• Aucun résultat trouvé

View of Villiers de l’Isle-Adam – L’invisible au cœur du désir

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "View of Villiers de l’Isle-Adam – L’invisible au cœur du désir"

Copied!
11
0
0

Texte intégral

(1)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 165

Villiers de l’Isle-Adam – L’invisible au cœur du désir

Myriam Watthee-Delmotte

Abstract: The short story ―Vera‖ (Cruel Tales) of Villiers de l'Isle-Adam shows a paroxysmal relationship between desire and image of the invisible, as the hero tries to reshape, by the only power of love, his wife who has just passed away. This short story can be read as a representation of the hallucinatory nature of desire sustained by language, as well as a metatextual reflection on the very nature of literary fiction, that can either be idol or icon, and that deeply relies on a mourning process. Résumé La nouvelle "Véra" (Contes cruels) de Villiers de l'Isle-Adam montre un lien paroxistique entre désir et image de l'invisible, puisqu'il s'agit pour le protagoniste de recréer, par la seule force de son amour, la femme qui vient de lui être ravie par la mort. Cette nouvelle peut se lire à la fois comme une figuration du caractère hallucinatoire du désir soutenu par la parole, et comme une réflexion métatextuelle sur la nature même de la fiction, susceptible de se faire icône ou idole, et indissolublement liée à un processus de deuil.

Keywords: fiction, idol, metatextuality, desire, short story.

L’œuvre narrative de Villiers de l’Isle-Adam présente une importante variation sur les images de l’invisible : rêves, fantasmes, traces du surnaturel y sont abondants. Une constante les réunit : elles sont toutes l’expression du d ési r le plus intense des protagonistes et, par corollaire dans la plupart des cas, du narrateur ou de l’auteur implicite, ce qui engage à s’interroger sur la dimension m éta textuelle de ces figurations verbales de l’invisible.

La nouvelle « Véra », dans les Contes cruels, en présente un cas emblématique. Ce texte montre un lien paroxystique entre désir et invisible, puisqu’il s’agit pour le protagoniste, le comte Roger d’Athol, de recréer, par sa seule langueur amoureuse, l’image de la femme qui vient de lui être ravie par la mort. Les deux versions du texte (1874 et 1876) témoignent d’une évolution de l’ écrivain à l’égard de la problématique. Nous verrons comment cette nouvelle peut se lire à la fois comme une figuration du caractère hallucinatoire du désir soutenu par la parole, et comme une réflexion sur la lecture de la fiction littéraire, susceptible de se faire icône ou idole, et liée à un processus de deuil.

(2)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 166 Le désir dans les yeux

Remarquons d’emblée que dans ce texte, tout le désir est dans les yeux. Le champ lexical du regard est omniprésent et il traduit le mode essentiellement scopique de l’amour. La relation des amants s’est construite sur un échange de regards sur le mode love at first sight : « leurs regards s’étaient rencontrés. Ils s’étaient reconnus » (« Véra », p. 555, c’est nous qui soulignons). Dans cette logique, la mort de la comtesse est exprimée par la disparition de son regard (« ses longs cils, comme des voiles de deuil, s’étaient abaissés sur la belle nuit de ses yeux », p. 554) et le veuf éploré continue à vivre sur le mode exclusif de la contemplation, qui est, pour lui, la modalité du bonheur : il cherche les traces du passé heureux dans les objets qui ont appartenu à la défunte : sa robe, son mouchoir.

