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Face à la fenêtre, face au mur : impression, projection, trouble de la conscience

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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26 | 2021

In Memoriam Hubert Teyssandier

Face à la fenêtre, face au mur : impression, projection, trouble de la conscience

Face to the Window, Face to the Wall: Impression, Projection, the Troubling of Consciousness

Cornelius Crowley

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/polysemes/9530 DOI : 10.4000/polysemes.9530

ISSN : 2496-4212 Éditeur

SAIT

Référence électronique

Cornelius Crowley, « Face à la fenêtre, face au mur : impression, projection, trouble de la conscience », Polysèmes [En ligne], 26 | 2021, mis en ligne le 20 avril 2022, consulté le 22 avril 2022. URL : http://

journals.openedition.org/polysemes/9530 ; DOI : https://doi.org/10.4000/polysemes.9530 Ce document a été généré automatiquement le 22 avril 2022.

Polysèmes

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Face à la fenêtre, face au mur :

impression, projection, trouble de la conscience

Face to the Window, Face to the Wall: Impression, Projection, the Troubling of Consciousness

Cornelius Crowley

1 Ce que fait Henry James à ses lectrices et lecteurs est imparable et implacable1. Par

« Henry James », nous entendons ce corpus textuel dont nous n’aurons jamais fait le tour, qui sera toujours devant nous, face à nous : romans de jeunesse et romans tardifs, nouvelles, correspondance, écrits autobiographiques ou critique littéraire, évocations des lieux visités, rendu des impressions d’un spectateur, de l’amateur singulièrement éclairé qu’est l’auteur de The Wings of the Dove ou The Ambassadors. Imparable, car il s’avère impossible de contrer la leçon des choses, leçon du regard, que le corpus nous inflige, en notre qualité de lecteur assidu ou occasionnel. Comme si à la fin le seul point de vue sur une œuvre de James, telle qu’elle se donne au lecteur, était celui que le texte avait lui-même rigoureusement prescrit2. Aussi restrictif, quant à notre positionnement et réception, que l’articulation entre point de vue et point de fuite qu’assigne au spectateur un tableau de la Renaissance italienne. On peut vouloir bricoler des approches plus inventives visant à échapper à la prescription inhérente au texte jamesien. Mais rien à faire, que l’on soit amateur ou que l’on s’imagine en érudit, avec à son actif des heures d’attention scrupuleuse ou de survol (distance reading) du corpus, l’engagement ira à son terme, aussi inéluctable que la capitulation d’un joueur d’échecs face à l’intelligence de Big Blue. Mais s’il en est ainsi, cette intelligence n’a rien de machinique : l’effet infligé, à chaque fois renouvelé dans l’épreuve de la lecture, a trait à l’implacable que performe – et auquel touche – le texte jamesien. Ce texte organise bel et bien une capitulation, le renoncement à quelques illusions pieusement entretenues.

2 L’implacable relève de – et invalide – l’idiome des offrandes censées apaiser les dieux, ou compenser nos manquements à la loi des destinées3. Ainsi, à des manquements en

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amitié ou en amour, dès lors que serait forclose toute réparation simple ou publique, par l’échange social ordinaire, il resterait possible, selon un ordre plus secret, ou par l’œuvre d’art, l’efficace d’un gage qui ferait sens pour ses destinataires seuls. Sur ce point, la temporalité conradienne de la deuxième chance, de réparation, a des affinités avec la temporalité jamesienne de l’occasion tardive : retour de Lambert Strether à Paris, éveil à la vie de Milly Theale – mais sans que cette occasion tardive puisse compenser la non-saisie des occasions d’avant. Comme si pour la réparation (Conrad) ou pour vivre une vie de fleur tardivement éclose, il est toujours déjà too late.

3 Le constat d’implacable serait la vérité qu’inflige (imparablement) le mouvement de tout texte jamesien : constat que l’offrande censée apaiser ou réparer ne pèse rien dans la balance des choses. Un tel constat serait, sous la forme restreinte d’une œuvre d’art, aussi monumentale soit-elle, la seule loi de notre univers symbolique, la face dérobée du spectacle qui nous captive et devant lequel nous nous inclinons. Face à la fenêtre, face au monde, alors que le mouvement de tout texte jamesien nous retourne, en un mouvement involontaire auquel le lecteur voudra mais ne pourra échapper. Un tel mouvement est celui de Milly Theale : « Elle a tourné sa face contre le mur » (James 2020, 540). Tourner un tableau pour en faire voir le dos, tourner le regard face au mur, est-ce la fin de la picturalité, d’une étape dans la vie de l’amateur éclairé ? Ou est-ce, au contraire, dans le mouvement narrativisé qu’est l’art de la fiction, l’ultime vérité en peinture (non la déposition du temps en peinture [Louis Marin], mais son érosion plutôt, par le temps filant du texte jamesien), sans que la mise en intrigue romanesque prétende à la maîtrise ou à l’appropriation intermédiale des autres arts.

4 Il s’agit de suivre le trouble qu’opère le texte dans le regard porté sur la picturalité jamesienne, par le mouvement même de l’attention au vouloir-voir que déploie cette écriture. Trois regards, trois lectures. Chez Liliane Louvel, Nelly Valtat-Comet, Hubert Teyssandier, l’approche passe par le repérage du visuel jamesien, en scrutant notamment les scènes les plus magistralement picturales, les objets qui renvoient aux dispositifs et auxiliaires du voir (tels miroirs et fenêtres), les procédures de focalisation et d’enregistrement, à des fins d’élaboration d’une organisation sémiologique où la vue semble primer. Et parmi les relais de ce visuel jamesien, il y a l’art paradigmatique de la peinture et, de manière plus marginale, mais critique, la photographie comme technique. Ce qui ressort de ces trois engagements herméneutiques, c’est le statut fuyant, s’agissant de ces deux romans majeurs que sont The Wings of the Dove et The Ambassadors ou d’une nouvelle aussi spectrale que « The Friends of Friends », de tout accomplissement dans le mouvement de l’écriture jamesienne d’un effet-tableau, de toute figure textualisée que l’on voudrait saisir picturalement4. La figure jamesienne se dérobe. Et à la fin, c’est une telle déception, par impossibilité d’en rester à la saisie dans la trame du texte d’un percept que l’on « capterait », qui nous serait laissé en héritage. À l’issue de toute lecture, le constat est d’un reste d’infigurable5. « Art makes interest which makes life », nous instruit James (Lubbock, lettre à H.G. Wells, 10 juillet 1915). Mais si cet art avance par involution et brouillage de la figure donnée à voir, d’abord entrevue comme une merveille de passage, l’axiome jamesien, à la fois esthétique et moral, articulant l’art, l’intérêt, et la vie, ne prend aucunement fin avec le mouvement où le regard se tournera « face au mur ». Pas même avec la mort. Par sa tonalité, la nouvelle « L’Autel des Morts » (1896) (trad. François Piquet, in James 2011) est l’illustration catacombale de ce que nous entendons par un « James tardif ». Nous y lisons la notation suivante : « Il arrive un moment où la maladie de la vie cède au traitement du temps » (James 2011, 1077). Une telle notation détonne, si on cherche

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dans le texte jamesien un romanesque solaire qui comble le regard : l’écriture est plutôt d’une rupture avec la lumière diurne. Mais cela ne veut pas dire que le texte a congédié images ou icônes.

