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Fragment de masque de Bouddha (III siècle) INDE-AFGHANISTAN (Musée Guimet).

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Vincent MONTEIL, né en 1913, est un ancien officier de carrière, saint-cyrien, qu'une existence mouvementée a conduit du Maroc à l'Iran et d'Extrême-Orient en Afrique noire. Spécialiste des questions musulmanes, il est aujourd'hui profes- seur à l'Université de Dakar et directeur de l'Ins- titut fondamental d'Afrique noire.

Résistant de la première heure et combattant des deux guerres — celle de la libération de la patrie et celle de l'émancipation des peuples d'Outre-Mer — il veut décrire ici l'itinéraire qui a mené le centurion à devenir un militant de la décolonisation. Alors que tant d'autres parlent de cœurs brisés ou de drames de conscience, il souhaite apporter ici son témoignage sur une évo- lution qui lui parait légitime et naturelle.

Il a choisi de donner, dans ce livre, le fruit de l'expérience de sept étapes de sa vie, qui lui sem- blent décisives et significatives : sa participation à la trêve de Palestine, en 1948, lui a fait prendre conscience d'un problème particulièrement grave et trop souvent obscurci par une habile propa- gande ; plus de deux ans de séjour à Téhéran

Fragment de masque de Bouddha (III siècle) INDE-AFGHANISTAN (Musée Guimet).

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SOLDAT DE FORTUNE

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DU MEME AUTEUR Editions du Seuil L'IRAN (collection « Petite Planète »).

L'ISLAM NOIR.

LE MAROC (collection « Petite Planète »).

LES MUSULMANS SOVIETIQUES.

LES OFFICIERS (collection « Le Temps qui court »).

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VINCENT MONTEIL

SOLDAT DE FORTUNE

ÉDITIONS BERNARD GRASSET 61, RUE DES SAINTS-PÈRES

PARIS-VI

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© 1966, Éditions Bernard Grasset

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Pour Ali, Kim, Boubacar et Jean-Claude.

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« Nous ne sommes ny à l'empe- reur ny au roy de France, mais soldats de fortune, qui la cher- chons partout où nos advertisse- ments nous guident.

Vincent CARLOIX.

Mémoires de la vie de François de Scepeaux, sire de Vieilleville et comte de Duretal (xvi siècle).

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A Dakar, du haut de mon seizième étage, je regarde le soleil se coucher sur la table basse de l'île aux Ser- pents. Le ressac bat le rond-point des Madeleines. La première étoile s'allume. « Homme libre, toujours tu chériras la mer. »

Je suis resté longtemps un soldat de fortune. Né dans la tradition coloniale, mais dans le non-conformisme familial, j'ai passé un quart de siècle sous l'uniforme.

Au moins deux fois, dans ma vie militaire, au Tonkin et au Maroc, j'ai vu amener mon drapeau. Pourtant, je n'ai pas le cœur brisé et l'évolution des choses me semble juste et normale. Après tant de cris d'amer- tume poussés par tant de soldats perdus, pourquoi ne ferais-je pas entendre la voix d'un officier de tradition, de vocation et de fortune, qui n'a jamais pu croire que décoloniser pût être un déshonneur ou un crime ? Pourquoi pas un centurion qui émancipe ? Un rené- gat ? Mais est-ce renier sa foi, sa patrie, sa culture, si c'est pour retrouver, pour mieux comprendre — comme les siens — les autres ? Pierre Emmanuel a très bien dit cela (Ordalies, 1957) :

Je n'ai qu'un nom : celui d'homme.

France n'est que mon prénom.

Et Germaine Tillion : « Je n'ai ni rompu avec la jus- tice pour l'amour de la France, ni rompu avec la France pour l'amour de la justice 1 »

11 mars 1964.

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Ce récit est celui d'un itinéraire. Celui d'un « combat- tant des deux guerres » (comme dirait encore Germaine Tillion) : la libération nationale et celle des peuples opprimés. La Résistance à l'envahisseur et la recon- naissance du droit des autres à disposer d'eux-mêmes.

Ni Pied-Noir, ni Pied-Rouge : les orteils écartés — à la viêtnamienne. Sans romantisme puéril, mais avec amitié et espoir. Charles de Gaulle dirait : « sans illu- sion, mais non sans foi » 2

Je n'ai jamais compris ce que c'est que le racisme.

On dit que c'est « la valorisation, généralisée et défi- nitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l'accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression » 3 Il est certain que grande est la tentation, pour chacun de nous, de mépriser ou de détester tout ce qui n'est pas « comme nous ». A l'école, on persécute l'enfant trop faible, le myope, le bossu, le boiteux ou le bègue. Au régiment, on recommence. Le minoritaire est rejeté en marge.

Tout ce qui n'est pas conforme au prototype est mal- traité. Il n'est pas confortable, par le temps qui court, d'être un « Néo-Britannique » né au Pakistan ou à la Jamaïque, ou d'être, en France, Algérien, Turc ou Por- tugais. Comme dit mon épicière : « Robinson, on ne peut plus y aller, c'est plein de races ! C'est dégoûtant, toutes ces races ! » Et la confusion voulue entre racisme et anti-sionisme n'arrange rien : on peut avoir des tas d'amis juifs (c'est mon cas), condamner sans réserve Auschwitz et Treblinka, mais trouver que cela n'a rien à voir avec l'Etat d'Israël. D'ailleurs, en France, à part les anciens collaborateurs incorrigibles, tout le monde (ou presque) est pour Israël : la gauche, parce qu'elle l'identifie avec la patrie des opprimés et la revanche sur les fours crématoires, la droite, parce qu'elle a mauvaise conscience et qu'elle admire et respecte les vainqueurs du Sinaï. on nous rebattrait, chaque jour, les oreilles des Ce n'est donc pas du tout de cela qu'il s'agit. Sinon, 2. Extrait du « Portrait de Louvois », par Charles DE GAULLE, dans Paris, Pion, 1938, p. 54. Paris, Payot, 1965.

