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Une satire peut en cacher une autre : l’exemple d’al-Tawḥīdī

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Une satire peut en cacher une autre : l’exemple d’al-Tawḥīdī

Salah Yaïche

To cite this version:

Salah Yaïche. Une satire peut en cacher une autre : l’exemple d’al-Tawḥīdī. Sortilège, outrage et rire La satire La satire [al_higa_] dans la littérature arabe à travers les âges, Oct 2018, Aix-en-Provence, France. �hal-02415604�

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Une satire peut en cacher une autre : l’exemple d’al-Tawḥīdī dans Kitb Alq al- Wazrayn.

Salah YAICHE

Maître de Conférences, Université de Lyon3

« L’emportement de la satire est inutile : il suffit de montrer les choses telles qu’elles sont. Elles sont assez ridicules par elles mêmes. »

De jules Renard, Journal 1893-1898.

Ab ayyn al-Tawḥīdī, (932 ?/1023 ?) homme de lettres à l’époque des Buwayhides.

Un auteur qui se caractérise par une boulimie encyclopédique. « Il s’adonnait, comme dit le biographe Yâqût, (1179-1229) à toutes les branches du savoir…il était à la fois, le philosophe des lettrés et le lettré des philosophes.1 Bien que sa contribution ne contienne pas de savoir d’ordre théorique, il fut un témoin exceptionnel de son époque. Notre auteur prétend qu’il a été persécuté par le vizir Abū al-Fatḥ b. al-ʿAmīd dans la ville de Rayy (m. 366/976). Un an après la mort d’Ibn al-ʿAmīd, il fut employé comme secrétaire par un autre vizir : al-ib IbnʿAbbād (838-995). Cela ne lui réussit pas davantage et il finit par être révoqué. Il se vengea de ces deux derniers vizirs par un monumental ouvrage renfermant une satire amère : Kitab Akhlq al-Wazrayn (La satire des deux vizirs)2.

Nous sommes donc, devant l’un des rares auteurs qui ont opté pour un discours âpre et pour l’expression abrupte qui va à l’encontre des discours doux et lénifiants de beaucoup de courtisans. Pour descendre les deux vizirs de leur piédestal, l’auteur a utilisé tous les moyens en son pouvoir pour souligner l’incompétence, l’hypocrisie et

1 Yqt, al-amaw, Mu’am al-’udab’, Dr Iy’ al-ur. Beyrouth, sd. vol. XV, p.5.

2Ab ayyn al-Tawḥīdī,Kitab Akhlq al-Wazrayn, ed, Moammad b. Twt al-an, Dar

dir, Beyrouth, sd.

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la fourberie, de ces agents du pouvoir. Or, il se trouve que les deux vizirs, incriminés ici, sont considérés par d’autres comme de véritables hommes de lettres avec une compétence administrative1. Cette question mérite un examen, car l’auteur a opté pour la satire en prose, (al-alb) qui, à l’époque, sert souvent une dénonciation sérieuse. Nous ne sommes pas dans les formes du rire et le faire rire sans souci de mesure. Ces formes, on peut les trouver dans les traits canoniques de la satire en poésie dont la rhétorique garantit souvent la puissance et l’impunité. Ce faisant, il ne s’agit pas, pour nous, de disculper deux despotes Nous soutenons seulement que cette satire ne peut être comprise adéquatement sans tenir compte aussi de la personnalité du plaignant à la manière de cette discipline naissante à savoir la victimologie. Celle-ci se préoccupe de l'influence du milieu social, et notamment de la situation de la victime. Autrement dit, l’attitude de la victime fait partie des facteurs qui peuvent influencer l’agresseur.2 Dans le cas qui nous préoccupe le comportement et le caractère de Tawhidi peut jouer aussi un rôle dans la genèse de ce qu’il dénonce. Sa critique du pouvoir est indéniable, mais dans cette satire l’auteur est omniprésent et se confond avec le

« je » qui la prononce. D’où notre question : a-t-il trouvé dans sa critique satirique une forme disponible pour servir d’abord ses propres intérêts ? Ou C’est dans cet enchevêtrement que l’on peut décoder la nature de la relation entre notre auteur et ces deux vizirs.

I- Les limites de la portée politico-sociale de l’œuvre.