Mais il passe ainsi bientôt du mode de la vision au mode visionnaire : les premiers indices discrets en sont donnés par une personnification incongrue : « il revoyait la chambre veuve », puis par une synecdoque : « la tête adorée et divine était encore visible [sur l’oreiller] » (p. 554). Le désir frustré fait naître un tel besoin de voir qu’il opère un glissement progressif vers le fantasmatique, ce dont le texte rend compte d’abord sur le mode passif de l’impression (« la nuit lui apparaissait personnelle », p. 556), puis sur le mode actif du vouloir (« il s’agissait de créer un mirage terrible », p. 557). La présence d’une vision fantomatique, fugitive, de la défunte, s’insère dans le récit : son visage est « entrevu comme l’éclair, entre deux clins d’yeux » (p. 558) ; le héros « la vit si bien auprès de lui qu’il la prit dans ses bras : mais ce mouvement la dissipa » (p. 559). Le jour anniversaire de sa mort, Véra devient une véritable hallucination du comte, « là, devant ses yeux, faite de volonté et de souvenir » (p. 560).

La conviction du héros s’avère communicative à l’égard du seul autre personnage du récit, le serviteur Raymond, qui lui aussi se prend au jeu et, « s’étant graduellement habitué à ces impressions », évoque, selon la même rhétorique visuelle, « une robe de velours noir aperçue au détour d’une allée » (p. 558, nous soulignons). Il va même jusqu’à inverser totalement la norme ontologique en se justifiant par la toute puissance de l’amour : « on eût dit que la morte jouait à l’invisible, comme une enfant. Elle se sentait aimée tellement. C’était bien naturel. » (p. 558).

Le narrateur, on le perçoit clairement grâce à l’italique, joue volontiers de formules ambigües. Certaines phrases pourraient laisser croire qu’il reprend à son propre compte l’hallucination, comme : « On l’y voyait » (p. 560). La formulation de l’extase qui concrétise le rêve de fusion des amants,

(3)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 167 exprimée une fois encore par un verbe de perception visuelle (« Et ils s’aperçurent, alors, qu’ils étaient, réellement, un seul être », p. 560, nous soulignons), apparaît cependant comme marquée d’ironie, car comment comprendre un sujet pluriel, alors qu’il s’agit effectivement du rêve d’ « un seul être » , à savoir le veuf qui se languit d’amour ? Cette phrase, qui clôture le texte en 1874, est d’ailleurs celle sur laquelle rebondit la suite rédigée en 1876, qui dénonce le leurre ; le comte reprend ses esprits et prononce une formule en « je » qui défait l’illusion : « Ah ! maintenant, je me rappelle !... fit-il. Qu’ai-je donc ? — Mais tu es morte ! » (p. 560). Et la fin de l’hallucination est elle aussi retracée par référence au code scopique, dans un vocabulaire qui reprend en sens inverse la triade lexicale qui avait ouvert le texte : voir, apercevoir, reconnaître (« la vision rentra dans l’air et s’y perdit », « il venait de s’apercevoir qu’il était seul », « en reconnaissant cet objet : c’était la clef du tombeau », p. 561, nous soulignons).

Le texte raconte donc l’émergence de l’image fantasmatique d’une femme adorée et trop tôt disparue, soit la vision (au sens visionnaire) d’un être qui n’existe pas, et le cadre spatial comme les objets sont inclus dans ce phénomène hallucinatoire, qui est la réponse pathologique à un désir frustré. Véra, étymologiquement « la vraie », s’avère donc paradoxalement une illusion, une créature née du langage du héros qui la désigne, et qui tantôt lui octroie (1874), tantôt lui retire (1876) l’existence.

Parole et lumière

C’est essentiellement la parole qui fait et défait ici l’image de l’invisible : sa vision est régulée par une performativité sans faille du langage. Le nom de Véra est l’élément déclencheur du fantasme (« À ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme qui s’éveille », p. 556) , et réciproquement, c’est le nom du comte prononcé par le fantôme qui confirme sa revenance, scellée aussitôt par l’union des « leurs lèvres » (p. 560. Remarquons par ailleurs que cet amour s’exprime invariablement par le baiser, renvoyant ainsi à l’oralité). C’est encore « avec une seule parole » (p. 561) que le héros brise le charme ensuite.