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malheurs des pauvres Manouches. Après tout, de 1938 à 1945, les nazis ont tué plus de trois millions de Gitans accusés d'être des asociaux, inassimilables. Mar- qués du triangle noir, ils périrent aux chambres à gaz, par tribus entières. Un ancien déporté, Frédéric Max, fut frappé, à Buchenwald, en 1944, par la gaieté, l'insouciance de nos Tziganes, pourtant désignés pour l'effroyable camp de Dora. Il a décrit avec compassion le jeune Paulo Wein, dit Bâlo, qui mourait de faim au Fort du Hâ, en 1943. Bâlo parlait sans cesse des « héris- sons bien gras » du bord des routes, des « oies tcho- rées » qu'il tuait, à vingt mètres, d'un caillou à la tête, et qu'il faisait rôtir sur un feu de sarments. Parfois, dans sa prison, il se promenait de long en large, en se passant la langue sur les lèvres et gémissant : « Ah ! si seulement j'avais un bon chat ! »

Je veux donc parler ici des autres : des Bruns, des Jaunes et des Noirs. J'ai toujours eu un vif préjugé de race. Seulement, il est favorable. Un nez plat, des yeux en amande, un teint lisse, de belles dents m'ont tou- jours paru préférables aux grands nez, aux yeux bovins, au teint brouillé, aux membres velus des leu- codermes. Au fond, j'aime mieux les Bruns, les Jaunes et les Noirs que les Blancs.

Evidemment, je ne l'ai pas su tout de suite. J'y ai mis des années. Et, bien sûr, j'ai réagi contre le racisme de tant de mes compatriotes. Pourtant, c'est resté long- temps une passion secrète, un amour obscur. Mais j'ai tout de même fini par comprendre que mon préjugé d'autrefois rejoignait le jugement de l'âge mûr. J'ai appris que tous les hommes pensent de même, mais que d'autres sont plus sensibles que nous. Perdant ainsi l'orgueil de l'Europe (et de son enfant naturel : les Etats-Unis d'Amérique), je n'ai pourtant jamais oublié que le racisme est de partout et de toujours. Il n'est, malheureusement, pas notre monopole. Le Noir est resté longtemps stupéfait, écœuré, devant la peau rosâtre du Blanc. Déjà, en 1455, à son premier voyage au Sénégal,

4. On estime généralement à 6 millions le nombre des déportés d'Auschwitz (surtout juifs), sur la base de 4 000 convois de 1 500 per- sonnes.

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le jeune Vénitien Alvise da Cà da Mosto pouvait écrire : « Quelques-uns me touchaient la main et le bras et me frottaient de salive, pour voir si ma blancheur était teinture ou chair. » En 1818, les Wolofs et les Toucou- leurs, nous dit Mollien, « croyaient que je n'avais pas de peau, parce qu'on voyait le sang à travers ». Et les femmes mouraient de rire devant la laideur de ce Français, avec son nez pointu et ses cheveux « comme du crin de cheval ». Avant Mollien, Adanson (1757) décrit l'effroi que sa vue inspirait aux enfants sénéga- lais. Au début de ce siècle, les Noirs croyaient que la peau du Blanc, qui rougit au soleil, s'embrasait comme une braise : elle brûlait au contact et, si on la touchait du doigt, se détachait. A l'âge de sept ans, à Bandiagara (Mali), le petit Amadou Hampâté Bâ demanda un jour, à sa « servante-mère », de le cacher derrière elle, pour voir de près le « Commandant » de passage. Il se rap- pelle encore sa terreur. Encore aujourd'hui, dans la brousse, certains Haoussa du Niger racontent que les Européens ont le corps bourré de braise et qu'ils peu- vent cracher du feu quand ils veulent. En Basse-Côte, les Ivoiriens du siècle dernier refusaient de se sou- mettre à ces Blancs « qui perdaient leur peau ». Nous sommes surnommés partout « les Oreilles rouges » et les Yoruba du Nigeria occidental n'ont pas perdu leur mythe selon lequel, au commencement du monde, tous les hommes étaient noirs (les Blancs ne sont que des albinos)

Il est certain, néanmoins, que ce sont les Noirs qui ont porté, pendant des siècles, le poids des malédictions des négriers. Au X siècle, l'historien arabe Al-Mas'ûdi reproduit un passage du médecin grec Galien : « che- veux crépus, poils rares, narines épatées, lèvres épaisses, dents aiguës, aisselles malodorantes, pupilles noires, pieds et mains crevassés, membre viril long, émotivité extrême ». A la fin du XIV siècle, le fondateur maghré- bin de la sociologie (cinq siècles avant Auguste Comte), Ibn Khaldûn, écrit, à propos des Noirs du fond de l'Afrique : « On ne saurait les compter parmi les êtres 5. On remarquera au passage, que les bébés africains sont blancs à leur naissance. Ensuite, ils noircissent à vue d'œil.

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humains (I, chap. I, III). » Il est vrai qu'il ajoute : « C'est la même chose pour les Slaves. » Et, surtout, qu'il rejette la fameuse théorie « biblique » de la « malé- diction des fils de Cham ». Rien ne nous dit, en effet, dans l'Ecriture, que ce fils de Noé était noir : « Rat- tacher la couleur de peau des Noirs à la descendance de Cham, c'est méconnaître la véritable nature de la chaleur et du froid et leur influence sur le climat et sur les créatures. La peau noire résulte... de la chaleur croissante dans le Sud. C'est l'excessive chaleur qui leur noircit la peau. Tandis que le grand froid donne les yeux bleus, les cheveux blonds et les taches de rous- seur. »

Là encore, ne sommes-nous pas conditionnés par notre vocabulaire ? Un Brésilien de couleur, Guerreiro Ramos, rappelle, en 1957, que la couleur noire est char- gée de lointaines significations péjoratives. Ne dit-on pas : « Liste noire, marché noir, messe noire, âme noire, noir dessein, froid noir ? » On pourrait ajouter :

« Point noir, bête noire, œil noir ou regard noir, nuage noir, nuit noire, chambre noire, humeur noire, noir chagrin, pensées noires, noirs soupçons, noire envie, tache noire, noires couleurs, broyer du noir, pousser au noir, voir tout en noir, dans le noir. Un Africain, évo- quant les malheurs de sa jeunesse en exil, parlait de

« misères blanches ». Cependant, le pli est pris, comme on le voit dans un poème de Gologo 6 (Mon cœur est un volcan, 1959) : « Pourtant, mon cœur de Noir a parfois un langage plus blanc qu'un cœur blanc. » Avec, en note, cette explication significative : « Langage plus blanc, plus pur que celui d'un cœur blanc — bien qu'il soit noir. »

