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« Des marchands sans livres de comptes ? Sources d'entreprises et documentation commerciale dans l'Europe francophone (Royaume de France, Îles britanniques, XIVe-XVe siècles)

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HAL Id: hal-03125051

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Submitted on 29 Jan 2021

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d’entreprises et documentation commerciale dans

l’Europe francophone (Royaume de France, Îles

britanniques, XIVe-XVe siècles)

Mathieu Arnoux

To cite this version:

Mathieu Arnoux. “ Des marchands sans livres de comptes ? Sources d’entreprises et documentation commerciale dans l’Europe francophone (Royaume de France, Îles britanniques, XIVe-XVe siècles). Les documents du commerce et des marchands entre Moyen Âge et époque moderne (XIIe- XVIIe siécle), Ecole Française de Rome, p. 117-132, 2018. �hal-03125051�

(2)

L’EUROPE DES DOCUMENTS COMMERCIAUX

II. DE LA MANCHE À L’OURAL (XII

e

-XVII

e

 SIÈCLE)

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(4)

MATHIEU ARNOUX

DES MARCHANDS SANS LIVRES DE COMPTES ?

SOURCES D’ENTREPRISES

ET DOCUMENTATION COMMERCIALE

DANS L’EUROPE FRANCOPHONE

(ROYAUME DE FRANCE, ÎLES BRITANNIQUES,

XIV

e

-XV

e

 SIÈCLES)

Interpréter à bon escient le pseudo-silence des sources

De l’étude des sources commerciales et d’entreprises à l’histoire de la comptabilité, il n’y a qu’un pas. Il mène de la diplomatique, discipline attentive à la diversité des sources, à leurs possibles typo-logies et aux variantes que fait surgir la multiplicité des points de vue, à l’histoire des techniques, lieu d’élection du finalisme. Dans la tradition des études historiques sur la comptabilité, la téléologie porte un nom : comptabilité en partie double. La vaste littérature qui lui a été consacrée depuis la fin du XIXe  siècle s’est construite

sur un principe de progrès, sans pour autant définir la substance même de ce progrès : pas plus aujourd’hui qu’hier il n’y a accord entre les historiens sur la définition à donner de la pratique de la partie double. Pour autant, la leçon qui en est tirée sur les sources de la fin du Moyen Âge est sans ambiguïté et largement acceptée : face aux régions méditerranéennes (péninsule italienne, Provence et espace catalano-aragonais), caractérisées par l’abondance des sources, la cohérence des principes d’enregistrement (en particulier la double entrée au grand livre) et la définition publique des bonnes pratiques, les régions septentrionales se caractérisent par une sorte d’incohérence documentaire, en quoi beaucoup sont tentés de lire un indice d’inculture négociante et comptable.

Une telle opposition est ancienne et unit les voix, souvent diver-gentes par ailleurs, d’Armando Sapori, Tommaso Zerbi, Raymond De Roover et Federigo Melis 1. Plus que sur une analyse comparative

1 R.  De Roover, Money, banking and credit in mediaeval Bruges. Italian

mer-chant-bankers, Lombards and money-changers : a study in the origins of banking,

Cambridge (Mass.), 1948 (The medieval Academy of America publication, 51) ; T. Zerbi, Le origini della partita doppia (gestioni aziendali e situazioni di mercato nei

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(secoli XIII-XIV-des pratiques européennes, elle repose sur une opposition massive entre l’Europe des archives commerciales abondantes et celle des archives inexistantes ou disparues. Il s’agit d’une évidence difficile à contester et que la recherche récente tend à approfondir : alors que depuis l’époque de Melis, des centaines de registres de comptes ont été repérés, décrits et parfois étudiés dans d’innombrables dépôts d’archives méditerranéens, il n’y a pas plus d’une poignée de vo-lumes ou fragments de vovo-lumes isolés à ajouter à l’inventaire publié en 1956 par De Roover pour les régions continentales 2. De fait, les

registres retrouvés de l’Angevin Jacquet Du Boille, du Bâlois Ulrich Meltinger, de l’Anglais John Heritage ou du Bordelais Fortanet Dupuy font pâle figure face aux séries de registres plus anciennes et plus abondantes des Gallerani de Sienne, des Spinola de Sienne ou des Serristori, Cambini et Salviati de Florence, ou même face au dossier pourtant beaucoup plus modeste des registres et lettres de la marchande siculo-aragonaise Catarina Llull y Sabastida 3.

Ironiquement, l’un des plus anciens registres de compte en langue anglaise, qui est aussi l’une des sources les plus révélatrices sur le commerce des laines anglaises, le livre tenu en 1451 lors de son voyage vers Pise par un certain John Balmayn pour le compte du mercier londonien William Cantelowe, a été conservé dans l’un des plus importants fonds d’entreprise italiens, les archives Salviati de Pise, parmi les livres de la compagnie Jacopo Salviati de Londres, ce qui ne va pas dans le sens d’une opposition frontale entre traditions marchandes nordiques et méditerranéenne 4.

XV), 2 vol., Florence, 19553 (Biblioteca storica Sansoni, n.s., 5) ; F. Melis, Documenti

per la storia economica dei secoli XIII-XVI, Florence, 1972 (Istituto internazionale di Storia economica « F. Datini » Prato. Pubblicazioni, serie I, Documenti, 1).

2 R. de Roover, The development of accounting prior to Luca Pacioli according

to the account books of medieval merchants, dans J.  Kirshner (ed.), Business, banking and economic thought in late medieval and early modern Europe. Selected studies of Raymond de Roover, Chicago-Londres, 1974, p. 119-180.

