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Academic year: 2022

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HAL Id: tel-01077943

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01077943

Submitted on 27 Oct 2014

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La contagion des imaginaires : lectures camusiennes du récit d’épidémie contemporain

Aurélie Palud

To cite this version:

Aurélie Palud. La contagion des imaginaires : lectures camusiennes du récit d’épidémie contemporain.

Littératures. Université Rennes 2, 2014. Français. �NNT : 2014REN20016�. �tel-01077943�

(2)

LA CONTAGION DES IMAGINAIRES : LECTURES CAMUSIENNES

DU RÉCIT D’ÉPIDÉMIE CONTEMPORAIN

Thèse soutenue le 1er juillet 2014 devant le jury composé de : Emmanuel Bouju

Professeur à l’Université de Rennes 2 / directeur de thèse Isabelle Durand

Maître de conférences HDR à l’Université Bretagne Sud Jean-Paul Engélibert

Professeur à l’Université de Bordeaux 3 Anne-Rachel Hermetet

Professeure à l’Université d’Angers

THÈSE

sous le sceau de l’Université européenne de Bretagne pour obtenir le titre de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE RENNES 2 Ecole doctorale – Arts, Lettres et Langues Littératures comparées

présentée par

Aurélie Palud

CELLAM - Unité de recherche n° EA 3206

(3)

SOUS LE SCEAU DE L’UNIVERSITÉ EUROPÉENNE DE BRETAGNE

UNIVERSITÉ RENNES 2

École Doctorale – Arts, Lettres et Langues

CELLAM

LA CONTAGION DES IMAGINAIRES

LECTURES CAMUSIENNES

DU RÉCIT D’ÉPIDÉMIE CONTEMPORAIN

Thèse de Doctorat

Discipline : Littératures comparées

Présentée par Aurélie PALUD

Directeur de thèse : Emmanuel BOUJU

Jury :

M. Emmanuel BOUJU, Professeur à l’Université de Rennes 2

Mme Isabelle DURAND, Maître de conférences HDR à l’Université Bretagne Sud M. Jean-Paul ENGELIBERT, Professeur à l’Université de Bordeaux 3

Mme Anne-Rachel HERMETET, Professeure à l’Université d’Angers

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R EMERCIEMENTS

S’il faut probablement du courage pour travailler sur les récits d’épidémie pendant huit ans, il en faut assurément pour en entendre parler pendant une si longue période. C’est pourquoi je tiens tout d’abord à remercier Emmanuel Bouju, mon directeur de thèse qui a su m’accorder sa con- fiance et son soutien depuis le Master 1. Mon travail n’aurait pas été le même sans ses encourage- ments toujours bienvenus, ses remarques judicieuses et ses conseils éclairants.

J’adresse également mes remerciements à mes co-équipiers et amis du groupe Ad Hoc pour nos réunions de travail stimulantes qui m’ont souvent permis de me replonger avec entrain dans la recherche quand les préoccupations pédagogiques et les copies d’élèves commençaient à prendre le dessus. Chloé Tazartez, Romain Courapied, Aurélien Bécue, Marie Bulté et Clément Auger ayant eu l’amabilité d’assurer le rôle de relecteur, je souhaiterais leur exprimer ma profonde reconnais- sance. S’ajoutent à cette liste Jean-Philippe Guichon, Anthony Clément, Rémi Larue, Bruno Ber- nasconi, Jérôme Gontard, Adélaïde Veegaert, Stéphanie Marcos, Pierre Falzon et ma sœur Camille qui ont mené cette tâche avec une minutie dont je leur sais gré.

Avec l’achèvement de ce travail de longue haleine, ma pensée se dirige naturellement vers mon père qui n’aura connu que les prémices de ma thèse. Chaque jour animée par la volonté d’accomplir ce parcours universitaire qui lui tenait tant à cœur, je suis heureuse de pouvoir lui dédier ce travail. Mais ce projet n’aurait sans doute pas vu le jour sans l’appui et la confiance de personnes qui me sont chères. Je ne témoignerai jamais assez ma gratitude envers ma mère qui pendant des années, a récolté tous les articles de presse contenant les mots « Camus » ou « épidé- mie ». Merci à mon beau-père qui s'est toujours enquis, avec une rigueur de comptable, du nombre de pages rédigées. Merci à mon frère et mes sœurs pour leur soutien permanent, avec une mention spéciale pour Camille et ses messages matinaux qui me donnaient, lors de mon congé, l’énergie nécessaire pour entamer une journée studieuse. Merci aussi à Sophie qui, avec une patience jamais altérée, a écouté mes angoisses, mes incertitudes et mes enthousiasmes.

Au-delà du travail solitaire du doctorant, la recherche favorise les rencontres intellectuelles et amicales. Merci à Chloé, Jeanne et Émilie pour la session de travail belliloise : en leur compa- gnie, le labeur que représente l’écriture d’une thèse a pu rimer avec « convivialité ». Le colloque

« Camus l’artiste » organisé à Cerisy-la-salle par Agnès Spiquel, Anne Prouteau et Sophie Bastien aura également été une belle aventure humaine. Les membres de la Société des Etudes Camu- siennes m’y ont prodigué conseils et encouragements avec une générosité qui m’a profondément touchée.