Tawhd a quitté amis et foyer dans l’espoir d’obtenir quelques récompenses, voire faire fortune chez ces deux vizirs. Mais au lieu d’avoir une place accompagnée de respect, il se voit vivre en semi parasite dans un monde dominé par une catégorie d’hommes politiques qui, à ses yeux, n’ont aucun respect pour la culture et la science. Leur conduite blâmable mérite à ses yeux un désaveu général et public. Pour justifier son entreprise, il fait appel à des témoignages d’autres hommes de lettres qui apparemment ont vécu auprès de ces deux vizirs les mêmes aventures que lui. Il donne même l’impression que la révolution des hommes de lettres gronde et que cette catégorie sociale ne supporte plus l’incompétence et l’humeur impertinente de ces deux hommes politiques. D’où d’abord cette question légitime : Y a-t-il

1 Voir à titre d’exemple al-Tha’libi, Yatmat al-Dahr, Dr al-Kutub al-‘Ilmiya, Beyrouth 1983, pp.225-239.

2 Voir les travaux du pionnier de la victimologie au Canada, l’égyptien Ezzat Abdel Fattah qui aborde dans ses publications un sujet délicat celui de la personnalité de la victime et son rôle dans le crime. L’auteur a établi une sorte d’échelle de culpabilité que l’on peut résumer ainsi : plus la victime est responsable, moins l’agresseur est coupable. (Voir en particulier, la victime est-elle coupable ?autour de l’oeuvre d’Ezzat Abdel Fattah sous la direction de Robert Cario et Paul Mbanzoulou, L’Harmattan, 2004)

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donc, quelque chose qui a changé dans cette relation entre l’homme du pouvoir et l’homme de la plume avec l’arrivée au pouvoir de ces deux vizirs?

Dans l’introduction de sa traduction de quelques extraits de l’ouvrage en question, F.

Lagrange pense que derrière les reproches et les anecdotes relatés par l’auteur, il existait une guerre de position entre le monde du pouvoir et le monde du savoir, et ce à la faveur d’un changement qui a eu lieu à l’époque des Buwayhides.1 Il s’agit de la naissance d’une catégorie de vizirs ayant une double compétence à la fois secrétaire de chancellerie (Ktib pl.

Kuttb) et homme politique. Ces vizirs lettrés n’ont plus besoin du ktib ni de ses conseils, ni de sa plume. Ainsi on pourrait dire que c’est l’absorption de la fonction de Ktib par le politique qui est derrière cette colère véhémente d’al-Tawid. Cette explication rapporte l’œuvre à son dispositif d’énonciation et rend les abords du texte visibles où le fait historique et le fait littéraire sont subtilement agencés. Ceci dit, il est à signaler que ce changement devenu, en effet, perceptible au Xème siècle, n’est pas une révolution en soi, nécessitant cette satire et cette dénonciation dans laquelle l’auteur est fortement impliqué.2 C’est cette implication effective et un ensemble de faits historiques qui vont nous pousser, ici, à considérer son ouvrage comme une œuvre personnelle rédigée par un ktib humilié et mal payé qui a décidé de régler ses comptes avec ces deux vizirs. L’œuvre de Tawd n’est pas seulement une vengeance dans laquelle l’auteur tyrannise son bourreau, elle est également rédigée pour se racheter d’une faute : la faute d’aller à Rayy. Tout ce temps perdu dans cette ville au service de ces vizirs doit être rattrapé par une œuvre qui soit à la mesure de ce gâchis et de cette humiliation. C’est ainsi que les deux potentats habitués au miel de la louange ne reçoivent, ici, que le fiel du blâme.

Pour camoufler sa haine personnelle et rendre son discours moins suspect, l’auteur s’invente des prédécesseurs en convoquant les plus grands noms d’Adab (comme al-iz,

l, Ab al-‘Ayn’ etc) qui pensent comme lui. Ces témoignages sont oraux et consignés par écrit par ses propres soins. Ils sont donc invérifiables, sans doute c’est une manière subtile pour nous dire : regardez, je ne suis pas le seul à les voir de cet œil. Toujours pour bien replacer sa propre démarche dans une continuité, il fait appel aussi aux poètes et à leur longue

1Voir l’introduction de La satire des deux vizirs, de F. Lagrane, Actes Sud, 2004.

