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La « Sorcellerie » : une catégorie problématique des pouvoirs au sein de l’Église de Zéphirin (Congo-Brazzaville)

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Encyclo

Revue de l’École doctorale ED 382

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9782744201936

Encyclo

Revue de l’École doctorale 382

HOMMAGE À ÉTIENNE TASSIN (1955-2018)

DOSSIER THÉMATIQUE : MÉTHODOLOGIE DE L’ENQUÊTE EN SCIENCES SOCIALES

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COMPTE RENDU DE LECTURE

Romain MILLOT | K. Tempest, Brutus. The Noble Conspirator, New Haven et Londres, Yale University

Press, 2017

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Jeudi 8 janvier 2015, à Pointe-Noire1. Je rends visite à Ferdinand,

un ancien maître de chœur. Je recueille auprès du pasteur octogénaire des informations sur les cantiques prophétiques. À ma grande surprise, son discours allusif revendique des pouvoirs en termes de « loupe » et de « degré » :

Il y a un degré qui permet de voir l’homme à la loupe pour repérer ceux qui possèdent des fétiches et des totems. Les gens sont toujours surpris quand je leur dis : « tu as des fétiches ; donne-les-moi ! » Il existe plusieurs catégories de pasteurs, selon leurs pouvoirs respectifs.

Le « degré » de Ferdinand échappe aux « pasteurs simples ». Pourtant, tous les ministres du culte de même grade ont reçu une consécration cléricale identique. Interrogées sur ce « degré », des personnes qui ne sont pas membres de l’Église de Zéphirin me l’ont hâtivement traduit sous le terme de « sorcellerie2 ». Entachée de

préjugés stigmatisants sur l’institution prophétique, cette approximation m’a rendu perplexe devant la complexité des pouvoirs invisibles que revendique le pasteur Ferdinand. C’est dans ce cadre que j’interroge l’utilité plus ou moins implicite des pouvoirs occultes au sein de l’Église de Zéphirin, pouvoirs que le mot « sorcellerie » ne peut traduire de manière adéquate. Mon argumentation s’appuie donc sur les difficultés

* Doctorant en anthropologie au laboratoire « Centre Population et Développement » (CEPED), UMR 196, Université Paris Descartes – Paris 5.

1 Cette contribution fait suite à plusieurs mois d’enquête de terrain menée entre 2013 et

2017 à Pointe-Noire, dans le cadre d’une thèse de doctorat préparée sous la direction d’Olivier Leservoisier. Capitale économique du Congo-Brazzaville et « saint siège » de l’Église de Zéphirin, cette ville pétrolière se situe dans l’espace culturel du royaume de Loango dont les Vili sont originaires.

2 Exotisés dans leur propre pays, les adeptes de Zéphirin font souvent l’objet

d’assignations identitaires erronées. Leur Église est parfois qualifiée d’association de sorciers. Ces stéréotypes illustrent la méconnaissance de la cosmologie locale reproduite au sein de cette institution prophétique.

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d’appliquer cette catégorie d’analyse à mon terrain d’étude.

À l’origine, l’Église de Zéphirin est un mouvement contre-sorcier fondé par Lassy Simon Zéphirin en 1948 dans le sud-ouest du Congo-Brazzaville ; mouvement qui actualise la tradition prophétique kongo3. Depuis la mort du prophète fondateur en 1974, cette institution

ecclésiale fortement hiérarchisée traverse de graves crises. Le conflit le plus récent concerne une partie de la « jeunesse » et la hiérarchie sacerdotale. Certains pasteurs brandissent la menace sorcellaire pour dissuader la résistance juvénile : une situation d’autant plus surprenante que l’Église de Zéphirin lutte contre la « sorcellerie » et protège ses adeptes de toute attaque sorcellaire. Partant, il s’agit de comprendre l’usage contextualisé du registre sorcellaire au-delà de la catégorie inadaptée de « sorcellerie », que les adeptes réservent plutôt aux pouvoirs occultes maléfiques. Ils affirment qu’il n’existe pas de bonne « sorcellerie ». Mais en pratique, ils adhèrent à des réseaux d’actions qui participent de la modalité sorcellaire.

S’agissant de la méthode de mon enquête de longue durée, je privilégie le non discursif (ou les procédures), l’allusif et les verbalisations spontanées ; je fais aussi usage des entretiens enregistrés, dans cette contribution qui s’articule autour de deux parties. En premier lieu, je replacerai la catégorie de « sorcellerie » dans le contexte colonial qui l’a produite, et je donnerai le sens de la terminologie employée à Pointe-Noire. Dans un second temps, j’analyserai le complexe sorcellaire intra-ecclésial comme un dispositif disciplinaire. Pour conclure, je montrerai comment la gouvernementalité du sorcellaire traduit la reproduction lignagère au sein de l’Église de Zéphirin.

L’imaginaire colonial au prisme de la terminologie locale

Primordialiste à certains égards, le vocable de « sorcellerie » relève du langage colonial et missionnaire que les Congolais se sont réapproprié. Les relents ethnocentriques de ce terme résultent de la réinterprétation des « conceptions indigènes dans un vocabulaire démonologique chrétien4 ». Persistante, l’exotisation de la « sorcellerie » 3 Voir Georges Balandier, La vie quotidienne au royaume de Kongo du XVIe au

XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1965 ; Martial Sinda, Le messianisme congolais et

ses incidences politiques : kimbanguisme, matsouanisme, autres mouvements, Paris,

Payot, 1972.

4 Julien Bonhomme, « Magie / Sorcellerie », in Régine azria, Danièle hervieu-léger

(dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 684.