Outre ces allusions explicites à l’importance de la nomination, il faut remarquer que c’est par le langage lui-même que s’impose l’image de l’invisible Véra, par le biais du discours intérieur du comte. Celui-ci construit l’illusion de son retour à la vie, d’une part, par des questions fermées qui, en se posant de manière à chercher un agent invisible (« qui ? », « quelle main ? », p. 559), induisent déjà le retour de l’épouse comme réponse, d’autre part par l’usage des mots « à ses yeux », « comme si »,

(4)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 168 « semblait », « on eût dit que » (p. 557, 558, 559), qui imposent le point de vue subjectif du héros, et enfin par un style indirect libre présenté comme étant le discours de la comtesse elle-même, censée souhaiter son retour à la vie (« Tout ce qu’elle aimait, c’était là. […] elle voulait s’en revenir vers lui aussi », p. 559). Par contraste, on remarque que la disparition de l’être aimé correspond à l’absence de parole : « La journée sans nom était passée » (p. 554).

On peut voir dans cette valorisation du langage une trace du logocentrisme qui marque l’imaginaire de Villiers au départ d’une référence chrétienne : le « Fiat lux ! » créateur de l’univers. En effet, on constate ici une association étroite du pouvoir de la parole avec la lumière, toutes deux associées à la vie. L’écrivain attire d’emblée l’attention sur l’importance de l’éclat lumineux dans le blason du héros, « d’azur, à l’étoile abîmée d’argent » (p. 553), or on sait combien, dans la symbolique nobiliaire, le blason est porteur de sens. Le comte s’appuie sur cette image signifiante de l’étincelle de lumière sur fond bleu pour invoquer l’assimilation de l’étoile de Vénus à son épouse (p. 556) et la lumière devient ensuite le vecteur de sa survie imaginaire. La confusion des règnes de l’animé et de l’inanimé, du visible et de l’invisible, repose ainsi sur plusieurs scènes de substitution dans lesquelles la lumière joue un rôle actif : d’abord l’étoile du blason se superpose à Vénus brillante, aussitôt assimilée à Véra ; ensuite la lueur sainte qui éclaire la Madone du reliquaire anime par ricochet le collier de la défunte (p. 556) qui apparaît comme une preuve de sa survie post-mortem. Soufflée par le comte, cette bougie est illico remplacée par une autre qui vient éclairer non plus la Vierge, mais le portrait de la comtesse (p. 556), comme si la divinité de la première se reportait sur la seconde.

On remarque qu’invariablement, la jeune femme est associée à la lumière par dénotation ou connotation : elle apparaît d’emblée couronnée de lampes, son portrait est éclairé du dernier rayon du jour, sa devise « brille » sur ses pantoufles, et dans le souvenir du comte, elle apparaît « radieuse » (p. 555). A l’inverse, l’ombre marque le retrait de l’héroïne ( « Quelle ombre lui avait pris sa chère morte ? », p. 556) qui repose au tombeau « sous des lampes éteintes » (p. 559). Le veuf associe donc la lumière à son fantasme : il allume flambeaux et cigares – si ces détails sont sans intérêt anecdotique, ils prennent sens à l’intérieur du réseau symbolique de la lumière ici repéré –, s’imagine auprès de son aimée sous le soleil ou près du feu de l’âtre, vit « en illuminé » (p. 558). Le jour de l’anniversaire de la mort de l’héroïne, les indices de la présence visible de l’invisible Véra sont systématiquement liés à la lumière : l’opale du collier brille, la veilleuse sacrée se rallume par enchantement pour éclairer la Madone. La lumière est même présente par pure métaphore au moment de son retour à la vie : « un frais éclat de rire musical éclaira de sa joie le lit nuptial » (p. 560, nous soulignons).

(5)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 169 Ensuite, dans la seconde version du récit (1876), lorsque Véra disparaît, la lumière au même moment se retire : les bougies s’éteignent, le feu devient cendres, l’opale du collier ternit. Mais la solution qui apparaît au comte in fine pour retrouver son épouse est, une fois de plus, lumineuse : la clé du tombeau lui apparaît comme un objet « brillant » (p. 561) qui tombe sur le tapis, éclairé par un rayon du jour ; le héros lui-même est touché métaphoriquement par la grâce de la lumière : « un sourire sublime illumina son visage » (p. 561, nous soulignons).