5 Dans ces textes qui font toucher à une extrémité de la conscience sensible « face au mur », puis dans la transposition qu’en fera François Truffaut dans La Chambre verte, projection et impression ont lieu selon une cérémonie plus secrète. Le pictural jamesien, qui passe par ses stations éclatantes, est donc à relire tel qu’il apparaît à rebours, depuis le point de vue terminal : un pur mirage vu en chemin, mais conduisant imparablement, par les arrêts que l’on ne peut éluder, à l’extrémité où le regard se détourne de la fenêtre pour se mettre « face au mur ». Dans « L’Autel des morts », nous lisons la notation suivante, à propos de l’indifférence du héros vis-à-vis des affaires du jour : celui que la narration qualifie dès la première phrase de « pauvre Stransom »6 (James 2011, 1077) ne déplie même plus son journal : « Il avait abandonné son journal près de son fauteuil, ce quotidien qui lui parvenait l’après-midi et dont les domestiques se figuraient qu’on l’attendait avec impatience. Sans se douter de ce qu’il pouvait contenir, Stransom l’avait machinalement déplié, puis laissé tomber » (1083).

6 Ici le « reste pictural » pointe implacablement vers l’épure, vers les lieux de la réserve et du reste infigurable, à l’écart de tout affairement mondain. Imparable figure. Cette extrémité jamesienne de l’implacable, loin de nous combler, comme peut le faire le texte jamesien par moments si visuellement charmeur, nous sèvre et nous vide.

Où Strether n’entrera pas dans le tableau

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Autre modalité d’entrée dans la peinture, plus sereine, la promenade dans le paysage se moule sur la pratique de Diderot qui décrivait à Grimm les tableaux des Salons en prétendant y errer. C’est ce que fait Henry James dans The Ambassadors, lorsque Strether décide de retrouver le paysage à l’origine d’un tableau de Lambinet, peintre de l’école ruraliste du XIXe siècle. Strether prend le train et reconnaît dans le paysage d’Île de France les signifiants du tableau : peupliers, rivière, villages, lumière. Il y chemine, y « lambine », tout l’après-midi. Il s’y allonge, un livre de Maupassant en poche et s’endort… La peinture (et la littérature) s’interposent entre le sujet et sa perception et lui apprennent à voir… ce qu’il savait déjà. Ce qui se joue dans le texte aussi, c’est la recomposition du tableau jadis entrevu, sa recréation sans fin par le spectateur (le lecteur). Et donc la nature infinie de l’œuvre. (Louvel 188-189 ; sur l’excursion de Strether, voir Louvel 187-207)

7 C’est ainsi que Liliane Louvel commence la « station » jamesienne, ou plutôt stretherienne, de son étude des médiations entre le pictural et le textuel, ici illustrée par le régime romanesque que James pratique, et qu’il théorise dans ses écrits sur l’art de la fiction. L’évocation d’une entrée dans le tableau reprend un détail incisif du texte jamesien, que cite Liliane Louvel : « he really continued in the picture—that being for himself the situation » (191). Dans le tableau, même si le terme français, qui désigne la mise en forme et en cadre, efface l’ambiguïté de la formulation d’origine : « in the picture ». Dans le tableau qui s’est offert à la vue et à l’achat d’un Strether plus jeune, à Boston, mais qui n’a pas saisi l’occasion offerte, à un certain prix ? Dans le paysage, exemple de landscape painting d’une école ruraliste à laquelle on rattache Lambinet ? Ou dans le paysage (culturellement pictorialisé, à destination notamment des Américains) de la vallée de la Seine, offert à la révision de ce revenant qu’est Lambert Strether, amateur un peu éclairé qui sait faire des distinctions et garder les distances, rester sur

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le bord ; et qui à la descente de son train est de ceux qui savent murmurer intérieurement : « on dirait un tableau de Lambinet » ? Un supplément d’érudition permettrait à un autre spectateur d’ajouter « oui, c’est par ici que Lambinet allait au motif ».

8 Liliane Louvel fait de l’excursion un épisode dans l’éducation du regard, celui de Strether, puis le nôtre, en notre qualité de lecteur assigné à la place de Strether. Mais cette leçon donne-t-elle accès à « la nature infinie de l’œuvre » ? En un sens oui, mais seulement si on revient au trope de la médaille, qu’il faut retourner pour en scruter successivement l’envers et l’avers. Dans la dernière scène de The Portrait of a Lady, un échange oppose le postulat que fait Caspar Goodwood d’une immensité du monde au postulat que fait Isabel Archer (irrémédiablement mariée à Osmond, mais revenue du mirage de sa distinction) d’une terrible étroitesse du monde ; l’héroïne déclare : « The world’s very small » (James 1995, 489). La « nature infinie » de l’œuvre, dès lors que celle-ci s’ordonne à un dessein imparable, peut ne renvoyer à rien d’autre qu’à cet infini beckettien de confinement et d’impasse.