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entraîne la surinterprétation des pratiques occultes en Afrique ; une dérive culturaliste qui extrait les croyances locales des situations sociales qui les produisent5.

Toutefois, la « sorcellerie » est loin d’être une simple imagination coloniale ou missionnaire ; elle est réellement vécue par les populations concernées. D’ailleurs le jésuite Éric de Rosny reconnaissait la réalité de la « sorcellerie » au point d’avoir craint une excommunication « pour incroyance6 ». Ce qui pose problème, ce n’est donc pas la croyance,

mais le mot « sorcellerie ». Outre sa polysémie, cette catégorie est une traduction « erronée » des termes endogènes7. Gérard Buakasa propose

le terme kikongo de kindoki qui renvoie à une pluralité de fonctions explicative, prescriptive et normative8. Il s’agit d’« une théorie qui […]

permet aux intéressés de s’expliquer certains faits de leur existence ; prescrit un ensemble de règles de conduite9 ». Dans le même ordre

d’idées, Patrice Yengo considère les termes français de « sorcellerie » et de « fétiche » comme porteurs de « simplifications » productrices d’une « totalité imaginaire10 ». Il leur préfère respectivement ceux de

kindoki et nkisi « que les populations concernées emploient afin d’éviter

les confusions sémantiques que peuvent induire les termes génériques français de sorcellerie et de fétiche11 ». Certaines normes et procédures 5 Voir Peter geSchiere, Sorcellerie et politique en Afrique : la viande des autres, Paris,

Karthala, 2005 ; Jean-Pierre olivier de Sardan, « Le culturalisme traditionaliste

africaniste », Cahiers d’études africaines, 2010, 198-199-200, p. 419-453 ; Sarah demart, Les territoires de la délivrance : le réveil congolais en situation

postcoloniale : RDC et diaspora, Paris, Karthala, 2017.

6 Éric de roSny, « Justice et sorcellerie en Afrique », Études, 2005, 9, p. 177. Sur

cette « réalité », voir les récents travaux de Joseph Tonda. En forgeant la notion d’« afrodystopie », Tonda analyse « la dystopie africaine où les ombres sont la réalité […] une réalité constituée par une machine diabolique qui transforme à votre insu, à votre corps défendant, vos intentions en intentions négatives ; une machine productrice de dissonance cognitive et de folie, c’est-à-dire de crise de l’esprit ou de la raison sans que jamais cette dissonance ne cesse d’être spirituelle et rationnelle » (Joseph tonda,

« D’une crise l’autre : l’afrodystopie », Politique africaine, 2017, 148, p. 148).

7 Patrice yengo, « Le monde à l’envers. Enfance et kindoki ou les ruses de la raison

sorcière dans le bassin du Congo », Cahiers d’études africaines, 2008, 189-190, p. 300.

8 Gérard BuakaSa, La « Kindoki » et les « Nkisi » : une étude de la structure

idéologique d’après une enquête faite chez les Kongo en République du Zaïre, Paris,

École pratique des hautes études, Thèse de 3e cycle, 1971, p. 13. Outre la langue kikongo, la plupart des termes endogènes ici employés sont en langue vili.

9 Ibid., p. 169.

10 Patrice yengo, Les mutations sorcières dans le Bassin du Congo : du ventre et de sa

politique, Paris, Karthala, 2016, p. 21.

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de l’Église de Zéphirin rappellent les pouvoirs plastiques de la kindoki susceptibles de bienfaits et de maléfices12. Loin de parcourir l’ensemble

des aspects du complexe sorcellaire, j’ai choisi d’évoquer uniquement les pouvoirs jugés « utiles », au regard des questions que soulève mon terrain. Voici quelques catégories endogènes, parmi les plus récurrentes dans les conversations.

a. Linkundu : pouvoir qui revêt une double connotation. D’une part,

il correspond à ce qu’Evans-Pritchard appelle « witchcraft substance13 » ;

d’autre part, il signifie une loi de dissuasion lignagère14. C’est ainsi

que l’Église de Zéphirin combat le mauvais usage du linkundu ; elle en admet la fonction normative en vertu de laquelle tout sujet déviant s’expose à des châtiments corporels provenant du monde invisible.

b. Cinkoko (binkoko au pluriel) : il s’agit d’un pouvoir occulte qui

assiste le ndoci (détenteur du linkundu) ou le nganga (thérapeute, contre-sorcier). Réputé « très puissant » dans la lutte contre les mikisi (fétiches) qu’il retire à leurs détenteurs, le pasteur Ferdinand revendique des pouvoirs auxiliaires, des « gardes du corps invisibles » qu’il considère comme des « anges protecteurs15 ». Bien plus, mon interlocuteur

compare ses pouvoirs à « une troupe de soldats » qu’il commande. La mise en scène des pouvoirs du pasteur Ferdinand offre une double interprétation. D’abord, les « gardes du corps » indispensables à toute action contre-sorcière traduisent vraisemblablement le cinkoko qui « pourvoit son utilisateur de capacités hors du commun. Ce dernier peut […] s’enrichir, dominer psychologiquement son entourage, courir et se battre avec agilité et puissance, s’envoler comme un oiseau, nuire à son prochain de mille manières, etc.16 ». Ensuite, le détenteur des

binkoko est maître de ces « choses nocturnes » qui s’apparentent à des

« soldats » placés sous son commandement.

c. Muula (chance, bénédiction) est une forme de cinkoko que l’on

12 Parmi les procédures et croyances qui relèvent de l’imaginaire sorcellaire acceptable

au sein de l’Église de Zéphirin, on peut évoquer la soumission à la hiérarchie, le respect des normes ecclésiales inspirées de la Bible et des traditions locales, les pouvoirs invisibles attribués aux ministres du culte, les aptitudes dans les soins administrés aux malades, etc.