De l’icône à l’idole

Si la lumière marque tout ce qui concerne le couple amoureux, et l’obscurité tout ce qui lui est étranger, le motif central de cette dualité, qui se trouve au cœur même du battement entre le visible et le visionnaire, est celui de l’icône, induit par la présence d’objets du culte orthodoxe dans le décor. Dans la chambre des amants se trouve en effet une iconostase décorée d’une Madone, qui sert de point d’ancrage au fantasme amoureux par substitution identitaire, au départ d’un échange de bougies. Dans le récit s’articule ainsi une réflexion, ancrée dans un imaginaire culturel slavisant, sur le bon usage des images, et tout particulièrement sur la bonne manière de se rapporter à l’invisible au travers des images visibles.

Dans la tradition orthodoxe, l’icône est par excellence l’image qui renvoie à la divinité, c’est-à-dire à la quintessence de l’invisible ; elle est traversée par le regard qui vise ce qui est au-delà d’elle. En ce sens, elle s’oppose à l’idole qui reste opaque et capte le regard sur elle-même en faisant obstacle à ce qui est au-delà, qui n’est pas atteint ; l’idole détourne sur elle-même le désir d’absolu qui devrait la dépasser. On sait que l’idole est un concept problématique (Dekoninck & Watthee-Delmotte, 2005). La définition par l’objet (représentation d’un faux dieu ou d’un être inexistant) pose en effet la difficulté de l’ancrage subjectif du jugement de fausseté. Toute image est une idole en puissance, qui sera toujours repérée chez autrui, jamais chez soi. D’où il apparaît que la définition par l’usage est plus opératoire : l’idole est ce à quoi on accorde indûment des honneurs divins. Cette focalisation non plus sur l’objet mais sur l’intention pour distinguer l’idole de l’icône fait opérer un glissement de la métaphysique vers l’éthique : c’est la relation à l’image qui pose problème, non l’image elle-même.

Cet élément a une retombée esthétique, qui est que l’icône, pour ne pas trahir sa nature de medium et empêcher l’illusion sémiologique, doit mettre en avant sa nature matérielle qui la montre dans sa réalité d’objet – à ne pas confondre avec ce que cet objet vise d’invisible et d’immatériel à

(6)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 170 travers lui –, et donc renforcer son caractère non mimétique. L’idole, au contraire, fascine au point de retenir le regard, qui vient s’y fixer comme un but en soi et diviniser la matière elle-même. Or le texte de Villiers met exactement en scène le processus de l’idolâtrie, d’une part parce qu’il montre le développement du vouloir du héros qui prétend atteindre la divinité via l’image profane qu’il sacralise, à savoir l’objet de son désir, Véra ; d’autre part parce que le rôle piégeant des objets matériels est clairement thématisé et mis en scène dans le récit.

Si l’idolâtrie est une question de regard, il est clair que celui du comte adule son épouse, qu’il qualifie à deux reprises de « divine » (p. 554, 559). Sa visée sacralisante repose sur des éléments totalement matérialistes, en opposition avec la position du narrateur qui apparaît clairement spiritualiste. En effet, celui qui prend en charge la narration se permet des jugements de valeurs qui relèguent le matérialisme du héros dans le camp de « l’étrange » et de « l’inquiétant » , et même du « pervers » (p. 555) , dès lors que le spirituel se mêle au matériel, ce qui est précisément le problème de l’idolâtrie. Le narrateur souligne ainsi ce qui le distancie des héros par l’usage du mot « âme » dans sa double acception, spirituelle (le principe individuel spirituel et immortel) quand il est dans son propre discours, mais matérielle (le cylindre en bois qui réunit la table et le fond d’un instrument à cordes) dans la bouche du comte, qui y place toutefois l’immortalité : « Morte ! non. Est-ce que l’âme des violoncelles est emportée dans le cri d’une corde qui se brise ? » (p. 556). Le narrateur se joue encore de la double entente pour évoquer le « long éblouissement » des amants qui divinisent leur amour (émerveillement pour eux, trouble de la vue pour lui), et la rupture, par la survenue de la mort, du « charme » qui les unissait (enchantement pour eux, envoûtement illusoire pour lui) (p. 556). Il présente leur investissement excessif dans la matière et la sacralisation du terrestre comme étant de l’ordre de l’ « oubli » (p. 560) et souligne, toujours par un choix judicieux du lexique, que cette « foi » (p. 560) du héros s’est trompée d’objet.

