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La royauté d'un point de vue anthropologique

La visée de cet ouvrage est double : d'abord, apporter une contri- bution à l'étude anthropologique de la royauté en Afrique noire à partir de nos propres enquêtes de terrain chez les Moundang du Tchad (Adler, 1982) et, en second lieu, remettre en honneur une démarche comparative qui puisse redonner souffle à une théorie générale du pouvoir politique dans les sociétés de tradition orale

'.

Bien sûr, toute monographie sérieuse suppose un certain degré de généralisation théorique dans la mesure où, aussi descriptive et exempte d'apriori dogmatique qu'elle se veuille, elle ne veut ni ne peut se priver du recours à des concepts et à des modes d'argu- mentation qui lui donnent d'emblée une portée qui dépasse la singularité des faits exposés et analysés. Certes, il existe, par ailleurs, de nombreux recueils rassemblant, dans un but expressé- ment comparatiste, des contributions diverses sur ce thème, le premier et sans doute le plus stimulant d'entre eux restant

African

1. Nous ne sommes pas seul à souhaiter que les ethnologues revendiquent leur place dans la réflexion qu'exige le temps présent sur le pouvoir politique, et à œuvrer tant soit peu pour qu'ils s'y affirment avec le poids qui devrait être celui de leur discipline. Nous nous devons de citer ici quelques noms de cher- cheurs africanistes dont la contribution à cet égard est considérable : Luc de Heusch, Michel Izard et Jean-Claude Muller. Les travaux de chacun de ces auteurs sont pour nous une référence permanente tant dans le domaine africa- niste que dans celui de la théorie d'une anthropologie politique qui demeure encore, pour employer une expression déjà utilisée pour une autre sous-disci- pline, un domaine contesté.

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Political Systems (E. E. Evans-Pritchard et M. Fortes, 1940). Mais comparer effectivement des données et des situations singulières et pas seulement les rapprocher pour les laisser elles-mêmes, si l’on peut dire, se comparer entre elles dans la tête du lecteur, constitue une entreprise bien différente et bien plus exigeante. O n n’ignore pas que certains grands auteurs, dont E. E. Evans-Pritchard (1 971) précisément, considéraient qu’en dépit de sa nécessité scientifique, elle ne pouvait qu’être vouée à l’échec, tout du moins dans son application au champ de recherche qui est le nôtre, dans lequel il est vain de prétendre établir des lois de la nature sociale sur le modèle des lois formulées par les biologistes ou les physiciens.

Cette ambition que nourrissaient quelques-uns des fondateurs de l’anthropologie à la fin du siècle dernier et qui fut encore celle d’un Radcliffe-Brown (on la retrouve sans doute aujourd’hui, mais de façon aberrante et tout à fait marginale, chez ceux qui s’inspirent de la sociobiologie’) doit, sans la moindre hésitation, être rejetée. 11 n’en demeure pourtant pas moins vrai que N[.

.

.] s’il n’est pas d’autre méthode en anthropologie sociale que l’observa- tion, la classification, la comparaison, sous une forme ou sous une autre », comme l’affirme Evans-Pritchard dans ce même texte (1971, 25), il faut bien que celle-ci, en raison même de cette nécessité, soit praticable même si l’exigence de rigueur qui lui est inhérente est difficile, voire impossible à satisfaire. Depuis la linguistique, la discipline la plus avancée dans ses méthodes comme par ses résultats, jusqu’à l’anthropologie sociale et cultu- relle (laquelle subit aujourd’hui des critiques (( post-modernes )) qui la minent en voulant la placer sous l’emprise d u n subjecti- visme proclamé mesure de toute chose dans tout ce qui touche à l’expérience humaine), c’est quand même à une pratique raisonnée du comparatisme que les sciences humaines (et l’ethno- logie de la parenté, en particulier, en allant de Morgan jiisqu’au structuralisme) doivent un certain nombre de résultats dont la portée universelle est reconnue.

2 . Nous renvoyons le lecteur au petit livre bien connu de Marshall Sahlins,

Critique d e la sociobiologie (1976, trad. française, Gallimard, 1980). Le quart de siècle qui nous en sépare ne lui ôte rien de son actualité.

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Faut-il préférer aujourd’hui la forme de comparatisme qui se veut (( intensive et limitée )) (Evans-Pritchard, 1971, 22), autre- ment dit celle qui prend pour cadre une aire culturelle définie?

Dans de telles conditions on peut, en effet, en étudiant un ensemble de sociétés dont on a de bonnes raisons de penser qu’elles partagent de nombreux caractères communs, déterminer par l’analyse des différences ceux qui sont décisifs et définir ainsi un type d’organisation sociale ou un système culturel. O u bien faut-il préconiser cette autre forme de comparatisme (plus rare- ment pratiquée) qui se donne pour objet une institution ou un trait social et son articulation avec d’autres traits relevant ou non de la même institution, en se limitant également à une aire cultu- relle ou, au contraire, en élargissant le champ d’investigation, comme l’a fait Mauss dans son Essai sur le don ? Il y a tout lieu de penser que l’une et l’autre de ces démarches sont légitimes. O n ne s’étonnera pas, compte tenu du propos qui est ici le nôtre, que ce soit la deuxième que nous ayons mis en œuvre dans les textes que nous présentons au lecteur. Mais, au préalable, nous voudrions, en conformité avec l’une des règles élémentaires de la méthode comparative3, nous livrer à un essai de généralisation de la notion de royauté.

LA ROYAUTÉ : UNE NOTION A CONSTRUIRE

Ethnologie et histoire

Le mot royauté appartient au vocabulaire des institutions poli- tiques ; c’est ainsi que tout en affirmant que le rex latin, à l’origine du français roi, est (( [.

.

.] beaucoup plus religieux que politique [.

.