13 Edward evanS-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, Paris,

Gallimard, 1972 (1re éd. 1937).

14 La matrilinéarité des Vili concède à l’oncle maternel les prérogatives de gardien des

pouvoirs lignagers qui prennent l’allure d’une loi dissuasive. Ambivalente, celle-ci repose sur une croyance partagée par les « aînés » et les « cadets » sociaux.

15 Conversation avec le pasteur Ferdinand, Pointe-Noire le 8 janvier 2015.

16 Frank hagenBucher-SacriPanti, « Note sur la signification du cinkoko dans la

représentation culturelle de la maladie (sud Congo) », Cahier ORSTOM, Série Sciences humaines, 1983, 19, p. 203.

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reçoit par héritage familial, une transmission dans le contexte lignager. L’Église de Zéphirin identifie certains choristes comme détenteurs du

muula. Ce pouvoir leur permet de faire des massages corporels avec

une efficacité que reconnaissent leurs patients. Dans un contexte hiérarchique où le « travail thérapeutique17 » revient officiellement aux

ministres du culte, le choriste est ici valorisé par son pouvoir invisible qui l’autorise à soigner des malades.

d. Ngolo (puissance). Il est très courant d’entendre dire de certains

ministres du culte qu’ils sont « puissants » ou « forts ». Dans ce contexte précis, ku vuanda ngolo (être fort) relève du discours allusif qui n’implique pas une quelconque performance physique, mais plutôt des aptitudes surnaturelles dans la lutte contre les mauvais sorts et dans les soins administrés aux malades.

Au-delà de la terminologie locale plus ou moins figée, le sorcellaire s’exprime aussi dans des pratiques langagières qui varient d’un locuteur à un autre. Ces expressions traduisent souvent l’idée d’un pouvoir qui permet de voir au travers de l’autre, comme la « loupe » du pasteur Ferdinand capable de scruter tout ce qu’il y a d’invisible chez l’autre. C’est aussi le cas d’un leader de la jeunesse ecclésiale. Le 28 août 2016, la police lourdement armée a dû intervenir dans une paroisse pour régler des contentieux entre adeptes opposés. Un leader des jeunes rapporte son entrevue avec ces redoutables agents de sécurité :

J’ai osé défier des officiers de police ; je leur ai dit : « Pourquoi brandir des armes de guerre ? Le président de la République ne vous l’a-t-il pas interdit ? ». Pendant que je m’exprimais, j’ai vu au travers d’un officier réputé brutal que tout son corps était maculé du sang de ses innombrables victimes.18

Par ailleurs, le sorcellaire se traduit dans les pratiques qui le consacrent comme un savoir-faire indispensable à tout exercice d’autorité19. Cette approche épistémologique du complexe sorcellaire

m’a permis de comprendre progressivement l’attitude des pasteurs qui revendiquent des degrés de pouvoirs. Reconnus « puissants », ces pasteurs veulent ainsi affirmer leur supériorité charismatique dans la

17 Joseph tonda, La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris,

Karthala, 2002.

18 Verbalisation spontanée de Stéphane, Pointe-Noire le 29 août 2016.

19 L’idée de savoir-faire que supposent le linkundu et le cinkoko participe de la

représentation que les Vili (et les Kongo en général) se font des Européens, si bien que la technologie industrielle est qualifiée de linkundu li Cibaamba (linkundu du Blanc). Dans ces conditions, on entend souvent dire : le linkundu des Européens, c’est de construire des voitures, des avions, etc.

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gouvernementalité ecclésiale.

Le complexe sorcellaire dans la gouvernementalité ecclésiale

Le concept foucaldien de gouvernementalité me permet de penser le mécanisme sorcellaire comme un pouvoir disciplinaire qui « fait marcher » les adeptes de l’Église de Zéphirin. Cette institution impose une discipline subtile par le biais de la dissuasion sorcellaire qui produit des normes intériorisées20. Sensible aux traditions locales,

cette Église sanctuarise les « règles de la séniorité et de la notabilité21 ».

Cela dit, le mécanisme sorcellaire n’est pas exclusif, puisque les adeptes sont tous marqués par la mondialisation et que leur Église puise aussi ses normes dans la Bible (lue en français et dans les langues locales), les cantiques, les rites, la doctrine édictée par le prophète, les statuts et autres documents juridiques. Interroger le sorcellaire dans l’organisation de l’Église de Zéphirin ne relève donc pas du fonctionnalisme qui attribue à la « sorcellerie » une fonction sociale univoque22. En revanche, mes observations et analyses reconnaissent à

ce mécanisme une fonction explicative permettant de donner du sens à la souffrance. Une autre fonction concerne la régulation des relations de pouvoir entre séniors et cadets, dans un contexte où les pasteurs revendiquent une « onction » antérieure à la consécration cléricale.

« Avoir l’onction » : un état indispensable au clergé

Les ministres du culte de l’Église de Zéphirin sont tous présumés « avoir l’onction » bien avant leur consécration. En effet, le prophète a choisi et ordonné comme membres du clergé des hommes détenteurs du

linkundu, après les avoir convertis. Durant ses tournées d’évangélisation

dans les villages, il choisissait les futurs pasteurs en fonction de leur statut social, source d’autorité : chefs de village, chefs de lignage, propriétaires fonciers. Tous exerçaient une certaine influence sur leurs sujets qu’ils protégeaient contre des mitaambu (pièges nocturnes). Dans l’imaginaire kongo, ces anciens détenaient « un pouvoir transmis par

20 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard,

1975.