9 Dans ces deux chapitres qui relatent la journée passée par Strether en vallée de Seine, le narrateur jamesien se fait guide-interprète intraitable, qu’on peut imaginer brandissant un parasol d’une visibilité aussi éclatante que celle de Mme de Vionnet, pour chaperonner un troupeau, dont nous faisons tous partie, nous conduisant, Lambert Strether, puis Liliane Louvel, puis le lecteur que je suis, vers des extrémités que nous aurions préféré éluder, mais que James, selon la brutalité sans concession (in your face) qu’il sait pratiquer, donne à voir et nous fait voir. Cheminer « in the picture », c’est nourrir l’illusion de pouvoir défaire le processus d’extraction et de mise à distance dont le tableau est un effet esthétique. Lambert Strether n’aspire à rien de moins, en son désir de continuer son chemin « in the picture », qu’une dé-naissance, défaisant les étapes d’extraction. Il ne s’agit pas ici de faire porter à un courant pictural du XIXe siècle, ou à l’art jamesien de la fiction, le poids d’un processus civilisationnel de mise à distance bien plus long et plus général, dont l’un des effets est de construire un sujet spectateur qui est « face » au paysage, ainsi autonomisé et détaché, en spectateur ou en acteur devant le monde.

10 Et si en aval le spectateur croit à la chimère ou au miracle d’une entrée dans la peinture, ce qui s’accomplit ou ce dont il rêve, c’est un retour à une supposée pureté de l’origine.

Je cite Liliane Louvel : « L’utilisation inversée du tableau exploré de l’intérieur au lieu d’être un objet perçu de l’extérieur permet la restitution de l’origine » (190). Ainsi, Strether prend le train et se love dans la campagne qui a motivé ce tableau naguère vu à Boston. La visite de révision parisienne et paysagère est pratiquée par Strether, un spectateur assurément entré dans le tableau du mitan de sa vie (middle-age) dans l’idée de faire de sa déception bostonienne (ne pas avoir pu acheter le Lambinet) la source d’une énergie de rebond, qui par un concours de virtu et de fortuna, permettra de se projeter dans ce motif si typiquement français du paysage des bords de Seine.

11 Mais le régime de la représentation, telle que James le sonde, exclut toute rêverie d’un retour fusionnel à l’origine ou à l’avant-œuvre. Si Strether s’imagine « dans » le tableau, tel qu’il en sublime l’illusion idyllique, ce tableau de rêve ne peut qu’être la négation ex ovo de l’art pictural comme démarcation et mise à distance d’un motif donné à voir.

Comme la négation de tout travail d’élaboration poïétique, qui chez James exige toujours son prix et son lot de sacrifices. Strether paiera cher son illusion d’une

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« entrée » dans le tableau et d’une remontée à la pureté originaire d’avant le cadrage et la sanctuarisation du motif.

12 À vrai dire, Strether sera comblé au-delà de ses espoirs. Se rêvant « dans » le tableau et en complicité avec Mme de Vionnet, il devra supporter le prolongement effectif de ce tableau idyllique, initialement indemne de toute figure humaine, avant le surgissement que saisit Liliane Louvel : « De la vacance du paysage surgit la figure : “The view had an emptiness that made one of the boats suggestive” » (198). Ainsi le tableau sera-t-il « au complet », mais pas selon l’attente de Strether de la figure qui retournera le vide (« emptiness ») en une présentation de la plénitude suffisante. Faisant de l’ordre esthétique un espace en attente de son complément figural au premier plan, ouvrant potentiellement ou proleptiquement sur un accomplissement érotique. Mais en désignant Strether comme une figure encore assujettie aux piétés de la Nouvelle- Angleterre, en cela fidèle à la condition déterminante de sa grandeur quasi-biblique, qui est d’être laissé sur le seuil et dans l’interminable attente : Strether s’était imaginé dans le tableau et en commerce distingué avec Mme de Vionnet. Mais par une telle entrée dans le tableau, il ne pourra assumer la fonction ancillaire d’admonitor, délégué du peintre, qui indique au spectateur en quelle direction prolonger son regard. Or c’est au mieux ce que peut espérer celui qui épouse la condition ancillaire d’ambassadeur d’une puissance en retrait.

13 Car l’imparable agencement de l’épisode pointe vers un accomplissement érotique qui exclut Strether. Et le narrateur jamesien a trop d’égards vis-à-vis de son héros laissé sur le seuil, qui avait voulu entrer dans le tableau, pour le laisser à l’auberge du Cheval Blanc en train de tenir la chandelle. De la cruelle épreuve d’un art jamesien qui engage le pictural et le textuel, personne ne sortira indemne : ni Strether ni les lecteurs que nous sommes. Nous faisons le constat qu’en effet l’expérience de lecture donne à voir, tout en imprimant en conscience la réalisation qu’un accomplissement dans le régime textuel d’une euphorie entrevue ne peut être qu’un leurre. Un leurre qui a pu être utile, dans la mesure où il fait vivre, offrant des stations et des objets transitionnels à contempler pour nous distraire en chemin. Qui d’autre que James pouvait faire resurgir les parades et les leurres de l’enfance, dans l’indifférence aux présumées démarcations genrées, pour dire l’illusion tant picturale qu’érotique de Strether ? (« he almost blushed, in the dark, for the way he had dressed the possibility in vagueness, as a little girl might have dressed her doll »). Ce dont le mouvement textuel nous inflige l’épreuve, c’est bien d’un cruel désenchantement, figurable par le trope du jeu de dupes que la « petite fille » qu’est Strether s’était efforcée de poursuivre avec sa poupée. De la petite fille qu’il était donc resté, jusqu’à ce moment de révision au terme de son deuxième voyage à Paris : l’art se fait ici, en texte ou en image, le sublime bûcher de nos vanités. Il me semble que Liliane Louvel se trouve conduite (c’est le texte qui pilote) vers le terme implacable de la vision jamesienne, s’aventurant au-delà des délices picturaux, quand elle fait le constat que « [v]ictime d’une illusion esthétique et d’un malentendu sur la nature de l’œuvre d’art, Strether finit à son tour, et à son corps défendant, par être à l’origine d’une représentation anamorphique » (207).

L’impression indélébile

14 Nelly Valtat-Comet interroge la relation qu’entretient James à la technique photographique, dont il déplore le pouvoir d’envahissement et de profanation (Valtat-

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Comet 113-132). Si le secret est le concomitant d’un reste, la photographie est un opérateur d’exposition publique, qui viole donc toute réserve. Elle est à compter, nous rappelle Nelly Valtat-Comet, parmi les phobies jamesiennes, au même titre que la presse, qui sera toujours le type d’une écriture publique avilissante. Nelly Valtat-Comet relève cependant des éléments qui compliquent cette dépréciation : citant Évelyne Labbé, elle note le recours par le James théoricien de l’art de la fiction à un ensemble de procédés qui renvoient à une technologie de l’impression, faisant concurrence à l’art pictural. Ainsi Henry James, selon Nelly Valtat-Comet et selon Évelyne Labbé, serait loin d’une simple valorisation de la profondeur, au détriment de la surface comme plaque d’enregistrement.