Cinq établissements, trois déménagements et des dizaines de rencontres jalonnent l’écriture de cette thèse. Aussi me semble-t-il nécessaire de remercier mes amis et mes collègues (notamment Emmanuèle, Fabienne et Sophie) qui ont porté de l’intérêt à mon travail tout en me permettant de prendre du recul. Enfin, je pense à mes étudiants de l’ISFEC de Rennes et aux élèves du Lycée Touchard au Mans, de Benjamin Franklin à Auray et de Romain Rolland à Argenteuil, à tous ces jeunes lecteurs qui m’ont permis de garder à l'esprit, tandis que je tâchais de leur inoculer le virus herméneutique, que le seul virus qui vaille la peine d'être transmis par l'enseignement des Lettres est celui du plaisir de la lecture.

(5)

« Celui qui ne périra ni par le fer ni par la famine, périra par la peste, alors à quoi bon se raser ? »

Woody Allen

« La vertu paradoxale de la lecture est de nous abstraire du monde pour lui trouver un sens. »

Daniel Pennac

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I NDICATIONS DE PRÉSENTATION

Traduction

Nous avons fait le choix de citer dans le corps du texte la traduction française des œuvres étrangères du corpus. La version originale figure en note de bas de page.

Concernant les articles et autres ouvrages en langue étrangère, nous intégrons également une version française dans le corps du texte.

La citation en langue originale est alors citée en note de bas de page.

Lorsqu’une traduction existe, nous la reproduisons. Dans le cas contraire, nous proposons une traduction, ce qui est spécifiée dans les notes de bas de page par la mention « (nous traduisons) ».

Références et notes de bas de page

Afin de ne pas alourdir les notes de bas de page, nous avons inséré dans le corps du texte, entre parenthèses, les références des pages des œuvres du corpus.

Ex. : « Le docteur regardait toujours par la fenêtre. D’un côté de la vitre, le ciel frais du prin- temps, et de l’autre côté, le mot qui résonnait encore dans la pièce : la peste ». (47)

Concernant le roman La Peste, nous n’avons pas opté pour l’édition de la Pléiade afin que les références de pages soient plus lisibles. L’édition choisie est celle de Gallimard, coll. « Folio Plus classiques », 2008.

Sauf mention contraire, les citations de Camus renvoient à la nouvelle édition de ses Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade :

volumes I (1931-1944) et II (1944-1948) sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, 2006 volumes III (1949-1956) et IV (1957-1959), sous la direction de Raymond Gay-Crosier, 2008.

Cette édition sera désignée par le sigle OC suivi du numéro du volume et de la page.

(7)

T ABLE DES ABRÉVIATIONS

Les titres des ouvrages étudiés ont été abrégés comme suit :

La Peste P

The Wall of the Plague WP

A Prayer for the Dying PFD

Ensaio sobre a Cegueira ESC

La Quarantaine Q

Las virtudes del pájaro solitario VPS

El amor en los tiempos del cólera ATC

Cien años de soledad CAS

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S OMMAIRE

REMERCIEMENTS ... 2

INDICATIONS DE PRÉSENTATION ... 4

TABLE DES ABRÉVIATIONS ... 5

SOMMAIRE ... 7

INTRODUCTION ... 13

Les imaginaires de l’épidémie : des discours sociaux au discours littéraire ... 13

La fiction contemporaine et l’héritage camusien ... 18

La fiction d’épidémie, une « forme-sens » pour un monde en crise ? ... 22

Un corpus d’épidémies fictives mais vraisemblables ... 24

Pour un dialogue des imaginaires ... 33

PREMIÈRE PARTIE -LA PESTE : UNE ŒUVRE FONDATRICE POUR LA FICTION D’ÉPIDÉMIE CONTEMPORAINE ... 37

CHAPITRE I. LE RÉCIT D’ÉPIDÉMIE COMME GENRE : DES INVARIANTS AU TOPOS ... 39

1) L’épidémie comme incarnation de l’horreur ... 40

1.1) Un nouvel ordre : celui du désordre ... 41

1.2) « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » ... 43

1.3) « La mort au cœur de la vie » ... 45

2) La recherche de solutions pragmatiques ... 47

2.1) « La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom) » ... 47

2.2) La nécessité d’informer la population ... 48

2.3) La mise en place de mesures prophylactiques ... 49

3) « Fonction d'énigme » et tentation de l'irrationnel ... 52

3.1) « On ne pensait qu’à jouir et à jouir vite » ... 52

3.2) « On ne pouvait rencontrer que l’Effroi, la Terreur et la Superstition » ... 54

3.3) « Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l’avez mérité » ... 58

CHAPITRE II. L’IMAGINAIRE CAMUSIEN AUX PRISES AVEC L’IMAGINAIRE TRADITIONNEL DE L’ÉPIDÉMIE ... 61

1) Une épidémie dans un « monde absurde et sans Dieu » (Camus) ... 62

1.1) Le mal, pierre d’achoppement du discours philosophique et théologique ... 62