Dans toute cette affaire de racisme contre les Noirs, nul n'est, du reste, sans reproche. Un ami tchèque, com- muniste, déplore devant moi que, dans son pays, les étudiants africains puissent parfois se faire traiter de

« singes nègres ». On sait de reste la triste avance prise, dans ce domaine, aux Etats-Unis d'Amérique, même si le temps n'est plus où, à Atlanta par exemple, on cou-

6. Ministre de l'Information du Mali (1966).

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pait la main droite de l'esclave qui apprenait à écrire 7 Le 5 avril 1906, à l'Université de Columbia, un étudiant zoulou, Isaka Seme, cita le regrettable Calhoun, qui disait que « s'il pouvait trouver un Noir capable de comprendre la syntaxe grecque, il le considérerait comme un être humain ». C'était compter sans Léopold Sédar Senghor ! Hélas, la France n'est pas toujours plus équitable. En 1962, on pouvait lire, dans un hebdo- madaire parisien 8 que « les Noirs sont moins aptes que les Blancs au raisonnement abstrait... Il semble bien qu'il s'agisse là d'une caractéristique héréditaire, sans doute liée à la constitution du cerveau, et non d'un trait historique. Les chances de voir naître un Einstein noir, même dans un siècle, sont presque inexistantes ».

Signalons à cet imbécile que le Sénégal a, aujour- d'hui, deux agrégés de mathématiques, et le Niger trois agrégés des sciences, et qu'un seul village de Haute- Volta, Fada-n-Gourma (5 000 habitants), a donné le pre- mier Africain agrégé de mathématiques, un licencié de mathématiques et un assistant à la Faculté des Sciences de Dakar.

Pour en revenir à l'aspect physique, il faut admettre que le « modèle » de l'Europe a rendu Jaunes et Noirs mécontents de leur sort. Les jeunes Japonais se font débrider les yeux et onduler les cheveux, les Noirs se font décrêper ou portent perruque. A son tour, fort heureusement, le Blanc va brunir dans la neige ou sur les plages et son héliotropisme est un hommage incons- ciemment rendu à la beauté, des races brunes.

Il n'est pas question, bien entendu, de passer sous silence les aspects sociologiques ou économiques du pro- blème. L'homme de couleur appartient aux nations pro- létaires. Il partage avec nous les cinq prisons terrestres que Louis Massignon nous reconnaissait, à travers l'Islam : « la nature humaine, la pauvreté, la maladie, le sommeil et la mort». Mais le sous-équipement tech-

7. John Howard GRIFFITH, Black like me, 1959.

8. Article de Jacques GARAI, dans Candide du 19-26 avril 1962.

9. Au sens de Corneille, qui parle du « sexe imbécile » (des fem- mes), ou de Pascal, pour qui l'homme est « si imbécile à connaître la nature ».

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nique, et surtout l'emprise de la faim, le rendent plus vulnérable — donc plus éprouvé. Tous les Brésiliens pauvres ne sont pas d'origine africaine, mais le Noir brésilien est, presque toujours, un de ceux auxquels s'applique l'admirable formule de Josué de Castro : « Quand la table est vide, le lit est fécond. » Le milieu environnant conditionne — s'il ne le détermine — le comportement humain. On admirera, une fois de plus, l'objectivité d'Ibn Khaldûn le précurseur, qui, en 1377, attribue à leur condition humiliée et précaire « la dis- simulation et la fourberie » acquises, dit-il, par les Juifs (III, chap. VI, § 38). La France, au demeurant, considère comme l'un des plus représentatifs de son génie Michel de Montaigne, issu d'une Juive portugaise, Antoinette de Louppes (Lόpes) et des Eyquem bordelais, eux- mêmes descendants d'un médecin (hakîm) juif du Por- tugal 10 Est-ce à dire que le Tiers Monde ait toujours raison ? Je crois seulement que nous lui avons donné tort et que nous lui avons fait du tort, si longtemps, pendant tant de siècles, qu'il n'est que justice de l'entendre. De l'en- tendre, c'est-à-dire de lui donner — ou plutôt de lui rendre — la parole. Encore faut-il, pour cela, sortir de notre « allergie » — car c'est cela le racisme : « l'expres- sion d'un conflit entre l'individu, défini par son héré- dité, ses antécédents ,son psychisme et l'environnement, c'est-à-dire l'habitat, la profession, le climat » 11 Après tout, « n'y aurait-il donc jamais eu de beauté et de vérité qu'entre les quatre murs de notre petite maison de famille ?... La vanité de l'homme d'Europe, sa naïve assurance voudraient que toute cette aventure ne prît de sens que par lui... Je crois que le devoir de chaque homme est d'accorder son respect à tous les efforts que d'autres hommes ont tentés pour s'accorder au monde et pour donner une forme à leur vie » 13 10. D'après Danielle EYQUEM, arrière-petite-nièce de Montaigne, à Paris, le 22 avril 1964. 16 mai 1965). de la Compagnie J.-L. Barrault, I, 1, 1953. 11. Définition de l'allergie par le Pr André LEMAIRE (Le Monde, 12. Jacques SOUSTELLE, « Respect aux Dieux morts ». Paris, Cahiers

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Qu'ajouter à ces propos de l'ami des Aztèques, sinon qu'aucun raisonnement ne convaincra les racistes de l'absurdité et de l'odieux de leurs préjugés ? Il me semble qu'en définitive tout se ramène à une question d'odeur, et donc de peau — ce « miroir des émotions », selon les médecins. Ne dit-on pas, de son ennemi : « Je ne peux pas le sentir ? » Dans nos fosses nasales, notre

« tache olfactive » nous livre un éventail de sept par- fums, complément harmonieux et nécessaire des sept notes de la gamme musicale et des sept couleurs du spectre solaire 13 On distingue aujourd'hui sept odeurs élémentaires : les senteurs florales, l'odeur piquante, les émanations putrides, le camphre, le musc, le menthol et l'éther. Lequel de nous n'est pas sensible à la poi- gnante odeur des cheveux bruns, plutôt qu'à la fadeur des mèches blondes ? L'un aimera l'âcreté des rousses, tandis que l'autre se plongera avec délice dans la sen- teur végétale des Noirs. C'est cela, avoir quelqu'un dans la peau : ce n'est pas autre chose. Reste, bien sûr, la confusion des langues. Le barbare, c'est, étymologiquement, celui qui bredouille, qu'on ne comprend pas. Pour le Russe, l'étranger, l'Allemand, est « muet » (nemets), comme, pour le Berbère maro- cain, le Nègre est un « Guinéen » (gnâwi), c'est-à-dire un « muet » (agnaw), inintelligible. On est donc toujours le barbare de quelqu'un. Selon les anciens Musulmans, Adam parlait sept cents langues (l'arabe était sa pré- férée). Le grand philosophe Al-Fârâbî, mort à Damas en 950, pouvait, dit-on, comprendre soixante-dix langues.