15 C’est peu dire que la conscience jamesienne, en tant qu’opérateur stratégique dans l’agencement de la fiction, n’est pas aisément localisable. Par son mode opératoire, elle invalide toute distinction tranchée entre passivité réceptrice et imposition active d’une forme, entre impression reçue et force de projection d’une impression. Les distinctions entre passivité et agentivité se laissent retourner. Cette difficulté de localisation se vérifie dès lors que l’on s’essaie à établir une architectonique de la fiction à partir des préfaces à l’édition de New York : ainsi le « pictural », que l’on imagine comme une fenêtre sur le monde, est-il corrélé à une intériorité et au déploiement du style indirect libre, à l’enregistrement des mouvements de pensée du personnage

« réflecteur » (James 2003, 698) : Milly Theale dans l’immensité grise de Londres, Merton Densher dans ces mêmes extérieurs londoniens, le matin de Noël. Mais dans les deux cas, la méditation et la consignation des impressions sont reçues en une conscience à la fois exposée au monde et réserve d’intériorité. Le dilemme de la localisation se résoudra à la manière jamesienne, c’est-à-dire sans qu’il y ait lieu de trancher en séparant un dedans et un dehors, dès lors que l’on replace la compréhension d’un processus moral ou épistémique sous le signe de la « relation », d’un mouvement plutôt que d’un lieu, ni passivité ni agentivité, en pointant dans le détail de l’écriture l’interminable commerce avec ou vers ou entre.

16 Ainsi si James constate les limites et superficialités d’un naturalisme français, chez Maupassant ou Zola8, Nelly Valtat-Comet éclaire ce qui sur le versant crépusculaire de son art tend à replacer la photographie dans une sphère de l’intime, laissant entendre qu’à rebours de la critique jamesienne d’une technologie publicitaire profanatrice, la réception in situ, strictement privée, d’une image photographique va dans le sens d’une révision de nos conceptions de l’art jamesien de la représentation, et partant, de l’incorporation jamesienne des autres arts (voir Régnier 563-578)9, de la peinture notamment. Parce que la photographie – en tant que pratique privée où les images gravées appellent le recueillement d’un spectateur singulier susceptible d’être touché, alors que le tout venant passera à côté – laisse entrevoir sous le spectacle public de la représentation les traces d’un art bien plus pauvre, à l’instar de la « figure » qui pour Pascal « porte absence et présence » (313)10, réduit à la stricte fonction symbolique d’un gage ou memento. Ce retournement jamesien est décrypté par Nelly Valtat-Comet dans

« The Friends of Friends », dont elle écrit ceci : « La célèbre “impression” jamesienne, l’image gravée dans un esprit réceptif et imaginatif, devient ici “indélébile” » (125).

17 L’idée d’une propagation par relais est annoncée dès le titre de la nouvelle. Cela nous amène à la définition du signe comme un agent bifide ou Janus, opérateur d’admission et d’exclusion. Et cela pointe vers le site de possibilité, spécifique et liminal, du fantastique jamesien. Nelly Valtat-Comet noue le fantomatique et la photographie, en

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constatant que « James dramatise ainsi très directement le thème de la photographie en le reliant au fantôme, qui lui aussi est une interface entre deux mondes » (126).

Expliciter ce que James « dramatise ainsi » serait inutile. « The Friends of Friends » relève de l’indécidable fantastique, mais aussi, indiscutablement, du croisement jamesien entre l’imparable et l’implacable, par la mise en évidence du supplément d’intensité qui est possible dans la relation à « nos morts », ou plus exclusivement encore dans la relation entre une conscience en vie et une hantise singulière : « la capacité fascinante à mettre en présence les vivants et les morts », précise-t-elle dans le dernier paragraphe de son article, est le propre de la photographie, qui « n’est jamais une œuvre d’art pour Henry James » (126). Oui, mais la relation qu’entretient la photographie avec l’avers et l’envers, présence et absence, pointe vers la disposition que dans la préface de 1909 James nomme « wonder »11, effaçant les démarcations entre un étonnement de l’imagination poétique – dans l’idiome jamesien la disposition ou vulnérabilité de bewilderment – et un étonnement philosophique, thaumàzein ; effaçant aussi les distinctions entre un régime poétique de la mimésis et un régime sémiologique du signe, l’art jamesien se trouve replacé dans le vaste registre des parades offertes pour voiler et composer avec ce qui restera à jamais imparable.

Le retrait du monde

Fig. 1 : Image du générique, François Truffaut, La Chambre verte (1978),1 : 22.

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Fig. 2 : Premier plan d’après le générique, 1928 dans l’est de la France, 2 : 22.

18 Un souvenir de jeunesse. Pendant la préparation à Dublin d’un doctorat « sur » James, sur la logique de la représentation, telle qu’elle se déploie exemplairement dans l’œuvre romanesque et telle qu’elle est théorisée réflexivement par lui, j’ai vu La Chambre verte de Truffaut (1978), film inspiré des nouvelles de James « The Altar of the Dead », « The Beast in the Jungle », et « The Friends of Friends ». Pour le spectateur que j’étais, ce fut un choc aussi frontal que durable et subtil. Par les images du générique, de la surimpression sur la conscience-écran de Davenne, qui regarde sans ciller les horreurs du front de la guerre de 1914-1918, dont il sortira « vivant ». Ce générique offre une figure possible de la conscience jamesienne : la projection d’un regard sur le monde, par la fenêtre pratiquée dans la « house of fiction »12. Le point de vue s’imposant au spectateur du film, dès le générique, est celui du survivant Davenne (qu’on n’appellera pas ancien combattant), dont l’habitus, dans la France d’après-guerre, est lugubrement saisi, en des scènes donnant à voir l’espace domestique et l’espace de la cité, métonymiquement condensée en un cimetière gris et humide, où la caméra suit le déplacement d’un soldat en chaise roulante, passant entre les tombes ornées d’un casque de ses camarades morts. Aux commémorations publiques, emblématisées par l’enterrement de l’homme politique Massigny, l’ami de jeunesse de Davenne, s’opposent les cérémonies secrètes dans la « chambre verte », lieu de vénération de son épouse morte et des autres morts qui lui sont chers. Ultime lieu des cérémonies de Davenne, l’autel des morts qu’il dressera dans une chapelle que les autorités religieuses lui concèdent, autel dont la composition restera structurellement incomplète tant que Davenne ne voudra ou ne pourra y faire une place au mort qu’est Massigny, avec qui il s’est disputé. Car le culte de Davenne requiert le passage de témoin, son consentement donc à ce que Cécilia Mandel, qui garde en mémoire « son seul mort », Massigny, endosse la charge de mémoire, en une opération qui ne s’entend

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nullement comme une relève, selon une logique d’accomplissement chrétien ou hégélien ou national13.

