématiquement frustré par la finitude des choses

réel-les explique l’attirance vers l’inconnu et caractérise la Théorie du plaisir de Leopardi, dont on retrouve de nombreuses traces poétiques mais qui est en particulier définie, longuement, dans le Zibaldone : « Del resto il desiderio del piacere essendo materialmente infinito in estensione (non solamente nell’uomo ma in ogni vivente), la pena dell'uomo nel provare un piacere è di veder subito i limiti della sua estensione, i quali l’uomo non molto profondo gli scorge solamente da presso. Quindi è manifesto 1. perchè tutti i beni paiano bellissimi e sommi da lontano, e l’ignoto sia più bello del noto […] », Giacomo Leopardi, Zibaldone, in Tutte le poesie,

tutte le prose e lo Zibaldone, cit., p. 1525.

12 On trouve une superposition de deux chronologies dans cette operetta qui

narre à la fois l’histoire – mythologique – du genre humain et l’histoire de la vie humaine, de la jeunesse à la vieillesse.

(11)

Solo il nulla s’accresce. A noi ti vieta Il vero appena è giunto,

O caro immaginar; da te s’apparta Nostra mente in eterno

« Nostri sogni leggiadri ove son giti […] ? » : confrontés à la fini-tude du réel, les rêves se sont tout simplement évanouis, à jamais. Et non seulement le monde se révèle bien plus étroit qu’il ne le sem-blait, mais, à bien y regarder, il laisse apparaître un vide qui s’étend au point de dévorer toute chose et devenir la seule réalité : « conos-ciuto il mondo / Non cresce, anzi si scema […] e discoprendo, / Solo il nulla s’accresce ». On retrouve donc ici l’angoisse face aux limites du réel, mais aussi face à la répétitivité, autre leitmotiv particulière-ment lié, on le verra, à la métaphore du voyage chez Leopardi : « Ec-co tutto è simile ». Rien ne sert de fuir la triste Ec-condition humaine en parcourant la planète à la recherche d’un ailleurs différent, puisque l’on retrouve la même réalité partout, comme le rappelle Leopardi dans la poésie Al conte Carlo Pepoli (1826) :

Altri, quasi a fuggir volto la trista Umana sorte, in cangiar terre e climi L’età spendendo, e mari e poggi errando Tutto l’orbe trascorre, ogni confine Degli spazi che all’uom negl’infiniti Campi del tutto la natura aperse, Peregrinando aggiunge. Ahi ahi, s’asside Su l’alte prue la negra cura, e sotto Ogni clima, ogni ciel, si chiama indarno Felicità, vive tristezza e regna.

Le voyage allégorie de la vie humaine entre atemporalité et répétitivité

On le voit, le voyage léopardien est chargé d’une valeur métapho-rique. Ce thème est si important que l’auteur choisit de dédier deux de ses Operette morali ainsi qu’un poème des Canti à des

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person-nages voyageurs ; ce sont le Dialogo della Natura e di un Islandese, le Dialogo di Cristoforo Colombo e di Pietro Gutierrez et le Canto

notturno di un pastore errante dell’Asia.

Le Dialogo della Natura e di un Islandese (mai 1824) est cons-truit autour de l’histoire d’un homme qui, dès sa jeunesse, décide de renoncer à la recherche du plaisir pour consacrer toute son énergie à un seul objectif : éviter les souffrances13. Cette résolution l’amène à

parcourir le monde, à errer continuellement vers de nouvelles terres inconnues où il ne serait pas victime des agressions de son environ-nement. Une grande partie du texte est ainsi consacrée à l’énu-mération détaillée des difficultés qui l’assaillent tout au long de son périple : de la méchanceté des hommes – qui le pousse à renoncer à leur compagnie – aux conditions climatiques, des agressions de bêtes féroces aux tourments dus aux maladies. Cette course n’est donc qu’une fuite en avant à l’encontre de maux de plus en plus terribles. Le périple de l’Islandais, ce voyage qui dure toute une vie, qui cons-titue l’essence même de sa vie, devient ainsi l’allégorie du parcours de la vie humaine – et de ses aléas.

