• Aucun résultat trouvé

Humeurs noires

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Humeurs noires"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

Article

Reference

Humeurs noires

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Humeurs noires. Critique , 2005, no. 701, p. 810-820

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29621

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

Humeurs noires

Patrick Dandrey Les Tréteaux de Saturne

·Scènes de la mélancolie

à l'époque baroque

l

Parts, Klincksieck, 2003, coll. "Le génie de la mélancolie», 312 p.

Avis de tempête sur l'âge classique! Le monument de mesure et d'harmonie, le triomphe de l'ordre et de la raison auxquels était réduit jadis le XVIIe siècle français ont essuyé, depuis quelques décennies, plus d'une bourrasque. Un numéro de Critique, ((Les classiques décoiffés>>, rendait compte, récemment, de cette météorologie tourmentée 1 Après le baroque,· son goût de la feinte et de la métamorphose, après les libertins, leur critique de l'orthodoxie et leur licence, voici maintenant le démon de la mélancolie - un vent de folie, un tourbillon d'esprits détraqués, loufoques ou ténébreux qui, à leur tour, ébranlent l'édifice.

C'est sur la scène, comédie et tragédie confondues, que souffle ici l'ouragan. De Hamlet à Alceste et Argan, du délire amoureux à la folie du sage, Patrick Dandrey montre avec quelle curiosité fascinée le théâtre du XVIIe siècle lève le rideau sur ce qu'un dramaturge d'alors appelle L'Hôpital des fous (Beys, 1635). Cocasses ou pitoyables, des personnages égarés, coupés du monde et colonisés par leur obsession, offrent au public du Grand Siècle le spectacle infiniment varié de la déraison. Rengaine familière? Dénoncer l'extravagance des hommes, cela pourrait revenir à illustrer le topos, vieux comme le monde, de l'universelle aberration des conduites humaines.

Mais le site sur lequel se rencontrent ici le théâtre et la folie est moins celui de la morale que celui de la médecine - la noso- logie et la cure des affections mentales, c'est-à-dire, dans les

l. «Les classiques décoiffés•. Critique, no 615-616, août-sep- tembre 1998.

(3)

termes de l'époque, le territoire de la mélancolie. Dans ce livre savant, brillant et éclairant, Patrick Dandrey analyse l'interpé- nétration de deux systèmes de représentation: la dramaturgie du délire et l'imaginaire médical de la bile noire. L'ouvrage rejoint les études canoniques sur la mélancolie classique - le monument de Klibansky, Panofsky et Saxi (qui ne dépassent pas, dans leur enquête, la gravure de Dürer), les travaux de Foucault, Starobinski et Jackie Pigeaud 2, mais il les complète par deux perspectives qui le distinguent: le resserrement chro- nologique sur la fin du XVIe et les deux premiers tiers du

XVIIe siècle, la limite de l'investigation au monde du spectacle.

Un mal polymorphe

"Quand la crainte ou la tristesse persiste longtemps, c'est un état mélancolique>> : telle est la définition originaire, sibyl- line dans sa tournure elliptique, laissée par Hippocrate. On pourrait la croire moderne : "état d'abattement, de tristesse>>, dit le Robert. Mais le sens étymologique, aujourd'hui, s'est perdu, alors que, des sources grecques jusque vers le XVIIIe siècle, le trouble psychique est inséparable de sa manifestation orga- nique : le dérèglement de la bile noire. Que la perturbation humorale et les dysfonctionnements physiologiques opèrent comme des causes ou qu'ils ne soient que des symptômes, l'imaginaire de l'atrabile (que personne n'a jamais vue) accom- pagne nécessairement, pendant plus de deux millénaires, le discours de la psychologie - ou du moins, celui de la pathologie mentale.

L'articulation entre déséquilibre des humeurs et désordre de l'esprit trouve sa formulation la plus forte dans un autre

2. R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl (1964), Saturne et la Mélan- colie, trad. F. Durand-Bogaert et L. Evrard, Paris, Gallimard, 1989;

M. Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Gallimard, 1976; J. Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie des ori- gines à 1900, Bâle, J. R. Geigy, 1960; J. Pigeaud, La Maladie de l'âme. Étude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico- philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981 et Folie et cures de lafolie chez les médecins de l'Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres, 1987.