.] et s’apparente bien plus à un prêtre qu’à un souverain »,

3. Rappelons que l’on trouve un énoncé de cette règle dans un texte de Lévi-Strauss où celui-ci marque son opposition à la méthode de Frazer et où, en même temps, il reconnaît l’immense valeur de ses recherches (jugement auquel nous souscrivons pleinement). (( Chez Frazer (pour l’œuvre monumen- taie duquel rien ne peut ébranler notre admiration), écrit-il, un comparatisme à fleur de peau pousse à des généralisations souvent prématurées. Je procède à l’inverse : généraliser d’abord et comparer ensuite )) (Lévi-Strauss, 1988, 20).

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Émile Benveniste place cette entrée dans la partie cons;icrée au pouvoir, celle qui ouvre le second volume de son ouvrage magis- tral,

Le

Vocabuhire des institutions indo-européennes (1 969,2, 15).

Délaissant ici l’étymologie et ne nous référant qu’au sens le plus général que l’on donne à ce mot, nous dirons qu’il désigne une forme de gouvernement reposant sur le principe monarchique, c’est-à-dire sur la primauté d’un individu reconnu en raison de sa naissance ou promu, en vertu de certaines qualités (visibles et/ou invisibles, physiques et/ou morales), détenteur unique di: l’auto- rité légitime suprême sur un ensemble social donné. Pour les historiens, une définition de ce genre ne pose guère de problème mais n’offre pas non plus beaucoup d’intérêt. Ils étudient des faits : les règnes de tels rois, leur personnalité, leur politique et, de manière plus générale, leur œuvre: ils analysent des corpus de textes: au premier chef, ceux qui fixent les cadres juridiques de l’accès au pouvoir et les conditions de son exercice, mais aussi des doctrines ou des idéologies de la royauté, à telle époque et dans telle civilisation ou tel pays, au travers d’écrits et de documents de toutes sortes, iconographiques, notamment. Bref, ils opèrent dans un champ d u savoir positivement constitué où la théorie est une matière et non une condition de la connaissance.

II n’en va pas de même dans le champ de l’anthropologie où la royauté est un objet que le chercheur doit construire sans avoir à sa disposition les éléments qui sont à la base du travail des histo- riens et où il lui faudrait bien plutôt faire table rase de ce que ceux- ci lui ont appris. Ce propos est évidemment outrancier dans son radicalisme, car il suffit de penser à l’inestimable apport que constituent pour la réflexion ethnologique des travaux de médié- vistes tels Marc Bloch (sur les pouvoirs des rois thaumaturges) et Ernst Kantorowicz (sur la doctrine des deux corps du roi), pour ne citer que les plus célèbres d’entre eux, pour se rendre compte du caractère artificiel de l’opposition des deux disciplines qui ont, en définitive, affaire au même objet4. Bien plus près de nous, on peut

4. Nous mentionnons ici de préférence les historiens qui ont étudié en profondeur les aspects magiques et mystiques de la royauté européenne, mais cela ne signifie évidemment pas que les aspects religieux (théologiques et rituels

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aussi citer Rituals ufRuyahy, un ouvage remarquable (Cannadine et Price, éd., 1987)’ où l’on trouve réunies les contributions d’un sinologue, d’un orientaliste, d’un romaniste, d’un byzantiniste, d u n médiéviste spécialiste de l’époque des Carolingiens et de deux ethnologues. I1 constitue un témoignage évident du senti- ment partagé par l’ensemble des auteurs que le thème de la royauté exige un travail en commun, mais en dépit des efforts des responsables de ce recueil, on n’a affaire qu’à une nouvelle mouture du genre que nous évoquions plus haut, c’est-à-dire une simple juxtaposition d’essais. Sans doute, cette unité, ou plutôt cette convergence des deux disciplines, ne peut-elle être atteinte qu’au terme de recherches approfondies et d’une confrontation des démarches, des concepts et des cadres théoriques qui sont les leurs respectivement.

A

terme, on peut même imaginer un véri- table rapprochement entre une histoire se faisant histoire comparée pour donner aux structures la place qui leur revient et une ethnologie se faisant, dans la mesure du possible et malgré toutes les difficultés pour y parvenir dans des sociétés de tradition orale, historienne (fût-ce de l’histoire conjecturale), pour ne jamais oublier qu’une structure sociale anhistorique est pure illu- sion. Mais il n’en demeure pas moins que la tâche propre de l’an- thropologue est d’abord d’appréhender dans toute leur diversité

- les rites du sacre et les cérémonies funéraires, en particulier) de la royauté en terre de chrétienté n’intéressent pas les ethnologues. Par ailleurs, leur intérêt est tout aussi grand, dans le domaine du judaïsme antique, pour un texte aussi prodigieux que celui qui se trouve en Samuel I, chap. 8, où le Juge, répondant au peuple qui lui demande un roi afin d’être un peuple comme les autres, nous donne à la fois une définition de la royauté comme institution réelle, telle qu’elle fonctionne chez les autres peuples, et une critique radicale de celle-ci (elle est réduite à ses aspects de coercition et d’oppression), exprimant sans doute le point de vue plutôt (( prophétique )) et (( théocratique )) des rédacteurs de ce passage. Mais nous avons affaire, en l’occurrence, à un matériau de nature différente de celui qui est familier aux ethnologues et à leurs méthodes d‘ana- lyse. Une grande prudence intellectuelle est exigée car nous savons que le sens de ce texte nous est donné par une science exégétique qui, aussi soucieuse qu’elle soit des règles de la critique historique, demeure imprégnée des valeurs religieuses qui l’inspirent. Comme si seules ces valeurs pouvaient rendre compte de la singularité fondamentale de l’institution royale hébraïque par rapport à toutes les autres, antérieures ou contemporaines, de l’Orient antique.

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les formes que revêt dans les sociétés exotiques (celle ou celles qu’il a observées lui-même ou sur lesquelles l’on possède des études fiables et approfondies) l’institution du pouvoir monarchique pour autant, bien sûr, qu’il lui est possible de l’identifier comme telle. L’amplitude des variations peut, en effet, aller de la forme minimale de gouvernement5, mais dans laquelle s’ébauche la figure d’un personnage prééminent, jusqu’à des formes que nous qualifierions d’achevées et que nous rangerions sans aucune hési- tation dans la même classe que les royautés avec lesquelles les historiens nous ont familiarisés. Ce n’est qu’après avoir pris la mesure de cette diversité que l’anthropologue peut chercher à dégager les structures les plus générales de cette figure du pouvoir et s’interroger éventuellement sur ses origines.