En dépit de la légende, je me contenterais d'en parler sept. Comment comprendre l'étranger, si l'on ignore sa langue ? Le racisme est aussi le fait de ceux qui, comme on dit, « ne s'entendent pas ». Comment aimer ce qu'on ignore ? Je suis épouvanté par l'attitude de tant de Français, pour qui, spontanément, les trois quarts de l'humanité sont des bougnoules . C'est donc mon expérience personnelle que je pro-

13. Sans parler, bien entendu, des sept péchés capitaux.

14. Terme particulièrement impropre à désigner des Viêtnamiens ou des Arabes, puisqu'il n'est autre que le wolof bu-nyûl : « celui qui est noir ».

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pose ici. A-t-elle valeur d'exemple ? Ce n'est pas à moi de le dire. Je puis simplement reconnaître que j'ai voyagé aux quatre coins de la terre, que j'ai des amis très chers sous tous les climats et que j'en ai vu — à la lettre — de toutes les couleurs. Peut-être aussi ai-je été conduit à me mêler de beaucoup de choses, à prendre parti, à mener (souvent contre « le désordre établi ») ce que je crois être le combat pour l'homme.

Je ne prétends pas, bien sûr, avoir été partout, avoir tout vu, tout essayé, tout fait. La raison en est, sans doute, dans cette observation de Colette : « Les choses qu'on aurait pu faire, ce sont celles qui ont été impos- sibles 15 »

16. Paris, Fayard, 1950, p. 93.

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JÉRUSALEM

en 1948

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CHAPITRE PREMIER

ENTRE LES LIGNES

(Jérusalem, 1948.)

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La Palestine, arabe depuis treize siècles, passa en 1920, après la défaite des Turcs, sous mandat britan- nique, avec les colons sionistes (Yishoûv) d'un Foyer national juif. La tension croissante entre les deux com- munautés conduisit finalement les Nations Unies à pro- poser un plan de partage, approuvé le 29 novembre 1947.

La guerre éclata entre Arabes et Juifs, et le massacre, par les Israéliens, de la population entière du village arabe de Dêr-Yâsîn, le 10 avril 1948, entraîna l'exode massif des réfugiés musulmans et chrétiens. L'O.N.U.

désigna alors un « médiateur », le comte Bernadotte, qui obtint, des deux parties, une trêve d'un mois, au début de juin 1948. Mais l'armistice ne fut pas prolongé et les hostilités reprirent, jusqu'à l'accord de Rhodes, avec la Jordanie, le 3 avril 1949. Depuis, aucune solution n'est intervenue, les incidents de frontières se multiplient et le problème d'Israël est devenu la pomme de discorde de l'Orient.

En juin 1948, je me trouvais à Paris, après avoir démissionné des Affaires indigènes du Maroc, où je servais depuis dix ans, avec les interruptions de la Résistance et de la guerre. Dès que j'entendis à la radio l'appel de Bernadotte, réclamant des observateurs pour faire respecter la trêve, je me portai candidat à l'état- major de la Défense nationale, qui me mit, le 8 juin, à la disposition des Affaires étrangères. Cette brève aventure à Jérusalem demeure, pour moi, exemplaire.

Elle me donna le choc de la découverte de l'Orient et me jeta, à corps perdu, dans l'imbroglio palestinien, que mes entretiens avec Louis Massignon m'avaient pré-

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paré à connaître. Il me conjura d'aller en Palestine, pour y témoigner, pour la France et pour la justice. Je ne devais plus jamais oublier ce contact direct avec une tragédie qui se joue, à bureaux fermés, depuis vingt ans. Cette expérience « entre les lignes » m'a marqué.

Elle m'a donné plus claire conscience du problème colo- nial — car le sionisme n'est pas autre chose — et de la tendance irrépressible au racisme de guerre. Elle a décidé de mes options futures. Depuis, je n'ai plus jamais été le même.

13 JUIN. — Le premier contingent d'observateurs mili- taires français de la trêve en Palestine s'installe dans le Halifax qui décolle d'Orly à 11 heures. Quatorze officiers en civil, dont un bon nombre de F.F.L. Aucun de nous ne sait pour combien de temps il part, com- ment il sera payé, ni même exactement ce qu'il va faire. L'un vient du Japon, l'autre d'Indochine, Ravenel était à Londres et j'avais quitté Goulimine depuis peu.

Entassés, pour un vol interminable, dans un avion inconfortable, nous sommes gais et rouspéteurs. Com- ment nous douter que, dans un mois, le chef d'escadron sera blessé et que le commandant « Quart-de-Place » sera mort ?

14 JUIN. — A sept heures du matin, atterrissage à Farouq Airport, l'aérodrome du Caire. Premiers contacts avec les Egyptiens et la douce chaleur du vent torride qu'on appelle khamsin, parce qu'il lui arrive de durer cinquante jours. L'un de nous contemple un suant per- sonnage, au voile de tête maintenu par la cordelette bien serrée : « Evidemment, avec la canicule, la mar- mite pourrait éclater... » Le car traverse un paysage désertique et arrive au Caire, sec et poudreux, pour nous débarquer au cara- vansérail du Shepheard's, où les noirs « Barbarins » assurent un exécrable « service » (par antiphrase et déri- sion). Ravenel veut acheter des brodequins en daim, à semelle crêpe, comme en portaient, pendant la guerre, les gars de la 8 Armée et de la D.F.L. : en somme, ce qu'une donzelle de Rabat traitait un jour,

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avec horreur, de « souliers gaullistes ». On en trouve, mais pas très facilement. Et puis, nous les voulons très clairs. Nous en prenons donc de « naturels », que nous avons l'astucieuse idée de faire teindre. Un mois plus tard, nos chaussettes et nos pantalons seront encore tachés de brun par nos souliers « gaullistes ».