19 Que Davenne anticipe son imminente entrée dans la chapelle, qu’une telle entrée relève de l’aporie, répète l’impossibilité pour Strether d’« entrer dans le tableau » nous offre un prisme par lequel comprendre l’impasse où, pour un temps, Strether a pu se complaire, jusqu’à ce qu’une ultime blessure narcissique ne l’en réveille. Ce qui vaut dans le monde solaire de la vallée de la Seine vaut aussi côté « mur », dans le monde des ténèbres. De Lucien Davenne, qui survit dans et par ses traumatismes post-combat14, on dira comme de Milly Theale : « Elle a tourné sa face contre le mur » (540). Et dans le cas de ces deux destins, il ne s’agit aucunement d’une « fin de vie » mais d’une vie sur un autre versant : Palazzo Leporelli et une Venise automnale chez James, l’Est de la France en 1928 chez Truffaut.

20 Partout dans le corpus jamesien, et de manière intense dans La Chambre verte15, les consciences sont mises à l’épreuve. Sont aussi mis à l’épreuve les divers artifices visant la conservation intacte de ce qui est perdu selon le régime ordinaire des vivants. « Face au mur », le regard qui a rompu avec le monde visible par la fenêtre se livre à des cérémonies secrètes. Et par la résistance qu’oppose ce mur qui fait écran, s’anime une modalité de projection et d’impression, de trouble certainement, comme lorsque Davenne projette les images gravées sur des plaques de verre de soldats morts au front, devant les yeux de l’enfant muet qui habite la maison. De Truffaut et de James, nous hésitons à tracer des partages entre early et late, ou entre un James romancier de la scène sociale et un James se tournant vers le fantomal, entre un Truffaut « Jekyll » et un Truffaut « Hyde » (voir de Baecque et Guigne)16. Mais notre compréhension d’une scène qui semble baignée d’une lumière solaire a pour condition l’exposition de l’attention du lecteur-spectateur à ce qui est aussi là, par projection et par impression, dans le trouble d’être face au mur, dans l’intériorité de la chambre obscure. Chez James et chez Truffaut, plus généralement dans tout ordre de la représentation, la production et la réception de ce qui est devant nous supposent le pressentiment d’un autre lieu, à côté ou en-dessous, peu importe la spécification topique – cette modalité est forcément là, au travail17.

21 Aux critiques du film de Truffaut qui d’emblée déclarent que Davenne serait fou18, on dira qu’il s’agit d’une folie aussi intense que douce, peu de choses à mettre dans la balance contre la folie publique massive de la guerre. Si l’œuvre de James s’inscrit dans une vocation d’écrivain qui va de la fin de la guerre de Sécession, se nourrissant de la hantise du survivant non-combattant (voir James 2016), pour se terminer à l’été 1914, dans l’interruption d’une phrase de The Ivory Tower (James 2004b), s’il a pu célébrer en chemin l’allure des soldats (splendides non-combattants) défilant en temps de paix à Aldershot19, et si Truffaut a tourné le film troublant d’une euphorie et d’une jeunesse d’avant-guerre et de la césure de la guerre, puis un film troublant d’après-guerre, La Chambre verte20, ni l’un ni l’autre ne cultivent l’illusion et la liesse d’une spectaculaire entrée en guerre. S’agissant de la guerre, il s’agit de l’ultime transposition modale des horreurs, d’une scène ou d’un théâtre à l’autre scène : passage des parades et rituels de la paix à l’ordre de la guerre, avec son implacable rapport des forces. Chez ces deux artistes, le refus ou l’incapacité d’écrire ou de filmer frontalement face au carnage, et le choix de traiter celui-ci plutôt de biais, par ses séquelles indélébiles, renvoie à leur éthique d’artiste : la fidélité à « ses morts » et, plus généralement, à l’intensité affective des lieux, moments, personnes, impressions et projections, dans un trouble partageable

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par la transmissibilité des figures, par le rythme des phrases ou des images-mouvement sur écran.

22 Puis il y a la révision de ce souvenir de jeunesse à la lumière du présent, en croisement avec la lecture de The Wings of the Dove et, dans le Livre 5, la scène où Milly Theale se réfléchit face au tableau de Bronzino : « Je ne serai jamais mieux que cela ». Le pressentiment déjà là en 1978, face à l’écran sur lequel se projetait le film de Truffaut, alors qu’on lisait les nouvelles tardives de James, dont « The Altar of the Dead », puis la certitude en notre présent, que jamais dans la pratique du studium interprétatif de l’œuvre jamesienne on n’aura l’œil aussi pénétrant ou la compréhension aussi en résonance avec le versant ténébreux du corpus de James que François Truffaut, cinéaste qui, avec l’appui de son scénariste Jean Gruault (1924-2015), a pu chercher dans les nouvelles de James des résonances transposables dans ces lieux d’après-guerre de la province française. Le reconnaître, il y a longtemps ou de nouveau, permet de lire James à l’aide de Truffaut, puis de regarder les films de Truffaut en appui sur le corpus de James, repérant chez le cinéaste un agencement de perspectives et un cadrage aussi redoutable que chez Hitchcock, ou chez l’auteur qui, dans les préfaces à l’édition de 1909, nous invite à tendre l’oreille et à affiner l’attention portée à ces plans-séquences que sont ses phrases sinueuses.