La notion de roi << divin ))

Longuement développée par Frazer dans son œuvre maîtresse Le Rameau dor‘, elle est la première construction théorique d‘en- vergure et constitue aujourd’hui encore, selon nous, l’un des meilleurs points de départ d’une réflexion anthropologique sur la royauté’. Cette affirmation ne nous empêche pas de reconnaître

5. Nous reprenons là une formule employée par Lucy Mair dans son livre Primitive Government (1 962)’ véritable petit classique de l’anthropologie poli- tique que nous considérons comme une bonne illustration de la comparaison

(( intensive et limitée )) appliquée à une région particulièrement bien étudiée de l’Afrique orientale anglophone.

6. Elle a été éditée en douze volumes entre 191 1 et 1915 et une traduction française en quatre volumes a paru aux éditions Robert L a o n t (coll.

Bouquins) entre 1981 et 1983.

7. O n pourrait se demander s’il existe vraiment une alternative comme, par exemple, un modèle de (( pur N pouvoir, (( laïque », pour ainsi dire et purement politique. Nous ne le pensons pas et le fait qu’il existe des auteurs, y compris des africanistes réputés, qui ont décrit des institutions royales en accordant très peu d’attention à leurs aspects magiques et religieux, ne prouve rien car leurs travaux n’ont permis de dégager aucun modèle de cette sorte. Bien plus stimu- lante pour une anthropologie du politique est l’existence, dans la tradition hindoue, de Lhrtha sbastra (traité antique rédigé par Kautilya) que Charles Malamoud (1995) traduit par (( enseignement sur la politique N et dont il nous dit qu’il s’agit d’une doctrine que l‘on pourrait appeler (( laïque ». Bien qu’en Inde, comme en Afrique, le roi soit un personnage revêtu de pouvoirs

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que cette notion a été fortement contestée et qu’en tout cas elle a posé et pose encore un problème aux auteurs qui cherchent à maintenir nettement séparé le domaine de la magie de celui de la religion. Au premier rang de ceux-ci, faut-il le rappeler, se trouve Frazer lui-même qui nous révèle involontairement son embarras dans les incohérences du plan de son ouvrage. Comment devons- nous comprendre le fait qu’il puisse nous décrire le roi comme étant avant tout un magicien tout en lui attribuant en même temps le prédicat de G divin )) ? S’il est vrai que (( divin )) ne saurait en aucune façon avoir valeur de métaphore puisque nous sommes censés remonter aux origines de la royauté, il ne peut donc s’ap- pliquer qu’au statut qu’effectivement des sociétés appartenant au passé le plus lointain ou des sociétés contemporaines mais répu- tées ((primitives)) confirent à ce personnage doté de certains pouvoirs particuliers. O n a ainsi affaire à une notion qui comporte deux aspects distincts, voire opposés sinon contradictoires. Le pouvoir d’agir sur le monde et de le contraindre, pouvoir conçu comme une notion très générale et, en ce sens, c prépolitique »,

relèverait du domaine de la magie et, à partir de là, il faudrait

(( s’élever )) jusqu’à la sphère de la religion pour justifier I’attribu- tion d’un statut de dieu au personnage qui en est le détenteur.

Qu’est-ce donc qu’un roi divin selon Frazer ? C’est bien avant tout un personnage censé détenir un pouvoir sur la nature ; il est donc une sorte de magicien car un tel pouvoir n’est concevable qu’en référence au mode de pensée qui caractérise la magie dont on peut dire qu’elle est la forme première de maîtrise symbolique de l’homme sur la nature et de l’appropriation de certaines de ses forces par la société. Dans la pensée de Frazer, cette appropriation

magiques et religieux, bien qu’il soit au centre de l’ordre humain comme du cosmos (le dharma), Kautilya lui assigne les buts terrestres suivants : acquérir toujours plus de richesse et plus de pouvoir. Ces buts sont la grande affaire des rois qui sont seuls juges des moyens (violence et ruse) pour y parvenir. Nous serions tenté, en rapprochant cette conception indienne de la real palitik du texte biblique évoqué dans la note 4, de suggérer que c’est dans et du point de vue de la pensée religieuse telle qu’elle a été théorisée par d’éminents docteurs (ceux de l’Inde antique, comme ceux du judaïsme antique), que se sont déga- gées les idées les plus radicales sur la royauté comme institution politique et sur le politique comme domaine sécularisé de l’activité humaine.

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est rendue possible par l’application au monde sensible des deux lois dites de sympathie qui commandent l’association des idées : celle de similarité et celle de contiguïté. I1 les formule de la façon la plus classique (que l’on trouve dans des ouvrages de philosophie comme dans des traités de magie) : (( Le semblable produit le semblable; deux choses qui ont été en contact à un certain moment continuent d’agir l’une sur l’autre même quand ce contact a cessé. D Le principe de ressemblance est à l’origine de la magie homéopathique ou imitative, celui de contiguïté est au fondement de la magie contagieuse. Si, à la ressemblance nous ajoutons, bien que Frazer ne le mentionne pas, son opposé insé- parable, la contrariété, dont le principe est que le contraire agit sur son contraire et si, au contact, nous ajoutons, comme le propose Mauss (1966,

4)’

le corollaire suivant : (( La partie est au tout comme l’image est à la chose représentée », nous trouvons réunies les notions fondamentales au moyen desquelles l’homme pense les rapports de cause à effet, c’est-à-dire la possibilité même pour lui de se représenter le monde comme soumis à un ordre et d’agir sur lui. Quand on dit avec Frazer que le roi divin possède un pouvoir sur la nature, on est donc supposé admettre cette philosophie asso- ciationniste (c’est-à-dire une philosophie précritique) qui prétend nous dévoiler les principes premiers selon lesquels la pensée humaine a fonctionné et continue de fonctionner.