21 Armando cutolo et Richard BanégaS, « Gouverner par la parole : parlements de

la rue, pratiques oratoires et subjectivation politique en Côte d’Ivoire », Politique

africaine, 2012, 127, p. 24.

22 Mary douglaS (dir.), Witchcraft, confessions and accusations, London, Tavistock,

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les ancêtres du clan23 ». Mêlée à leur consécration pastorale, l’onction

antérieure des potentiels ministres du culte garantissait leur charisme. De nos jours, d’après plusieurs informateurs, les futurs ministres du culte sont choisis parmi des adeptes présumés kulubuk’ (oints)24.

En guise d’exemple, un professeur de lycée m’a livré son témoignage au sujet de sa vocation sacerdotale qui n’a pu recueillir l’assentiment ecclésial. Depuis son enfance, Boulou a fréquenté l’Église de Zéphirin avec sa famille25. Un dimanche pendant le culte, alors qu’il préparait

une maîtrise en lettres à l’université de Brazzaville en 1995, le voilà fasciné par l’éloquence verbale du prédicateur. À la fin du culte, le futur enseignant a exprimé son souhait d’être lui aussi pasteur de Zéphirin. L’officiant lui a dit : « Vous n’avez pas les conditions requises ». Réponse étonnante, puisqu’il possédait déjà des diplômes universitaires. Précision du pasteur : « Il faut d’abord suivre une formation au séminaire ». Boulou insiste et se dit prêt à solliciter son admission au séminaire. Finalement, le pasteur lui signifie la condition requise : avoir l’onction ; un état qui faisait défaut au jeune étudiant. Cette option préférentielle pour les individus qui ont l’onction s’appuie sur la cosmologie locale selon laquelle tout manipulateur du sacré est supposé capable de « se dédoubler afin d’accéder au monde invisible26 ». D’ailleurs, l’imaginaire

des adeptes soutient que tout pasteur de n’importe quelle Église possède « quatre yeux » grâce auxquels il peut investir le monde nocturne pour lutter contre les forces occultes nuisibles. Fort de ce constat, il s’agit maintenant de questionner ce dispositif dans la gouvernementalité ecclésiale, à partir d’une réunion qui révèle des rapports de pouvoir entre « jeunesse » et hiérarchie sacerdotale.

Rencontre entre le chef de l’Église et les jeunes

Nouveau chef de l’Église27, le pasteur Antoine prend l’initiative 23 Roland devaugeS, L’oncle, le ndoki et l’entrepreneur : la petite entreprise congolaise

à Brazzaville, Paris, ORSTOM, 1977, p. 137.

24 Prérogative particulière, kulubuk’ (avoir l’onction) indique un héritage lignager de

pouvoirs détenus par certains individus que la hiérarchie sacerdotale peut identifier.

25 Bien qu’officiellement catholique, Boulou manifeste une grande sympathie pour

l’Église de Zéphirin qu’il fréquente ponctuellement. Comme de nombreux Congolais originaires de Pointe-Noire, cet enseignant considère l’Église de Zéphirin comme un « bien » de la nation, un précieux héritage à préserver.

26 Frank hagenBucher-SacriPanti, « Note sur la signification du cinkoko », op. cit.,

p. 205.

27 L’Église de Zéphirin est actuellement divisée en deux principales tendances.

Fils du prophète Lassy, le pasteur Antoine dirige la tendance dont j’analyse ici les tensions intergénérationnelles. Titulaire d’un DESS et d’un DEA en science de la

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de régler des conflits de générations entre une partie du clergé et les choristes érigés en « département de la jeunesse28 ». Ces conflits

résultent de deux actions, qui traduisent la mainmise des pasteurs sur des « jeunes » devenus autonomes : projet de dissolution du « département de la jeunesse » et éviction de ses deux leaders. Ce contrôle hiérarchique suscite la contestation des choristes que la direction ecclésiale qualifie de « rebelles » ou d’« insoumis » dans les discours et documents officiels : boycott des activités ecclésiales, refus de participer aux cotisations, organisation de manifestations culturelles et cultuelles sans autorisation préalable de la hiérarchie. Ce sont ces « insoumis » que le pasteur Antoine a rencontrés dans un temple de Pointe-Noire, le 16 octobre 2014.

Devant l’assemblée des adeptes, se tiennent trois pasteurs : deux « patriarches » qui encadrent le chef de l’Église, face à un autel recouvert d’un linge liturgique de couleur jaune, brodé de croix rouges. Sur ce petit autel brûle une bougie, à côté de laquelle trône une clochette dont se servent les pasteurs en guise de rappel à l’ordre. Parmi les membres de l’assemblée, figurent quelques responsables de la jeunesse récemment nommés. Mais les plus nombreux sont les « insoumis » qui contestent l’autorité de leurs nouveaux responsables et exigent la réhabilitation de leurs leaders évincés. Pour introduire la réunion, un pasteur se lève et lit un texte biblique intitulé « Humilité et vigilance », dont voici quelques extraits : « Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles […]. Humiliez-vous donc sous la puissance des mains de Dieu […]. Vous qui êtes jeunes, soyez soumis aux anciens…29 ». La lecture

communication et de l’information, ce pasteur franco-congolais a longtemps travaillé en France comme consultant en communication, jusqu’à sa récente admission à la retraite.

28 Situé au bas de la pyramide hiérarchique, le « département de la jeunesse » de

l’Église de Zéphirin comprend essentiellement des choristes dont l’âge varie entre 5 et 70 ans. De plus en plus autonome depuis le début des années 2000, peu après la mort du successeur du prophète, la jeunesse constitue ici une catégorie sociale que remet en cause le nouveau chef de l’Église.