Le comte est donc un idolâtre, car ce qui caractérise l’idolâtrie est le détournement d’un but spirituel par l’entremise d’un objet, d’une image qui focalise sur elle seule l’élan vers le sacré. Il s’agit d’un surinvestissement de l’image, amenée à prendre une place excessive et active en faisant dévier l’élan vers l’invisible qu’elle devrait promouvoir pour le rabattre sur le seul visible. Or, dans la nouvelle, les objets du décor jouent ce rôle, précisément au départ de ce qui devrait protéger du danger du mauvais usage des images : l’iconostase.

On remarque d’emblée que cette iconostase est coupée de sa fonction originelle par le lieu où elle se trouve (la chambre des amants), mais aussi par les termes par lesquels le comte la désigne : le

(7)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 171 « reliquaire familial » et « l’héréditaire madone » (p. 556) laissent comprendre que ces objets cultuels sont devenus des pièces du patrimoine privé, et à ce titre considérés comme un bien mobilier, indépendamment de toute valeur religieuse. Il n’est d’ailleurs pas question d’autre chose que d’un attachement « superstitieux » (p. 556) à leur égard. Le narrateur ajoute une notation dépréciative : « hélas ! » et insiste sur la contagion de cette situation malheureuse au serviteur qui, trois phrases plus loin à peine, éprouve un « frisson de superstitieuse terreur » à la découverte du fantasme amoureux de son maître (p. 556). Or c’est Raymond qui, à ce moment même, opère le geste de la substitution de la lueur sainte qui éclairait la Madone par la bougie placée devant le portrait de Véra. Notons que le texte a, auparavant, donné tous les indices d’un parallélisme possible entre l’icône sacrée et le portait de la défunte qui sera objet d’idolâtrie. On comparera : « un cadre de bois ancien » et « le triptyque, d’un vieux bois précieux » (pp. 554 et 556) ; « une couronne lumineuse de lampes, au chevet de la jeune défunte, l’étoilait » et « le plein-nimbe de la Madone en habit de ciel, brillait » (pp. 554 et 556) ; « de l’encens brûlait » et « la veilleuse aux senteurs d’encens » (pp. 554 et 556) ; « ses longs cils comme des voiles de deuil, s’étaient abaissés » et « le visage aux yeux fermés de la Madone » (pp. 554 et 559). La substitution des lumières (le comte d’Athol éteint la première et Raymond apporte l’autre en privilégiant le portait de la comtesse) est le moment-clé de la confusion du sacré et du profane, et le point de départ de l’idolâtrie active qui va donner matière au fantasme.

Le processus de revivification de la défunte qui va faire voir l’invisible passe par le reliquaire, qui illumine les objets que Véra a touchés et qui la représentent par une sorte de fétichisme : de la Madone part une lumière qui anime le collier qui à lui seul, signifie pour le comte la présence tangible de son épouse. Le héros délègue alors son vouloir aux objets : « ces pierreries magiques qui la voulaient dans leur obscure sympathie, – et surtout l’immense et absolue impression de sa présence, opinion partagée enfin par les choses elles-mêmes, tout l’appelait là » (p. 560). C’est pourquoi ce sont les objets qui traduisent aussi ensuite la rupture du charme et la fin de la vision : « la certitude de tous les objets s’envola subitement. L’opale, morte, ne brillait plus » (p. 561).