2 Beaucoup d’hommes de lettres sont devenus ministres bien avant Ibn al‘Amid ou Ibn ‘Abbd

comme : Le vizir al-Fal b. al-Rab‘ (m. 824) un véritable poète ou Moammad b. ‘Abd al-Malik al- Zayt (m.847) qualifié par al-Ta’libi comme l’Unique dans son temps. Ce dernier intégrait même dans ces correspondances sa propre poésie. Il y a aussi ’Ab al-asan b. al-Furt (m.924) qui avait une belle plume. Sans parler d’Ib Muqla (m.940) un poète qui rassemble en lui, nous dit ses biographes, toutes les vertus. Il est aussi un grand orateur. D’ailleurs c’est le vizir à qui on a coupé la langue.

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tradition de recours à la satire pour étancher leur soif de revanche. En évoquant toute cette tradition et en menant des réflexions, ici et là, sur ce que doit être le rapport entre l’académique et le politique, l’auteur a tenté, nous semble t-il, de donner une dimension politico-social, peu crédible, à son cas personnel.

En conséquence, la satire de l’homme politique qui se dégage de cet ouvrage ne doit pas occulter aussi la véritable histoire personnelle de Tawhidi, ainsi que son rapport avec les autres. Certes, il a tenté, habilement de convertir son cas personnel en une question globale, mais la raison principale qui préside à la rédaction de son ouvrage est tout autre. Elle la résume, lui-même, dans al-’Imt‘ wa al-Mu’nasa. Voici ce qu’il dit à propos du vizir Ibn

‘Abbd :« Je lui reproche, la manière dont il m’a traité, je suis excédé par son manque de largesses à mon égard»1.

Tawhidi s’inscrit, lui-même, dans le paradigme classique, celui du mécénat. Chercher la protection du prince est une manière légitime de se parer contre les aléas de la vie. Il se considère comme un homme d’adab, prêt à prodiguer des conseils et à animer les cénacles du mécène s’il est bien payé. En prenant des tâches plus difficiles, le prince se devait de rétribuer l’adb en fonction de la difficulté du service demandé. C’est la conception que se fait Tawḥīdī vis-à-vis d’un mécène digne de ce nom.2

Or, en arrivant chez le vizir Ibn ‘Abbd, il se voit réduit à un simple copiste, un gratte- papier mal payé avec l’humiliation en plus. Il rapporte, à cet égard, cette scène stupéfiante : il se leva en voyant Ibn ‘Abbd arriver, mais ce dernier l’apostropha en disant : « les copistes

1 Al-’Imt‘ wa al-Mu’nasa, ed. ’Amad ’Amn et ’Amad al-Zayn, al-Maktaba al-‘Ariya, Beyrouth, 1953, t1, p.53

2Dans l’absence de toute forme de fonctionnarisation, ce rapport entre l’homme du pouvoir et l’homme de lettres quelque soit l’époque et quelque soit le statut du « sujet politique » est totalement flou. Les deux opéraient par pragmatisme : parfois il s’agit d’un lien d’amitié et parfois d’échanges presque à caractère économique où tout fonctionne par dons et contre-dons. Ce genre d’échanges a généré une régulation tacite sous forme de mesures culturellement appropriées : la générosité séculaire du prince face à l’éloge de l’homme de lettres. Cette relation entre pouvoir et savoir se complique d’avantage lorsque la gestion du contrôle des kuttb par le pouvoir passait parfois par des lettrés eux-mêmes qui tiennent leur autorité de cette position de relais. Les deux frères Al-Khlidiyn, par exemple, menait, comme Tawd, dans un premier temps, une vie misérable avant de recevoir les faveurs du vizir al-Muhallab (m.963). Plusieurs poètes et écrivains se plaignaient de ces deux frères qui (ne sont pas pourtant des vizirs).Ibn al-Nadm affirme que : «Lorsque les deux frères aimaient quelque chose, ils le prenaient de force. D’où tiennent-ils cette force si n’est de cette position d’agent du pouvoir dans le monde des lettres.

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sont tellement ignobles qu’ils ne méritent pas de se lever pour nous »1. Or, il a quitté Bagdad pour échapper au métier de copiste, qu’il considère comme un métier de malheur (irfat al-

u’m), c’est pourtant l’occupation à laquelle il sera réduit.