(4)

texte fondateur, promis à une longue fortune : le Problème XXX, 1, attribué à tort à Aristote. La sombre liqueur exerce ici sur le psychisme des effets ambivalents. Elle peut inspirer des idées noires, susciter la prostration ou l'insanité. Mais elle peut aussi libérer les forces de l'intellect et actualiser des pou- voirs qui font de l'atrabilaire un homme supérieur - un chef, un sage, un créateur inspiré. Les héritiers de ce texte, notam- ment à la Renaissance, insisteront sur le caractère cyclique de ces deux états, l'alternance de périodes exaltées et de phases angoissées. Plus haut s'élèvent les êtres d'exception, gràce à un dosage humoral qui stimule l'esprit, plus dure sera la chute. L'humanisme finissant s'est laissé fasciner par deux intellectuels qui, pour avoir abusé des livres et du travail céré- bral, ont sombré dans le délire : Don Quichotte et le Tasse. Le spectacle de ce dernier, vieillard terrassé par la démence, alarme Montaigne, qui y voit, pour lui-même et pour les aven- turiers de l'esprit, un sinistre avertissement: «Qui ne sait com- bien est imperceptible le voisinage d'entre la folie avec les gaillardes élévations d'un esprit libre et les effets d'une vertu suprême et extraordinaire 3?))

Pendant plus de vingt siècles où il a nourri les théories et les rêveries sur les maladies de l'àme, le concept de mélancolie a enregistré quantité de variations et pas moins d'incertitudes.

Ainsi cette hésitation, ou cette ambiguïté, qui l'accompagne tout au long de son histoire: le dérèglement est-il d'origine physiologique et l'affection mentale n'en est-elle que le symp- tôme, ou le délire est-il au contraire, exclusivement, un trouble psychique, justiciable d'une cure morale, le désordre du corps n'étant plus alors une cause, mais une conséquence? L'esprit est-il contaminé par les miasmes de l'atrabile ou est-il, lui- même, le siège et l'agent de la maladie? Le doute persiste, puisqu'on s'interroge, aujourd'hui encore, sur les mérites res- pectifs de la psychiatrie et de la psychanalyse. '

Ce débat trahit l'instabilité de la notion, si accueillante qu'elle en viendra à rassembler toutes les spéculations pos- sibles sur les troubles psychiques et leur rapport à l'orga- nisme. Éclectique et syncrétique, le modèle mélancolique s'est imposé, au fil des siècles, «comme une formidable architecture

3. Les Essais, II, 12, éd. P. Villey, Paris, PUF, 1978, p. 492.

(5)

herméneutique pour la perception et la compréhension de l'âme et du corps humains, de l'âme dans ses relations confuses et diffuses avec le corps'' (p. 24). Pareil œcuménisme embrasse tant bien que mal la totalité des délires, quelles qu'en soient l'étiologie et les manifestations. L'abattement voisine avec la fureur poétique, la déraison avec la sagesse, le désir érotique avec la pulsion de mort; l' acedia relève de la mélancolie, mais aussi l'excès des passions, sans parler de la soi-disant posses- sion diabolique, de l'égarement des doctes ... L'énorme somme de Robert Burton, The Anatomy of Melancholy4, qui collectionne une multitude quasi infinie de phénomènes et d'explications, montre que le concept, lorsqu'il parvient au terme de sa trajec- toire, au moment où les avancées de la science entament son prestige, s'est gonflé à tel point qu'il est menacé d'implosion.

Déferlante noirceur

Victime de son succès, la mélancolie amorce son déclin dès la seconde moitié du XVIIe siècle, juste après avoir connu, au plan européen, une période d'intense - et sombre - rayon- nement. Patrick Dandrey devait raconter cette histoire pour faire comprendre à quel point la période de 1560 jusque vers 1660 en est saturée. Les guerres religieuses et les troubles civils, la violence des armes et le fanatisme des croyances, toute cette instabilité enflarnrnt; les passions, mais engendre aussi des idées noires. De Marsile Ficin en amont à Robert Burton en aval, princes, savants et poètes affichent leur désen- chantement- jusqu'à Montaigne qui associe son projet d'écrire à l'irruption d'une ((humeur mélancoliques,,, Les cours donnent le ton et entretiennent la mode : de l'Angleterre d'Elisabeth I'e à l'Espagne de Philippe II, de Rodolphe II à Prague aux derniers Valois à Paris, on cultive la tristesse et le deuil, on se déprend du monde pour s'abandonner à d'anxieuses contemplations.