Nous ne pensons pas que les ethnologues qui trouvent aujour- d’hui un intérêt à reprendre cette notion de royauté divine soient tenus de le suivre dans cette direction, d’autant plus que lui- même, qui n’est certes pas philosophe’, ne s’embarrasse guère de questions dont certaines viennent pourtant immédiatement à l’es- prit : par exemple, celle de savoir s’il existe ou non un parallélisme entre la loi d’association des idées telle qu’on la trouverait à l’œuvre dans la magie pratiquée par l’homme (( primitif)) et telle qu’elle se manifeste dans l’exercice spontané de toute activité de l’esprit, chez l’enfant comme chez l’adulte des sociétés occiden- 8. Ce qui ne signifie pas qu’il l’ignore ou la dédaigne. C’est avec line satis- faction évidente qu’il relève, dans un Appendice où il le cite longuement (Frazer, 1981, op. Rt., t. 1, 478-480), que Hegel professait sur les rapports entre magie et religion, des idées très proches des siennes.

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tales. Nous n’avons pas à rouvrir ici le débat sur les caractères spécifiques de la pensée magique (si tant est qu’une telle chose existe) et nous nous contenterons de rappeler la position philoso- phiquement plus ouverte qui fut celle d’Hubert et de Mauss à cet égard : (( Les opérations mentales de la magie ne se réduisent pas au raisonnement analogique ni à des applications confuses du principe de causalité. Elles comportent des jugements véritables et des raisonnements conscients )) (1929, XXVII). I1 s’agit, pour nos auteurs, de jugements de valeur, donc affectifs, liés au désir, à la crainte, à l’espérance et, en durkheimiens qu’ils sont’, ils ne pensent pas qu’il y ait lieu d’opposer radicalement une logique des sentiments à celle de l’entendement, surtout quand il s’agit de considérer des faits sociaux, c’est-à-dire des comportements, des attitudes et des représentations qui sont l’objet d‘investissements collectifs. Et si des sociétés entières s’accordent sur ((des senti- ments et des raisonnements de valeur », c’est que ceux-ci sont

(( à la fois empiriques et rationnels )) (/oc. cit., XXVIII).

En réalité, même si, comme ses collègues anglais, G il est imbu d’associationnisme N (c’est Mauss qui s’exprime ainsi), Frazer se montre ici plutôt (( imbu )) des théories évolutionnistes, et c’est en référence à un stade initiai du développement intellectuel de l’hu- manité qu’il croit possible de donner un sens à l’idée d’un pouvoir sur la nature, idée qui appartient, comme nous venons de l’indi-

9. I1 serait plus juste, à ce propos, de dire que c’est Durkheim qui suit Hubert et Mauss, auteurs auxquels il se réfere expressément dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Faut-il rappeler, en outre, à quel point Durkheim se montre catégorique dans son rejet des thèses frazériennes, qu’il s’agisse des rapports entre magie et religion ou du rapport entre les représenta- tions qui sont communes à l’une et à l’autre et les concepts fondamentaux de l’entendement humain, comme celui de causalité, par exemple : N La Magie, écrit-il, n’est donc pas, comme l’a soutenu Frazer, un fait premier dont la reli- gion ne serait qu’une forme dérivée. Tout au contraire, c’est sous l’influence d’idées religieuses que se sont constitués les préceptes sur lesquels repose l’art du magicien [. . .]. Parce que toutes les forces de l’univers ont été conçues sur le modèle des forces sacrées [. . .] )) (loc. cit., p. 516). Et précisément, c’est parce que ces forces ont le double caractère de provenir de notre expérience intérieure (elles sont de nature morale) et d’être en même temps impersonnelles (elles sont de nature collective et s’imposent à nous du dehors), qu’elles peuvent donner un contenu rationnel au concept de relation causale.

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quer, au discours de la magie. Refusant toute spéculation sur la mentalité primitive qui lui interdirait de recourir simplement (ou naïvement) à nos critères du vrai et du faux, Frazer s’empresse de nous dire que le discours magique est celui de la fausseté. Dans les courts passages où il se laisse aller à une réflexion générale, il insiste fortement sur ce point : (( [.

.

.] la magie est une falsification de la loi naturelle, en même temps qu’une règle de conduite falla- cieuse ; c’est une science mensongère, autant qu’un art stérile )) (1 98 1, 43). Pourquoi une si lourde insistance ? Avait-il tellement peur que ses lecteurs ne fassent pas suffisamment la différence entre science (où la vérité est liée à la probabilité) et magie (où la certitude se marie à la fausseté) ou bien s’agissait-il plutôt de préserver la religion d u n e trop grande proximité avec celle-ci ? Sans vouloir mettre en cause l’unité de l’esprit humain qui est au principe même de toute science anthropologique mais en évitant aussi de bouleverser l’échelle des valeurs admise, il cherchait, sans aucun doute, comme la plupart des théoriciens de son époque, à assigner à ces trois domaines de la pensée et de l’action humaines des origines ou plutôt, dans la perspective évolutionniste partagée par beaucoup, des étapes bien distinctes du développement intel- lectuel et moral de l’espèce.

Vers une anthropologie politique ?

Mais Frazer fut le seul, à notre connaissance, à inclure dans ce champ de réflexion la question de l’origine du pouvoir, et partant de l’institution politique. D u même coup il apportait, à une ques- tion que lui-même ne s’était pas posée sur la nature du politique dans les sociétés primitives, un début de réponse consistant à lui refuser toute spécificité autre que celle d’un usage à des fins publiques, à des fins d’intérêt général, de pouvoirs magiques. C’est ainsi que (( le roi divin )) est censé capable d’exercer une influence sur le temps atmosphérique, faire tomber la pluie ou l’empêcher, arrêter la course du soleil, amener ou détourner les vents, etc., et, c’est parce qu’il est cause ou garant de la prospérité collective qu’il est promu à la dignité royale. Frazer exprime cette idée en toute simplicité, comme si cette promotion était pour celui qu’il appelle

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le magicien public, un passage tout naturel: ((En outre, nous avons montré que le magicien public occupe une position de grande influence d’où, s’il est un homme avisé et capable, il peut s’élever, petit à petit, jusqu’au rang de roi. Ainsi l’étude de la magie publique nous amène à une juste compréhension de la royauté primitive )) (1 98 1, 157). Relevons au passage que l’expres- sion (( magicien public )) fait écho à celle de Hubert et de Mauss (loc. cit.) qui parlaient de (( fonctionnaire de la société )), terme qui, pour eux, s’applique à tout magicien, quelle que soit sa spécialité, quelle que soit sa clientèle.