Devant ce genre d’humiliation, Il est à signaler d’abord que Tawḥīdī n’a jamais manifesté une résistance vigoureuse ou même modéré devant ces vizirs ? L’ouvrage est sans doute rédigé après la mort des deux vizirs. Il s’est contenté, lors de ses séjours à Rayy, de faire le copiste modeste qui gère son échec en préparant au silence l’ouvrage par lequel il estime pouvoir accéder à la gloire perdu. Dans cette perspective, le savoir d’ordre théorique portant sur la relation entre le monde du pouvoir et le monde du savoir se trouve, nous semble t-i, limité car son texte, cède le pas à l’élan de la colère et de l’indignation qui constitue le fond de toile de son ouvrage.

II- Le droit de la victime.

Avant d’exposer un très grand nombre d’anecdotes concernant Ibn ‘Abbd et ensuite Ibn al-‘Amd, Tawd fait précéder son ouvrage par une très longue introduction. Il assure la légitimité de son projet et réclame le droit de la victime à dire tout le mal qui lui fut un jour infligé et dont il fut affligé. L’homme doit dépasser la gêne que représente la médisance pour défendre son honneur car celui qui a commencé qui est dans son tort » (al-Bdi’u alam).

Ainsi, pour bien prendre sa revanche, il rédige le plus long portrait de la littérature arabe, de la page 79 à 320, il procède à l’assassinat méthodique d’Ibn ‘Abbd, laissant le reste à Ibn

‘Amd. Les portraits de ces deux vizirs ne sont pas présentés d’une manière thématique.

Cependant dans ce fourre-tout on peut déceler deux objectifs poursuivis par l’auteur à savoir démontrer que ces deux vizirs ne sont ni hommes de lettres avec une belle plume, ni hommes politiques avec une certaine compétence administrative.

1- Les deux vizirs dans leurs petits royaumes.

Sous le règne des Bouwayhides le vizirat a connu une certaine stabilité. Profitant de l’éclatement du pouvoir central quelques vizirs ont régné en maître sur quelques territoires comme à Rayy avec nos deux vizirs. Ils ont installé un pouvoir absolu sur « les gens de chez soi ». Ils sont devenu la référence qui permet à certains de penser plus que les autres. Dans un extrait nommé ad al-Istiqbl (le récit de l’accueil), Tawd nous présente un échantillon des discours préparés d’avance par Ibn ‘Abbd lorsqu’il rentre à Rayy avec l’insolence du

1 Kitab Akhlq al-Wazrayn, p.41

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parvenu. Après une entrevu avec ‘Aud al-Dawla qui lui était favorable, il revient avec des discours extrêmement arrogants voire insultants qu’il tient à un groupe de courtisans et de savants qui étaient venu l’accueillir lors de son retour triomphale. Malgré son bavardage incontrôlé, il n’admet pas la contradiction et n’accepte pas d’être repris ou corrigé.

Ibn ‘Abbd, aux yeux de Tawd, franchi toujours les limites de l’intolérable. C’est un être colérique, impertinent, paranoïaque. Ce faisant l’auteur fait une description physique de ses mouvements en montrant l’extrême effémination de ses gestes.1 Il est menaçant et despote dans l’espace public et politique, mais efféminé par ailleurs. Il est aisé de comprendre que présenter un homme d’état sans aucune virilité ostentatoire n’est que la reproduction d’une ancienne pratique de l’invective. Mais Tawd sait que cette accusation est suffisante pour jeter un homme politique à l’époque en pâture à l’opprobre public et détruire sa réputation. Dans une société arabo-islamique cette critique met en cause, immédiatement, l’idéal de l’homme politique qui doit être viril et guerrier. Ibn ‘Abbd devient un falot qui ne sait vivre qu’au pied de son lit d’apparat.

En plus, il ne sait même pas s’entourer par des compétents en donnant des gages de valeur intellectuelle à des personnes non méritantes. Or, un homme politique, aux yeux de Tawd, doit savoir estimer la valeur des personnes et veiller à ce que la bonne personne soit à la bonne place. Or, hormis les membres de son administration, il fait subir un mauvais traitement à tous ceux qui viennent lui rendre visite. C’est là où Tawd, encore une fois, va se retrancher derrière les avis de divers personnages comme al-Za‘farn, al-awrizm ou al- Musayyab avec lesquels il affirme avoir eu de longues conversations concernant le caractère d’Ibn ‘Abbd.2 Tous ces informateurs reprochent au vizir la mauvaise répartition des honneurs et des dignités, de manière à ce que chacun soit situé à sa juste valeur. Ils insistent aussi, comme lui, sur ses crises de colère et sa tendance à l’obscénité ce qui est, encore une fois, incompatible avec le rang et l’exercice du pouvoir. À en croire Tawd, il s’agit d’un homme haineux, envieux envers les talentueux.