3 S. Tognetti, Il Banco Cambini. Affari e mercati di una compagnia

mercanti-le-bancaria nella Firenze del XV secolo, Firenze, 1999 (Biblioteca storica toscana,

37) ; Id., Un industria di lusso al servizio del grande commercio. Il mercato dei

drappi serici e della seta nella Firenze del Quattrocento, Florence, 2002 (Biblioteca storica toscana, 41) ; M.  Steinbrink, Ulrich Meltinger. Ein Basler Kaufmann am Ende des 15.  Jahrhunderts, Stuttgart, 2007 (Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte. Beihefte, 197) ; G. T. Colesanti, Una mujer de negocios ca-talana en la Sicilia del siglo  XV. Caterina Llull i Sabastida : estudio y edición de su libro maestro, 1472-1479, Barcelone, 2008 (Anuario de estudios medievales,

anejo, 65) ; C.  Dyer, A country merchant 1495-1520. Trading and farming at the

end of the Middle Ages, Oxford, 2012 ; M. Bochaca, J. Micheau, Fortaney Dupuy. Un marchand de Bordeaux à l’aube de la Renaissance, et ses livres de comptes. Édition et étude historique, 2 vol., Saint-Quentin-de-Baron, 2014.

4 G. Holmes, Anglo-Florentine Trade in 1451, dans English Historical Review, 108, 1993, p. 371-386.

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DES MARCHANDS SANS LIVRES DE COMPTES ? 121

Au delà de leur faible nombre, ces registres, souvent incomplets parce que mal conservés ou simplement mal tenus, ne permettent pas de se faire une idée claire de ce que fut le négoce du nord de l’Europe. Il s’agit d’un point essentiel : comparés aux séries mas-sives de registres parfaitement tenus des marchands toscans, ces livres, brefs et elliptiques pour la plupart, donnent des entreprises de l’activité de leurs possesseurs une idée confuse et désordonnée, suggérant un retard technique face à la capacité d’innovation des places méridionales. Une telle hypothèse se heurte pourtant aussi bien à ce que nous savons du dynamisme des relations marchandes à l’intérieur de ces régions qu’à ce qu’en disent d’autres sources. La recherche récente sur le Nord-Ouest de l’Europe (France du Nord, îles britanniques et Flandre) montre en effet que le fonctionnement des réseaux méditerranéens (Italie et péninsule ibérique) nécessite à la fois une forte capacité technique des acteurs méridionaux dans l’acquisition et l’acheminement de produits à haute valeur ajou-tée ainsi que dans le transfert de valeurs monétaires, mais aussi l’existence de la part de leurs clients et partenaires d’institutions locales et régionales susceptibles de garantir le fonctionnement des transactions et la présence d’acteurs locaux de bon niveau technique et pourvus de capitaux abondants et mobilisables 5. Tout montre

en particulier que le secteur des biens alimentaires, sans aucun doute le plus important sur les marchés urbains, est anciennement et solidement tenu par des marchands enracinés localement, qu’il s’agisse du commerce des grains, de la boucherie ou du commerce des vins 6. L’apparente dénivellation dans la maîtrise des techniques

comptables ne recouvre donc pas une différente d’échelle dans la dimension des affaires, mais indique un fonctionnement différencié des marchés.

On ne peut pas non plus déduire de cette diversité de pratiques une inégalité dans l’accès à l’usage des écritures. D’une part, la qualité et l’ancienneté des pratiques comptables de la part des institutions publiques et religieuses placent les villes et souverains du nord de l’Europe au même niveau que les villes méditerranéennes. D’autre part, des indices indirects montrent que la tenue des comptes est considérée dans ces régions comme partie intégrante de l’activi-té marchande. Parmi d’autres, l’un des Contes de Canterbury de

5 R. Mueller, The Venetian money market. Banks, panics and the public debt,

1200-1500, Baltimore, 1997 (Money and banking in Medieval and Renaissance Venice, 2) ; J.  M.  Murray, Bruges, cradle of capitalism, 1280-1390, New  York,

2005 ; R. Goldthwaite, The economy of Renaissance Florence, Baltimore, 2009.

6 N.  Fryde, Ein mittelalterlicher deutscher Grossunternehmer. Terricus

Teutonicus de Colonia in England, 1217-1247, Stuttgart, 1997 (Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, Beihefte, 125).

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Geoffrey Chaucer, le « Conte du Marin », en donne une image très nette. Il narre les mésaventures conjugales d’un marchand de Saint-Denis, plus attentif à la tenue de ses écritures qu’à sa jeune épouse :

Le troisième jour, notre marchand se lève, Et sur ses affaires sérieusement s’interroge Il monte à son comptoir

Pour faire ses comptes, comme on peut bien le penser, De l’année précédente : comment les choses sont allées, Combien il a dépensé et si ce fut profitable

Et s’il s’est enrichi.

Tant de livres, tant de sacs

Il a posés devant lui sur son comptoir

C’était un homme voilà riche de biens et riche et de provisions Raison pour laquelle il avait fermé sa porte

Veillant à ce que personne ne le distraie Durant le temps de ses comptes 7

Fils de marchand, contrôleur des douanes du port de Londres, Chaucer était sûrement très au fait des pratiques marchandes. Le portrait qu’il fait de son marchand dans sa maison de Saint-Denis à la veille d’un déplacement vers Bruges pourrait aussi bien évoquer la Méditerranée : dans la pièce réservée à cette activité (countour

hous), où se trouvent son coffre et ses réserves (tresor and hord),

sur la grande table, dont le plateau est peut-être gravé d’un abaque (countyng bord), il a posé les documents relatifs à ses affaires : livres et sacs remplis de pièces comptables. Telle qu’elle est décrite, son activité consiste à reporter recettes et dépenses pour en faire le bilan. Pourtant, les archives du nord de l’Europe confirment bien peu une telle image, non pas que les « livres de comptes » en soient totalement absents, mais parce que les quelques exemplaires qui ont survécu ne témoignent pas du caractère systématique qui fait la spécificité des archives commerciales méditerranéennes. Avant de nous poser la question de la différence entre nord et sud de l’Europe du point de vue des pratiques négociantes, il convient de partir à la recherche des sources sur lesquelles asseoir une telle comparaison.