Cette même allégorie est reprise quelques années plus tard dans le

Canto notturno di un pastore errante dell’Asia (1830). Dans la

pre-mière partie du texte, le berger compare sa vie à la course de la lune, une vie qui s’apparente à un voyage, ou plutôt, comme le suggère le titre, à une errance.

Sorgi la sera, e vai,

Contemplando i deserti; indi ti posi. Ancor non sei tu paga

Di riandare i sempiterni calli?

Ancor non prendi a schivo, ancor sei vaga Di mirar queste valli?

13

« deposto ogni altro desiderio, deliberai […] vivere una vita oscura e tranquilla ; e disperato dei piaceri, come di cosa negata alla nostra specie, non mi proposi altra cura che di tenermi lontano dei patimenti », Giacomo Leopardi, Dialogo della Natura e di un Islandese, in Operette morali, cit., p. 236.

(13)

Somiglia alla tua vita La vita del pastore. Sorge in sul primo albore;

Move la greggia oltre pel campo, e vede Greggi, fontane ed erbe;

Poi stanco si riposa in su la sera: Altro mai non ispera.

Dimmi, o luna: a che vale Al pastor la sua vita,

La vostra vita a voi? dimmi: ove tende Questo vagar mio breve,

Il tuo corso immortale?

Cette description de la vie tel un voyage erratique découle finale-ment de la représentation du voyage analysée jusqu’ici : a posteriori on se rend compte que le monde ne réserve aucune surprise et qu’il n’y a rien à découvrir. Le monde du berger, tout son univers, est condensé en trois mots : « Greggi, fontane ed erbe ». Un décor vague, commun, qui n’a aucune importance. La vie du berger se résume à une seule journée qui se reproduit à l’identique. Il n’y a plus aucun but à poursuivre. On retrouve ici l’idée d’une répétitivité désespérante, qui n’est cependant plus spatiale mais temporelle : elle n’est plus appliquée aux objets du monde mais aux journées du ber-ger, au point qu’il n’attend plus rien de la vie, « altro mai non ispe-ra ». La prise de conscience qui découle de la connaissance du monde a anéanti tout espoir pour l’homme. Dans la suite du texte, le berger généralise ces considérations et développe une véritable allé-gorie de la condition humaine.

Vecchierel bianco, infermo, Mezzo vestito e scalzo,

Con gravissimo fascio in su le spalle, Per montagna e per valle,

Per sassi acuti, ed alta rena, e fratte, Al vento, alla tempesta, e quando avvampa L’ora, e quando poi gela,

(14)

Varca torrenti e stagni,

Cade, risorge, e più e più s’affretta, Senza posa o ristoro,

Lacero, sanguinoso; infin ch’arriva Colà dove la via

E dove il tanto affaticar fu volto: Abisso orrido, immenso,

Ov’ei precipitando, il tutto obblia. Vergine luna, tale

È la vita mortale.

Si l’on compare ce texte avec le Dialogo della Natura e di un

Islandese, l’allégorie et l’analogie entre voyage et vie humaine se

manifestent cette fois de façon explicite, tout d’abord grâce à l’adverbe de comparaison tale : « tale / È la vita mortale ». L’énu-mération des obstacles est tout aussi angoissante que dans le récit de l’Islandais mais condensée en quelques lignes. Le périple quotidien du berger « errant » se reflète dans cette représentation allégorique de l’existence mais leur temporalité diffère : le parcours du berger est caractérisé par la répétitivité alors que celui du vieillard qu’il évoque est le parcours, linéaire et inéluctable, de toute une vie. Celui-là même qu’évoquait déjà Leopardi à travers les pérégrinations de l’Islandais – qui ressemblent, à s’y méprendre, à celles du vieillard : « Vecchierel » reprend « il tempo amaro e lugubre della vecchiezza; vero e manifesto male, anzi cumulo di mali e di miserie gravis-sime »14 (on peut en outre considérer que les « miserie gravissime »

correspondent au « gravissimo fascio in su le spalle ») ; « infermo » fait écho à « né le infermità mi hanno perdonato », « incorrere in molte e diverse malattie […] perdere l’uso di qualche membro »15.