Quoi qu’il en soit, tout expert en recettes, techniques et rites magiques, même si ceux-ci sont de la plus grande utilité publique, n’est pas pour autant un roi. S’il y a, pour certains magiciens et seulement pour certains, un devenir-roi, qu’en est-il donc de leur statut ? Un tel statut, lié nécessairement à une hiérarchie sociale, fût-elle réduite au simple dualisme du souverain et de son peuple, suppose que son possesseur ne se montre pas seulement capable d’exercer un pouvoir sur la nature, ce qui se réduirait à un acquis d u n apprentissage réussi, mais qu’il ait avec ce pouvoir un rapport si intime qu’on puisse le considérer comme une partie intégrante de sa personne et de celle-ci exclusivement. Et du même coup, un tel personnage se trouverait radicalement séparé du reste du corps social. Cette réponse que nous formulons ainsi, Frazer ne sera en mesure de la donner, de manière évidemment implicite puisqu’il ne se pose pas la question des rapports entre pouvoir et statut, qu’à partir de 191 l ’ O , dans le volume IV de la troisième édition du Rdmeau d’or. I1 dispose alors des informations que C.G. Seligman lui fournit sur la royauté chez les Shilluk, une population nilo- tique vivant au Soudan anglo-égyptien, dans la région de Fashoda.

Avant d’examiner le cas qu’il fait de la royauté shilluk, il nous faut quand même dire, quoi qu’en pense Frazer, qui va jusqu’à affirmer que c’est en Afrique, ( ( o ù la diginité de chef et de roi atteint son plein développement [.

.

.] que les preuves sont relati- vement abondantes pour montrer le passage du magicien et parti-

10. C. G. Seligman, (( The Cult of Nyakang and the Divine Kings of the Shilluk N, Report o f the Wellcome Tropical Research Laboratories, 19 1 1.

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culièrement du faiseur de pluie au rang de chef )) (1 98 1 , 2 16), que les données de l’ethnographie africaine n’offrent aucune illustra- tion de ce que pourrait être un tel passage”. Aucun mythe, aucune légende de fondation, sans parler des chroniques historiques, ne nous relatent une telle transformation ; il y est plutôt question (comme chez les Moundang et dans bien d’autres cas) d u n héros qui doit fuir la maison royale où il est né pour fonder ailleurs sa propre dynastie, comme si ïorigine d u n e royauté ne pouvait être qu’une autre royauté (le plus souvent terrestre mais parfois aussi céleste). Mais il est vrai qu’on trouve en Afrique de très nombreux exemples de chefs ou de rois dotés d’un pouvoir mystérieux, logé en eux-mêmes, ou en quelque objet et lieu extérieurs auxquels les attachent des liens secrets ; et dans ce pouvoir, le plus souvent, se combinent des aspects de magie bénéfique et de sorcellerie malé- fique qui confèrent à la personne de son détenteur une très forte ambivalence. C’est le cas du roi de Léré dont le

ke

(pouvoir de pluie et de sécheresse) est étudié plus loin, dans le chapitre

4

consacré au sacrifice, et c’est aussi le cas, comme l’a montré Luc de Heusch, de la plupart des chefs et souverains de l’aire bantoue de l’Afrique centrale. Nous évoquons nous-même dans le chapitre 5 la figure du roi des Bushong : il est assimilé à un nged, un (( esprit de la nature », et il porte en lui le paam, qui est à la fois le (( feu solaire qui brûle le sol, un léopard, un sorcier ». Mais tout ce que l’on peut dire, à ce propos, est qu’il n’est pas de pouvoir politique concevable qui n’ait partie liée avec les pouvoirs magiques tant bienfaisants que malfaisants, les uns ne pouvant aller sans les autres car la contre-sorcellerie serait impuissante si

11. A la suite du passage que nous venons de citer, Frazer cite, en guise d’illustration de son propos, l’exemple du kzibon des Masai et de l’orkoyot des Nandi, deux populations voisines vivant au Kenya. Dans les deux cas, il s’agit de personnages éminents dont le rôle en tant que devins, guérisseurs, magiciens de la pluie et prophètes, est déterminant au moment la collectivité a de graves décisions à prendre: se lancer dans une expédition guerrière, semer, lutter contre les épidémies, la sécheresse, etc. Mais, comme Frazer le reconnaît lui-même, nous n’avons pas affaire à des rois, pas même à des chefs car ils n’exercent aucun pouvoir de coercition. Ces sociétés sont fondées sur line orga- nisation en classes d’âge, laquelle se confond pratiquement avec leur système politique (G.W.B. Huntingford, 1953 ; L. Mair, 1962).

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elle n’était en même temps sorcellerie. Ce n’est qu’en incorporant ces forces contraires que le détenteur du pouvoir peut donner à celui-ci une certaine effectivité.

Frazer tient assurément à l’idée des origines magiques de la royauté, mais la notion qu’il retient est celle de (( roi divin )) et cette épithète qu’il applique au roi shilluk, le Retb, ne semble pas trop inappropriée à ce personnage pour autant qu’il s’agisse de souli- gner tout l’écart qui le sépare du reste de la population. Dans ce royaume africain, le titre de Retb n’est pas héréditaire mais conféré par voie élective à un candidat choisi parmi les membres du clan royal. Le successeur élu ne devient pleinement (( roi )), c’est-à-dire possesseur de la force qui lui permet d’agir sur la fécondité des gens et des troupeaux, la fertilité des champs, etc., qu’à la suite des rites d’intronisation qui lui sont imposés. Ceux-ci ont pour fina- lité essentielle d’opérer une transformation dans l’être même de sa personne de telle sorte qu’elle devienne l’incarnation de l’Esprit Nyikang. Nyikang est le nom de l’ancêtre fondateur du clan royal, il n’est pas un dieu mais n’est pas tout à fait un homme ; c’est une sorte de génie étroitement associé aux Puissances du Nil. Les mythes nous parlent d’un rapport de filiation, tantôt avec un crocodile, tantôt avec une vache vivant dans le fleuve.