Quant à Ibn al-‘Amd, l’auteur revient également à ses informateurs et cite un ensemble de témoignages venant souligner l’hypocrisie, l’impiété et la fourberie du personnage comme l’affaire des livres de médecine. Il condamne les médecins en les consultant tous les jours. Il condamne l’astrologie, mais il se fait livrer son horoscope tous les

1 Kitab Akhlq al-Wazrayn, op.cit, p.113

2 Ibid., p.105-110

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matins. Il lui attribue en plus la prétention de verser dans les sciences. L’auteur multiplie ce genre de témoignages qui sont tous négatifs de manière à accréditer le bien fondé de sa parole de blâme. Et la question lancinante qui revient sans cesse sous la plume de l’auteur, avant que le lecteur la pose, est la suivante : comment se fait-il que des hommes de cet acabit et de ce degré d’incompétence se trouvent détenir les rênes du pouvoir ? Tawd avance trois raisons : la crédulité de leurs supérieurs, la bonne étoile et la docilité qu’instinctivement manifestent les gens devant celui qui détient le pouvoir et la richesse.

2- Les deux vizirs et le monde des lettres

Tawd ne se contente pas de parler en termes négatifs sur la compétence politique des deux vizirs, il a tenté aussi de les chasser du panthéon des hommes de lettres. Pour ce faire, il évoque leur culture, leur écriture et surtout leur style. Il s’ingénie à nous démontrer qu’ils ne méritent pas le titre d’Adb. Ibn ‘Abbd, à titre d’exemple, n’a aucune des qualités d’un Adb : Il n’a jamais voyagé à la recherche de la science, sous prétexte, qu’il lui faut 400 chameaux pour transporter sa grande bibliothèque. En outre, il n’a jamais étudié la grammaire avec les grands maîtres de l’époque. De ce fait, il altère la langue, et il n’impressionne par ses discours, que la ‘amma. Tout ceci avec une prétention insupportable à connaître ce qu’il ne sait pas. Une prétention qui ne révèle que sa stupidité. En somme, les deux vizirs ont construit leur réussite littéraire à partir d’une position d’hommes du pouvoir et non à partir de leur carrière d’homme de lettres assise sur une compétence réelle.

Toujours pour leur ôter le titre d’Adb, Tawdi insiste sur un trait plus caractéristique chez les deux vizirs à savoir cette pratique effrénée d’une prose rimée. Il dénonce, en particulier chez Ibn ’Abbd, cette obsession pour la prose rimée dont il use de façon immodérée, injustifiée le poussant parfois à déformer les mots. Il donne ainsi, des exemples comme l’usage injustifié du mot « nch » pour Ns dans le seul but d’obtenir une rime en

« chin ». Ibn ‘Abbd se complet dans le sa‘ mêmes dans les injures lancées à l’encontre des personnes et ce aux dépens du sens.1 En bref, il va jusqu’à décrire la parole et le discours de ce vizir par des onomatopées intraduisibles, car improvisées par l’auteur : « kalmuhu baqbaqa, aqaqa, qarqara et barbara.

Nous savons que Tawdi n’était pas un féru du « saj‘. On trouve déjà dans al-’Imt wa al-Mu’nasa une critique acerbe d’Ibn ‘Abbd. Ce qui montre que la problématique du style est manifestement un des points récurrents de la diatribe de Tawd contre Ibn ‘Abbd.

1 Akhlq al-Wazrayn, op.cit, pp.120-121 et 139-140

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la démonstration de notre auteur s’appuie, là aussi, sur plusieurs témoignages comme celui du chrétien Ibn ‘Ubayd al-Ktib, auteur d’une analyse très fine du style d’Ibn ‘Abbd. Ce dernier est présenté comme un homme possédé par les mots (majnn al-Kalm) : parfois il a l’éloquence Quss1 et parfois il t’aborde avec les balbutiements de Bqil (‘ayy Bqil).2 En outre, il ne respecte pas le sens des mots, ces compositions sont maladroites et ne suit pas le naturel.3

En insistant sur ce point, également, dans Kitab Akhlq al-Wazrayn, Tawdi a tenté subtilement de dépasser son cas personnel vers une vaste problématique celle de l’évolution de la prose dans le domaine arabe vers la 2ème moitié du Xème. Craint-il que les deux vizirs façonnent par le biais de leur pouvoir politique le champ littéraire lui-même ?