7 G. Chaucer, The Canterbury Tales, The Shipman’s tale, v. 75-87 : « The thrid-de day, this marchant up ariseth / And on his nethrid-des sadly hym avyseth / And up into his countour-hous gooth he / To rekene with hymself, wel may be / Of thilke yeer how that it with hym stood / And how that he despended hadde his good / And if that he encressed were or noon. / His bookes and his bagges many oon / He leith biforn hym on his countyng-bord. / Ful riche was his tresor and his hord / For whiche ful faste his contour-dore he shette / And eek he nolde that no man sholde him lette / Of his accountes for the meene time. »

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DES MARCHANDS SANS LIVRES DE COMPTES ? 123 Sources négociantes anglaises, écossaises, flamandes et françaises

La très inégale conservation des archives d’entreprise dans le monde méditerranéen, surabondantes à Florence, peu nombreuses à Venise et Gênes, Valence ou Barcelone, rares ou exceptionnelles à Naples et Rome, incite à ne pas faire de l’exception toscane un principe général applicable à toutes les régions méridionales et à s’interroger sur le lien entre tenue et conservation des livres. Le fait que certains des dossiers le plus anciens, comme ceux des Frescobaldi ou des Gallerani de Sienne, par exemple, soient conser-vés dans des archives du nord de l’Europe ne doit pas être interprété de façon simpliste, dans la perspective d’une opposition purement géographique 8. La différence entre les pratiques comptables oppose

aussi le commerce international avec ses contreparties, l’échange par lettres et le marché des changes, et le commerce local ou inter-régional 9. Le passage par les sources juridiques permet d’aborder les

pratiques sous l’angle des normes et des réglementations. Dans l’en-quête exhaustive menée par Pierre-Clément Timbal sur la pratique et la jurisprudence du parlement de Paris en matière d’obligations, les seules informations précises en matière de tenue des comptes sont anciennes et regardent la pratique des foires de Champagne. Elles se limitent à rappeler l’obligation de canceller les entrées relatives aux actes de crédit après remboursement, ne distinguent pas entre tablettes et registres et ne donnent aucune prescription sur la tenue même des comptes 10. Le silence sur ce point témoigne

d’un fait essentiel : les réseaux commerciaux et les foires constituent des lieux d’échanges « en marche » où s’organisent les contacts entre deux groupes très différents dans leurs pratiques, les marchands méridionaux, articulés en compagnies et réseaux familiaux ou na-tionaux, tandis que les marchands locaux, qu’ils soient acheteurs ou vendeurs, n’ont d’autres niveaux de structuration que le marché lui-même. Les progrès de la mise en écriture des actes ne changent pas cette situation et les prescriptions juridiques n’entraînent pas l’établissement d’une norme de tenue des écritures, pas plus qu’une mise en cohérence des pratiques.

De fait, dans les archives du nord de l’Europe les premières comptabilités organisées sont celles saisies sur les marchands

ita-8 London-Kew, The National Archives, E 101/127/10, livre de compte des

Frescobaldi (1310-1313).

9 M.  Kowalewski, Local markets and regional trade in medieval Exeter,

Cambridge, 1995.

10 P.-C.  Timbal, Les obligations contractuelles d’après la jurisprudence du

Parlement (XIIIe-XIVe siècles), 1, Paris, 1973-1977 (Publications du Centre d’étude

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liens dans les premières décennies du XIVe  siècle. Plus tardifs, les

registres des changeurs brugeois Guillaume Ruyelle (1366-1369) et Collart de Marke (1369-1370), bien connus grâce aux travaux de Raymond De Roover et James Murray, témoignent de la convergence des pratiques au niveau du change monétaire et du crédit dans une place dominée par les acteurs italiens. Il n’en va pas de même pour les quelques registres isolés, repérés pour la plupart depuis le début du XXe  siècle. Pour l’essentiel, qu’ils émanent d’acteurs de

niveau inférieur, détaillants ou boutiquiers, comme les frères Bonis et Ugo Terralh, ou de marchands actifs dans le commerce interré-gional ou international, comme Jacmé Oliver, Jacquet Du Boille ou Hildebrand Veckinchusen, ils se caractérisent par une intégration limitée des comptes et une absence de formalisation, comme si ces registres n’appartenaient pas à un monde cohérent, comme c’est le cas des comptabilités toscanes, toutes construites et instruites sur un modèle unique. Pourtant, à les examiner en détail, ces registres témoignent de procédures plus articulées qu’il ne paraît à première vue, et plus cohérentes entre elles. Une brève analyse de trois d’entre eux permettra de faire ressortir quelques points importants 11.

Aujourd’hui conservé à Kew, dans le fonds des comptabilités diverses de l’Échiquier, le registre tenu entre 1391 et 1395 par le mar-chand londonien Gilbert Maghfeld avait attiré l’attention d’historiens de la littérature, en raison en particulier de la présence parmi les débiteurs de Maghfeld d’un certain Geoffrey Chauxcer, qui ne peut être que notre écrivain 12. Le point essentiel de ces études était de

savoir si Gilbert Maghfeld pouvait être considéré comme l’une des clés du personnage du marin des Contes. Les informations que le do-cument pouvait apporter à une étude de la comptabilité et pratiques d’entreprise ont été laissées de côté. Le registre apparaît à première vue tenu de manière désordonnée, en raison des nombreuses entrées cancellées d’un trait de plume, et de l’insertion de lettres parmi les entrées comptables. L’alternance d’entrée à la première personne ou

11 É.  Forestié (éd.), Les livres de comptes des frères Bonis, marchands

mon-talbanais du XIVe siècle, 2 vol. en 3 t., Paris, 1890-1894 (Archives historiques de

la Gascogne, 20 et 23) ; P.  Meyer, Le livre-journal de maître Ugo Terralh, notaire et drapier à Forcalquier (1330-1332), dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, 36, 1899, p. 129-170 ; A. Blanc, Le livre de comptes de Jacme Oliver, marchand narbonnais du XIVe  siècle, Paris, 1899 ; M.  P.  Lesnikov,

W.  Stark (éd.), Die Handelsbücher des Hildebrand Veckinchusen. Kontobücher

und übrige Manuale, Cologne-Weimar-Vienne, 2013 (Quellen und Darstellungen zur Hansischen Geschichte, NF, 67).