Plusieurs médecins répondent, par leurs ouvrages, à la demande des âmes malades: pour s'en tenir à la France, André 4. Voir la belle édition française: Anatomie de la mélancolie, trad.

B. Hoeppfner, introduction de J. Starobinski, postface de J. Pigeaud, Paris, Corti, 2000, 3 vol.

5. Les Essais II, 8, éd. cit., p. 385.

(6)

Du Laurens, Jourdain Guibelet, Jacques Ferrand. La poésie lyrique d'un Théophile de Viau ou d'un Tristan l'Hermite, les héritiers de Don Quichotte dans la tradition narrative, la pein- ture d'un Antoine Caron comme les gravures d'un Jacques Callot, toutes ces expressions d'inquiétude ou de désenchante- ment témoignent d'une même attraction pour les vapeurs noires et leurs effets délétères.

Mais c'est dans le répertoire théâtral, on l'a dit, que Patrick Dandrey reconnaît les marques les plus virulentes de l'épidémie: dans les terres du spleen, bien sûr, avec Shakespeare, la scène élisabéthaine puis jacobéenne; dans la fulgurance du Siècle d'or, avec les personnages tourmentés et ténébreux d'un Lope de Vega, d'un Calderon. La France n'est pas en reste: sa tragédie, animée de l'horreur et de la fureur sénéquiennes autant ou plus que de la rigueur aristotélicienne, déploie avec complaisance les débordements de l'atrabile, les excès d'hypocondrie, les dérives de la folie amoureuse. Après l'effervescence baroque, même la génération des classiques, pourtant réfractaire aux égarements de l'imagination, succom- bera à la fascination - témoins, chacun à sa façon, Molière, Racine et La Fontaine.

La mélancolie se déploie encore sur un autre théâtre: celui des procès de sorcellerie et des épisodes de possession démo- niaque qui culminent au moment même oû la vogue de l'humeur noire atteint son apogée. Un âpre débat partage les observateurs. Les uns, inquisiteurs, exorcistes et démono- logues, défendent l'authenticité de la thèse satanique et, dans les histoires de sabbats, de pactes avec le diable, de coïts avec des incubes ou des succubes, reconnaissent l'intervention de puissances surnaturelles. À quoi d'autres rétorquent que les prétendus ensorcelés ne sont que des déments, victimes d'hal- lucinations et entraînés dans le cercle vicieux, morbide mais inoffensif, de l'autosuggestion. On se rappelle la visite de Montaigne à des prisonniers accusés de sorcellerie: <<je leur eusse plustost ordonné de l'ellébore que de la cicue 6 )) • Pour démystifier les maléfices et combattre les superstitions, on invoque donc l'égarement de la mélancolie. Paradoxe: l'atrabile qui avait nourri tant de fantasmes servait ici à en réfuter un

6. Les Essais III, 11, éd. citée, p. 1032.

(7)

autre. Rejetée plus tard comme une fiction, elle venait au secours de la critique rationaliste. Substituant une explication physiologique à la thèse magique, elle allait finalement contri- buer à la désaffection de la sorcellerie.

La mélancolie dramaturge

Molière arrive au moment où s'amorce le reflux. Mais le potentiel comique de la nosologie mélancolique et le trouble attrait qu'en dépit des dénégations de la nouvelle médecine elle continue, à exercer sont trop puissants pour qu'il s'en prive. Fort d'une ample connaissance des traditions médicales, Patrick Dandrey débusque dans les comédies quantité de réfé- rences précises à des thèses alors familières sur l'altération des humeurs et les origines physiques de l'insanité. Si Molière se garde de tout pédantisme - il le délègue aux médecins et autres apothicaires qu'il lâche sur la scène -, il sait de quoi il parle et ses lunatiques, à quelques exagérations près, sont des cas d'école.

La folie, c'est le fil rouge qui traverse tout son théâtre.