Il est aisé de constater que sur ce point la satire de Tawdi n’a pas modifié le cours de l’histoire littéraire. Après les deux vizirs le saj‘ s’est développé d’une manière flagrante et plus que jamais. Elle a fait fortune à l’époque dans les correspondances comme dans d’autres genres. Les écrits des deux vizirs vont être considérés même comme des textes fondateurs de ce genre d’écriture. Même le genre naissant celui de la « maqma » a opté pour la prose rimé.

(saj‘). Badīʿ al-Zamān (m. 395/1007) est arrivé dans un environnement favorable à cette écriture devenu presque une gymnastique de l’esprit au point que les textes de certains auteurs font parfois usage d’un saj‘ indigeste. La prose rimée a touché, et d’une manière inattendue, même les traités d’historiographie. (La description de certaines batailles de Saladin).

En somme, l’histoire de la littérature nous montre que ce que Tawdi critiquait, a connu au contraire un grand succès. Il a refusé de copier le recueil des épîtres d’Ibn ‘Abbd alors que les écrits de ce dernier vont être reconnus dans l’espace littéraire comme textes fondateurs de ce genre d’écriture. Comment donner du crédit au propos de Tawidi qui croit, avec Ibn ‘Ubayd al-Ktib, que le style d’Ibn ‘Abbâd, « ne s’élève que d’un ou deux degrés au- dessus des apprentis d’écriture de chancellerie ».4

De même, Ibn al-‘Amd est désigné souvent par les critiques de l’époque comme fin épistolier, à propos duquel on disait : « l’art de la rédaction de chancellerie a commencé avec

1 Quss b. S‘da al-‘Ayyd, un féru du saj‘ et l’une des figures de l’éloquence arabe de la période pré- islamique.

2 A‘y min Bqil : un proverbe pour décrire une personne qui fait trop de geste en parlant. Ce proverbe a comme origine l’histoire d’un homme nommé Bqil qui acheta un chevreau à 11 pièces. En revenant chez lui, il rencontra un homme qui l’aborda : « combien il vous a couté ». Au lieu de répondre avec de la parole, Bqil ouvrit ces deux mains et écartant les dix doits puis tire la langue pour dire le chiffre de 11. Ainsi, il laissa échapper son achat. (voir, Ibn ‘Arab al-timi al-’, Muart al-Abrr wa Musmrat al-Ayr, Dr al-Kutub al-‘Ilmiya, Beyrouth, sd, p.313 ; al-Maydn, Mama‘ al-Aml, dr al-l, Beyrouth, 1996, vol.2, pp. 388-389.

3 al-’Imt‘ wa al-Mu’nasa,op.cit, vol.1, p.61-

4 Ibid., vol.1, p.62

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‘Abd al-Hamîd et s’est éteint avec Ibn al-‘Amîd». Le point de vue des lettrés de l’époque et des agents de légitimation, nous montre que, nous sommes, certes, devant deux vizirs mais qui ont bien gardé leur identité d’hommes de lettres. C’est Tawhd qui n’a pas compris que la prose rimée a pénétré définitivement le haut langage et que cela va durer des siècles. Cet exemple montre que notre auteur, malgré son immense talent, n’a pas pris la distance nécessaire et le poste d’observation approprié pour critiquer les deux vizirs sur ce point précis.

III- La figure de l’auteur : de l’ambition à la vengeance.

Certes, l’auteur a tenté de dénoncer les travers des deux vizirs, mais son ouvrage, en retrace aussi, la trajectoire d’un homme qui a passé d’une existence tranquille à al-Karkh exerçant le métier de copiste à un exil forcé à la recherche des ses moyens de subsistances. Il est à signaler que Tawhdi a tout fait pour quitter ce métier de misère. Il a, d’abord, tenté sa chance à Bagdad avec le vizir al-Muhallab qui le chassa, puis avec le vizir Ibn al-‘Amd père qui le révoqua, il revient ensuite en suppliant Ibn al-‘Amd fils, mais ce dernier ne tarda pas à le chasser à son tour, puis, en fin du compte, chez Ibn ‘Abbd. Tous les séjours de Tawd se sont soldés par des échecs. Est-ce que tous ces vizirs, vivant dans des endroits différents et dans des temps différents, se sont concertés pour le réduire dans cet état de misère. Misère de laquelle il n’a cessé de se plaindre, durant toute sa vie. A maintes reprises, on peut saisir l’auteur dans sa spontanéité et l’entendre gémir comme dans al-’Imt‘ wa al-Mu’nasa:

« Mon Dieu, dit-il en s’adressant à un mécène, jusqu’à quand dois-je me contenter du pain et des olives pour rester en vie1.