29 D’après l’indication de l’orateur, il s’agit d’un texte biblique tiré de la Première

épître de Pierre, chapitre 5, versets 5 à 6. Ce texte biblique actualise le livre des

Proverbes qui a suscité des débats de philosophie politique, au regard de la dialectique entre recherche de la gloire et humilité. Ainsi s’interroge saint Augustin dès le début de son ouvrage La Cité de Dieu : « Quelle force en effet ne faut-il pas pour convaincre les superbes de toute la puissance de l’humilité ? L’humilité, elle nous transporte par-delà ces élévations mondaines, jouets mobiles du temps, jusqu’à cette hauteur qui n’est plus une usurpation de l’orgueil humain, mais un don de la grâce divine » (cité par Jean-Claude eSlin, Dieu et le pouvoir: théologie et politique en Occident,

Paris, Seuil, 1999). En revanche, Machiavel s’oppose à cette idée augustinienne de l’humilité. Jean-Claude Eslin fait dialoguer Augustin et Machiavel : « Tandis

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terminée, un pasteur âgé, dit « patriarche », commente le texte, exhorte à la soumission et à l’obéissance. Puis il déclare :

Il n’y a pas d’ordre du jour. Nous ne sommes pas venus ici pour dialoguer. Personne ne prendra la parole. Vous êtes là pour nous écouter. Certains d’entre vous se sont dit : « j’y vais, ils vont m’entendre, je vais en découdre avec ces anciens ; je dois prendre la parole ». Non, vous n’avez pas la parole.

Face aux remous que suscite son propos, le patriarche persiste : « ordre du jour ikele ve (il n’y a pas d’ordre du jour) ». Réponse inopinée : « Ikele, il faut beto zoonza (il y a un ordre du jour, nous devons parler) ». S’ensuit un dialogue imprévu :

— « Pardon ? », demande le patriarche. Quelques jeunes de l’assemblée rétorquent : — « Nous avons des choses à dire ». Certains évoquent des tentatives d’intimidation auxquelles ils ne peuvent céder. En vain, le patriarche sonne la clochette, instrument de pouvoir dont l’usage est réservé aux seuls ministres du culte. Il apaise l’assemblée et demande qu’un seul jeune parle au nom de tous ; proposition qu’ils réfutent. Après quelques minutes de négociations, le patriarche décide de ne donner la parole qu’à cinq jeunes. Se constitue alors une liste de cinq intervenants dont la ténacité met en difficulté le patriarche visiblement débordé. C’est ainsi que le chef de l’Église se lève et impose la discipline : « Vous vous comportez comme des militants d’un parti politique. Vous ignorez que vous êtes dans un temple. Vous avez fait de ce lieu la case du parti30 ». Puis le chef rappelle le respect

dû aux aînés, pasteurs et personnes âgées ; il emploie l’expression de « pyramide à l’envers » pour réprouver l’insoumission de ces jeunes31.

Déterminés, ces derniers énoncent les uns après les autres leur ultime revendication : la réhabilitation de leurs deux leaders. Plus tard, trois heures après leur contestation osée, la plupart des « insoumis » sortent du temple, boycottent la suite de la réunion, et certains tiennent des propos irrévérencieux contre le chef à haute voix depuis l’extérieur du temple.

Le chef de l’Église, qui n’entend pas céder à la pression des

qu’Augustin […] prétend que la prospérité des Romains est établie sur leur vertu en dépit de leur religion, qu’il ironise et dévalue de toutes les façons la religion des Romains, Machiavel exalte la religion des Romains, estimée au contraire comme une cause de leur prospérité » (ibid.).

30 Située à environ 600 mètres du temple de Mvou-Mvou où se tient la réunion, la

« case du parti » est le siège du Parti congolais du travail (PCT), l’ancien parti unique encore au pouvoir au Congo-Brazzaville.

31 Le chef a dit aux jeunes : « Vous voulez m’imposer votre volonté ? C’est la pyramide

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choristes, rappelle les risques qu’encourt tout adepte insoumis : « Ba

bantu ke ku kangama (des hommes et des femmes seront attachés). Si

ce n’est pas eux-mêmes, ce pourraient être leurs enfants et petits-enfants ». En d’autres termes, les « insoumis » encourent des sanctions d’ordre spirituel, comme la malchance, l’infortune, voire leur mort ou celle d’un proche. Kukangama (être attaché) est souvent la conséquence d’une transgression, comme l’exprime la doctrine de Croix-koma, un mouvement prophétique apparu au Congo-Brazzaville dans le même contexte que l’Église de Zéphirin32. Pierre-Philippe Rey explique que

l’individu qui ne respecte pas ses obligations lignagères peut voir sa chance « attachée33 ». Il ne s’agit donc pas d’un mauvais sort, mais d’un

châtiment consécutif au non-respect des normes. Voilà pourquoi le chef de l’Église précise : « Mon propos ne relève pas des mikisi (“fétiches”), mais de l’œuvre de Dieu ». Pour autant, le chef n’a pas manqué de rassurer ses auditeurs. D’après lui, ces jeunes insoumis reviendraient demander pardon ; et il se dit prêt à accueillir leur repentance. Ces gestes de miséricorde n’ont pu empêcher une interprétation de l’infortune comme conséquence de l’insoumission. L’imaginaire des adeptes de Zéphirin appréhende la mise en garde du chef de l’Église comme une annonce de malheurs à venir. Contester la hiérarchie ecclésiale, c’est « creuser sa propre tombe », au point que Patrick s’interroge : « Nous venons à l’Église pour être protégés contre les sorciers, mais les anciens nous promettent la mort. Est-ce que c’est normal ?34 ».