« Al vento, alla tempesta, e quando avvampa / l’ora, e quando poi gela » synthétise une grande partie du discours de l’Islandais quant aux conditions climatiques qu’il a dû affronter : « la lunghezza del verno, l’intensità del freddo […] le tempeste spaventevoli di mare e

14 Ibidem, p. 244.

15

(15)

terra »16, « sono stato arso dal caldo fra i tropici, rappreso dal freddo

verso i poli, afflitto nei climi temperati dall’incostanza dell’aria, infestato dalle commozioni degli elementi in ogni dove […] venti e turbini smoderati […] furori dell’aria »17, « dal sole e dall’aria […]

siamo ingiuriati di continuo »18, pour ne citer que les éléments les

plus représentatifs de cette énumération où le souci du détail n’est que prétexte à l’exagération : c’est à travers les procédés de l’accumulation et de l’hyperbole que Leopardi transmet ce sentiment d’exaspération, de trop plein de malheurs qui caractérise le texte. L’idée d’un tourment incessant, « Senza posa o ristoro » dans le

Canto notturno, jalonne le récit de l’Islandais : « continuamente »19, « mi travagliavano di continuo », « un perpetuo disagio », « non intermettevano mai di turbarmi »20, « condurre perpetuamente una

vita più misera che la passata »21.

On le voit, le Canto notturno condense sous une forme poétique la somme des maux de l’Islandais, tout en induisant la même sensa-tion d’angoisse grâce à un rythme saccadé. L’énumérasensa-tion des lieux traversés est bien plus brève dans le Canto notturno22 puisqu’elle

n’occupe que deux vers, cependant leur nombre est démultiplié par un effet de profusion : leur succession est mise en relief par l’anaphore de la préposition « per » – « Per montagna », « per valle », « Per sassi acuti » – ensuite relayée par l’emploi de la

16 Ibidem, p. 238. 17 Ibidem, p. 241. 18 Ibidem, p. 243. 19 Ibidem, p. 234. 20 Ibidem, p. 238. 21 Ibidem, p. 242.

22 « per la maggior parte del mondo », « in diversissime terre », « per

l’interiore dell’Affrica », « sotto la linea equinoziale », « nell’Isola di Pa-squa », « per cento parti della terra », « nell’isola mia nativa », « quasi tutto il mondo », « quasi tutti i paesi », « fra i tropici », « verso i poli », « nei climi temperati », « in ogni dove », « più luoghi », « In altri luo-ghi », « in diversi luoluo-ghi », « Ne’ paesi coperti per lo più di nevi », pp. 533-536, Dialogo della Natura e di un Islandese, cit.

(16)

syndète – « ed alta rena », « e fratte ». Le même procédé est employé dans l’énumération des conditions atmosphériques traversées, où la répétition de la préposition « a » débute un procédé d’accumulation, amplifié par la polysyndète qui suit : « Al vento, alla tempesta, e quando avvampa / L’ora, e quando poi gela ».

Ce qui rapproche par ailleurs ces deux voyageurs imaginés à six années de distance, c’est leur solitude au monde, une solitude mise en relief par leur évolution dans des paysages désertiques et vagues. Mais ce sont deux solitudes différentes. Pour l’Islandais il s’agit d’un choix, causé par la nature même des autres hommes, alors que le vieillard et le berger du Canto notturno sont seuls par définition, leurs semblables ne sont pas même nommés – ce qui équivaut à pré-senter la solitude comme constitutive de la condition humaine : il y a donc là un signe d’une évolution vers un pessimisme plus marqué.

Le voyage de l’Islandais et celui du vieillard sont tout aussi ab-surdes : leur périple semé d’embûches est privé de sens et la répétiti-vité des difficultés qu’ils rencontrent ne prendra fin qu’avec la mort. Et ils en sont conscients dès le début. Le berger déclare, on l’a vu, « altro mai non ispera » et l’Islandais affirme : « fino nella prima gioventù, a poche esperienze, fui persuaso e chiaro della vanità della vita »23, « rimango privo di ogni speranza »24. Toutefois, bien que

désabusés, ils ne renoncent pas à interroger la nature et à chercher, malgré tout, un sens : c’est certainement aussi cela le propre de l’homme selon Leopardi, qui confère à ces deux voyages atemporali-té et universaliatemporali-té.