1.2) Un discours religieux mis à mal par l’humour et le tragique ... 64

1.3) La Peste, roman de l’absurde ... 67

(10)

2) La Peste, une « transcription de l’histoire » (E. Bouju) ... 69

2.1) Une image cryptée des années 1940 ... 70

2.2) Camus et Gioni : regards croisés sur l’Histoire ... 73

3) L’allégorie camusienne : entre tradition et modernité ... 76

3.1) Les indices traditionnels de l’allégorie ... 78

a- Un paratexte qui interroge les pouvoirs de la fiction... 79

b- Un système de personnages construit sur des oppositions ... 80

c- Du référentiel à l’universel ... 83

3.2) Vers un brouillage des repères : une conception benjaminienne de l’allégorie ... 85

a-La mise en branle de la structure antagonique ... 86

b-Une analogie légitime, inspirée de la réalité et des discours sociaux ... 90

c- Une stratégie contestée ... 93

d- Une stratégie contestable ? ... 97

CHAPITRE III. DES RÉCITS CONTEMPORAINS CONTAMINÉS PAR LE MODÈLE CAMUSIEN ... 101

1) L’entrelacement de l’épidémie et de l’Histoire dans le roman contemporain ... 101

1.1) Des maladies symboliques ... 102

a- Une représentation de l’épidémie qui excède le réalisme ... 102

b- Un personnel romanesque symbolique : la « santé » du malade ... 106

1.2) Une représentation spectrale de l’Histoire ... 113

a- La référence à un événement unique ... 113

b- Le tableau d’une Histoire nationale ... 115

c- Un panorama de l’Histoire mondiale ... 116

1.3) Légitimité de la stratégie analogique ... 119

a- The Wall of the Plague : un fonctionnement « à rebours » ... 119

b- Une analogie éclairante : de la peur de la contagion à la haine de l’Autre ... 121

2) « L’allégorie postmoderne » (B. McHale), un concept pertinent ? ... 126

2.1) Un modèle camusien assumé et dépassé ? ... 126

a- Une influence camusienne plus ou moins reconnue ... 127

b- Ensaio sobre a Cegueira : une version postmoderne de La Peste ... 130

c- L’allégorie postmoderne : du modèle camusien vers la quête d’un « vertige » ... 134

2.2) De la mise à distance de la religion au détournement blasphématoire ... 138

a- Une reprise des stratégies camusiennes pour discréditer le discours religieux ... 139

b- Récupération et mise à mal de l’intertexte biblique ... 142

c- Une hypothèse iconoclaste : Dieu, une création humaine au service du pouvoir ... 148

2.3) Une esthétique du glissement :... 150

a- Les visages multiples du narrateur ... 151

b- La perversité narrative ... 156

c- Un narrateur rieur, un lecteur embarrassé ... 161

2.4) Des textes qui programment leur relecture... 165

a- Des textes énigmatiques : fins ouvertes, zones d’ombre et résistance des textes ... 165

b- D’un texte à l’autre : des œuvres autoréflexives invitant à une relecture ... 169

Conclusions ... 172

(11)

DEUXIÈME PARTIE - LES DISCOURS SUR L’HISTOIRE ET LE PRÉSENT : UNE APPROCHE DU RÉEL

ENTRE FACTUEL ET IMAGINAIRE ... 175

CHAPITRE I. LA FICTION D’ÉPIDÉMIE, UNE MÉTAPHORE DE LA MALADIE DE L’HISTOIRE ... 177

1) La philosophie de l’Histoire, une construction intellectuelle et idéologique ... 177

1.1) L’allégorie : la réalité passée au filtre de l’imaginaire ... 178

a- Le choix de la fiction contre le roman historique ... 178

b- L’allégorie : une stratégie anti-mimétique pour appréhender le réel ... 183

c- L’allégorie, une réflexion sur le langage ... 187

1.2) Des traces de l’événement à l’élaboration d’une pensée de l’Histoire ... 191

a- Le régime d’historicité postmoderne : l’éternel retour de la peste ? ... 192

b- La mise en question d’une Histoire du Progrès ... 195

1.3) Ni ligne, ni cercle : l’histoire comme une spirale ... 200

a- Les limites d’une conception cyclique de l’Histoire ... 200

b- Condamner l’Histoire pour sauver l’homme ... 204

2) L’historiographie, un discours travaillé par l’imaginaire ... 208

2.1) L’Histoire comme représentation ... 209

a- Le témoignage en question: écriture, éthique, écueils ... 209

b- La fabrique de l’Histoire : entre imaginaire collectif et construction personnelle ... 215

c- Victimes et bourreaux : la littérature, un regard décentré sur l'Histoire ... 219

2.2) Un imaginaire littéraire pour discréditer les « fictions » nationales ... 223

a- L’Histoire, un discours sur l’Autre qui justifie l’oppression des peuples ... 223

b- La nature pathologique des mythes communautaires ... 227

c- Une fiction d’épidémie pour désamorcer les fantasmes de pureté et d’invincibilité ... 229