12 London-Kew, The National Archives, E 101/509/19 ; E.  Rickert, Extracts

from a fourteenth century account book, dans Modern Philology, 24, 1926,

p. 111-119 et 249-256 ; M. K. James, A London merchant of the Fourteenth Century, dans

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DES MARCHANDS SANS LIVRES DE COMPTES ? 125

à la troisième personne et le mélange de dépenses domestiques 13,

de contrats agraires 14, de prêts à très court terme, apparemment

sans intérêt, et de transactions commerciales renforce l’idée d’un document qui ne s’inscrit pas dans une vision claire de la distinction entre sphère privée et entreprise. Une lecture plus attentive montre pourtant qu’il s’agit d’un document bien structuré selon les principes suggérés par le texte de Chaucer. Les cinq premières pages du registre sont occupées par une longue liste d’entrées apparemment datables des années 1373-1391, comprenant des noms, associés à un numéro de folio et à une somme, certains cancellés, les autres avec des signes de collation en marge. Elles constituent en fait le report des comptes restés ouverts dans le livre précédent, de 203 folios au moins, dans le nouveau livre : « Ces sont les debtours de Gybon Maufeld transcripts del notre paper com parert par le dite paper par nombre […] par nombre des foillets après escrites depuis le viiie jour de […] ». Dans la suite du registre, les comptes ouverts aux clients bénéficiaires d’un contrat à terme font l’objet d’un suivi précis et daté avant d’être soldés d’un trait de plume. L’insertion dans le registre de plusieurs pièces de parchemin, suggère l’existence d’un dossier de pièces écrites servant de preuves aux transactions enregistrées, dont certaines renvoient d’ailleurs à ces pièces 15. Marchand londonien bien connu et bien

étudié, Maghfeld apparaît dans nombre d’autres sources d’archives, sans lien avec son registre. On citera ainsi l’acte notarié de la vente qui lui est faite en novembre 1395 du navire Seinte Marykniyght, par Henry Sanday, de Lucques, citoyen de Venise, en qui se reconnaît peut-être le Lucquois Rigo Sandei, en présence de cinq  marchands lucquois, vénitiens, florentins et génois dont aucun ne figure dans le registre de Maghfeld 16.

13 London-Kew, The National Archives, E 101/509/19, fol. 47v et 50v, les ver-sements des salaires des servantes Margarete et Isabelle.

14 Ibid., fol.  32v et 43v, les entrées relatives aux dîmes de la paroisse de Buckland (Kent).

15 Ibid., fol.  43v : « Memoria que j’ay paié a Henry Whytelwell et Richard

Radalwell gardiens de l’esglyse de Saint Michel in Cerledbane par quittance d’un an tanques le feste de Noelle a° xviiia par acquit ensele de leurs seals » ;

ibid., fol. 44 : « Bartalin Guynyse, lombard de Luka doyt que j’ay payé pour luy

a procurur de Bermondeseye comme parert par acquit touchant le seal du dit procurer : xlvi s. viii d. » ; au fol. 20 une languette de parchemin insérée dans la reliure porte un compte du 2 août 1391 relatif à une vente de toiles de chanvres (canvas) de 30 £ 14 s. 6 d. au grocer John Gunne, tandis qu’au fol. 10v le même compte, portant sur douze rollez de Genes, est imputé au grocer Richard Nevyle, sous la garantie du marchand Geffrey Brooke.

16 A.  H.  Thomas, Calendars of select pleas and memoranda of the city of

London (1381-1412), Cambridge, 1932, p. 235 (Roll A 35) ; privilège de

citoyen-neté vénitienne de Rigus Sandei (1348), en ligne : <http ://www.civesveneciarum. net/dettaglio.php?id=3189>, version 11 [consultée 10.03.2016].

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Établi apparemment à Middelbourg, le marchand Andrew Halyburton, fut autour de 1500 le consul des marchands écossais dans les Pays-Bas. De 1492 à 1503, il tint un registre de comptes, aujourd’hui conservé à Édimbourg, qui a fait en 1867 l’objet d’une belle édition 17. Écrit avec soin, son registre se compose de comptes