Analyse du sorcellaire allusif et normatif

« Faites…, on verra. Si c’est au nom du prophète Lassy Simon Zéphirin, d’accord. Si ce n’est pas en son nom, faites…, allez-y !35 ».

Ces paroles du chef de l’Église résonnent comme un rappel à l’ordre sur lequel reviennent les prédications : gare aux « insoumis », qui s’exposent à des sanctions spirituelles. Dès lors, plusieurs adeptes affirment la réalisation de la promesse des malheurs à l’encontre des

32 Voir Fred O. Biyela, « Aux sons prophétiques : les cantiques du mouvement

Croix-Koma comme support des mémoires à Nkankata (Congo-Brazzaville) », in Alice aterianuS-owanga et Jorge P. Santiago (dir.), Aux sons des mémoires : musiques,

archives et terrains, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2016, p. 132.

33 Pierre-Philippe rey, Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme :

exemple de la « Comilog » au Congo-Brazzaville, Paris, Maspero, 1971, p. 115.

34 Entretien avec Patrick, Pointe-Noire le 25 octobre 2015.

35 Propos du pasteur Antoine adressé aux « insoumis » le 16 octobre 2014. Ces mises

en garde rappellent le discours biblique du rabbin Gamaliel dans les Actes des Apôtres 5, 38.

(12)

« insoumis », puisque nombreux de ces « jeunes » traversent aujourd’hui des situations familiales éprouvantes : chômage, divorces, décès, etc. Ces circonstances d’infortune coïncident avec la crise pétrolière, précisément la chute des cours des matières premières qui a ruiné de manière considérable l’économie du Congo-Brazzaville largement dépendante de l’or noir. Entre 2011 et 2015, la Banque mondiale a observé un « ralentissement » qui « s’explique par les mauvais résultats du secteur pétrolier, plombé par la baisse des cours : sur la même période, la production a reculé de 5,4 % tandis que les prix dévissaient de plus de 50 %36 ». De ce fait, de nombreux jeunes de l’Église de Zéphirin ont fait

l’objet de licenciements, comme bien d’autres travailleurs de Pointe-Noire, la ville portuaire qui reflète les criantes précarités matérielles et les flagrantes inégalités sociales à l’échelle nationale. Il en résulte un taux de chômage particulièrement élevé parmi les jeunes de cette Église qui, souvent d’origine modeste, sont privés de « poteaux » susceptibles de les parrainer dans leur recherche d’emploi37. À ce propos, une récente

enquête évoquée par le PNUD démontre, au Congo-Brazzaville, « un taux de chômage plus élevé chez les jeunes dont la situation financière des ménages d’origine est modeste. Ils sont plus facilement au chômage (avec un taux de chômage variant de 20 à 43%38) ». Au regard de

mes observations sur le terrain, ces chiffres sous-évaluent ce taux de chômage qui, en effet, est nettement plus élevé39. Les fortes précarités

matérielles impliquent une nécessaire prise en compte des facteurs économiques et politiques pour comprendre le mécanisme sorcellaire, d’autant plus que ce même contexte rend propice l’idée d’un châtiment des « insoumis ». Plutôt que d’interroger la réalité de ces sanctions, je m’en tiens aux propos de certains « insoumis », convaincus d’être persécutés. Comme les pasteurs, ces jeunes font usage du registre des

36 http://www.banquemondiale.org/fr/country/congo/overview, consulté le 15 février

2017. Au-delà de la crise pétrolière, le FMI a dénoncé la corruption et la mauvaise gouvernance comme principales causes de la crise économique en cours au Congo-Brazzaville.

37 Le terme « poteau » au Congo-Brazzaville pourrait s’apparenter à celui de « piston »

en France. Toutefois, le « poteau » participe d’un clientélisme qui, en général, ne tient pas compte des compétences des individus soutenus. Plus on est aisé, plus on a des poteaux potentiels, face à « l’importance du réseautage dans l’accès à l’emploi au Congo. Les familles aisées disposant d’un réseau d’opportunités plus élargi » (PNUD et DGPD, Rapport national sur le développement humain 2015. Compétitivité des

entreprises, emploi des jeunes et développement durable en République du Congo,

Brazzaville, 2016, p. 70).

38 Ibid.

39 D’ailleurs, une note de ce document avertit : « Le contenu de ce rapport ne reflète

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pouvoirs invisibles : un registre langagier consécutif à la transgression des normes hiérarchiques ; un registre langagier qui recadre des jeunes accusés de renverser la pyramide ecclésiale ; un registre langagier qui arbore des proverbes sur la prospérité et la longévité des « soumis ». Car, dit un adage vili, « l’enfant soumis vivra longtemps et pourra satisfaire tous ses besoins ».