Or cette utilisation des objets comme support de l’idolâtrie est d’autant plus déplacée dans le contexte d’un héritage orthodoxe : la chute dans l’idolâtrie est incompréhensible dans un milieu culturel où la tradition de l’icône aurait dû préserver de cette erreur. Mais l’amour charnel a pris le dessus : le comte d’Athol a projeté son désir de Véra sur les objets, et au lieu de voir en la Madone une icône appelant à dépasser le visible, il l’a instrumentalisée pour reconstituer à travers elle la présence simulée de son amour terrestre. La référence à l’iconostase, paroi qui sépare dans les lieux de culte l’espace sacré de celui du commun des mortels, est donc clairement dans ce contexte le signe inverse d’une transgression de la limite entre le sacré et le profane.

(8)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 172

Remarquons enfin que cette transgression spatiale va ici de pair avec la non-séparation du territoire des vivants et des morts, c’est-à-dire avec l’impossibilité du deuil, ce dont cette nouvelle offre un exemple patent. La confusion des lieux (la chambre nuptiale et le sanctuaire, le lit et le tombeau), des êtres (Roger et Véra), des états (l’image visible et la réalité invisible, mais aussi la vie et la mort) rend ici le rituel de deuil inopérable. L’image est cependant en un certain sens indissociable de la question du deuil : c’est ainsi que dès l’Antiquité, le masque mortuaire est l’image visuelle qui signifie l’absence d’un défunt dans le réel, et son intégration dans la sphère de la mémoire des vivants. Le mode propre d’efficacité de l’image est en ce sens l’exact contre-pied du simulacre : c’est le retrait de la chose qu’elle signifie, elle produit un effet d’absence. Mais le comte d’Athol, dans ce récit, l’utilise en contre-emploi, et l’allusion à la tradition orthodoxe qui met l’accent plus qu’une autre sur le rôle inférentiel de l’icône, sur la séparation du sacré et du profane, du visible et de l’invisible, vient donc accentuer ici l’idée d’une utilisation erronée de l’image.

Métatextualité : du bon usage de la fiction

Or la question du bon usage de l’image est, en littérature, intimement liée à celle du rapport à la fiction. Rappelons qu’il existe, comme pour l’idole, deux définitions de la fiction : par l’essence ou par l’usage (Pavel, 2001), qui rejoignent de près ce qui constitue la réflexion des iconoclastes et des iconophiles sur le rapport à l’image. Car de même qu’une image peut être icône ou idole, de même on peut aborder la fiction selon ces deux postulats. La fiction littéraire est icône lorsqu’elle pleinement est prise pour telle, c’est-à-dire comme une représentation du monde sans garantie épistémologique, sur laquelle une culture s’accorde à donner foi de manière transitionnelle et institutionnalisée, pour un impact non référentiel mais inférentiel (Calle-Gruber, 1989) . À savoir : « les conclusions d’ordre axiologique que nous tirons, à titre d’hypothèse, du récit d’aventures aspirent à être considérées comme pertinentes dans notre monde » (Pavel, p. 10) , mais il est clair que cela ne signifie nullement que le fictif prenne le statut de réalité. La fiction prend au contraire le statut d’idole lorsque la fictionnalité est négligée car, comme le dit Paul Veyne, « les hommes ne trouvent pas leur vérité, ils la font » (Veyne, p. 12), et ils peuvent prendre leurs désirs pour des réalités en oubliant temporairement de considérer la frontière entre l’imaginaire et le réel, et en donnant un statut ontologique à ce qui n’en a pas ; c’est tout le problème de Madame Bovary.