Mon képi intrigue les passants. C'est le képi bleu ciel des A.I. du Maroc, avec le croissant et l'étoile. Grosse impression, surtout (ou plutôt, même) quand j'essaie mon arabe « égyptien », garanti « Méthode Lingua- phone ». J'entends chuchoter : « Je te dis que c'est un Turc ! » « Tu ne vois pas que c'est un Nord-Africain libre ! » Au crépuscule, nous allons visiter les Pyramides et le Sphinx. Celui-ci, enfoncé dans son trou, nous déçoit.

La police nous demande ce que nous faisons, si tard. Quelques formules arabes bien senties, et nous voilà reconduits par un concert d'encouragements : « Qu'Allah vous ramène victorieux ! » Je réponds, comme il se doit : « Amen ! » Au Shepheard's, distribution aux Observateurs d'ob- jets de première nécessité : brassards O.N.U. bleu ciel, instructions en anglais, cartes d'identité trilingues : anglais, hébreu, arabe. Bernadotte a signé, mais les blancs du tryptique ne sont pas remplis. Je découvre que je suis, selon les cas, Observer, Mashkîf ou Murâqib.

Je constate aussi que l'O.N.U., c'est une affaire améri- caine. J'apprends enfin mon affectation à Jérusalem : départ demain matin à 9 heures. Tout le monde passe à la vaccination — cinq piqûres à la suite : typhoïde, typhus, tétanos, peste et choléra.

15 JUIN. — Troisième journée. Arrivé à 9 heures à Farouq Airport, le groupe d'Observateurs ne décollera qu'à midi. Nous sommes trois Français, plus un major américain et un Suédois : le colonel Carl Bonde. Comme ce sera presque toujours le cas, à l'avenir, la langue commune est l'anglais (Bonde prétend qu'en Suède, depuis la guerre, quand on cite un mot allemand, on ajoute : « Si l'on peut employer une langue morte ! ») En attendant l'avion, nous tuons le temps à Desert's Inn.

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Un officier égyptien de la base présente aimablement un illustré local au colonel Bonde, et tous sourient à une caricature bariolée, représentant Bernadotte en chemise, brandissant un rameau d'olivier sur les têtes grima- çantes d'un trio armé jusqu'aux dents : Bevin, Weiz- mann et Staline. Avec la légende : « Voilà la trêve que veut Bernadotte en Palestine ! » Bonde regarde, se fait expliquer, hoche la tête et dit, en français : « C'est nous, ça ! »

Le zinc s'envole enfin, et nous dedans. A 15 heures, c'est Amman, la capitale de la Transjordanie. Une unité de la R.A.F. stationne ici. Piscine, boys en shorts, halte au British Officers' Mess. Dans leur âme naïve, certains Observateurs s'étonnent de la présence des Anglais. A l'hôtel Philadelphia, en face des ruines romaines, les officiers français vont saluer leur consul : M. Dumarçay parle l'arabe à merveille. Partout, coiffé du voile de tête rouge et blanc, parfois khaki, passent les hommes de l'Arab Legion. On dit qu'il y aurait, parmi eux, soixante-dix Britanniques. A 17 heures, départ pour Jérusalem, en taxi, par la route. Le Jourdain franchi, au pont Allenby, les voi- tures traversent Jéricho sans s'arrêter — sans tambour, ni trompette. Nous sommes à trois cents mètres au- dessous du niveau de la mer. A quinze kilomètres au Sud et à cent mètres plus bas, c'est la mer Morte, la mer de Sel des Juifs, la mer de Loth des Arabes.

La nuit tombe quand les autos atteignent, par l'Est, la vieille ville de Jérusalem, entièrement aux mains des Arabes. De petites rues moyenâgeuses conduisent au quartier général du lieutenant-colonel Abdallah Beg Et- Tell. Nous sommes interviewés par un journaliste égyp- tien et une jeune fille fort décidée qui nous dit : I'm a tigress, par allusion à son prénom de Nimra. Abdallah Beg nous invite à dîner, avec un officier « arabe » du Yorkshire, aux superbes moustaches rousses en guidon de bicyclette, d'un effet surprenant sous le voile.

Il s'agit maintenant de gagner l'hôtel du Roi David, siège de la représentation des Nations Unies. Un peu plus d'un kilomètre à vol d'oiseau. Hélas ! l'hôtel est dans la ville nouvelle, chez les Juifs. Il faut donc faire

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un grand détour : aller à un kilomètre au Nord, pour franchir les lignes au point de passage obligé, celui de la cathédrale Saint-Georges. Les chauffeurs de taxi transjordaniens filent, à l'aveuglette, déchargent leurs voyageurs devant la grille et repartent à toute vitesse.

Les braves Observateurs (délestés du colonel Bonde, resté à Amman) ont rudement bonne mine. A leur appel, un gardien arabe répond, sans ouvrir. Et c'est l'accueil, plein d'humour, de l'évêque anglican et de sa femme, en robe de chambre. Ils montrent leur église bombardée et le divan, criblé de balles, où s'asseyaient les prélats en visite. Mal à l'aise, je change de place. Tout le monde a sommeil. Il faut attendre, cependant, le guide qui doit venir, qui ne vient qu'à trois heures du matin. En colonne par un, pas trop fiers, nous traver- sons un no man's land que l'on dit truffé de mines.

Au poste juif, le passeur nous attend, avec son auto : c'est un Suédois, né et élevé à Jérusalem. La Ville nou- velle surgit sous les phares : barrages, barbelés dans les rues désertes, où des gardes en short et chandail sortent de l'ombre, avec, parfois, une silhouette de milicienne en pantalon khaki, qui donne à cette eau- forte un caractère de guerre d'Espagne. Il est 4 heures. Il faut réveiller le veilleur. Enfin, la porte du King David s'ouvre, du K. D. dont une bonne partie a sauté, sous les coups de l'Irgoun — avec quel- ques Anglais dedans.