La croyance persécutive et la cohérence de l’explication confirment la réalité de l’agression sous les aspects de l’infortune. En revanche, ces adeptes insoumis n’ont jamais qualifié leur chef de « sorcier » (ndoci). Ils lui reconnaissent plutôt des pouvoirs protecteurs contre des « pièges nocturnes » (mitaambu). Et le chef, qui « se défend » et protège les siens, est qualifié de « Rambo » muni de « mitrailleuses nocturnes ». À ce propos, voici le témoignage d’un ministre du culte :

Le pasteur Antoine est forcément menacé par certains sorciers de notre Église. Ils ont dû le tester déjà ; mais ils ne peuvent rien contre lui. Il a été jeté dans une forêt remplie de bêtes féroces : lions, panthères, léopards. Mais il a ses armes qui lui permettent de vaincre toutes ces menaces. Comme Rambo, papa Antoine ne se contente pas d’un fusil. Il a plusieurs mitrailleuses pour se défendre contre tous ses adversaires dans l’immense forêt de notre Église.40

C’est donc en vertu de ses prérogatives que le chef utilise le registre des pouvoirs invisibles, de manière à dissuader toute insoumission à la hiérarchie. Il lutte ainsi pour la cohésion de son Église que les « insoumis » semblent exposer à la scission. Ce registre de l’invisible peut alors s’interpréter comme un rappel de la « convention sociale » au sens où l’entend Hobbes. Ce même registre discursif s’inscrit dans la logique de la société traditionnelle vili, un des viviers normatifs de l’Église de Zéphirin. D’après le système de valeurs des acteurs concernés, tout contrevenant s’expose à des sanctions surnaturelles susceptibles d’entraîner la mort. Aussi, la puissante instance ecclésiale (Cinganga) promeut les adeptes obéissants, qui réussissent et font l’objet des bénédictions divines. Dans ces conditions, ce ne sont pas les anciens qui punissent les jeunes rebelles. Plutôt, l’insoumission devient ce que j’appelle punition-de-soi, au regard du processus de subjectivation. Vue sous cet angle, la mort n’est pas la conséquence d’un maléfice qu’enverrait le chef de l’Église à ses sujets insoumis, mais le résultat de leur manquement aux normes ecclésiales. C’est ce qui ressort de ce propos d’un autre chef de l’Église en conflit ouvert avec le pasteur Antoine, litige arbitré par les instances judiciaires de l’État :

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« Régulièrement, je prends l’avion entre Brazzaville et Pointe-Noire. Pas de crash ; pas de fièvre ; aucun malheur parmi mes proches ! Si ce combat que je mène devant les tribunaux contre le fils du prophète était vraiment injuste, je ne serais plus de ce monde ».41

La témérité du pasteur Joseph inspire des jeunes insoumis, qui le prennent pour modèle de réussite sociale. Ces derniers, qui résistent aux rappels à l’ordre de leur hiérarchie, poursuivent leurs actions subversives, organisent des kermesses, des concerts et des assemblées générales sans la moindre permission sacerdotale. Ainsi ils franchissent « le seuil de la crise de la société et de la désagrégation42 ». Par conséquent, la dissuasion

sorcellaire n’empêche pas les crises de subjectivation. On peut alors s’interroger sur l’efficacité de la technologie des pouvoirs invisibles qui montrent leurs limites dans l’assujettissement des individus. J’observe un affaiblissement du sorcellaire, sur lequel je reviendrai plus largement dans des publications ultérieures. Toutefois, après une longue période d’incompréhension et d’interrogations réflexives, l’irruption du sorcellaire dans une Église me conduit à questionner la reproduction lignagère au sein de cette institution.

Conclusion : vers le processus de lignagérisation

Le constat empirique du complexe sorcellaire dans la gouvernementalité ecclésiale m’ouvre à d’autres perspectives de recherche, en l’occurrence la thèse d’une reproduction lignagère. Certes, la parenté spirituelle de cette Église chrétienne fait de ses membres des frères et sœurs en Jésus-Christ, comme c’est le cas dans la plupart des confessions religieuses qui produisent de nouvelles solidarités. Cependant, mes observations de terrain me donnent à voir l’Église de Zéphirin comme une reproduction de la structure lignagère. En d’autres termes, le complexe sorcellaire intra-ecclésial rend compte d’un processus plus subtil que j’appelle lignagérisation. Je la définis comme l’ensemble des procédures de mimétisme lignager, la reproduction de réseaux de parenté auxquels adhèrent des sujets. D’une part, l’appartenance à ces réseaux implique des droits et obligations de chaque individu dans son rapport au monde, droits et devoirs verbalisés

41 Entretien avec le pasteur Joseph, Pointe-Noire le 30 septembre 2015. Le pasteur

Joseph dirige une tendance de l’Église de Zéphirin. Magistrat et haut fonctionnaire de l’État, Joseph suscite l’admiration des jeunes insoumis ; il est illustratif des « figures de la réussite et du pouvoir » en Afrique (Richard BanégaS et Jean-Pierre warnier,

« Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », Politique africaine, 2001, 82, p. 7).

(15)

par le biais du registre sorcellaire. D’autre part, l’adhésion des sujets au processus de lignagérisation les rend sensibles à la dissuasion des pouvoirs invisibles qui participe des productions normatives. Pour le cas précis de l’Église de Zéphirin, que je considère comme un foyer de lignagérisation, les jeunes qualifiés d’« insoumis » adhèrent à ce processus du fait de leur attention accordée à la dissuasion sorcellaire véhiculée par le discours des « aînés ». Tel est le paradoxe de l’insubordination osée et de l’adhésion à l’idéologie de la discipline corrective ecclésio-lignagère. Quel lien entre parenté et « sorcellerie », pourrait-on se demander ?

Excepté le mauvais usage des pouvoirs occultes que les adeptes de Zéphirin qualifient de « magie » et de « sorcellerie », seul le lignage peut brandir la menace des pouvoirs invisibles. Car « la sorcellerie est avant tout une production discursive par l’agent qui l’exerce sur un membre de sa famille. L’efficacité de cette force, sur celui qui la subit, est d’ordinaire contextualisée dans le cadre familial qui la canalise et la contrôle43 ». Dissuasif et normatif, le sorcellaire repose donc sur le

cadre familial matrilinéaire pour le cas précis de mon terrain d’étude44.