successifs intitulés aux divers clients ou associés d’Halyburton, chacun tenu en forme de journal, énumérant les sommes et mar-chandises reçues ou envoyées, chaque entrée spécifiant la nature de la transaction, sa date et les personnes impliquées. Apparaît ainsi l’écheveau des relations entretenues par Halyburton avec l’aristocra-tie et l’Église écossaises, pour qui il acquiert et expédie des biens de luxe, et les marchands écossais, dont certains, comme John Paterson ou Thomas Halkerston, sont l’objet de plusieurs comptes successifs. Pour certains d’entre eux, l’ouverture du compte est accompagnée de l’inscription d’une marque commerciale ou d’un monogramme. Méticuleusement tenu à jour et susceptible de donner une image précise du réseau de relations d’Halyburton et de l’implication de son commerce dans les différentes foires des Pays-Bas, le registre ne témoigne pas d’une technique comptable raffinée : pas de renvois entre les comptes successifs de la même personne, pas de renvois entre les comptes de marchands associés aux mêmes transactions, pas de balance entre entrées et sorties, pas de mention de pièces annexes aux comptes. Plus étonnant encore, alors que le teneur du compte apparaît en relations suivies avec divers marchands toscans établis en Flandre (Balbani, Capponi, Altoviti ou Frescobaldi), et qu’une lettre à lui écrite en français par le marchand florentin Filippo Gualterotti est insérée dans le registre, aucun compte n’est ouvert à aucun de ces correspondants, comme si le livre d’Halyburton n’avait pas d’autre fonction que de témoigner de la circulation des valeurs à l’intérieur du groupe des acteurs écossais, qu’ils soient en Écosse ou sur le continent. Tout se passe donc comme si ce livre, dont la nature de « livre d’affaire » n’est pas contestable, ne prenait sens que dans l’un des espaces de l’existence sociale et économique d’Andrew Halyburton, celui défini par ses relations avec ses compatriotes.

Le livre de comptes de Jacquet Du Boille (1441-1449) se situe à égale distance de temps des registres de Gilbert Maghfeld et Andrew Halyburton. Un bel article de Michel Le Mené a montré l’intérêt et les limites du document ainsi que sa relative complexité 18. Conservé

17 C. Innes (éd.), Ledger of Andrew Halyburton, conservator of the priviledges

of the Scotch nation in the Netherlands, 1493-1503, together with the book of cus-toms and valuation of merchandises in Scotland, 1612, Édimbourg, 1867.

18 M. Le Mené, La comptabilité de Jacquet du Boyle, marchand d’Angers

(1441-1449), dans Enquêtes et documents, 1, 1971, p.  11-51, repris dans Id., Villes et campagnes de l’Ouest au Moyen Âge, Rennes, 2001, p. 123-164.

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DES MARCHANDS SANS LIVRES DE COMPTES ? 127

aux Archives départementales du Maine-et-Loire (E  2301), ce re-gistre de 138 folios est un document composite, dont la reliure a été faite ou refaite à l’époque moderne. Sa première partie (27  folios) est consacrée aux achats en gros, de 1441 à 1447. Les folios suivants concernent les ventes au détail, ainsi que des actes relatifs à la ges-tion des terres. Tenu pour l’essentiel par les valets de Jacquet, il peut être considéré comme un document relatif au travail accompli par ces derniers dans la boutique de draperie d’Angers, agissant dans le cadre d’une sorte de société avec le marchand. La comparaison entre ventes et achats montre par ailleurs que ces derniers n’ont pas été enregistrés systématiquement. Clairement incomplet (le manuscrit ne comprend plus que 14  cahiers sur les 20 qu’il devait comprendre à l’origine), partiellement inachevé puisque le montant de certaines transactions n’est pas porté dans le registre, il n’était par ailleurs pas le seul livre du marchand : un livre des fourrures et un autre d’inventaire de son stock y sont mentionnés. Comme les deux livres évoqués précédemment, la comptabilité procède par entrées successives dans des comptes ouverts aux fournisseurs ou clients, permettant de connaître l’état des créances de Jacquet sur chacun d’eux. La mention d’un solde est la plupart du temps asso-ciée à la signature avec paraphe du titulaire du compte, témoignant de relations régulières entre Jacquet et ses partenaires d’affaires.

Les points communs de ces documents sont assez nombreux et convergents, aussi bien sur ce qu’ils ne sont pas que sur ce qu’ils sont. À la différence des livres constitutifs d’une comptabilité en par-tie double, dont la place dans un ensemble articulé est énoncée en titre en en couverture ou, dans le meilleur des cas, par l’attribution d’une lettre d’ordre dans la collection des livres de la compagnie, puis dans chacune des entrées, par la référence aux contreparties ou à l’inscription aux autres livres, les livres en question ne s’ins-crivent pas dans un ensemble systématique. De fait, dès que l’on peut rassembler des informations sur le teneur du livre ou sur les affaires qui y sont traitées, c’est l’importance et souvent le caractère essentiel des informations omises qui frappe. Gilbert Maghfeld, Andrew Halyburton et Jacquet Du Boille sont en affaire avec des marchands de haut rang insérés dans les réseaux internationaux, sans pourtant leur ouvrir de comptes particuliers. On retrouve chez chacun par ailleurs, la même configuration observée avec une cer-taine rigueur, de comptes personnels ou de matières continus dans le temps, permettant de suivre des opérations à terme d’une certaine complexité, dont la dimension de crédit implique la précision dans l’indication des échéances et des dates de paiement et éventuellement l’authentification des transactions par l’apposition de la signature de la partie prenante ou par l’insertion dans le registre d’une pièce signée. Plus qu’un instrument de suivi des affaires du teneur de livre,

(13)

ces registres apparaissent donc comme des documents susceptibles de témoigner d’accords particuliers avec des parties. Ils ne peuvent donc offrir une image générale des affaires du teneur du livre.