16 JUIN. — Réunion des Observateurs dans le bureau du colonel suédois Nils Brünsson, représentant person- nel du comte Bernadotte à Jérusalem. Je pars ensuite en voiture avec un Américain, le colonel Begley, chargé de la circulation et de pas mal d'autres choses. En civil, la quarantaine, Begley pilote sa grosse Chrysler. Au passage, il embarque le Dr Joseph, avocat israélien d'origine canadienne, délégué pour Jérusalem de l'agence juive (Jewish Agency) — en hébreu : ha-sokhnût ha-yehudît). Begley explique le programme de notre déplacement : ouvrir, au passage des convois de ravi- taillement autorisés par la trêve, la « brèche vitale » (vital gap) de la route de Tel-Aviv, coupée par les bel-

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ligérants. La route se révèle impraticable. Il faut revenir pour chercher un camion de travailleurs. D'autre part, l'Arab Legion est prévenue de laisser les Juifs réparer tranquillement et aussi de laisser libre passage aux convois qui iront sous escorte.

Nouvelle réunion au K. D. Je ferai le convoyeur, entre Tel-Aviv et Jérusalem. Je repars pour assister aux « tra- vaux de piste ». Les Israéliens sont à l'œuvre. La route ouverte, c'est le ravitaillement assuré. Sinon, le blocus.

Il est vrai qu'un blocus se force et qu'ils avaient tracé, en plein bled, et hors de vue des postes arabes, une piste invraisemblable, symboliquement baptisée « la Route de Birmanie » (Burma Road). Tous ces gens au travail sont d'une diversité de type et d'allure incroyable.

Et l'on vous parle de « race » juive ! Jeunes sionistes hâlés, solides, bras nus, en short ; Yéménites bruns et barbus ; étudiants allemands à lunettes ; pieux Pales- tiniens à boucles et chapeaux de fourrure ; vieillards en lévite ; gosses pâles à calotte noire...

Je les écoute parler hébreu, leur langue nationale — mais non leur langue maternelle, sauf pour ceux qui sont nés ici. Leur accent les trahit : gutturales et r rou- lés des Yéménites, grasseyement des Allemands. Dans l'ensemble, par rapport à l'hébreu classique, adoucis- sement, simplification, fusion et même disparition de certaines consonnes. Je surprends par l'énergie de mes 'ayn et j'ai quelque mal à attraper la cadence des phrases, avec l'accent presque toujours sur les dernières syllabes. Mais quoi, le vieux truc est encore bon : laisser parler, écouter et répéter en imitant les autres. Les pre- mier mots, c'est drôle de se dire : « Je parle hébreu. » Bien sûr, c'est un petit début, mais ça fait son petit effet : kên (oui), lô (non), tôv (bien, bon), todâ (merci) et surtout l'indispensable salut : shalôm, à l'arrivée et au départ.

Bon soleil, bonne journée. Coucher à Jérusalem, dans l'étonnante, la saisissante fraîcheur.

17 JUIN. — Cinquième journée. Cet autre « Bab el- Oued» (mais oui), sur la route de Tel-Aviv, est grillé de soleil. Un Juif saute sur une mine. Les travailleurs

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israéliens réparent les destructions, sous l'œil méfiant de trois garçons de l'Arab Legion. A ceux-ci, je parle « arabe ». C'est un cocktail de mon invention : un tiers bédouin marocain, un tiers outrageusement « classique », un tiers « palestinien ». Ce dernier est une toute récente acquisition : le Cosmos colloquial Arabie, garanti « en un mois, sans maître ». La couverture est alléchante :

« tout à fait indiqué pour l'armée et la police en Pales- tine ». Ça se sent, d'ailleurs, au choix des phrases.

Depuis l'innocent : « Avez-vous un permis de conduire ? », jusqu'à l'inquiétant : « Suivez-moi au commissariat. » Comme toujours, les langues sont des clefs qui ouvrent toutes les portes. Mais Mahmoud Ali ne comprend pas très bien la neutralité des observateurs. Il me propose de prendre son fusil et de tirer sur les Juifs. Ce qui ne l'empêche pas de déclarer, cinq minutes plus tard :

« Les Juifs ne sont pas de mauvais bougres, et mon roi, Abdallah de Transjordanie, s'entend très bien avec eux. » Vers Latroun, la route directe étant coupée, nous essayons, Begley, le Dr Joseph et moi, de prendre le chemin du Sud, pour tourner Lydda et Ramlé, tenus par les Arabes. Nous évitons un pont sauté, en descen- dant dans l'oued, mais, en remontant, nous trouvons l'asphalte gentiment barré par dix de ces mines anti- personnel si familières aux anciens combattants, même quand ils ne sont plus qu'observateurs. Un jeune Juif en armes surgit, va chercher son chef, et le Dr Joseph parlemente. Ça n'a pas l'air de coller. Il semble que le poste qui a posé les mines soit tenu par des « éléments incontrôlés », c'est-à-dire par des groupes d'action genre Irgoun ou Stern. Nous laissons, Begley et moi, le Dr Joseph discuter, et nous retournons en arrière, vers Latroun, sur la route « nationale », où nous cassons la croûte avec deux officiers de l'Arab Légion.

L'un d'eux, Libanais, parle fort bien le français, appris chez les jésuites de Beyrouth. Le temps passe, il faut partir. La Chrysler s'arrête pile devant les mines — qui n'ont pas bougé. Le chef de poste « incontrôlé » et le Dr Joseph se sont fait des concessions mutuelles : les Observateurs passeront, mais

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à pied (les mines ne sont pas jointives) ; de l'autre côté du barrage, après une petite marche militaire, ils trou- veront la voiture du poste qui les conduira à destina- tion. Tout le monde s'empile dans l'auto noire, que le chef de poste conduit, à tombeau ouvert, sur des pistes infernales, dans le crépuscule grandissant, parfois à travers champs, parfois dans d'énormes ornières, par- fois entre des poteaux anti-chars en ciment armé. Par Khulda et Ekron, par Rkhovôt, c'est le black-out de Tel-Aviv.

Dîner et coucher à l'hôtel des Nations Unies, le Kaete Dan's. Il fait moite, poisseux, comme à Tunis ou à Alger. La brise de mer n'arrange rien. J'apprécie ma première douche et l'hospitalité d'un ingénieur danois.

Mais je suis resté debout, en short, au grand soleil, toute la journée, et mon genou droit, blessé et vissé en 44, est très enflé et d'une vilaine couleur épiscopale.