La parenthèse que certains considèrent comme heureuse dans la vie de l’auteur à savoir, sa rencontre avec le vizir Ibn Sa‘dn, l’instigateur de cet ouvrage, est à nos yeux, fort discutable. Car ce vizir n’a fait jouer à Tawdi que le rôle d’informateur. Il veut des renseignements sur son ennemi, Ibn ‘Abbd. Sa relation avec Tawd était pragmatique, réglée par le principe de l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Dans ce marché de dupe on voit Tawd réclamer, en évoquant son revers de fortune, son salaire dès la première nuit d’al-Imt‘. De son côté Ibn Sa‘dn exige de lui des renseignements sûrs en le menaçant de vérifier la véracité de son diagnostic.2 C’est dans ce cadre que le vizir voulait des renseignements sur son ennemi, Ibn ‘Abbd. C’est probablement ce rôle « d’espion » que lui

1 Al-’Imt‘ wa al-Mu’nasa, vol.3, p.227.

2 Ibid., op.cit, vol. 1, p.20

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reproche son bienfaiteur Ab al-Waf’ al-Muhandis qui l’avait accueilli dès son retour de Rayy. C’est lui qui l’avait introduit dans la cour d’Ibn sa‘dn dans l’espoir de relancer sa carrière. Cependant, il s’est rendu compte que Tawd est une personnalité qui n’offre finalement aucune garantie de fidélité. Devant cette ingratitude, il lui lance une sévère mise en garde dans laquelle, il prétend connaître toutes ses manigances et dénonce ses agissements vils et infâmes. La menace d’Ab al-Waf’ laisse entendre que Tawd est un homme qui prend plaisir à médire1. N’est-il pas comme le souligne Ibn alliqn un homme connu par un discours « âpre et sans patience qu’on le maltraite ou l’honore : le blâme est sa devise et la fustigation est son fond de commerce ».2

Enlever à ces vizirs tout mérite en les attaquant sur tous les plans ; vouloir montrer qu’ils n’étaient aptes ni à gouverner ni à disserter relève un peu de la mauvaise foi. Tawd, talentueux comme il est, s’est placé de lui-même, dans cette satire, dans une insupportable victimologie. Pour lui, dès lors ne pas être immédiatement rétribué devient une humiliation ultime. La pauvreté mène, pour lui, à la crise de la foi. Derrière ses ouvrages on aperçoit un homme pertinent, mais qui a perdu, à cause de ce caractère, la foi en tout. Le fait de dépendre de la largesse de mécènes qu’il considère comme inférieurs à lui, lui était insupportable. Or, il a oublié qu’il a séjourné chez ces vizirs en tant que Wfid qui est un statut particulier. Les wfidn ce sont les hommes de lettres de passage qui ne font pas partie du cénacle, ils ne reçoivent qu’un tissu et 100 dirhams, c’est le tarif.

Tout le monde sait que ces deux potentats, comme beaucoup d’autres, distribuaient menaces et récompenses à leur guise, mais son ouvrage nous montre aussi que Tawhd n’a pas compris son monde dans cette 2ème moitié du Xème siècle à savoir : la capacité de gérer, dans un monde incertain, une ambition démesurée. Elle ne lui a causé, durant toute sa vie, que de la souffrance. Dans cette perspective, il est possible de retourner sur l’enquêteur Tawhidi sa propre interprétation satirique. Il arrive parfois qu’une satire peut en cacher une autre et c’est à nous de saisir la deuxième car la satire provoque des dommages bilatéraux. C’est de son échec qu’il s’agit aussi. Son ouvrage est une satire de dépit, une manière de conjurer le spectre de l’échec. Il s’apparente, enfin de compte, à un dédommagement que l’on donne à une victime pour alléger ses souffrances.