D'Arnolphe à Orgon, d'Alceste à Argan, de Jourdain à Harpagon, les extravagants occupent le plateau et, eri dépit des raisonneurs, en dépit du bon sens, s'abandonnent à leurs lubies. Leur égarement est double: parce qu'en véritables hal- lucinés, ils prennent leurs rêves pour des réalités, et parce que, dans leur monomanie, ils réduisent le monde à une idée fixe - chimère et marotte qui ne font que se renforcer l'une l'autre. Plus précisément, les comédies médicales de Molière, du Médecin volant, au tout début de sa carrière, jusqu'au Malade imaginaire, à son terme, déclinent avec délectation les effets morbides de l'humeur noire.

La veine la plus féconde, intestinale et truculente à souhait, procède des spéculations sur le mal d'amour.

Qu'arrive-t-il à la Lucinde de L'Amour médecin, frappée de mutisme, prostrée et désespérée? Des cuistres appelés à son chevet puisent dans leur savoir livresque des explications qui fournissent au dramaturge de réjouissantes bouffonneries: bouil- lonnement du sang, pourriture des humeurs, vapeurs putrides et fuligineuses qui, provoquées par l'engorgement de la bile dans les entrailles, montent du bas-ventre et contaminent le cerveau,

(8)

accumulation du sperme féminin qui, chez la vierge ou la femme trop chaste, s'accumule dans l'utérus, empoisonne les organes environnants et provoque pâmoisons ou convul- sions ... , autant de fantasmes, mi-obscènes mi-cocasses, pour- tant corroborés par les traités savants sur la mélancolie amoureuse.

Molière recycle sur scène cette chimie morbide, mais y croit-il? Dans un sens, non. Patrick Dandrey décèle une réserve sur la thèse humoriste et les délires de l'atrabile, bons pour la farce, moins convaincants au plan médical. Au moment où la possibilité d'une maladie purement mentale, dont la cause serait exclusivement psychique ou cérébrale, sans lésion corporelle, pointe â l'horizon, il se pourrait que Molière, plus novateur qu'on ne pensait, pressente la justesse de cette hypo- thèse. Comme quoi l'aimable amuseur avait aussi, sans s'en donner l'air, l'étoffe d'un aliéniste.

Reste que l'antique tradition lui fournit un vivier de constructions imaginaires et de fictions théoriques qu'il exploite, et pas seulement pour en rire. Car ces vieilleries ont encore leur part de vérité - ce qui est faux pour la science ne l'est pas nécessairement pour l'esprit. Tandis que la médecine nouvelle critique et démystifie les systèmes surannés, la litté- rature, elle, tend â conserver des représentations dont elle sent l'obscure justesse, ne serait-ce que la solidarité du corps et de l'âme, la dimension psychique des dérèglements physiolo- giques, la composante biologique des passions. Les poètes ne croient peut-être plus aux modèles d'Hippocrate et Galien, pas plus qu'ils ne croient â la lettre des mythes, mais ils les perpé- tuent parce qu'ils y trouvent des intuitions, des symboles, des hypothèses interprétatives qui, indirectement, disent encore des choses importantes ou du moins représentent, par figures, certaines évidences profondes, que la science rationnelle cen- sure ou ignore.

Maints scénarios, peu â peu désavoués par une médecine fondée sur l'expérience, continuent à hanter la littérature.

Ainsi du topos, vieux comme le monde, du ravissement ocu- laire. Les esprits propagés par la personne aimée pénètrent par les yeux de l'amant, se mêlent à son sang, contaminent son organisme, de sorte que celui-ci, envahi par ces corps étran- gers, désire ardemment les rendre, par l'accouplement, au corps émetteur. Ou cette autre version, à la fois médicale et

(9)

poétique, du coup de foudre: le sang embrasé par les brandons de l'amour bouillonne, l'incendie se répand dans les veines, consume le cœur, attaque le cerveau, ravage la personne entière. Le théâtre de Racine est plein de ces symptômes de la violence physique d'Eros: clichés du saisissement de la pas- sion dont le dramaturge, fort de l'appui de l'imaginaire médical, exploite la justesse symbolique. À la vue d'Hippolyte, dit Phèdre, «Je sentis tout mon corps et transir, et brûlen. Dans ces vieilles images qu'elle ranime et recharge de sens, la poésie trouve des approximations adéquates, à la limite du propre et du figuré, pour interroger la réalité confuse du désir ou sug- gérer le délire innommable de l'amour fou.