Un autre texte représente la vie humaine au moyen de l’allégorie du voyage, selon la perspective dichotomique d’un temps de l’exis-tence scindé entre jeunesse et vieillesse : il s’agit de la poésie Il

tra-monto della luna25. Ce texte est complexe ; il superpose deux

dis-cours, la métaphore et le sens de la métaphore, qui finissent par s’entrelacer, s’interpénétrer.

23 Dialogo della Natura e di un Islandese, cit., p. 235. 24 Ibidem, p. 243.

25

(17)

Nell’infinito seno

Scende la luna; e si scolora il mondo ; Spariscon l’ombre, ed una

Oscurità la valle e il monte imbruna ; Orba la notte resta,

E cantando, con mesta melodia, L’estremo albor della fuggente luce, Che dianzi gli fu duce,

Saluta il carrettier dalla sua via ; Tal si dilegua, e tale

Lascia l’età mortale La giovinezza. In fuga Van l’ombre e le sembianze

Dei dilettosi inganni ; e vengon meno Le lontane speranze,

Ove s’appoggia la mortal natura. Abbandonata, oscura

Resta la vita. In lei porgendo il guardo, Cerca il confuso viatore invano Del cammin lungo che avanzar si sente Meta o ragione ; e vede

Che a sé l’umana sede,

Esso a lei veramente è fatto estrano.

En simplifiant : la lune, en se couchant, prive le monde de sa lu-mière, tout comme la jeunesse, en se terminant, prive la vie de tout sens. Car la lune, par sa lumière, offrait un sens au monde.

Sovra campagne inargentate ed acque, Là ’ve zefiro aleggia,

E mille vaghi aspetti E ingannevoli obbietti Fingon l’ombre lontane

La lune ne montrait pas le sens, unique ou univoque, mais un sens, parmi les sens possibles. Ou mieux, une multitude de sens, miroitants et scintillants dans une même vision de la nuit et de la

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vie : sous sa lumière magnifiante, « Sovra campagne inargentate ed acque, / […] mille vaghi aspetti / E ingannevoli obbietti / Fingon l’ombre lontane ».

D’ailleurs existe-t-il un sens, « meta o ragione », au-delà du mi-roitement des choses généré par cette lumière lunaire, ou par – c’est là le parallélisme – cette tendance toute juvénile à se leurrer, à se nourrir, à s’abreuver d’illusions ?

Toujours est-il qu’au coucher de la lune, le monde perd ses cou-leurs, ses ombres – donc son relief – et tout ce jeu d’illusions, pour laisser place à une obscurité totale. La nuit demeure « orba » – à la fois aveugle, et orpheline –, la « fuggente luce » s’échappe, tout comme s’enfuit la jeunesse ; la vie reste « abbandonata, oscura ». De façon symétrique aux illusions du visuel, les illusions de la vie dispa-raissent : « In fuga / Van l’ombre e le sembianze / Dei dilettosi in-ganni ; e vengon meno / Le lontane speranze ». Et la phrase « In lei porgendo il guardo, / Cerca il confuso viatore invano / Del cammin lungo che avanzar si sente / Meta o ragione » met les deux discours comparés sur le même plan : le voyageur, le long du chemin qu’est la vie – mais aussi dans l’obscurité créée par la disparition de la lune – cherche. Il cherche à la fois un but à son itinéraire, et une raison, un sens à sa vie. Comme les autres voyageurs léopardiens – le berger du

Canto notturno, l’Islandais, ou encore Christophe Colomb – le

« viandante » est en pleine recherche, mais cette quête est définie comme confuse et vaine. Dès lors qu’il a perdu la lumière, dès lors qu’il a perdu la jeunesse, « vede / Che a sé l’umana sede, / Esso a lei veramente è fatto estrano » : il est devenu un étranger sur terre, parmi les hommes qui, eux, vivent. Le monde lui est devenu étranger et lui est devenu étranger au monde ; avec sa jeunesse s’en est allée la lumière de sa vie, il n’est plus consubstantiel au reste du monde vi-vant.