Fig. 3 : La porte, seuil de la demeure de Lucien Davenne dont on entrevoit l’ombre, 1:27:06

Vue de l’autre côté

23 Dans l’essai qu’il consacre à The Wings of the Dove, Hubert Teyssandier prévient que « le texte assemble des surfaces qui cernent ou investissent ce qui échappe à la représentation » (Teyssandier 2005, 134). Concernant les impressions qui s’offrent à Milly Theale lorsqu’elle chemine dans l’immensité grise de Londres, au sortir de sa consultation médicale avec Sir Luke Strett, il fait le constat que « l’“impression”

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contient encore du visuel, mais l’effet est celui d’un effacement du monde visible et d’un vacillement de la conscience » (139). Le pressentiment que l’art jamesien n’en reste pas à l’apparence éclatante qui fait impression sur le regard, de l’héroïne ou d’une lectrice ou lecteur, résonne plus amplement dans les derniers paragraphes de l’article qu’il consacre à The Portrait of a Lady, roman à première vue plus lisible et plus visualisable (Teyssandier 2007). Mais à l’instar des lectures proposées par Liliane Louvel et Nelly Valtat-Comet, celle proposée par Hubert Teyssandier dans le numéro de Polysèmes consacré aux enjeux du Descriptif (Teyssandier 2007, § 22) aborde un territoire aux limites du visuel, où les repères se brouillent. Il cite le passage suivant dans le roman de 1881 :

The working of this young lady’s spirit was strange, and I can only give it to you as I see it, not hoping to make it seem altogether natural. Her imagination, as I say, now hung back: there was a last vague space it couldn’t cross—a dusky, uncertain tract which looked ambiguous and even slightly treacherous, like a moorland seen in the winter twilight. But she was to cross it yet. (James 1995, 265)

24 Le constat d’une étrangeté se précise par l’insistance sur la tournure de son

« imagination », sa disposition à ce stade de son parcours. (Quoi qu’il en soit d’une intelligence machinique, l’intelligence sensible d’un vivant n’est pas dé-programmable ou réversible). Chez Isabel Archer, l’imagination renâcle, « now hung back », comme un cheval qui refuse l’obstacle. Cependant, le parcours jamesien ne saurait souffrir abandon ou recul, ni pour Strether parti en excursion ni pour Milly Theale qui consulte une sommité médicale, ni pour Isabel Archer, l’épouse désormais lucide de Gilbert Osmond. Hubert Teyssandier commente : « Composée picturalement comme un paysage vague aux lointains invisibles, cette image indistincte, hivernale et crépusculaire représente l’étendue que l’héroïne doit encore parcourir avant de parvenir à un “autre côté qui échappe à la représentation” » (Teyssandier 2007, § 23). Si

« spirit » et « imagination » relèvent de la qualification des facultés morales et épistémiques, l’écriture ouvre sur la figuration d’un territoire par lequel on passera à un « autre côté ». Et dans la mesure où l’héroïne ne peut se dérober à l’épreuve, dont la tournure est beckettienne (elle ne peut traverser cette étendue incertaine [« dusky, uncertain »] et elle doit la traverser, « was to cross it » ayant ici la force modale d’une fatalité), le constat dont fait état le narrateur, qui ici se personnalise en s’adressant au lecteur à la première personne, ne relève pas d’un arbitraire subjectif, d’un excès d’imagination. Plutôt d’une fatalité inéluctable (Calasso 96-103)21, que l’on redira

« imparable ». Isabel Archer, à l’instar des autres « frêles vaisseaux », et à chaque fois dans l’indifférence aux démarcations genrées, est bien plus que l’admonitor d’un lecteur-spectateur, par procuration comblé par le spectacle.

25 Hubert Teyssandier s’arrête sur les autres épisodes par lesquels passe l’héroïne pour

« parvenir à un “autre côté” qui échappe à la représentation » : « The early dusk of a November afternoon », une scène d’extérieur dans Londres, pour revenir à la maison d’Albany de l’enfance d’Isabel Archer, « a large, square double house », maison dotée d’une porte par laquelle la jeune Isabel pouvait avoir vue sur le dehors, mais qu’elle préfère ne pas emprunter, pour ainsi préserver sa théorie : « her theory that there was a strange unseen place on the other side—a place which became to the child’s imagination, according to its different moods, a region of delight or of terror ».

26 Est-ce donc par cet « autre côté » (« the other side »), que l’on peut accéder à ce territoire dans lequel Strether a voulu entrer ? En tout cas, Hubert Teyssandier pointe vers un tel « indescriptible », dont le défi posé à la représentation est d’un autre ordre,

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bien plus abyssal, que celui du cadrage en perspective. Le destin que trace James pour ses « frêles vaisseaux » est sans issue ou échappatoire. Et cette impasse qui installe l’agent passionnel jamesien, de même que la lectrice ou lecteur, dans un trouble sans fin, n’est aucunement symptomatique d’un retard fantasque ou d’une candeur juvénile.

De tous ces « frêles vaisseaux », Henry James pourrait dire « Isabel Archer, Strether, Milly Theale, c’est moi ». Ce sont les figures de l’auteur en sujet écrivant, passionnel et résonant22. À travers ou à rebours donc de l’ordre de ces fictions si scrupuleusement architecturées, qui à l’occasion offrent de lumineux points de vue, l’artiste singulier qu’est James poursuit une entreprise conduisant à un triple dépouillement : celui de l’héroïne ou du héros, défait.e de ses illusions ou aspirations ; celui de la lectrice ou du lecteur, privé.e de ses illusions ou aspirations, notamment quant à une stabilisation du mouvement érosif de la fiction, en un tableau devant lequel on peut s’arrêter pour en avoir « plein la vue ». Ou celui de l’auteur lui-même, dont le destin sera de poursuivre l’art de la fiction jusqu’à l’été 1914, à la fin dépouillé de toute illusion quant à la parade qu’offrirait la distinction lettrée face au déferlement brutal de l’ananke de la guerre.

27 Si l’écriture jamesienne, même quand à l’occasion elle se fait visuelle et paysagère, est toujours animée de que qu’Hubert Teyssandier nomme « le fantomal » (2007, § 27), un fantomal loin de toute manifestation grand-guignolesque, le lecteur doit se faire à l’idée que jamais le mouvement de la fiction jamesienne ne pourra le combler. Cette écriture ne sera pas apocalyptique. Elle n’offrira jamais un découvrement23 ou dévoilement : pas de Chose, « the real thing ». Et les scènes qui nous comblent spectaculairement, y compris celles lisibles comme les figures imposées de l’ekphrasis, telle la réception que donnera Milly Theale en son Palazzo Leporelli (voir Teyssandier 2005, 133-144), sont plutôt pour le lecteur, spectateur ébloui, des prouesses accomplies à des fins de voilement somptueux de ce que le texte laisse supposer mais n’exposera pas, quant à cet « autre côté ». Il en résulte que l’effet tableau chez James est à lire depuis « l’autre côté » qui est là, pour ce que la représentation laisse passer de ce qui lui échappe, qu’il s’agissait de maquiller : « the great smudge of mortality across the picture » (James 2003, 850)24. Si l’achèvement esthétique ou l’accomplissement nuptial peuvent tous deux viser « [l]a coupe d’or… telle qu’elle aurait dû être […] La coupe avec tout notre bonheur à l’intérieur. La coupe sans la faille » (James 2013, 585), l’art jamesien nous met face aux failles et face au mur. Au sortir de cette épreuve, la lecture aura comblé la lectrice ou le lecteur, dans la mesure même où les aspirations les plus manifestes auront été déplacées et conduites ailleurs.