CHAPITRE II- UNE ÉCRITURE ALLÉGORIQUE POUR PENSER LA « CRISE » DE L’ÈRE CONTEMPORAINE ... 237

1) Un présent placé sous le signe de la rupture et de la perte ... 239

1.1) Être ou avoir : le dilemme de l’homme moderne ... 239

1.2) Le sentiment d’un divorce avec la nature ... 246

1.3) Un présent sans passé ... 251

2) Quand l’écrivain diagnostique une maladie du corps politique ... 259

2.1) Le récit d’épidémie, support d’une réflexion politique ... 260

2.2) État de crise : l’épidémie, complice d’un régime autoritaire ... 265

2.3) La démocratie, une forme de peste politique ? ... 270

3) L’exemplarité en question : une crise des valeurs morales ? ... 279

3.1) L’homme, de la victime de l’épidémie à l’agent principal du mal ... 280

3.2) Le marginal et la femme : figures contemporaines de l’héroïsme ? ... 288

3.3) La solution camusienne : refuser le « héros » pour mieux accepter « l’homme » ... 297

Conclusions ... 302

(12)

TROISIÈME PARTIE - L’ÉCRITURE DE LA CONTAGION, PARADIGME DE LA FICTION CONTEMPORAINE

………. ... 305

CHAPITRE I. LA FICTION ROMANESQUE, ESPACE D’UN DÉPASSEMENT DE LA CRISE ... 307

1) Derrière la crise, le rêve d’une renaissance ... 308

1.1) Un imaginaire de la fin ... 308

1.2) Des écrivains hantés par la nostalgie du sacré ... 312

1.3) Pour une transcendance terrestre : les nouvelles formes du sacré ... 316

2) L’épidémie, ferment de rapports humains renouvelés ... 320

2.1) Forces et limites de la révolte solidaire... 321

a- Le rejet de la communauté première ... 321

b- La construction d’une communauté désirée ... 324

c- Une action collective toujours fragile ... 326

2.2) L’amour au temps de l’épidémie : une possible neutralisation du tragique ?... 329

a- L’amour contre la mort ... 330

b- « la peste del amor » : la puissance subversive des amours interdites ... 331

c- Les dérives de l’amour ... 333

3) « faire son métier d’homme » : de l’absurde à la révolte ... 335

3.1) Une nécessaire clairvoyance pour donner du sens au présent ... 336

a- La valeur heuristique de l’enfermement ... 337

b- Ouvrir les yeux : à la reconquête du présent ... 341

3.2) Affronter le passé pour mieux le déconstruire et se reconstruire ... 346

a- La résurgence du passé : de la souffrance à la folie ... 347

b- Se remémorer le passé pour le réinventer ... 348

c - Rechercher les traces du passé pour le connaître et se connaître ... 350

d- Nécessité et difficulté de transmettre ... 353

CHAPITRE II. UNE «FORME-SENS» (H. MESCHONNIC) : LE ROMAN COMME ESPACE CONTAMINÉ ET CONTAMINANT ... 357

1) La littérature, une histoire de contagion et de contamination ? ... 358

1.1) Contamination et contagion : des sciences sociales au fait littéraire ... 359

a- Des métaphores-outils pour les sciences sociales ... 359

b- Des métaphores applicables à la littérature ? ... 361

1.2) L'intertextualité : de l'approche dialogique au modèle épidémique ... 364

a- L’épidémie, un motif littéraire contagieux ... 364

b- L’écriture contemporaine hantée par le spectre de Camus ? ... 369

2) Une contagion désirée : enjeux éthiques d’une esthétique de l’impureté ... 372

2.1) Une écriture polyglotte pour dépasser les frontières ... 373

2.2) Accepter la contagion : des récits contaminés par un intertexte oriental ... 376

2.3) La mise en question du Logos : pour un réenchantement du monde ... 382

3) Une écriture contaminée par son objet : la littérature comme « pharmakon » (Derrida) ... 386

3.1) Camus : un « classicisme » en accord avec l’ordre de la peste ... 387

3.2) Le « baroque » contemporain aux prises avec la violence de l’épidémie... 388

3.3) Une écriture-antidote ... 393

(13)

CHAPITRE III. DE LA FICTION AU RÉEL : LA LECTURE COMME PHÉNOMÈNE DE CONTAGION 400

1) Portrait de l’auteur en médecin moderne ... 400

1.1) Les vertus cathartiques d’une écriture de la contagion ... 401

1.2) Un auteur conscient des limites de son pouvoir ... 404

1.3) L’allégorie moderne : une « fiction autodénonciatrice » (J.-M. Schaeffer) ... 408

2) De l’engagement supposé de l’auteur à l’engagement réel du lecteur ... 413

2.1) Un pacte de lecture paradoxal : un lecteur contraint à être libre ... 414

2.2) Trois lectures possibles pour un « effet d’allégorie » ... 418

a- La lecture « formaliste » : le refus de l’allégorie ... 419

b- L’approche historique : une lecture contraignante et réductrice ? ... 421

c- Une « lecture fictionnelle » (J.-P. Esquenazi) ... 425

3) Ce que la littérature transmet ... 429

3.1) Une littérature du « care » : le roman comme propédeutique à l’éthique ... 429

a- Le refus d’une littérature moribonde ... 430

b- Se mettre à la place de l’autre : un lecteur-pestiféré ... 433

c-De l’expérience de l’altérité au souci de l’autre : vers un lecteur-médecin ... 437