Le révélateur des sources judiciaries

L’utilisation de sources judiciaires permet de se faire une idée beaucoup plus précise de la centralité ou de la non-centralité, des registres dans les archives de marchands. Contrairement à une idée répandue, elle ne va pas de soi pour tous les marchands ita-liens. La liste des documents Frescobaldi envoyés à l’Échiquier en décembre  1318 comprend « 4  livres de papiers, dont l’un contient 142 folios reliés avec une cédule (schedule) et 2 feuilles non reliés, le deuxième de 175 folios reliés avec 6 cédules, le troisième de 134 fo-lios reliés et le quatrième de 92  fo134 fo-lios avec 4  feuilles non relies », énumérés dans les premières lignes du document 19. Par contre, la

sentence arbitrale rendue au Châtelet de Paris en août  1427 par trois marchands parisiens d’origine italienne, Jean Sac, Guillaume Chevesme et Michel Toty, accompagnés de l’évêque de Lisieux Zanone da Castiglione, à propos des affaires communes de deux marchands lucquois de Paris, Jean Huguenin (Giovanni Ugolini) et Jacques Bernardin (Jacopo Bernardini) fait mention des lettres et

pappiers montrées et exhibées par les deux parties, mais pas de livres

de compte. De plus, la multiplicité des monnaies utilisée dans ce texte très complexe, en raison de l’enchevêtrement des affaires entre les deux marchands, ne milite pas en faveur d’une référence comp-table unique, tenue en une seule monnaie de compte, mais plutôt pour l’existence de comptes d’opérations séparés, tenus en monnaie sterling, en livre tournois, « monaie faible » et écus d’or et en gros de Flandre, dont il revient aux arbitres d’établir le bilan 20. En l’absence

pour cette période de fonds d’entreprise lucquois qui pourraient servir de point de comparaison à ce document, on pourra évoquer, en terre italienne mais hors de l’influence florentine, l’exemple de la comptabilité de la compagnie vénitienne de Paolo Caroldo et Alvise Baseggio, remarquablement conservée, où quelques « registres » tenus à Bruges dans les années 1440, traitent d’affaires strictement locales, en particulier les rapports avec les aubergistes, tandis que les seuls comptes « géneraux », remarquablement établis mais sans trace de partie double, sont les comptes finaux, sur grands feuillets de papiers cousus sans reliure, d’opérations complexes associant l’ac-quisition de marchandises orientales à Alep et leur revente à Bruges

19 A. Sapori, Studi di storia economica… cit., t. 2, p. 923. 20 Lucques, Archivio di Stato, R 13, 4 août 1427, S. Croce.

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DES MARCHANDS SANS LIVRES DE COMPTES ? 129

et Londres 21. Il n’est donc pas acquis que l’efficacité négociante des

Italiens soit liée à l’établissement de comptabilités enregistrées sur livres reliés tenus en partie double.

Les documents qui décrivent des comptabilités commerciales ne sont pas très fréquents dans les archives médiévales, en raison de la mauvaise conservation des dossiers de faillites. Quelques dossiers remarquables peuvent pourtant être utilisés. Celui du grand mar-chand anglais William de La Pole (mort en 1361) a fait l’objet d’une enquête exhaustive de la part d’Edmund Fryde. Son implication dans les affaires royales et les nombreuses procédures judiciaires dont il fut l’objet ont laissé des traces abondantes dans les divers fonds de la chancellerie anglaise ainsi que dans l’Échiquier. S’il est question en abondance de tailles, cédules, lettres, endentures et autres rôles aucun livre ni « papier » ne semble avoir existé pour témoigner d’une articulation des différents comptes. Les remarquables comptes sur rouleau tenus en 1337-1339 à l’occasion d’affaires d’exportation de laines vers les Pays-Bas pour le compte du roi Édouard  III ren-voient à divers documents administratifs officiels, mais pas à des documents internes des firmes marchandes impliqués dans ces trafics 22. Moins connu des historiens du commerce, le dossier du

marchand de Bristol Robert Gyenne, dont les biens furent saisis en 1353, offre une vision complète de ce qui se trouvait à l’intérieur du counter-house et des coffres d’un grand marchand. Outre une quan-tité considérable de joyaux et d’objets en argent, dont une bonne partie constituaient les gages de paiements à venir, de nombreuses écritures furent saisies et d’autant plus soigneusement décrites que la plupart étaient des créances que l’administration royale entendait bien recouvrer :

Unum papirum magnum in quo continetur quidam compo-tus reddicompo-tus dicto Roberto Gyen a° regni Regis nunc XXV° [1352] per Johannem de Wycombe, Reginald Le Frensch, Thomas Babecary, Robertum Seeward et Galfridum Beauflour, de MCC £

Item quinquaginta et novem indenturas et obligaciones conti-nentes MMCCCXIIII £ XII s. VII d. predicto Roberto Gyen per diversos creditores ex diversis causis debitas.

Item quadraginta et quinque statuta mercatorum continentes MMCC IIIIXX £ X s. VIII d. eidem Roberto debitas

21 Venice, Archivio di Stato, Procuratori di San Marco, Commissarie miste,

busta 116 (Alvise Baseggio), cité par Jong-Kuk Nam, Le commerce du coton en

Méditerranée à la fin du Moyen Âge, Leyde, 2007 (The medieval Mediterranean,

68), p. 126.

22 E. Fryde, William de la Pole. Merchant and king’s banker († 1366), Londres-Ronceverte (WV, U.S.A.), 1988 ; Id., Studies in medieval trade and finance, Londres, 1983 (History series, 13), IX, The wool accounts of William de la Pole, p. 1-31

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Item ducentas et triginta et novem tallias continentes MCIIIIXX

VII £ XIX s. VII d. dicto Roberto debitas 23.

Rien ne permet de penser qu’il y ait du désordre dans la série des « papiers et lettres » saisis. L’Échiquier et la Chancellerie livrent en effet une série importante de documents montrant le soin qui a été mis à récupérer et redistribuer aux proches du roi les propriétés et créances du marchand, en particulier une série remarquables de 45 statuta mercatorum, lettres obligataires dont l’exécution était ga-rantie par les tribunaux royaux. Dans ce cas encore, aucun livre n’est mentionné dans la liste et rien ne permet de supposer que Robert Gyenne, acteur de premier rang du commerce des vins d’Aquitaine ait recouru à cet instrument de gestion.