28 Hubert Teyssandier poursuivait sa lecture de James, notamment de The Ambassadors, évoquant dans le fil de la conversation (où il parlait du Festival de musique de Menton, qu’il connaissait depuis des décennies, gardant le souvenir précis des années, des interprètes entendus) ces personnages qui lui étaient familiers et dans certains cas chers : Lambert Strether et Chad Newsome, Mme de Vionnet et Maria Gostrey. Menton comme lieu de séjour méditerranéen de Maria Gostrey, alors que Chad Newsome, absent de Paris, est à Cannes. Pour Hubert Teyssandier, le nom de ce jeune Américain était un indice que « Chad is a cad », un jugement vif qui se justifie à la lecture de l’épisode que commente Liliane Louvel, au vu de l’agilité évasive qu’il déploie pour laisser Mme de Vionnet se débrouiller, seule, s’escrimant en français et en anglais face à la situation équivoque sur laquelle se termine l’excursion idyllique de Strether.

29 Toute lecture, dès lors qu’elle est investie ou engagée, prendra parti pour ou contre certains personnages. Mais de l’épreuve que James inflige à ses lectrices et lecteurs, il

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ne résultera aucun baume, aucun complément narcissique. Pas davantage que de la figuration des destins, des dieux comme des hommes, qui se dessine dans le vaste ordonnancement qu’est la mythologie grecque. À dessein, je mets en relation l’étrange épreuve qu’inflige James à ses lectrices et lecteurs de la modernité ou après, et l’épreuve sans issue par lequel le mythos cadastre le devenir de ses héros et héroïnes, humains et divins. Chez James comme dans la mythologie s’expose la chimère d’un dessein accompli sans perte ou sans prix – coupe d’or sans défaut ou, dans « The Altar of the Dead », l’embrasement d’une seule flamme réunissant les morts qui sont chers à Stransom, ou à Lucien Davenne dans La Chambre verte.

30 À l’instar de la mythologie, le corpus jamesien dessine un ordre sans issue et sans achèvement. Ce croisement entre l’avers qu’est l’imparable absence d’issue, et l’envers de l’absence d’achèvement est ce qui vrille et relance le tour de vis, mouvement à vide et sans fin. Ainsi se dessinent, comme une projection sur l’écran blanc ou en chambre noire, les contours d’une enfance de l’art. Si pendant un court moment qui a été porteur d’une promesse d’émancipation lucide, dont le corrélat romanesque a la consistance en surface d’une prose réaliste, il a semblé possible de mettre à bonne distance les spectres qui hantent « l’autre côté » et qui nous reviennent depuis cet autre monde dont James capte les échos, nous savons maintenant qu’il est trop tard pour croire à l’assèchement des marais, à l’aplatissement macadamisé des lieux incertains, « slightly treacherous, like a moorland seen in the winter twilight ». Si pour l’œuvre de James, on doit indiscutablement parler d’un art consommé de la représentation, on ne parlera pas d’un art réaliste. Là où James conduit son art de la fiction dans sa phase tardive, qui n’est que la réécriture de la veine plus gothique de sa jeunesse, nous serions plus près d’Emily Brontë que de Jane Austen. Il en irait de même pour les extrémités qu’explore Truffaut en sa veine ténébreuse, saturnienne, nullement solaire, La Chambre verte et Adèle H., ce versant par lequel on peut ensuite revoir tout Truffaut, en écho à James.

BIBLIOGRAPHIE

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Truffaut, François. La Chambre verte. Paris : Les Films du Carrosse, 1978.

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NOTES

1. De l’adj. Placabilis « qui se laisse fléchir, qu’on peut apaiser » (dér. de placare « apaiser, calmer, adoucir »). http://atilf.atilf.fr/tlf.htm (TFLI, Trésor de la langue française informatisée) (consulté le 15 mai 2021). Notons que le français n’a pas de verbe équivalent à placate en anglais. Cette absence met en évidence l’aspect précaire de l’acte ou offrande d’apaisement.

2. « Au lecteur d’atténuer ou d’accentuer à son gré l’ambiguïté des énoncés, de raviver ou de négliger l’étrangeté des figures sous-jacentes à la familiarité des clichés […] Liberté tout à fait illusoire, pourtant, car les contraintes implacables d’une syntaxe d’enchâssements et d’incises imposent de suivre l’écriture dans le moindre de ses déplacements et détournement… » (Labbé 15).

3. Effet des lectures en confinement, je fais référence à Roberto Calasso, The Marriage of Cadmus and Harmony, regrettant seulement de ne pas l’avoir lu plus tôt. Le livre offre un contrepoint à l’étrangeté inouïe de l’œuvre tardive de James, qui semble retrouver la veine par laquelle le monde grec élaborait l’ordre mythologique comme tissu ou texte, miroir ou écho des conditions vécues et imaginées.

4. « […] because the spirit engaged with the forces of violence interests me most when I can think of it as engaged most deeply, most finely and most “subtly” (precious term!). For then it is that, as with the longest and firmest prongs of consciousness, I grasp and hold the throbbing subject;

there it is above all that I find the steady light of the picture », Préface au vol. XVII de l’édition de New York, qui comprend notamment « The Altar of the Dead », et « The Friends of Friends » (James 1984, 1260).

5. Si l’article de HubertTeyssandier sur The Portrait of a Lady (Polysèmes 9, 2007) est d’abord centré sur « le reste descriptif » qui par endroits est repérable chez James, l’interrogation tend vers la recherche de « l’indescriptible » ou de l’infigurable.

6. Citons pour sa beauté de phrase d’ouverture : « Il avait une aversion mortelle, le pauvre Stransom, pour les anniversaires étriqués et son aversion était plus forte encore quand ils affichaient quelque prétention ».