3.2) La lecture comme reconquête de la santé ... 440

a- La lecture ou le temps retrouvé ... 441

b- Retrouver la sacralité de la langue : pour une parole qui « répare » (Camus) ... 445

c- Petit éloge de la « grande santé » (Deleuze) ... 451

Conclusions ... 454

CONCLUSION ... 457

BIBLIOGRAPHIE ... 471

Bibliographie littéraire... 471

1) Corpus primaire ... 471

2) Autres œuvres et écrits des auteurs du corpus ... 472

3) Textes d’appui : la « bibliothèque de l’épidémie » ... 477

Bibliographie critique ... 479

1) Bibliographie sur les auteurs ... 479

2) L’épidémie ... 487

3) Les figures d'analogie (métaphore, symbole, allégorie) ... 491

4) Imaginaires et représentations ... 492

5) Le contemporain ... 494

6) Théorie littéraire ... 497

7) Divers ... 500

ANNEXE ... 503

(14)
(15)

INTRODUCTION

Les imaginaires de l’épidémie : des discours sociaux au discours littéraire

« La peste ne s’imagine pas ou elle s’imagine faussement ».

Placée dans la bouche du médecin de La Peste, cette phrase soulève de multiples questions : que penser d’un objet qui résiste à toute emprise imaginaire ? En quoi consiste cette fausse image de la peste ? Par cette formule, Rieux suggère l’impossibilité de se figurer correctement l’épidémie et de l’embrasser dans sa totalité. De fait, s’imaginer la peste, c’est avant tout se représenter un agent invisible. L’individu oscillerait alors entre deux attitudes pour faire face à l’horreur : la fuite et la déformation. La spécificité de la peste est ici mise au jour, maladie qui sollicite les détours de l’imaginaire tant elle dépasse l’entendement. Cette pensée de l’impensable est rendue possible par le fonctionnement de l’imagination qui conçoit et agence des images à partir de représentations diverses. En effet, l’imagination est « la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images »1. Le monde réel, celui des choses matérielles et des événements avérés, y côtoie l'espace psychique des émotions, des souvenirs et des fantasmes. C'est précisément cette tension entre référentialité (l'imagination se nourrit d'éléments reconnaissables) et fictionnalité (ces éléments sont déformés) qui permet à l’individu de porter un regard sur l’épidémie mais aussi de se détourner de sa réalité. Rieux prolonge alors les réflexions pascaliennes sur l’imagination en tant que « maîtresse d’erreur et de fausseté »2 : ces détours constituent-ils une stratégie de protection ou une puissance accablante par laquelle l’homme participe à son propre malheur ? La violence du phénomène risque en effet d’être accrue par une imagination faussée, doublant la défaite du corps d’une défaite de l’esprit. À rebours, cet imaginaire erroné vaut peut-être mieux qu’une absence d’images. Approche oblique, perspectives biaisées : l’imaginaire n’est peut-être pas exempt d’un savoir sur le monde.

Dès lors, quel rapport Rieux entretient-il avec l’imaginaire ? La citation interroge d’abord la posture du médecin dont on ignore s’il doit refuser de passer la peste au filtre de

1 Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Essai sur l'imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943, p. 5.

2 Blaise Pascal, Les Pensées, Fragment 41, « L’imagination », Édition de Michel Le Guern, Paris, Armand Colin, 1969.

(16)

l’imaginaire, s’il peut la concevoir sans fausseté ou s’il succombe, bien malgré lui sans doute, aux appels de l’imagination. En d’autres termes, il s’agit de déterminer si le représentant de la science échappe aux affabulations d’une population que la maladie inquiète. En outre, quand Rieux décide de rendre compte des curieux événements qui ont frappé Oran, il opte pour l’objectivité de la chronique, soucieux de mettre à distance « les vieilles images du fléau » (48). Dans quelle mesure la mise en mots de l’épidémie peut-elle échapper à l’emprise de l’imaginaire social ? Si elle refuse d’y adhérer, l’écriture peut-elle prendre à revers l’imaginaire de l’épidémie et rétablir une vérité ? Finalement, par-delà la fausseté des représentations scientifiques, quelle vérité des représentations humaines peut émerger ?

En somme, les propos de Rieux cristallisent ce qui sera l’enjeu de ce travail : mettre au jour la part d’imaginaire inhérente à toute représentation (mentale et littéraire) de l’épidémie ; évaluer les enjeux et les limites de cette fictionnalisation du réel qui s’applique à de nombreux domaines ; interroger le pouvoir de la littérature dans un monde où la science, contre les espoirs du positivisme, se heurte encore au mal et au silence du monde.