Dans la pensée religieuse des Shilluk, le rôle de Nyikang est

celui d’un intermédiaire entre les hommes et Juok, l’Être suprême qui est conçu comme la Puissance lointaine qu’on ne peut invo- quer directement et qui n’est donc l’objet d‘aucun culte. Les hommes invoquent Nyikang, autrement dit l’Esprit dont les dispositions commandent le sort des humains et dont la personne du Retb manifeste parmi eux la présence vivante. Semi-divine ou plus qu’humaine, en tout cas sacralisée, la personne du roi (et ce qui vaut pour le Retb peut être généralisé à de nombreuses royautés africaines) se trouve placée au centre du système rituel de la société. I1 joue le rôle principal dans les cérémonies agraires du cycle calendaire, ainsi qu’au moment des sacrifices et oblations de toutes sortes liés à des situations intéressant le bien commun. Les sites des tombes royales sont les sanctuaires où toutes ces célébra- tions ont lieu. Le roi se rapprocherait ainsi davantage du prêtre que du magicien, mais son statut n’est pas déterminé par l’une ou

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22 Lepouvoir et l’interdit

l’autre fonction de façon exclusive, dans la mesure où il résulte de l’identification de son personnage à l’Esprit suprême Nyikang.

C’est donc, avant tout, le statut de sa personnel2, et de son corps tout particulièrement, qui détermine sa fonction de garant de la présence vivante et agissante de l’Esprit dont dépend la prospérité publique. Aussi quand son corps vient à s’affaiblir, à donner des signes de défaillance, le roi doit-il être mis à mort afin que l’ordre du monde dont il est le support ne subisse pas les effets de son propre déclin. Le régicide rituel est ainsi le moyen de maintenir intact le pouvoir de l’Esprit souverain Nyikang dont le corps des Retb est l’habitacle temporaire. O n se souvient que Frazer avait choisi comme motif d’ouverture de son Rameau d’or le récit du meurtre, par son successeur, du roi-prêtre de Diane dans le bois sacré de Nemi, récit qui avait, à ses yeux, valeur d’exemple prin- ceps. I1 en était d‘autant plus convaincu que les détails rapportés par Seligman sur les façons de faire des Shilluk, les préparatifs des meurtriers et la conduite angoissée de la victime dans l’attente de l’inéluctable, présentaient une troublante ressemblance avec ceux que donnaient les textes latins de référen~e’~.

Cette ressemblance implique, en tout cas, une mise à l’écart des aspects politiques de la royauté pour ne considérer que sa dimen- sion magique et religieuse. La mort du roi pas plus que sa nais- sance, c’est-à-dire son intronisation qui, pour lui, constitue une seconde naissance, ne peuvent se concevoir comme des événe- ments naturels auxquels la société réserverait un traitement rituel 12. L’intronisation du nouveau Reth est, au sens littéral de ce mot, une prise de possession (accompagnée de tremblements convulsifs) de son corps par l’Esprit Nyikang. Elle survient exactement au moment où il s’asseoit sur le tabouret sacré. Après quelques minutes, des assistants l’aideront à se lever et le présenteront au peuple dans un état de complète hébétude.

13. Dans un bref passage de La Religion romaine archaïque, Dumézil, citant seulement Suétone, nous dit ceci : (( Son prêtre (de Diane) portait le time de roi (du Bois), rex Nemorensis, et un usage sûrement ancien rendait cette dignité fragile ; celui qui aspirait à la royauté devait tuer le titulaire en exercice à l’aide d’un rameau pris d‘un certain arbre du bois sacré

[...I. A

l’époque classique, on ne trouvait de volontaires que parmi les hommes de basse condition ou les esclaves fugitifs, car le rituel gardait sa dureté sans son prestige [.

.

.], Malgré le beau livre de Frazer, rien ne permet de penser que ce rex ait jamais été un roi réel [.

.

.] )) (1966, 396-97).

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proportionnel à leur importance politique. Elle doit être l’œuvre d’actes rituels spécifiques destinés à faire advenir et à conserver un ordre symbolique liant la société à la nature d’une façon, dirons- nous, substantielle par l’identification d’un individu unique à un aspect de la force souveraine qui régit le cours du monde. Dans son analyse du régicide chez les Jukun du NigeriaI4, Michaël Young aboutit à une conclusion dans laquelle il indique bien comment dans cette pratique rituelle s’imbriquent le politique et le cosmologique :

En tuant périodiquement celui qui transcende la nature par le pouvoir qu’il exerce sur elle et transcende la société par la charge qu’il a de l’incarner, les hommes (( affirment leur emprise sur la nature et font la preuve qu’ils contrôlent en définitive la société )) (M. Young,

1966).

Cette formule bien frappée - qui n’explique pas pour autant pourquoi une société croit assurer sa maîtrise sur le cours de choses grâce à un meurtre, fût-il rituel - était une réponse directe à Evans-Pritchard qui, dans sa fameuse (( Frazer lecture )) (1948), contestait la réalité du meurtre rituel du Retb shilluk et, du même coup, jetait le doute sur tous les autres cas mentionnés dans la littérature africaniste.

Mais Evans-Pritchard cherchait avant tout à affirmer, face aux idées imprégnées d’évolutionnisme de Frazer (qui se manifestaient surtout dans la façon dont il se représentait le passage progressif de la magie à la religion comme celui d’un stade inférieur à un stade plus élevé de la civilisation), sa conception sociologique - à la fois structurelle et fonctionnelle - de la royauté. Son argumentation peut se résumer à ceci: les institutions et les idéologies qui les accompagnent ne sont intelligibles que rapportées à la structure des sociétés où elles ont cours. Chez les Shilluk, la royauté divine et sa légitimation en termes de meurtre rituel apparaissent, dit-il,

14. Avec son célèbre ouvrage A Sudanese Kingdom (1931), consacré aux Jukun du Nigeria, C.K. Meek (qui fut aussi, comme d’autres chercheurs de

terrain, l’un des collecteurs de données ethnographiques dont Frazer fut l’ins- pirateur) avait fourni l’un des exemples classiques de régicide rituel en Afrique occidentale.