(9)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 173 Dans la nouvelle Véra, il faut à cet égard considérer les deux versions du texte, qui postulent un rapport différent au fictionnel. Dans le texte de 1874, le comte d’Athol entraîne Raymond, soit une communauté élective, à effectuer un acte de croyance dans la réalité d’un fantasme. Il s’agit au départ d’un contrat de « feintise partagée » (Schaeffer, 1999) : le serviteur est conscient qu’il s’agit d’un leurre, mais il se demande « de quel droit » il remettrait en cause ce « projet sacré » (p. 557) et y consent de manière temporaire (« demain, hélas ! », p. 557). Le contenu de la croyance est bien fictif : il s’agit d’une forme spectrale, évanescente, qui ne se produit que dans un espace-temps spécifique, celui du lieu clos du château d’Athol, fermé à tous, protégé de jardins et de rideaux. Le temps y est arrêté depuis le bris du ressort de l’horloge par le comte éploré. On remarque en outre que la syntaxe du discours qui se rapporte à la revenance et à la visibilité de Véra est celle du discours indirect libre, qui selon Thomas Pavel est le signe par excellence de la fiction, car il implique un procédé d’imagination empathique et une omniscience du locuteur (Pavel, 2001), avec une grande indistinction de l’attribution des paroles et pensées, ce qui brouille davantage encore le repérage.

Mais peu à peu, les personnages du récit passent de l’inférentiel au référentiel, soit du mode de l’icône à celui de l’idole. On perçoit dans le texte une rupture énonciative qui met en doute la position épistémologique des protagonistes : « Il [Raymond] se prenait à ce jeu funèbre et oubliait à chaque instant la réalité » (p. 557) ; « D’Athol vivait absolument dans l’inconscience de la mort de sa bien-aimée ! » (p. 557). Pour les personnages, il n’y a à ce moment plus moyen de penser la frontière entre la vie et la mort, ni entre le réel et la fiction. De même que l’idole ne renvoie pas au divin mais à la conception du divin de l’idolâtre, de même ici, on constate l’indistinction entre le comte et son fantasme : « Il ne pouvait que la trouver toujours présente, tant la forme de la jeune femme était mêlée à la sienne » (p. 557). Pour les protagonistes, la frontière entre la vie et la mort est ainsi abolie, de même que celle entre le visible et l’invisible, tandis qu’elle reste nette pour le narrateur qui déplore l’attitude « oublieuse » (p. 560) des héros. En termes d’usage de la fiction, sur le plan métadiscursif, le comte d’Athol se présente comme un mauvais lecteur.

Dans la version de 1876, le héros prononce la sentence de mort ; le langage revient à ce moment signifier la séparation des règnes et rendre possible le travail de deuil. Le fantasme retrouve alors son statut de fiction. Les attributs matériels de l’idolâtrie retrouvent leur nature de simples objets et l’espace-temps du récit redevient objectif et non subjectif : on sort de la bulle du fantasme et l’invisible redevient tel. Le désir du héros reprend toutefois immédiatement le dessus, puisque la clé brillante qui lui apparaît est perçue par lui « comme une réponse » (p. 561) à l’appel qu’il a lancé à sa chère défunte. L’intentionnalité idolâtre réapparait donc aussitôt, en même temps que le rappel lexical de la luminosité (« un sourire sublime illumina son visage », p. 561, nous soulignons). Ce mot qui

(10)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 174 rappelle que « D’Athol vivait double, en illuminé » (p. 558) montre clairement que la feintise a viré vers la croyance, que le ludique est devenu sérieux, et que le partage est désormais inexistant, puisque Raymond a disparu et que le narrateur indique clairement qu’il se distancie du point de vue du protagoniste.

L’attitude du comte apparaît dès lors comme une énigme proposée au lecteur, une question ouverte posée par le texte. On est ici, en définitive, dans l’indécidable. Soit la fiction rejoint le réel (la clé est vraiment celle du tombeau apportée de manière surnaturelle par la revenante) et l’on est alors dans le merveilleux, c’est-à-dire dans un genre particulier, culturellement codifié, et qui admet qu’il y ait des images partageables de l’invisible ; soit la fiction reste telle selon différentes erreurs possibles imputables à la subjectivité du protagoniste (cette clé n’est pas celle du tombeau et il y a erreur de jugement, ou bien elle n’existe que dans le rêve du héros, ou encore elle n’a jamais été jetée dans le tombeau bien que le comte ait cru l’avoir fait) et l’invisible se cantonne dans la sphère de l’hallucination, qui n’est pas partageable. Au lecteur de se faire son opinion : ici, le bovarysme comme tel est impossible.