1 Al-’Imt‘ wa al-Mu’nasa,op.cit, vol.1, p.20

2 Yqt al-amaw, Mu‘am al-Udab’, Dr iy’ al-Tur al-‘Arab, Beyrouth, vol.15, p.5-6

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Notre auteur avait besoin, peut-être, de cette souffrance pour pouvoir écrire tel un poète maudit, au sens que lui donne Paul Verlaine.1 Se plaindre et critiquer est devenu chez lui, presque une attitude littéraire sans laquelle, il ne peut produire de la littérature. Sinon pourquoi accepte t-il de séjourner chez un vizir, comme Ibn ‘Abbd pendant trois ans malgré ces humiliations répétées.

Cela montre que lorsque la satire devient une attitude, elle peut manquer son but et que le satiriste se punit, parfois, lui-même. Dans kitb al-Irt al-Ilhya, il prie avec une soumission incomparable, ces anciens amis de répondre seulement à ses missives.2 Un an avant sa mort, dans la préface de son traité de l’amitié al-Ṣadāqa wa-l-ṣadīq, Tawd

s’interroge, avec « une fatigue psychique » sur l’utilité même de la science. Ce n’est pas étonnant de voir Yâqût nous assurer qu’ « il a brûlé ses propres livres à la fin de sa vie. »

L’ouvrage de notre héros Tawd prétendant terrasser deux hommes politiques n’a pas laissé de traces chez ses successeurs. Ils étaient peu réceptifs à son discours, les idées de l’obéissance séculaire ont été fatales à ce genre de parole. La seule trace, à notre connaissance, est cette curieuse remarque d’Ibn Khallikn qui nous informe que cet ouvrage est maudit et que « la malédiction peut s’abattre sur quiconque le touche. J’en ai fait, affirme t-il, moi-même l’expérience et un groupe d’amis, auxquels je fais confiance, m’ont signalé la même chose ».3

A vrai dire Tawd a tenté de réveiller les consciences sur la triste réalité des hommes politiques de son temps, mais son ouvrage a péché par son ton emporté. Sans verser dans ce discours zélé et enflammé dont le « je » prend une place prépondérante, son texte aurait gardé la pertinence d’une réflexion objective sur la relation entre l’homme de lettres et l’homme du pouvoir à l’époque. Certes, l’auteur a pesé, ici et là, le juste et l’injuste, l’acceptable et inacceptable mais sans atteindre un savoir théorique à cause, justement, de ce zèle agressif. D’autant plus que sa satire ne s’attaque à toute la classe politique, elle vise deux personnes en particulier. Autrement dit, son texte ne fait pas de distinction entre la correction du champ politique et l’agression envers autrui. Sa satire renferme, enfin du compte, cette contradiction à savoir : vouloir

1 Il est à signaler que le concept de « poète maudit » a été inventé par ce dernier en évoquant, lui aussi, des notices consacrées à six Poètes. La notion de « poète maudit » désigne en général un poète talentueux qui, incompris, rejette les valeurs de la société, se conduit de manière provocante, dangereuse voire autodestructrice.

Ce genre de comportement est nécessaire à son inspiration : s’autodétruire pour produire. Dès lors on peut dire qu’il s’agit là d’une attitude littéraire sans laquelle, le poète ne peut produire de la littérature.

2 kitb al-Irt al-Ilhiya,éd. ‘Abd al-Ramn Badaw, le Caire, 1950, p.71

3 Ibn allikn,Wafayt al-‘A‘yn, ed d’Isn’Abbs, Dr dir, Beyrouth vol.5, p.113.

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devenir le conseiller et l’ami de ceux qu’il condamne ici, comme des bons à rien. Si les deux vizirs l’avaient accepté dans leur cour respective en lui faisant des dons en gage d’amitié, il aurait, certainement, tenu un autre discours, c’est l’esprit de l’époque. Son échec est donc, une bénédiction pour la littérature, car son ouvrage a pris une autre voie. Il est, au moins, en rupture avec le concert des louanges adressées habituellement aux hommes politiques.

Bibliographie

- Ibn allikn,Wafayt al-‘A‘yn, éd. d’Isn’Abbs, Dr dir, Beyrouth, sd.

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- kitb al-Irt al-Ilhiya,éd. ‘Abd al-Ramn Badaw, le Caire, 1950.

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