18 JUIN. — Réveil au bruit de la mer. Begley est reparti, me laissant dormir. Ce soir, une occasion me ramènera à Jérusalem, m'empêchant ainsi de fêter ici le 18 juin, avec le « Frégaton » Lahaye et Me André Blumel. En attendant, je me promène dans Tel-Aviv,

« la Colline du Printemps ». On dirait Casa ou Tanger.

Les gens se retournent sur mon képi et mon brassard

« Enfant de Marie ». Presque tous sont en khaki — en chemisette et en short. Naturellement, ça ne va pas à tout le monde. Flatteur pour Diane et pour Antinoüs, c'est accablant pour les vieux sarments et ça ne contient pas l'abondance des mémères.

Cinq jeunes Français viennent me dire bonjour : l'un est d'Oran, l'autre de Paris. Engagés volontaires, ils me demandent si je peux faire donner de leurs nouvelles à leurs familles. Le plus jeune voudrait être mon ordon- nance. Décidément, la neutralité de l'O.N.U. est bien mal comprise... Je vais faire le tour des libraires. Au déjeuner, le personnel du Kaete Dan's ne parle guère qu'hébreu ou allemand. Je m'en tire avec peine. Il semble, à entendre certains propos, que les ministres du jeune Etat d'Israël n'aient pas le téléphone et qu'ils donnent parfois leurs rendez-vous au bistrot.

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A 16 heures, je rentre au K. D. de Jérusalem, dans la voiture de mon « patron » : le colonel Brünsson. Ce hussard, en retraite depuis peu, est un homme du monde, polyglotte et cultivé. Son allemand est parfait, son français excellent, son anglais fort honorable et son russe et son italien lui font honneur. Dans l'auto, nous échangeons des propos en cinq langues. Le guide israé- lien désigne les localités au passage. De temps à autre, un véhicule militaire se reconnaît au mot Tsavâ (Armée), peint bien apparent sur sa coque. Je ne m'attendais pas à retrouver ici le Dominus Deus Sabaoth, invoqué au Sanctus de la messe.

19 JUIN. — Journée sur la piste. Le poste de contrôle (check point) de « Bab el-Oued » est en place. Les convois commencent à passer. Chaleur. Dans le jardin d'une maison abandonnée, un malheureux saute sur une mine. On l'évacue, la jambe arrachée. Ses cris me rappellent ceux que poussait un soldat amputé, à l'hôpi- tal de Tunis, en 1943. Sur le « billard » de la salle de pansements, il hurlait : « Laissez ma jambe ! » Quant à moi, qui venais faire soigner ma plaie, j'ai fait demi- tour. Plus tard, l'aumôner me dit : « Les Allemands ne se plaignaient jamais. » Bertrand de Sèze, attaché militaire au Liban, vient de Beyrouth nous rendre visite. A Jérusalem, la nuit est presque froide. Pour moi, l'enfer ne peut être que de glace : j'aime tellement avoir chaud ! 20 JUIN. — Dimanche. Grâce à Begley qui m'aime bien, me voilà élevé aux importantes fonctions de chef d'état-major du colonel Brünsson. Le poste, considé- rable, se réduit, pour le moment, à moi-même. Mais le bureau jouit d'une vue imprenable sur les jardins de l'hôtel et, surtout, sur l'incomparable panorama des remparts de la vieille ville, à qui ses créneaux, ses tours et ses clochers donnent un faux air de Carcas- sonne ou de Nuremberg (il est vrai que je n'ai jamais vu ni Nuremberg, ni Carcassonne). A portée de la main, à gauche, le drapeau tricolore flotte sur le Consulat français.

Arrivée des deux colonels Bonde, qui sont frères et

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suédois. L'un d'eux, celui qui était dans l'avion d'Amman, est le chef des Observateurs pour le secteur de Ramallah, où se trouve le P.C. du brigadier Lash, au Nord de Jérusalem. L'autre, l'aîné, siège à Haïfa et représente Bernadotte pour l'ensemble de la Palestine.

Je me joins au colonel Brünsson pour les accompagner, successivement, chez le Dr Joseph et le commandant arabe. «Le Dr Joseph parle comme un disque », remarque l'un des Bonde ; « Ou plutôt comme un com- missaire du peuple », fait son frère. Abdallah Beg Et- Tell est très sympathique. Auprès de lui, un jeune capitaine anglais, Edward C., est rose et frais sous son voile rouge et blanc.

Je m'échappe pour aller voir la place du Temple — Al-Harâm ash-sharîf — et ses deux mosquées. La pre- mière, la « Coupole du Rocher » (Qubbat as-Sakhra), est une construction octogonale, où des vitraux de cou- leur, du xvi siècle, mettent une note inattendue. Aux murs, des inscriptions coufiques retracent les versets du Coran relatifs à Jésus. Au centre, du sol jaillit le

« rocher », éponyme et sacré: dix-huit mètres sur treize et un à deux mètres de haut. On pense que c'était le support du grand autel des holocaustes des anciens Hébreux. Aujourd'hui, ce roc est également lourd de sens pour les deux religiohs ennemies. Les traditions juives et le Talmûd y voient l'emplacement du sacri- fice d'Isaac, le centre du monde, le support de l'arche d'alliance. Aux yeux des Musulmans, c'est une pierre du paradis. Non loin s'élève la « Mosquée la plus éloignée » (de la Mekke — Al-Masjid. al-aqsâ — où Mahomet fut transporté pendant son ascension nocturne ou Mi râj.

L'annexe Sud-Est se trouve sur l'emplacement de l'ancienne Mosquée d'Omar. On y voit l'empreinte du pied de Jésus. En sortant, je suis convié à me rendre, tout près, au Conseil suprême musulman. J'y suis pris à partie par deux Cheikhs, qui croient que tous les Français sont pro-Juifs et qu'ils passent leur temps à tourmenter les Musulmans en Afrique du Nord. D'oppor- tunes citations coraniques remettent les choses au point et nous nous quittons bons amis. Je n 'oublie pas, non

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plus, que ma visite à Jérusalem ne le cède, en mérite, qu'au pèlerinage à la Mekke.