En définitive, les mises en scènes fantomatiques de Véra placent donc la figuration de l’invisible au cœur du récit, et amènent à réfléchir au bon usage des images et, par ricochet, de la fiction. La seconde fin du texte (1876) ne nie aucunement la première (1874), mais l’inclut dans un moment particulier du récit, montrant ainsi les aléas d’un deuil rendu impossible par la force fusionnelle du désir. Cet élément montre que l’on reste ici, foncièrement, dans l’ambivalence : le narrateur pose des éléments pour alerter le lecteur – un « Lecteur-Modèle », attentif aux indices et « capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait, et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement » (Eco, p. 84) – ; il induit un questionnement sur la puissance fantasmatique du désir et sur la nécessité d’effectuer une lecture distanciée, et culturellement codifiée, des images et de la fiction littéraire. La nouvelle de Villiers métaphorise ainsi l’importance de la lucidité à l’égard des constructions culturelles, et invite à être, loin du contre-modèle qu’est le protagoniste, un lecteur non idolâtre.

(11)

Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 175 Bibliographie

Villiers de l’Isle-Adam A., « Véra », Contes cruels, dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, pp. 554-561.

 Calle-Gruber M., L’Effet-fiction de l’illusion romanesque, Paris, Nizet, 1989 .

 Dekoninck R. et Watthee-Delmotte M., L’idole dans l’imaginaire occidental, Paris, L’Harmattan, 2005.

 Eco U., Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs , Paris, Grasset, 1985.

 Pavel Th., « Comment définir la fiction ? », dans Gefen A. et Audet R. (sous la dir. de), Frontières de la fiction, Québec/Bordeaux, Nota Bene/P.U. Bordeaux, 2001.  Schaeffer J.-M., Pourquoi la fiction?, Paris, Le Seuil, 1999.

 Veyne P., Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, (1983), Paris, Le Seuil, « Points essais », 1992.

Myriam Watthee-Delmotte est Maître de recherches du Fonds National de la Recherche Scientifique belge et Professeur à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) où elle dirige le Centre de Recherche sur l’Imaginaire. Spécialiste de la littérature française des XIXe et XXe siècles, elle analyse les représentations et imaginaires littéraires : leurs sources (mythiques, bibliques, intertextuelles, historiques…) et leurs modalités d’expression qu’elle aborde par le biais de la poétique et de l’anthropologie. Travaillant sur l’image, elle traite aussi des rapports entre littérature et peinture, des livres de peintres et de l’illustration littéraire.

Références

Documents relatifs

C’est un projet d'approche globale de renforcement des capacités du système de santé (COMPASS), visant à améliorer l’utilisation des DSL de qualité mais également le

Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans

L’objectif du calcul est de vérifier la résistance de la poutre 1. Nom prénom :

La gouvernance envisagée pour l’eurozone la place sur une trajectoire de collision frontale avec le modèle social. En fait sans véritable solidarité financière, budgétaire, sociale

Ce soir, on a manger dans un petit restaurant sympa dans le Quartier Latin et demain nous allons visiter le Louvre.. Ah, le Louvre, le plus grand musée du monde avec la Joconde,

Concrètement, la possibilité de payer indistinctement avec des pesos ou avec des dollars des transactions dans lesquelles le prix trouve une même expression numérique dans les deux

De plus, les réformes économiques algériennes traduisent une certaine volonté de changement de système économique et social ; véhiculée par les nouvelles orientations de

La répartition par sexe montre que : chez la femme, le taux brut d’incidence de cancers est de 162,9 pour 100 000 habitants, avec un taux standardisé de 195,4 pour 100