Afin de définir au mieux la teneur de cet imaginaire de l’épidémie, insistons à la suite de Ludovic Viévard sur sa nature hybride, composite. Intégrant des éléments de réalité, l’imaginaire repose sur :

un substrat commun, un fond culturel à partir duquel nous formons nos représentations conceptuelles. Il est d’ordre collectif et déborde les frontières de la conscience individuelle. À partir de ces données symboliques, la pensée se cristallise et construit des représentations immédiates, spontanées, conscientes ou non, autour de sujets extrêmement divers. Ainsi, plutôt que de l’imaginaire, ils convient de parler des imaginaires, puisque ceux-ci sont multiples et se thématisent.1

Pour ce qui est du noyau de réalité, rappelons qu’en tant qu’« apparition d'un grand nombre de cas d'une maladie infectieuse transmissible, […] dans une région donnée ou au sein d'une collectivité »2, l’épidémie correspond à une crise collective resserrée dans l’espace et dans le temps. En réalité, il faudrait distinguer l’épidémie de la maladie, celle-ci étant la forme pathologique à laquelle s’applique le phénomène épidémique, cette « augmentation de l’incidence d’une maladie, pendant une période d’une certaine longueur, dans un territoire de

1Marianne Chouteau, Ludovic Viévard, « Le Rôle et la place de l’image dans la construction de l’imaginaire », Fiche de synthèse pour la Direction prospective et stratégie d’agglomération du Grand Lyon, octobre 2006, p.

17. [en ligne]

http://www.millenaire3.com/uploads/tx_ressm3/image_et_imaginaire.pdf [Consulté le 19 avril 2014].

2 Entrée « épidémie » du Dictionnaire Le Petit Robert de la langue française 2009. Une distinction temporelle doit alors être établie avec l’endémie en tant que « présence habituelle d’une maladie dans une région déterminée ». Quand la distinction s’opère au niveau spatial, on parle de pandémie pour désigner « une épidémie qui atteint un grand nombre de personnes, dans une zone géographique très étendue ».

(17)

telle extension, et touchant une quantité importante d’individus »1. Bien que le caractère contagieux de la maladie ne soit pas un critère constitutif de l’épidémie, la contagion constitue un modèle pour appréhender la nature de la propagation épidémique, à mi-chemin entre la réalité et le fantasme : « Le principal ressort de cet imaginaire est celui de la contagion, de la menace diffuse et invisible, qui transforme l’autre en ennemi potentiel »2. De fait, faire l'expérience de l'épidémie, c'est prendre conscience que nous nous inscrivons dans une communauté et que l'Autre peut nous donner la mort, comme le rappelle l’étymologie du mot

« contagion » (cum-tangere) associée au toucher, au contact physique3. Générant la panique populaire et obligeant les gouvernements à réagir efficacement à la situation, l'épidémie s'accompagne souvent d’un tel désordre social et politique que « les réponses techniques, symboliques, politiques ou économiques […] apportées révèlent le plus profond des fondements des différentes sociétés, de leurs modes d'organisation, de leurs représentations, de leurs ressorts cachés et de leurs conceptions de la vie »4.

Parce que les individus qui composent la communauté peinent soudain à partager le même espace, l’épidémie interroge notre capacité à vivre ensemble : elle dévoile la nature du lien social, exhibe les soubassements d’une société et met en question les valeurs qui la régissent. On comprend alors que l’épidémie, en tant qu’événement total, puisse convoquer dans son sillon tout un imaginaire que nous définirons comme « un ensemble complexe avec ses propres règles et sa propre évolution, bien distinctes de celles de la maladie dont elle est la diffusion. Elle tend à se comporter comme un être autonome et à constituer une réalité globale qui dépasse la somme de ses composantes »5. Contrairement à d’autres catastrophes naturelles6, l’épidémie suscite une démarche herméneutique : « forme la plus extrême de la malchance »7, elle est l’inexplicable, ce que rien ne justifie et pourtant, sa violence même

1 Jean Lombard, Bernard Vandewalle, Philosophie de l’épidémie. Le temps de l’émergence, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 36.

2 Ludovic Viévard, « Dix imaginaires des sciences et des techniques », Direction prospective et stratégie d’agglomération du Grand Lyon, juin 2012, p. 15. [en ligne]

URL– http://www.millenaire3.com/uploads/tx_ressm3/DIX_imaginaires_des_sciences_01.pdf| [consulté le 5 mars 2014.]

3 Définition proposée à l’entrée « contagion » dans le dictionnaire Littré.

4 Nicholas Goetschel, Alfred Werner, Hélène Werner, Les Épidémies. Un sursis permanent, Paris, Atlande, 2001, p. 6.

5 Jean Lombard, 2006, pp. 26-27, cité par Ferenc Fodor, « L'imaginaire de l'épidémie », in Danièle Beltran-Vidal et François Maniez (dir.), Les mots de la santé. Mots de la santé et psychoses, Paris, L’Harmattan, 2010.

6 L’idée que l’épidémie soit une catastrophe naturelle est validée par de nombreux théoriciens dont François Walter, auteur de Catastrophes. Une histoire culturelle. XVIe – XXIe siècles. Cependant, cette désignation peut devenir discutable dès lors qu’on reconnaît la part de responsabilité humaine dans l’avènement du phénomène.