Un théâtre pour guérir

Explorateur de fantasmagories et d'extravagances, le théâtre n'emprunte pas seulement à la médecine classique des hypothèses sur les causes et des observations sur les symp- tômes. Il lui doit aussi une thérapeutique.

Un malade, se croyant mort, refuse de s'alimenter. Tel autre pense avoir avalé un serpent, ne veut plus uriner, a perdu sa tête ... Autant de cas de délires mélancoliques, que les médecins recommandent de guérir par des subterfuges : on invente une ruse pour faire manger l'anorexique, pour faire vomir à l'autre son serpent, pour lâcher la miction du troi- sième ... Chaque fois, on entre dans la logique délirante du patient et, par une mise en scène, on le prive de l'objet de sa folie, on le trompe pour son bien. La cure opère donc une puri- fication, elle nettoie l'imagination dévoyée par une stratégie qui repose sur l'artifice et la fiction.

Or nous sommes tous des malades et le thé_âtre, juste- ment, peut nous aider â expulser nos souffrances. A la lumière des thérapies de la mélancolie, Patrick Dandrey propose une explication éclairante de la catharsis aristotélicienne. La fameuse théorie de la purgation théâtrale, obscurcie par tant de gloses, se précise dès le moment où le processus de purification par la représentation tragique des passions est replacé dans sa logique médicale. Le traitement appliqué par les praticiens est homéopathique. Vous vous croyez de verre? Admettons cette idée, tirons-en les conséquences et l'erreur finira par se détruire

(10)

Lorsqu'il conçoit et joue le personnage du malade imaginaire au moment où lui-même succombe à la phtisie, ne cherche-t-il pas à désamorcer un mal et une angoisse réels en les dépla- çant sur un homme en pleine santé, un hypocondriaque ridi- cule qui se tourmente sans raison? Molière qui meurt en riant de soi-même, c'est un mélancolique qui cherche dans le jeu théâtral le pharmalcon, le remède qui peut sauver, à moins qu'il ne tue.

La volonté de savoir

Si le XVII' siècle fut un âge moral, il le fut dans les deux sens du terme. Catholique, bienséant, édifiant, certes, du moins parmi les dévots et les gardiens de l'ordre. Mais le Grand Siècle relève surtout de la morale dans le sens où celle- ci peut désigner aussi, en dehors de toute intention normative, la science des mœurs. Une anthropologie profane s'esquisse, à l'âge classique, qui, visant à l'élaboration d'une science de l'homme, tente de s'affranchir des modèles de la théologie et de l'éthique chrétienne. Les symptômes de cette émancipation sont multiples: Montaigne et Corneille, chacun à sa manière, placent au cœur de leur œuvre les figures d'un moi hypertro- phié, qui s'épanouit en dehors de toute transcendance. Le roman affine les instruments de l'analyse psychologique et, bien plus qu'à l'esprit, s'intéresse au caractère, aux affects, aux relations intersubjectives. Dans la vie psychique telle que peu à peu elle se révèle, les observations sur le cœur humain reconnaissent le rôle moteur du désir - un désir qui n'est ni l'amour de Dieu, ni la concupiscence condamnée par les prédi- cateurs, mais un appétit naturel pour le plaisir, le travail des pulsions au sein de dispositifs strictement immanents.

Le théâtre participe de cette vaste enquête. S'il veut connaître et donner à voir les comportements humains, c'est peut-être pour les corriger, comme il le dit pour se défendre, mais surtout pour les comprendre. Cette ((volonté de savoiP, Michel Foucault l'a reconstituée dans la culture classique 7 et Patrick Dandrey, à son tour, la débusque sur la scène de 7. Voir Histoire de la sexualité, t. l: La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

(11)

d'elle-même. Soigner le mal par le mal: telle est bien la méthode qu'Aristote semble emprunter à la médecine, lorsqu'il postule que le spectacle d'une passion exorbitante permet d'évacuer par une secousse libératrice la passion analogue du spectateur. Illustrant l'excès morbide auquel succombe l'âme malade, l'artifice dramatique amène le public à se purger de ses propres débordements. En médecine comme au théâtre, il suffit. d'une mise en scène pour pousser le délire du fou ou le malaise du spectateur jusqu'au point critique où le fantasme se détruit lui-même. La stratégie théâtrale séduit l'esprit inquiet pour mieux le piéger, elle met la fiction au service de la raison. Si la catharsis a fait couler tant d'encre, au XVII" siècle, c'est que la tragédie, accusée d'immoralité, y trouvait un argu-.

ment pour se justifier: venez au spectacle chargé de vos e1muis, vous en ressortirez guéri.