Le témoignage exceptionnel du procès de Jacques Cœur

Comparable sur bien des points à celui de William de La Pole, le dossier du procès de Jacques Cœur permet d’approcher au plus près de la question de la documentation d’entreprise. Bien que seuls quelques documents isolés nous sont parvenus de l’ensemble documentaire saisi en juillet 1451 chez l’Argentier et confiés à Jean Briçonnet, le document exceptionnel qu’est le Journal, tenu par le procureur Dauvet, chargé de l’exécution de l’amende de 300 000 écus infligée à Jacques Cœur par la saisie de ses biens, donne des in-formations irremplaçables tant sur les affaires du condamné que, d’une façon plus générale, sur les pratiques d’écriture des négociants français en affaire avec lui. Comme l’avait signalé Michel Mollat, les références faites par Jean Dauvet aux pièces du dossier ne permettent pas de se faire une idée précise de la comptabilité de l’Argentier, ni de celle de l’Argenterie. Rien ne permet en particulier de faire l’hypothèse de livres tenus en partie double. En effet, si le nom du « livre de la ricordance » tenu par son clerc Antoine Noir 24 renvoie

effectivement à l’italien libro di ricordanze, il faut se souvenir que les

ricordanze, recueils mémoriaux composites qui accompagnent les

autres livres comptables dans la pratique italienne, ne sont précisé-ment pas tenus en partie double. Le « papier journal » de l’argenterie, dont un autre clerc, Martin Anjorrant, explique le fonctionnement

23 London-Kew, The National Archives, E101/333/23, Warrants and

inden-ture as to the goods of Robert de Gyene of Bristol, 1352 ; édité dans F. Palgrave (éd.), The antient kalendars and inventories of the tresory of his majesty exchequer, 3, Londres, 1836, p. 215-217.

24 M.  Mollat, Les affaires de Jacques Cœur. Journal du procureur Dauvet :

procès-verbaux de séquestre et d’adjudication, II, Paris, 1953 (Affaires et gens d’af-faires, 2bis), p. 200 (fol. 163v).

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DES MARCHANDS SANS LIVRES DE COMPTES ? 131

à Dauvet, qui et sans doute le même que le « papier ordinaire » et que les autres « papiers » cités dans le rapport, ne renvoie à aucune tradition comptable particulière, toutes ayant en commun la pra-tique de l’enregistrement quotidien des transactions. Une mention plus délicate à interpréter est l’interdiction faite au garde des mines d’argent du Lyonnais, exploitées sous l’autorité de Jacques Cœur, de tenir un registre :

J’ay mandé venir vers moy Jehan Vanerot, garde de par le roy des mines de ce païs de Lyonnais, tant d’argent que de cuyvre, et luy ay fait commandement qu’il me baille par extraict de ses papiers tout l’argent, plomb et cuyvre qui a esté faict et affiné esdites mines depuis que Jacques Cuer y a eu droit jusques a present ; lequel Vanerot m’a dit et respondu que paravant la prinse dudit Cuer il n’en a point fait de registre, pour ce que ledit Cuer ne luy vouloit souffrir et luy defen-dit qu’il n’en fist point, et pour doute de luy deplaire n’en fist point paravant sadite prinse, mais incontinent qu’il fut prins, commença a le faire 25.

Ce texte tout à fait ambigu, sans doute à dessein, autorise une double lecture, l’une défavorable à Jacques Cœur, l’autre opposant deux types de comptabilité, l’une avec livre et l’autre sans. La phrase ne permet pas, en effet, de savoir si les gardes tenaient traditionnel-lement des livres et que cette pratique fut interdite à Jean Vanerot, pour des raisons douteuses, ou si les comptes sans livres étaient un usage courant, avalisé et préconisé par l’Argentier.

Mais le Journal autorise une autre enquête : pour recouvrer les créances de Cœur, Jean Dauvet, haut magistrat sans doute peu au fait des usages du négoce dans les diverses villes du royaume, s’entoure de marchands notables non impliqués dans ces affaires, en compagnie desquels il fait comparaître les débiteurs supposés de l’Argentier pour examiner leurs comptes. L’absence de toute présentation de livre semble la règle : c’est le cas avec les Italiens, Bardi, Spinelli, Borromée, teneurs de livres sans aucun doute. De manière plus surprenante, c’est le cas de Jacquet Du Boille, qui com-paraît muni de ses lettres, mais sans livre. Pour certains d’entre eux, comme Guillaume de Varye, associé de Cœur, cette absence peut suggérer la destruction d’éléments à charge. Pour d’autres, que Jean Dauvet laisse aller hors de cour sans charges, au terme d’une procé-dure rigoureuse de reddition des comptes, il s’agit simplement d’un aspect d’un système comptable qui ne prévoit ni l’enregistrement des transactions ni même la conservation des obligations soldées.

Les règlements opérés sur les cas du marchand saumurois

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Jean Billy et des Tourangeaux Pierre et Jean Castellan, de Tours, permettent d’observer le fonctionnement en acte de ce système. D’après les documents rassemblés par Briçonnet, le premier était obligé pour un total de 1539 écus 17 s. 2 d. obole en trois obligations différentes signées de sa main, pour lesquelles aucun paiement ne figurait dans les papiers de Jacques Cœur. Les deux autres étaient redevables de 805  écus 24  s. 11 d., pour marchandises d’épicerie reçues d’Hervé Paris, « facteur et servicteur » de l’Argentier. Dans un cas comme dans l’autre, le premier moment du règlement des comptes fut l’exhibition des pièces par le créancier, suivie par la « confession » des signataires, préalablement convoqués, en pré-sence des marchands du lieu. Jean Billy présente ensuite une série de cédules reçues de Guillaume de Varye, lui enjoignant de payer diverses sommes à divers créanciers de Jacques Cœur, entre autres Jacquet Du Boille, et de faire inscrit le reçu au dos des cédules. Cette forme d’assignation des obligations laissait subsister sans preuve de paiement les obligations originelles, la confrontation des actes, des dates et des signatures permettant de régler un éventuel différend, en l’occurrence de prouver aux créanciers de Jacques Cœur que la somme, ayant été payée à d’autres, n’était plus due. Dans ce cas, la procédure s’achève par un débat entre Jean Dauvet et deux mar-chands de Bourges qui congnoissent le fait et la manière de besoigner