7 Expression employée par l’écrivain américain Philipp Roth dont le dernier roman traite de la polio : « Dans Némésis, c’est la polio, qui existait, sauf qu’il n’y a pas eu d’épidémie en 1944. Et puis la maladie est la forme la plus extrême de la malchance : Cela vous tombe dessus et vous n’y pouvez rien. » - Interview de l’écrivain par Nelly Kaprièlan, “Némésis sera mon dernier livre”, Les Inrocks, 7.10.2012. [en ligne]

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appelle une interprétation. C’est pourquoi sa représentation intègre des éléments factuels auxquels s’ajoutent des idées reçues, des superstitions, ainsi que des données mentales et affectives.

Dans quelle mesure la fiction romanesque s’empare-t-elle de ces discours sociaux qui imaginent l’épidémie ? Si le phénomène épidémique favorise une démarche herméneutique, quelles pistes interprétatives le roman privilégie-t-il ? Précisons dès à présent que pour désigner l’espace littéraire où les siècles et les genres convergent autour d’une même thématique, nous parlerons de « bibliothèque de l’épidémie ». Au gré des voix qui y résonnent et des discours qui y retentissent, cette bibliothèque couvrant l’ample période de l’Antiquité à nos jours laisse entrevoir un imaginaire commun. Incluant au même titre les manifestations biologiques de la maladie et l’ensemble des discours qu’elle suscite, les fictions d’épidémie deviennent un espace privilégié de « dialogisme », conformément à l’idée bakhtinienne d’une intégration des multiples discours du monde dans le roman. Crise totale, l’épidémie génère une parole plurielle, hyperbolique et plus ou moins pertinente : dès lors que chacun se sent menacé, chacun se sent autorisé à se prononcer sur la nature, les origines et les conséquences du phénomène. Du médecin au prêtre, en passant par le philosophe, le charlatan et le tout- venant, tous jugent leur parole légitime, comme si la conscience de la finitude annihilait les hiérarchies et conférait à chaque locuteur une autorité prétendument indiscutable. Aussi le récit d’épidémie entrelace-t-il diagnostics médicaux, considérations philosophiques sur l’Homme et le Mal, superstitions populaires, sermons religieux aux accents apocalyptiques, ou encore discours politiques qui oscillent entre pragmatisme et langue de bois : un foisonnement de paroles qui, une fois mises en relation avec un imaginaire littéraire, constituent ce qu’Edmond Cros nomme des « idéosèmes »1. Cette conception du roman comme chambre d’échos des représentations collectives invite à s’interroger : qu’advient-il des imaginaires sociaux lorsque la fiction les intègre dans un imaginaire littéraire et les fait coexister avec des discours fictionnels ? Si l’on en croit Mikhaïl Bakhtine, l’articulation de faits sociaux avec des figures textuelles confèrerait au dialogisme la triple fonction de conforter les discours sociaux, de les défaire ou de les problématiser2.

URL– http://www.lesinrocks.com/2012/10/07/livres/philip-roth-nemesis-sera-mon-dernier-livre-11310126/

[consulté le 5 mars 2014.]

1 Ces pratiques sociales se manifestent sous forme de représentations dont l’articulation avec les figures textuelles correspond à ce que la socio-sémiotique de Cros désigne par le concept d’ « idéosème ».

2 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman [1975], Trad. du russe par D. Olivier, Paris, Gallimard, coll.

« Tel », 1978.

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Force est de constater que dans le discours social comme dans la représentation romanesque, « le mal rayonne au-delà de toute définition clinique »1. Dans le monde des hommes comme dans l’univers des livres, les maladies sont assimilées à une punition ou un signe, faisant l’objet d’une métaphorisation que Susan Sontag a mise au jour dans son ouvrage Illness as metaphor. Elle y démontre que « ce sont les maladies dont on juge multiples (c’est- à-dire mystérieuses) les causes, qui offrent le plus de possibilités pour désigner métaphoriquement tout ce qui est estimé être détraqué sur le plan moral et social »2. Aussi convient-il de distinguer les maladies individuelles principalement considérées comme le reflet d’une faute personnelle, d’un dilemme ou d’une contradiction interne, des maladies épidémiques (du grec epidemos : « qui circule dans le peuple ») qui seraient plus aptes à révéler un mal social et collectif. Cette métaphorisation du mal lui pose toutefois problème dans la mesure où elle ostracise le malade : la diaboliation de la maladie devenue ennemi à combattre tend en effet à rendre le malade responsable, voire coupable de sa maladie3.

À ce titre, le récit d’épidémie peut devenir le support d’une réflexion sociopolitique, comme dans Œdipe Roi où la peste sophocléenne signale un malaise dans une cité dont le pouvoir a été usurpé. C’est aussi le cas chez La Fontaine qui dénonce dans « Les Animaux malades de la peste » la toute-puissance d’un monarque alimentant les injustices sociales quand l’épidémie rappelle que tous les hommes sont mortels, donc égaux. Néanmoins, on ne sait s’il faut accorder la primauté à ces interprétations socio-politiques ou si ces textes sont avant tout porteurs d’une réflexion plus globale sur l’humanité, Œdipe Roi dénonçant l’hybris et l’aveuglement des hommes, quand la fable blâmerait la naïveté de certains et l’hypocrisie opportuniste des autres. Par ailleurs, Œdipe Roi peut également être lu comme une pièce sur l’individu confronté à lui-même, forcé de prendre conscience d’une faute dans son passé, d’une erreur dans ses jugements. C’est dire que le récit d’épidémie se prête à des lectures multiples, que l’on privilégie la lecture contextualisée ou une approche plus philosophique qui questionne la condition humaine. Cette oscillation entre l’individu et le collectif se vérifie dans la littérature moderne où l’insistance sur la contagion apparaît comme un moyen privilégié de questionner le rapport à autrui, cet Autre désormais perçu, à tort ou à raison, comme une menace. Notons qu’au XXe siècle, la métaphorisation semble recouvrir