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24 Lepouvoir et l’interdit

(( comme une institution typique, quoique non exclusive, des sociétés possédant une forte structure lignagère dans laquelle les segments politiques constituent les parties d u n système faible- ment organisé et dépourvu de fonctions gouvernementales [.

.

.].

Dans des sociétés de ce type, l’organisation politique revêt une forme rituelle et symbolique )) (Evans-Pritchard, 1962, 84).

Quelques lignes plus loin, il énonce la même idée dans un langage très durkheimien : (( La densité morale [dans la société shilluk] est assez grande pour que les segments soient représentés par un symbole commun dans la royauté, mais pas suffisammeiit pour que soient éliminées les puissantes tendances à la fission dans la structure qu’ils composent B (Zuc. cit., 84-85).

L’importance de la position d‘Evans-Pritchard dans ce débat tient à ce que, au-delà du cas shilluk, elle nous permet de mesurer la difficulté qu’il y a à penser ensemble, dans la royauté, le poli- tique et le symbolique. Même s’il est vrai que le régicide rituel est une pratique dont il est presque toujours impossible de prouver la matérialité et, à plus forte raison, sa régularité dans l’histoire de telle ou telle dynastie, il faut dire que, pour Evans-Pritchard et les anthropologues qui l’ont suivi, la réfutation de la thèse de Frazer se situe sur un autre plan. Leur déni de la réalité du régicide, c’est- à-dire du fait qu’un acte rituel entraîne pour le fonctionnement du système politique des conséquences du même ordre qu’un assassinat, acte intentionnel et rationnellement orienté vers un but, pour parler comme Max Weber, tient à ce que cette réalité est, à leur yeux, incompatible avec la fonction purement expressive qu’ils accordent au symbole. En outre, il faut rappeler qu’en ce qui concerne Evans-Pritchard dont nous connaissons par ailleurs les scrupules, justifiés mais peut-être excessifs, à l’idée de rendre compte simplement du cannibalisme chez les Zandé, fait dont il est pourtant obligé d’admettre l’existence (Evans-Pritchard, 1971), c’est aussi l’horreur qu’est censée nous inspirer le meurtre rituel qui militait en faveur de ce rejet. Mais si Frazer semble prendre naïvement à la lettre ce que rapporte Seligman pour y voir la vérification de l’idée directrice du Rameau d’or, en oubliant qu’il a la charge non pas d’en faire la preuve mais de produire une accu- mulation de témoignages telle que l’existence de cette pratique

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soit irrécusable, ceux qui le contestent et proposent une interpré- tation sociologique des croyances ou des idéologies, ont, quant à eux, à charge d‘expliquer pourquoi on rencontre dans certaines sociétés d’aussi étranges fictions que le régicide rituel. Étranges non pas parce qu’elles révéleraient un état de sauvagerie (ou de barbarie) qu’un point de vue politiquement correct ne saurait admettre, mais parce qu’on voit mal quelle pourrait être leur utilité sinon leur sens.

La royauté (( divine )) comme structure symbolique

Les données de l’ethnographie africaine (les cas Jukun, Moundang, Shilluk, le cas de nombreux royaumes de la région des Grands Lacs, les cas Nyakyusa, Lovedu, etc.) où la pratique est décrite de manière précise, et les très nombreux cas où il est ques- tion de régicide mais où les exécutants épargnent la personne du roi pour mettre à mort une victime (humaine ou animale) de substitution, comme chez les Rukuba (J.-C. Muller, 1980), par exemple, ou chez les Mossi (M. Izard, 1992), permettent d’affirmer que le régicide rituel est bel et bien une caractéristique essentielle de certaines formes de royauté répandues à travers tout le continent noir. Ces données nous conduisent donc à le considérer comme constitutif d u n e structure symbolique dont des royaumes les plus différents sont susceptibles d’être pourvus. La très brève énuméra- tion qui vient d‘être faite suffit à indiquer l’importance de ces diffé- rences, notamment, sur le plan de la taille du territoire, du volume de la population, du système économique, de l’organisation mili- taire, etc. (en somme, des déterminants principaux d u n système politique). Du même coup, elles nous amènent à mettre en dvidence le trait suivant : la figure du pouvoir qui correspond à cette structure symbolique est indépendante de l’étendue et de la puissance de l’autorité temporelle qu’exerce celui qui la détient, qui peut tout aussi bien être un souverain despotique régnant sur des multitudes qu’un chef spirituel veillant seulement sur une petite communauté ne comprenant que quelques villages. Penser la royauté, c’est-à-dire penser l’imbrication de la structure symbo- lique qui sous-tend le statut de souverain - lequel relève simulta-

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26 Lepouvoir et li’nterdit

nément de l’ordre de la magie et de celui de la religionI5

-

avec les structures sociales, implique donc de rechercher les conditions de possibilité de l’émergence, non pas de tel régime politique ou de tel type d’État, mais d u n ordre politique à proprement parler.

Dans un texte déjà ancien (Adler, 1378)’ nous abordions le thème frazérien du régicide rituel en nous demandant s’il ne s’agissait pas, en définitive, de l’interdit suprême qui frappe le roi et si la question première n’était pas de savoir quel rapport le pouvoir entretient avec l’interdit. I1 est évident que si nous partons de l’idée d u n pouvoir pleinement constitué, l’interdit ne peut avoir pour fonction que de le brider, de lui assigner des bornes qui en limitent l’arbitraire ; de ce fait même, il s’inscrit dans le champ politique comme une disposition parmi d’autres de la charte constitutionnelle. Tout autre est sa fonction dès lors que nous envisageons le pouvoir du point de vue du processus qui l’institue.