La cure d'âme par le théâtre fonctionne aussi en amont:

non seulement pour les récepteurs, mais pour l'auteur. Car le créateur a bien besoin de se soigner lui-même et, lui aussi, de chasser ses angoisses. Par tradition, il est un esprit tourmenté, enclin .aux idées noires, pris dans une alternance d'enthou- siasme et de prostration. Or, l'écriture ne pourrait-elle lui permettre, justement, de se libérer du trop-plein d'énergie psy- chique qui menace son génie de sombrer dans la folie? En pro- jetant ses fantômes sur les personnages qu'il invente, en

s'offrant à lui-même, comme aux autres, le spectacle de ses chimères et de ses hantises, il les place à distance et se donne une chance de les exorciser. Il arrive que le théâtre illustre, en abyme, ce mécanisme d'autothérapie: Hamlet tente d'échapper à la démence mélancolique par l'adaptation et la mise en scène d'une pièce qui à la fois exprime et expulse la cause de son tourment. Dans le répertoire français, Patrick Dandrey découvre maints autres personnages qui, par la figuration de leur fan- tasme, l'extériorisent, le donnent à voir et en atténuent ainsi la virulence, en quoi ils proposent au public, mais aussi à l'auteur, l'illustration, inscrite au cœur de la pièce, de l'effica- cité thérapeutique de la représentation théâtrale.

Peu enclins aux confidences, les dramaturges ne disent pas qu'ils se sont libérés de leurs anxiétés en les projetant sur la scène. Mais on peut au moins conjecturer qu'en créant deux grands mélancoliques, Alceste et Argan, Molière tente de délé- guer à d'autres, et ainsi de détourner, ses humeurs chagrines.

(12)

théâtre. Les «tréteaux de Saturne)) tels qu'il les présente opè- rent comme un laboratoire, un vaste champ d'observations et d'expériences où s'élaborent une psychologie, une pathologie des maladies mentales, une réflexion sur les rapports du corps et de l'âme. Aux feux de la rampe, l'homme souffrant se découvre, effrayant ou dérisoire, maniaque ou chimérique.

Se complaît-il au spectacle de son délire, s'en débarrasse-t-il?

Une chose est sûre: ille scrute.

Michel JEANNERET

A::Ev/ce;

/3 FL

.P

9-3S) 7-o

-t

Directrice de la publication : Irène LINDON NORMANDIE ROTO IMPRESSION s.a.s. -IMPRIMÉ EN FRANCE No d'enregistrement de la Commission paritaire: 1005 K 85581 Dépôt légal: 4• trimestre 2005 No d'éditeur: 0070

Références

Documents relatifs

Dans cet essai, je propose d'explorer le domaine de l'extravagance poétique qui prend forme dans les images, dans les personnages et dans la mise en scène de l'esthétique

Encore une fois, la bureaucratie et les « processus » associés favorisent les gros crabes qui se frottent les pinces d'or, mais pour les petits, ils ne sont pas près de marcher sur

Mathématiques Devoir n°1:. les complexes et les

vaisseaux (nombreuses occ. dans Phèdre, Iphigénie, Andromaque) // galère, esquif (Les Fourberies de Scapin, une seule occ. de vaisseau) ; une barque (Dom Juan) ; trois occurrences

[r]

Dans un garage, pour mesurer la qualité de l’accueil client, l’un des critères pris en compte est la durée d’attente au service réparation.. Pour un échantillon de 300 clients,

- on prend en compte les impédances de H 2 dans le calcul de H 1 : on voit alors le montage comme un seul quadripôle (un seul filtre) et non une mise en cascade.. Cela est facile

Le registre épique vise à impressionner le lecteur, à provoquer son admiration pour les exploits, parfois merveilleux, toujours extraordinaires, d’un héros individuel ou