En outre, au-delà des termes de parenté classificatoires en usage au Congo-Brazzaville, l’Église de Zéphirin invoque les bakisi basi, c’est-à-dire les ancêtres tutélaires des clans et lignages de l’espace culturel du Loango. Cette Église possède aussi un « lieu sacré » qualifié de cibila45.

Évocateur, le cibila signifie le sanctuaire, la « case des ancêtres » :

Plus personnifié, souvent considéré dans la littérature anthropologique comme une « sirène » ou un génie, le nkisi si ou « nkisi du pays » est l’ancêtre tutélaire du groupe de parenté sur la terre duquel il se manifeste. Il est honoré dans un sanctuaire (cibila) par un prêtre (ntomi) issu de sa lignée.46

Dans ces conditions, l’Église de Zéphirin se présente comme un espace sacré où cohabitent les vivants, les bakulu (esprits de morts) et les bakisi basi (ancêtres tutélaires). Ces derniers cessent d’appartenir exclusivement à leur lignée respective, et rejoignent celle des ban’ bu

ta Lassy (enfants du prophète Lassy). Considéré comme « guide », le

prophète devient aussi l’ancêtre dont les adeptes sont des « descendants

43 Patrice yengo, Les mutations sorcières dans le Bassin du Congo, op. cit., p. 18. 44 Geneviève n’kouSSou, « Magali », Cahiers d’études Africaines, 2008, 189–190,

p. 295.

45 Ce « lieu sacré » se situe à Tchintanzi, près de la frontière cabindaise, à environ

30 kilomètres de Pointe-Noire.

46 Le cibila dans le Loango trouve son équivalent en Chine dans les « tablettes »

qui servent à mémoriser les ancêtres auxquels chaque lignage voue un culte. Voir Christian ghaSarian, Introduction à l’étude de la parenté, Paris, Seuil, 1996, p. 61.

(16)

spirituels47 ». Il s’agit là d’une filiation additive qui ne supplante pas

la matrilinéarité des populations concernées. Quant aux bakisi basi (ancêtres tutélaires), ils agissent au sein de l’instance ecclésiale comme régulateurs sociaux. Hagenbucher Sacripanti appréhende l’ancêtre tutélaire (qu’il nomme « nkisi du pays ») comme une entité normative et répressive :

« Chaque nkisi affecte individus et collectivités auxquels il est lié par un événement ou par une parenté mythique, lorsque ceux-ci négligent les devoirs impliqués par cette proximité […] Déclenché par un spécialiste (nga:nga ou ntomi) à la demande d’un plaignant, il envoie dans la parenté matrilinéaire du coupable une maladie dont la guérison procède de rites médico-magiques autant que de la réparation du tort causé. S’exerçant contre celui qui la sollicite indûment, son action délétère, essentiellement répressive, se différencie radicalement de l’entreprise sorcière ; elle constitue au contraire une manière de régulateur social ».48

De toute évidence, la plus illustrative de ces productions syncrétiques demeure l’ordre sorcellaire dont la parenté constitue l’unique espace légitime. Sanctuarisée, la séniorité veille sur la loi du sorcellaire qui hiérarchise les pasteurs. Quant aux choristes, au bas de la pyramide, ils correspondent aux cadets sociaux qui, de fait, sont exclus des organes de gouvernement49. Aussi ma thèse de la lignagérisation

ecclésiale explique-t-elle l’énonciation et la gouvernementalité du sorcellaire en dehors de son cadre familial habituel. Dans cette perspective, la contestation des choristes les expose à des sanctions similaires au contexte lignager. Ils encourent une malédiction qui relève de la kindoki normative, consécutive aux imprécations disciplinaires de ceux qui en détiennent les pouvoirs régulateurs. Cette observation rejoint celle de Gérard Buakasa dans le contexte des sociétés matrilinéaires kongo auxquelles appartiennent la plupart de mes interlocuteurs :

« Quand le fils se montre indigne et que le père en est offusqué, froissé au point que, pour le punir, il le maudit, l’enfant est depuis lors censé ne plus avoir de repos ni de bonheur, jusqu’à ce qu’il demande pardon, que ses « pères » interviennent et l’exhortent à demander pardon à son père. Celui-ci alors consentira à le « délier », à le « libérer » pour retrouver le repos, la paix

47 « Descendants spirituels » est aussi le nom de la chorale de Tié-Tié, la paroisse

centrale dont le temple abrite les tombeaux du prophète et de ses deux successeurs consanguins.

48 Frank hagenBucher-SacriPanti, « Note sur la signification du cinkoko », op. cit.,

p. 210.

49 « Un choriste ne peut pas commander l’Église », parole du chef aux jeunes insoumis,

(17)

[...] L’action de maudire, posée par le père, est parfaitement licite, légale, parce que le fils est fautif ».50

Au-delà de la plasticité des pouvoirs invisibles, cette contribution a éclairé les dynamiques d’une Église prophétique sujette à des conflits intergénérationnels. Expression de ces crises, le schème sorcellaire a révélé les souffrances des « cadets » broyés par l’endémie de l’absence d’opportunité professionnelle. Ainsi, les contestations à l’échelle d’une Église compensent l’assujettissement d’une jeunesse déclassée et stratifiée à l’échelle nationale.

50 Gérard BuakaSa, La « Kindoki » et les « Nkisi », op. cit., p. 152. Dans ce cas

précis, l’oncle maternel peut servir de rempart protecteur devant les velléités punitives du père, au regard des deux systèmes de parenté à travers lesquels fonctionne la « sorcellerie » : un système matrilinéaire autour de la figure avunculaire (le frère de la mère), et un système patrilinéaire autour du père.

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