Nous dirons que nous avons affaire alors à une fonction primaire qui est précisément celle de rendre possible la création d u n statut très particulier: celui qui donne la légitimité du pouvoir au personnage déclaré détenteur d’une capacité magique d‘influer sur le cours naturel des choses. L’instauration d’un tel statut est concomitante de ce que nous désignions comme un ((ordre symbolique nouveau)), un ordre du second degré résultant d u n retournement de l’ordre symbolique premier. Nous sommes ainsi poussé vers un raisonnement analogique qui semble s’imposer : de même que toute analyse d u n système particulier de rôles et d’at- titudes de parenté exige que l’on remonte à la règle de prohibition de l’inceste qui est au principe de l’échange matrimonial, les règles

15. I1 ne s’agit ni de prêter à confusion, ni de noyer le poisson. La difficulté à séparer de façon nette la religion de la magie est évidente et ce n’est pas la lecture de Frazer, et, encore moins, celle d‘Hubert et Mauss, auteurs bien décidés à tracer avec force une ligne de démarcation entre les deux, qui pour- ront nous convaincre du contraire. C‘est ce que L. de Heusch avait très luci- dement souligné dans l’article écrit en hommage à C. Lévi-Strauss (1971, 179- 180). I1 n’hésitait pas à prendre parti en indiquant que, selon lui, les ethnologues peuvent tirer un plus grand profit de la conception intel1e:ctualiste qu’avait Frazer de l’opposition entre magie et religion que de celle, purement sociologique (et, dans le fond, quelque peu manichéenne, selon lui), que défen- daient Hubert et Mauss.

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spéciales qui sont appliquées à la personne du souverain - le meurtre rituel au terme d‘une période donnée et, bien sûr, l’union incestueuse et toute autre forme de transgression ou d’interdit - trouvent leur fondement dans un retournement ou un certain brouillage (d’où, par exemple, la grande fréquence de l’assimila- tion du roi à un jumeau) de l’ordre symbolique premier. Dès lors, si nous cherchons à mettre au jour ce que nous appellerons les composantes élémentaires de la puissance royale, nous dirons que celles-ci nous sont données en négatif avec les éléments relevant d’un ordre symbolique nouveau. Celui-ci, en effet, se construit en rupture avec l’ordre symbolique premier tel que l’anthropologie nous permet de le concevoir, c’est-à-dire comme l’ordre qui émerge“ avec la constitution des rapports de parenté, l’établisse- ment des règles de mariage, et avec les principes de l’organisation territoriale correspondant à la morphologie des groupes de descendance localisés, depuis les unités domestiques et les familles étendues jusqu’aux sections lignagères et claniques.

S’il est vrai que de nombreux auteurs, parmi lesquels nous cite- rons notamment Luc de Heusch (1958), ont davantage insisté, pour des raisons qu’on devine aisément, sur l’inceste royal comme transgression majeure destinée à faire la séparation la plus radicale entre le roi et les autres, les faits ethnographiques nous montrent qu’il n’y a pas lieu de lui donner un caractère exclusif et que c’est dans ces trois dimensions qu’avec plus ou moins de force se mani- festent les ruptures. Chez les Moundang, comme on le verra dans l’ensemble des chapitres qui composent cet ouvrage, c’est un énoncé de portée générale (valable, dirons-nous, dans les trois dimensions), à savoir que le roi est hors clan, qui nous fournit la prémisse de toute analyse de la position royale au sein de la société qu’il gouverne et qui est caractérisée précisément par son organi- sation clanique. Cet énoncé revient comme un leitmotiv dans

16. O n peut renvoyer le lecteur aux pères fondateurs de notre discipline.

A

Morgan, par exemple, qui écrit ceci : (( Un arrangement formel des catégo- ries des consanguins les plus proches dans les lignes de filiation, avec l’adoption d’une certaine méthode pour distinguer un parent d’un autre et pour expliquer la valeur de la relation, aura été parmi les premiers actes de l’intelligence humaine )) (Morgan, 1968).

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28 Le pozlvoir et L’interdit

chacun des chapitres et donne lieu à chaque fois à des développe- ments nouveaux; ceux-ci représentent à nos yeux autant de facettes de la royauté moundang dont nous pouvons faire un point de départ pour procéder à des comparaisons. En raison des données disponibles, le nombre de situations envisagées varie beaucoup selon les thèmes (du simple parallèle à la dizaine de cas), mais nous avons pensé que nous devions nous accommoder de cette disparité afin que notre démarche demeure autant que possible en conformité avec le principe que nous nous sommes fixé: ne pas comparer globalement des institutions mais la manière dont leurs divers aspects, leurs diverses fonctions s’articu- lent entre eux dans des contextes plus ou moins différents mais dont les principaux paramètres nous sont connus.

PLAN DE L’OUVRAGE

Le premier chapitre, qui porte sur l’histoire de l’unique dynastie que connut le royaume de Léré, est un exernple de comparaison réduite à un parallèle. Le matériau brut consiste en une liste de noms de rois supposés s’être succédé depuis sa fonda- tion jusqu’au temps présent. Les péripéties de l’action aboutissant à la fondation et le personnage qui en est le héros font l’objet d u n récit mythique qui constitue la charte du royaume. Ensuite, au fur et à mesure qu’on égrène les noms de la liste, légendes et anecdotes laissent place à des événements et, liés à ceux-ci, à des noms de personnes comme de lieux dont des écrits d’explorateurs garantis- sent la véracité historique. La visée de ce chapitre n’est pas de faire au plus près le tri entre ce qui est mythique et ce qui est du réel historique, mais de déterminer les caractères du (( texte N que l’on appréhende au travers des traditions orales dont on sait à quel point l’interprétation reste problématique dans son statut même : s’agit-il de la voie unique d’accès au passé historique, à ce qui est réellement advenu et qui expliquerait l’état présent de la société ou ce type de discours ne permet-il que de mettre au jour certaines des catégories au moyen desquelles celle-ci conçoit son identité et sa permanence dans le temps ?

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