Voi, collinette e piagge,

Caduto lo splendor che all’occidente Inargentava della notte il velo, Orfane ancor gran tempo Non resterete

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Le monde, lui, ne restera pas orphelin de lumière, d’une part parce que le soleil se lèvera bientôt, et puis parce que la lune, on le sait, reviendra la nuit suivante. Elle reviendra toutes les nuits. La perte de la jeunesse est, elle, définitive.

Ma la vita mortal, poi che la bella Giovinezza sparì, non si colora

D’altra luce giammai, né d’altra aurora. Vedova è insino al fine

On retrouve l’image initiale – qui était référée à la lune – d’une lumière qui colore les choses, le monde, et ici la vie. L’analogie entre lune et jeunesse permet une fois encore de superposer deux échelles temporelles différentes : celle des apparitions lunaires, cyclique et quotidienne, et celle de la vie humaine, linéaire, limitée, unique.

Le voyage de Christophe Colomb et Pierre Gutierrez

Dans cette perspective binaire, entre voyage désiré et voyage dé-cevant, le voyage de Christophe Colomb et Pierre Gutierrez occupe une place à part, unique dans le corpus léopardien. Sa particularité réside dans sa situation temporelle ; il s’agit du voyage in fieri, dans le plein d’une action commencée mais pas encore terminée26. Le désir de voyager connaît dans ce texte comme une ébauche d’assou-vissement qui n’a donc pas encore conduit à la déception. L’action de ce texte correspond à un point précis sur l’échelle du temps, exac-tement entre le long, si long temps du voyage désiré, et le temps – définitif et irréversible – du voyage qui a révélé le néant de toute chose et ne peut par conséquent que se résumer en une errance me-nant à la mort.

Ce n’est donc pas un hasard si le jeu d’emploi des temps est parti-culièrement élaboré dans ce texte. On peut le constater dès la

26 Cf. Philippe Audegean, Leopardi. Les Petites Œuvres morales, Paris,

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xième réplique de Gutierrez, qui fixe abscisses et ordonnées du texte, de tout point de vue : thématique, stylistique, logique et – c’est ce qui nous intéresse ici – temporel. Après un incipit27 quelque peu

dérou-tant et vague (sans doute volontairement, puisqu’il crée un effet d’attente qui caractérisera tout le texte), les coordonnées temporelles du texte sont annoncées de façon péremptoire par le compagnon de Colomb, en deux étapes. Tout d’abord, il affirme : « Non del navi-gare in ogni modo ; ma questa navigazione […] », où le simple déic-tique « questa » porte à lui seul le poids de la focalisation temporelle sur l’hic et nunc. Ensuite, la phrase « tieni per certo che qualunque deliberazione tu sia per fare intorno a questo viaggio, sempre ti se-conderò, come per l’addietro, con ogni mio potere »28 synthétise le

cadre temporel de la diégèse. L’emploi du futur proche est révéla-teur : « tu sia per fare » ; on est sur le point de, les personnages se trouvent au moment juste avant. Leopardi jouera sur cette attente tout au long du texte puisque, jusqu’à la conclusion, malgré l’accumulation d’indices, les personnages restent à l’intérieur de cet espace temporel fait d’indécision et l’on ne sait s’ils arriveront ja-mais à destination. On le sait, en réalité, ja-mais seulement parce que le récit est inspiré d’un fait historique universellement connu. Comme toujours lorsqu’il se propose de cerner – et d’explorer – les valeurs d’une notion, Leopardi part dans plusieurs directions d’enquête, ana-lyse le concept à différents niveaux (en l’occurrence, textuel et mé-tatextuel) ; la notion d’attente, d’inconnu, est sondée jusque dans l’expérimentation, puisqu’il crée pour le lecteur un suspense autour d’une conclusion jouée d’avance. Il s’agit d’un exemple particuliè-rement représentatif de l’emploi par l’auteur des potentialités des liens intertextuels.