20 JUIN. — C'est aujourd'hui, pour moi, le jour du Mur des Lamentations, que les Juifs appellent le Mur occidental (ha-Kôtel ha ma'aravî). Jusqu'ici les Arabes ne laissent personne y venir, de leurs adversaires. Et c'est une très douloureuse privation. Devant ce mur banal, au soubassement énorme, long de cinquante mètres, haut de vingt, j'évoque l'impressionnant rituel. Je crois entendre le chantre entonner la litanie :

A cause du Palais qui est dévasté ; à cause du Temple qui est détruit ; à cause des murs qui sont abattus ;

à cause de notre majesté qui est passée ; à cause de nos grands hommes qui ont péri ; à cause des pierres précieuses qui ont brûlé ; à cause des prêtres qui ont bronché ; à cause de nos rois qui l'ont méprisé...

Et les suppliants répondent en choeur : « Nous sommes assis, solitaires, et nous pleurons. »

A côté, je me recueille, en pensant à Louis Massi- gnon, sur le « Montoir de Borâq » — le coursier du Prophète — qui est une fondation pieuse de Sidi Bou- Medyan, patron de Tlemcen : c'est la France qui, au nom de l'Algérie, en est responsable.

Le soir, je me rends à Béthanie, que les Arabes nomment Al-Azarîya, à cause du tombeau de Lazare (Al-Azar), ressuscité d'entre les morts. Tout près, les clochers bleus d'un couvent orthodoxe. Au retour, je passe voir le consul d'Angleterre et je rentre à l'hôtel pour accueillir une dizaine de Marines américains.

21 JUIN. — L'Organisation des Nations Unies n'est pas encore très bien organisée — à Jérusalem, en tout cas.

Les moyens sont insuffisants : pas d'argent, pas de trans- missions, pas de véhicules (en dehors de quatre voi- tures de tourisme, au statut imprécis). Pas de « doc- trine » nette. On ne sait exactement, ni ce qu'on doit faire, ni comment. Un capitaine belge, qui parle bien

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anglais, est en liaison au Q.G. arabe, dans la vieille ville : il y couche et y prend ses repas. De son côté, le colonel B. est détaché auprès des Juifs. C'est un ancien officier du Levant, en retraite. Il est considéré comme un spécialiste des questions d'Orient. Il ne parle et ne comprend ni l'anglais, ni l'arabe. La tâche des Observateurs consiste à constater et à signaler les violations de la trêve. Malheureusement, les officiers de liaison auprès des belligérants ont ten- dance à épouser sans discussion le point de vue de leurs hôtes : ils n'ont jamais rien à signaler, que les activités des gens d'en face. D'autre part, la ligne de conduite adoptée ne mène à rien. Chaque jour, je collationne les plaintes des deux parties et je transmets à chaque Q.G., avec demande d'explication. Régulièrement, la réponse est négative ou dilatoire. Chacun des camps, en réalité, se renforce et les Observateurs n'y peuvent rien.

Ce travail stérile m'exaspère. Mon « état-major » comprend maintenant deux autres personnes. D'abord, pour mémoire, le jeune « Sven », théoriquement secré- taire du colonel, pratiquement invisible, qui passe son temps en ville arabe, où ses attaches sont nombreuses

— trop, sans doute, pour un porteur de brassard... Et les Juifs ne se font pas faute de nous le reprocher.

Heureusement, Maurice Bonzon, mon « sous-chef », est plein d'allant, parle anglais et se débrouille très bien.

C'est un jeune enseigne, à peine rentré d'Indochine.

Il y a quelques jours, une réunion s'est tenue dans le no man's land, à la cathédrale Saint-Georges, entre les commandants militaires arabe et juif, les colonels David Shaltiel et Abdallah Beg Et-Tell, sous la prési- dence du colonel Brünsson. Un protocole a été signé et l'on a pu délimiter, d'un commun accord, sur une carte, le secteur occupé par chaque belligérant au moment de la trêve, ainsi que le no man's land. Une photo montre Brünsson tenant par le bras le Juif et l'Arabe souriants.

Aujourd'hui, séance de la Commission de trêve, qui représente le Conseil de sécurité de l'O.N.U. Elle se compose des trois consuls généraux de Belgique (pré- sident), de France (secrétaire) et des Etats-Unis. Ses

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rapports avec le représentant du médiateur sont mal définis. Les séances sont, parfois, houleuses. La grosse affaire, c'est le ravitaillement de la ville. Bernadotte avait décrété que les deux camps recevraient ce qu'il leur faudrait, à condition qu'aucun matériel de guerre ne soit admis, qu'aucun stock ne soit fait, et que les quantités de denrées, restant après consommation, soient les mêmes à la fin de la trêve. Cette belle théorie est, naturellement, très difficile à appliquer. En effet, d'un côté, les Juifs ne distribuent pas tout, stockent et, même, font venir de Tel-Aviv des armes et des muni- tions par des voies détournées (Burma Road) ; d'autre part, les Arabes leur coupent l'eau, dont les stations de pompage se trouvent dans leur secteur. Dans son anglais intarissable et martelé, le Dr Joseph déclare tout uniment : « Loin de moi la pensée de critiquer la Commission de trêve, mais je ne vois pas pourquoi nous nous sentirions tenus de respecter une trêve qui ne nous rapporterait aucun avantage. » Au fond, l'O.N.U. se fait injurier par tout le monde, ce qui prouve au moins son impartialité, sinon son effi- cacité. Certaines critiques sont, d'ailleurs, justifiées. Par exemple, le choix du King David, en zone juive, n'est pas heureux, en dépit du respectable voisinage de la Croix-Rouge, qui flotte au sommet du beffroi phallique du Y.M.C.A. De même, les frères « Sven » sont trop connus à Jérusalem, où personne n'est et ne peut être neutre. Et que dire, surtout, de l'escapade au Caire du sieur Mac-Quelque-Chose, secrétaire, pendant quelques jours, du colonel, et qui a disparu... avec le texte ori- ginal des accords sur le no man's land ? Bien entendu, j'envoie à Rhodes un télégramme de recherche, style Interpol. La réponse ne se fait pas attendre : Mac retourne les documents, avec une lettre expliquant qu'à sa vive surprise, il les avait retrouvés... dans sa valise.

Arrivée d'un renfort, très bienvenu, d'officiers belges.

Maurice prétend qu'ils sont tous barons. Certains parais- sent très impressionnés par le point de vue britannique et la Légion arabe. A 17 heures, je me rends à Ramal- lah, pour y contacter le brigadier Lash, sans grand espoir, d'ailleurs, au sujet du problème de l'eau pour

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