desdits Cuer, Varie et Noir, en fait de marchandie. Après examen des

diverses hypothèses vu

que lesdiz Cuer, Varie et Noir n’avoient point accoustumé d’actendre longuement le paiement de ce qu’on leur devoit […] et veu le grant se-rement dudit Billy sur ce fait et qu’il a toujours esté renommé bon et loyal marchand […] ay déclaré ledit Billy absoubz et quitte de ladicte somme de 1539 escuz 17 s. 7 d. et ay rompues et adnullees lesdictes cedulles et obligations que ledit Briçonnet m’a baillées comme nulles, solues et acquictees, et en ce faisant a ledit Billy baillees et rendues audit Briçonnet toutes sesdictes quictances et acquitz 26.

Dans le cas des frères Castellan, un compte établi au terme de la transaction et signé de la main de Jacques Cœur sert de preuve :

Ledit Pierre Castellan s’est comparu et presenté devant moy. Lequel, tant pour luy que pour ledit Jehan Castellan son frère, m’a dit et respondu qu’il confessoit bien ladicte cedulle, maiz il a dit et propo-sé que depuis il en a tenu et fait compte audit Jacques Cuer, ainsi qu’il disoit apparoir par certain compte fait entre ledit Cuer et luy, signé de la main dudit Cuer le xxiie jour de may l’an mil cccc xlvii, lequel compte il m’a montré et exhibé.

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DES MARCHANDS SANS LIVRES DE COMPTES ? 133

Dûment examiné, le compte fait apparaître le même système complexe de paiements assignés à des tiers dont le récépissé est inscrit au dos des cédules envoyés par Cœur et ses agents. Ici encore, l’argument ultime est celui de l’usage probable en la matière : « Et si dit oultre qu’il n’avoit point accoustumé de compter avec ledit Cuer que par ses cedulles pareilles de la cedulle dessusdicte sans en montrer autre recepicé ». Dans ce cas encore, c’est la consultation des marchands locaux qui vient lever les derniers doutes, en parti-culier sur une somme de 80 écus dont Jacques Cœur se révèle être débiteur :

Sur quoy, par l’advis et deliberation desdiz Granier et Briçonet et aussi de Guillaume Lallemant, Pierre Jobert et Martin Anjorrant, marchans de ceste ville de Bourges, qui congnoissent la manière de besoigner avec ledit Cuer, et sur ce eu le serement dudit Pieret [Castellan], qui est bon et notable marchant […], j’ay dit et declai-ré ledit Pieret estre quicte de ladicte somme de 80  escuz et luy ay fait rendre ladicte somme de 80 escuz qui estoit par ledit Briçonnet comme solue et acquictee, et en ce faisant a ledit Pieret rendu ladicte cedulle de cent escuz signée de la main dudit Cuer audit Briçonnet 27.

Il y a quelque chose de paradoxal à voir le procureur général du roi et futur premier président du parlement de Paris, envoyé en mission pour l’exécution d’une sentence de cette importance, mimer consciemment la procédure d’usage entre marchands, en soumettant ses décisions aux avis de marchands, choisis pour leur connaissance des usages et des acteurs du lieu. L’une des étapes sur le chemin qui va mener en un siècle les souverains français vers l’absolutisme, la saisie des biens de Jacques Cœur, est aussi un document révélateur sur l’aspect procédural des transactions entre marchands, et de ses implications sur la production et la circulation des sources commer-ciales. Ce qui se joue entre Jean Billy, ou les frères Castellan, et les porteurs des créances de Jacques Cœur, c’est une confrontation à de multiples niveaux et dans une temporalité complexe, impliquant échange de marchandises et de valeurs, échanges d’interrogations et de réponses, vérification des réputations et en fin de compte, échange des preuves écrites. Cette dernière étape précède la des-truction, immédiate ou non, des preuves écrites des obligations venues à terme : celles-ci ne garantissent plus l’accomplissement d’un contrat mais peuvent, tombant en des mains mal intentionnées, rouvrir un cycle de revendications. Leur destruction, complète ou partielle (par cancellation ou lacération) leur retire tout pouvoir et met un terme, sans appel, à la transaction. Il n’est donc pas

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nant que les pièces saisies par la justice royale chez Jacques Cœur et ses associés aient pratiquement toutes disparu : conservées, elle n’aurait eu d’autre fonction que de rouvrir un dossier embarrassant pour toutes les parties. Mais il ne s’agit ici que d’un cas particulier d’un fonctionnement general : dans les régions septentrionales, les traces des transactions heureuses et des investissements couronnés de succès n’ont pas de raison de survivre.

Il restera à expliquer comment s’accompli, entre la fin du XVIe

et le XVIIIe siècle, le processus qui conduit vers la constitution des

firmes comme lieux de mémoire écrite, et la conversion des do-cuments commerciaux périmés de traces éventuellement chargées de périls en dépôts d’information valables sur les marchandises les réseaux ou les institutions 28. Il restera aussi à comprendre pourquoi,

c’est-à-dire comment et dans quels buts, le monde méditerranéen en général, et la Toscane en particulier, avait dès le début du XIVe siècle,

valorisé ces documents. Au terme de ce programme, il resterait enfin à établir quel a pu être, dans ce processus, la part de la diffusion de la comptabilité en partie double.

Mathieu Arnoux

Université Paris-Diderot, EHESS

28 M.  C.  Howell, Commerce before capitalism in Europe, 1300-1600,

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