Ainsi cet autre héros voyageur de Leopardi, Christophe Colomb, ressemble à l’Islandais et au berger du Canto notturno sur ce point : bien qu’accompagné de son équipage et de son acolyte Pierre

27 « C

OLOMBO Bella notte amico. – GUTIEREZ Bella in verità […] », Gia-como Leopardi, Dialogo di Cristoforo Colombo e di Pietro Gutierrez, in

Operette morali, cit., p. 568.

28

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rez, il est dépeint comme un homme seul. Ou plutôt, l’ensemble de ces personnages sont dépeints dans toute leur solitude bien que se trouvant réunis sur le navire : « Se al presente tu, ed io, e tutti i nostri compagni non fossimo su queste navi, in mezzo di questo mare, in questa solitudine incognita »29. Le climax « queste navi, […] questo

mare, […] questa solitudine incognita », évolue de l’image d’objets précis, les navires, à une étendue plus vaste aux limites indéfinies, la mer, pour arriver à une image qui n’est pas visuelle, l’image de la solitude, d’autant plus floue et vertigineuse qu’elle est « inconnue ». Cet effet visuel d’élargissement de la perspective – comme un effet de zoom inversé – nous représente des hommes perdus, tout d’abord au milieu de la mer, puis au milieu de l’inconnu, du néant. On peut même considérer que ce climax est placé dans la continuité d’un climax précédent, « tu, ed io, e tutti i nostri compagni », qui amplifie encore son effet ; on visualise successivement ces images : le sujet, le sujet face à son interlocuteur, eux et leurs compagnons, ce groupe d’hommes sur le bateau, le groupe sur le bateau en pleine mer, le groupe sur le bateau au milieu de nulle part. Un petit point perdu dans l’espace.

Il s’agit donc d’un moment précis, un point suspendu dans le temps et l’espace, un moment crucial30 où tout peut basculer. Le

voyage in fieri qu’est celui de Colomb joue avec cette idée léopar-dienne de limite, une idée qui est aussi une image, indéfinissable et vertigineuse. C’est là toute la force de ce texte, cette operetta cru-ciale qui peut se permettre d’être positive puisqu’elle représente le moment jouissif du soulèvement du voile mystérieux qui recouvre le monde. Le voile est en train de se soulever, mais n’a pas encore lais-sé entrevoir la triste vérité.

29 Ibidem, p. 569.

30 Il est même étonnant de pouvoir constater à quel point l’adjectif «

cru-cial » correspond très exactement à l’idée centrale de ce texte : « crucru-cial. Qui est situé à un croisement, à un point de l’espace ou du temps où une décision s'impose ou est possible », définition de la version informatisée du dictionnaire Le Trésor de la Langue Française :

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Les conceptions léopardiennes du voyage s’articulent ainsi autour de l’idée de connaissance qui sépare l’échelle temporelle en deux temps : le moment de l’inconnu et le moment, postérieur, de la véri-té. Le premier est caractérisé par le même état d’esprit que la jeu-nesse et les temps antiques : une pureté face au monde, une curiosité optimiste. Le monde semble infini, infinies ses merveilles cachées. C’est le moment des illusions, des « dilettosi inganni ». Dans son acception positive, le voyage permet d’accéder à la connaissance, de satisfaire le désir irréfrénable de découverte. Hélas, l’exploration du monde mène chez Leopardi à une série de déceptions et ne permet de révéler que « l’acerbo vero »31 – « l’amère vérité » qui anéantit les illusions du temps passé.

Il est intéressant de remarquer que cette articulation temporelle d’une notion n’est pas un cas isolé chez Leopardi, qui attache une importance particulière à l’analyse du rapport du sujet au temps. Le voyage est un concept charnière dans le système de pensée léopar-dien, autour duquel s’organisent de façon cohérente, à l’instar de la notion de temps, d’autres concepts charnières : le désir, la mémoire, la connaissance, la limite…

Enfin, par sa valeur de passage de l’état d’ignorance à celui de connaissance, le voyage apparaît également comme un exemple du topos du dévoilement, autre image récurrente dans la poétique léo-pardienne, que les vers du Tramonto della luna illustrent si bien et qui représente le soulèvement du voile merveilleux et scintillant qui recouvre toute chose et ne cache, en réalité, que le néant.

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