7. Voir le titre de Liliane Louvel : « The Ambassadors : Entrer dans le tableau » (189).

8. Henry James, « Émile Zola » (James 1984, 861-899). Voir aussi les essais consacrés à Gabriele D’Annunzio (James 1984, 907-943).

9. Régnier plaide, s’agissant de la littérature du XIXe siècle, pour l’étude d’une intermédialité élargie.

10. « Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir ».

11. « […] the question has ever been for me but of wondering and, with all achievable adroitness, of causing to wonder, so the whole fairy-tale side of life has used, for its tug at my sensibility, a cord all its own ». Remarque faite par James à propos du groupe de nouvelles dont fait partie

« The Friends of Friends » (James 1984, 1257).

12. Le trope, figurant dans la préface à The Portrait of a Lady, est commenté par Hubert Teyssandier en ouverture de son article sur le roman (Teyssandier 2007).

13. L’autel de Davenne fait fi des différenciations entre nations ou de communautés publiques.

Voir, au terme du film, son commentaire à Cécilia Mandel, des morts qui sont honorés en ce lieu de culte, dans l’embrasement des cierges et par leur image photographique, qui « porte présence et absence ».

14. Truffaut, à l’instar de D.H. Lawrence ou de Virginia Woolf, ne donnera pas à voir directement le champ de bataille. Il scrute cependant scrute la trace indélébile qu’elle aura inscrite.

15. Notamment dans Jules et Jim (1962). Pour un autre film d’après-guerre, rappelant ces deux films de Truffaut, voir François Ozon, Frantz (2016).

16. Voir aussi Gillain, pour le chapitre « Fétichisme et deuil » (251-275) et pour situer La Chambre verte dans les lignes de fond de l’œuvre de Truffaut, ainsi que pour la préface de Jean Gruault :

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« Un secret peut en cacher un autre » (i-iv). Voir aussi l’essai consacré au film à sa sortie, par Tintner, spécialiste des relations entre James et les autres arts.

17. Je renvoie ici, à propos des conditions de la représentation jamesienne, de spectralité et de spécularité, notamment telles que James les sonde dans The Tragic Muse (1890), à Richard Anker.

18. Voir Axelrad, qui relève l’hypothèse émise par A. Guigne, dans un article intitulé

« Obsessions », d’une « monomanie quasi pathologique » de certains personnages de Truffaut, dont Davenne et Adèle H.

19. « […] returning also in narrow file, balancing on their handsome horses along the paths in the gorse-brightened heather, I allowed myself to wish that since, as matters stood, the British soldier was clearly such a fine fellow and a review at Aldershot was such a delightful entertainment, the bloom of peace might long remain » (« The British Soldier » (1878), James 1999, 3-13).

20. Si l’action se situe sous l’occupation, Le Dernier métro (1980), n’est pas davantage que La Chambre verte un « film de guerre ». L’occupation est abordée de biais, de manière aussi subtile que le traitement de la brutalité nazie chez Lubitsch.

21. « Ananke belongs to the world of Kronos. Indeed she is his companion and sits with him on their polar throne as Zeus sits beside Hera in Olympus. That is why Ananke has no face, just as her divine spouse has no face » (Calasso 99).

22. Hubert Teyssandier cite le passage suivant dans The Portrait of a Lady: « Vibration was easy to her, was in fact too constant with her, and she found herself now humming like a smitten harp » (144). Il commente : « L’image de la harpe figure ce qui ne peut pas se décrire, cette résonance interne/intime qui accompagne un tremblement visible ». Poursuivons le commentaire : Évelyne Labbé indique dans une note : « Tout autant que celle de Proust, l’œuvre de James témoigne d’une “technique de réincarnation du JE littéraire” (246) qui réalise ce retournement du corps par où se créé le corpos propre de l’œuvre » (Labbé 19).

23. C’est ainsi que le terme « Révélation » ou « Apocalypse », pour citer les traductions usuelles, est rendu par André Chouraqui dans sa traduction de la Bible.

24. Ici il faut revenir au texte anglais, le français n’ayant pas d’équivalant lexical à « smudge », terme pour lequel l’OED n’indique pas d’étymologie, seulement des termes phoniquement proches, tel « smutch », que l’on trouve dans le texte de James, de nouveau pour dire la hantise d’un trouble qui détruira un ordre imaginé : Milly Theale en incarnation de la perfection, à qui Susan Stringham, en sa qualité d’accompagnatrice dans l’aventure européenne, n’ose toucher :

« no touch one could apply, however light, however just, however earnest and anxious, would be half good enough, would be anything but an ugly smutch upon perfection » (James 2003, 81).

RÉSUMÉS

L’article interroge, à travers trois lectures que proposent Liliane Louvel, Nelly Valtat-Comet, et Hubert Teyssandier, l’étrangeté du pictural chez Henry James – le brouillage par le mouvement du texte de tout effet-tableau, avec le passage de l’éclat lumineux à un territoire plus secret, plus sombre. L’évocation de La Chambre verte (1978), où Truffaut transpose des nouvelles de ce sombre versant jamesien, laisse entendre que le passage aux ténèbres trahit les conditions de possibilité, précaires, qui président à tout ordre représentationnel.

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Drawing on a series of studies of the pictorial in the novels and stories of Henry James, by Liliane Louvel, Nelly Valtat-Comet and Hubert Teyssandier, the article reflects on the uncanny mode of the pictorial in James, a mode which implies a shift, in the very movement of the writing, towards the troubling of any clearly readable pictorial effect—a move from the luminous picturing of the world to a darker Jamesian “North face”, suggesting that this darker side testifies to the precarious conditions of possibility orchestrating any representational order.

INDEX

Keywords : pictorial, representation, descriptive Mots-clés : pictural, représentation, descriptif

oeuvrecitee Altar of the Dead (The), Ambassadors (The), Chambre verte (La), Friend of Friends (The), Portrait of a Lady (The), Wings of the Dove (The)

AUTEURS

CORNELIUS CROWLEY

Cornelius Crowley est professeur émérite en civilisation britannique, membre associé du CREA.

Publications récentes : “Henry James’s The Ambassadors and the ‘illusion of freedom’: A

Refinement of Weather into Air” (dans Catherine Lanone et Jean-Pierre Naugrette (dir.), Le temps qu’il fait dans la littérature et les arts du monde anglophone / What’s the weather like in Anglophone Literature and Arts, Paris : Honoré Champion, 2020), et Jamesian Reading Lessons: The Wings of the Dove (Nanterre, Presses universitaires de Nanterre, 2021).

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