1Patrick Wald Lasowski, Syphilis. Essai sur la littérature française du XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 8.

2 Susan Sontag, La Maladie comme métaphore [1978], Trad. de l'anglais par Marie-France de Paloméra, Paris, éd. Christian Bourgois, 1993.

3 « La métaphore renforce la façon dont les maladies particulièrement redoutées sont envisagées comme un

“autre” étranger, tel un ennemi dans la guerre moderne ; et le glissement, de la maladie transformée en maléfice à l’attribution de la faute au malade, est inévitable, même si les malades sont considérés comme des victimes.»

(Ibid., p. 18).

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prioritairement des questions politiques comme en attestent des romans tels que Le Nain [Dvärgen, 1943] de Lagerkvist ou I am Legend (1954) de Richard Matheson1. En mettant en rapport l'œuvre et son contexte d’écriture, le lecteur serait invité à créer des analogies entre l’imaginaire de l’épidémie et les différents visages que le mal a pu prendre dans l’Histoire pour faire de l'épidémie la métaphore d'un désordre politique et social.

Pensant l’articulation du social et du littéraire, notre travail s’inscrit dans la lignée des travaux de Susan Sontag (Illness as a metaphor) et de Sander Gilman (Disease and Representation, Images of Illness from Madness to AIDS), et de leurs analyses d’une anthropologie relevant « du domaine de la fantasmatique, de l’imaginaire, de l’affect, des réactions et des interprétations du sujet dans ce qu’il a de plus irrationnel »2. Mais si nous soutenons que la fiction d’épidémie est porteuse d’une vision du monde, d’une connaissance de l’homme, nous n’en oublions pas pour autant la littérarité des textes. En ce sens, notre étude prolonge les perspectives ouvertes par Alexis Nouss et Joseph Lévi qui déploraient chez leurs prédécesseurs un intérêt trop marqué pour les domaines journalistique et médiatique au détriment de l’analyse d’une production littéraire. À la manière de l’essai Sida-fiction que les deux auteurs qualifient « d’anthropologie romanesque », nous aspirons donc à mettre au jour

« une connaissance anthropologique par la littérature et le roman »3. Élargissant le champ de l’anthropologie romanesque jusqu’alors appliqué au sida, nous montrerons qu’il est efficient pour les autres épidémies abordées dans le roman contemporain

La fiction contemporaine et l’héritage camusien

Alors qu’il avait été moins présent dans la production romanesque des années 1960- 1970, on note une résurgence du thème de l’épidémie depuis les années 1980. Ce regain d’intérêt pour le récit d’épidémie n’est sans doute pas sans lien avec l’apparition du sida.

Comme l’indique William H. Mc Neill, l’Occident a pu croire que « l’un des éléments qui nous sépare de nos ancêtres et rend l’expérience contemporaine profondément différente de celle vécue à d’autres époques est la disparition de la maladie épidémique en tant que grave

1 L’écrivain suédois récupère la valeur punitive de la peste sophocléenne : sa dénonciation du nazisme passe par la mise en scène d’une épidémie de peste venue punir les intrigues, les péchés et les crimes perpétrés dans une cour italienne à l’époque de la Renaissance. Suivant cette perspective, l'épidémie qui transforme la population en zombies dans I am Legend (1954) de Richard Matheson pourrait bien refléter l’angoisse de la propagation du communisme dans une Amérique en pleine Guerre Froide.

2François Laplantine, Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1995, p. 33.

3 Joseph Lévy, Alexis Nouss, Sida-fiction. Essai d’anthropologie romanesque, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p. 9.

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danger pour la vie humaine »1. Or, l’apparition du VIH a violemment invalidé ces propos : à une époque où la science semblait pouvoir triompher de tous les obstacles, l’hypothèse du châtiment divin s’est vue réactivée et la stigmatisation de groupes sociaux ravivée. Parce que tous se croyaient selon la formule cartésienne « maître[s] et possesseur[s] de la nature », la population et les autorités ont réagi à la menace en développant des analyses qui dépassaient le simple cadre biologique « pour devenir paradigmatique d’une crise de société » et

« catalyser des questionnements socio-culturels et politiques parcourant l’ensemble social qui se voit concerné et menacé par le fléau »2. Dans une modernité qui est « avant toute chose le rêve d’un univers sans risque »3, le sida a mis en faillite la médecine et avec elle, d’un ordre symbolique. De nos jours encore, la possible émergence de nouvelles épidémies et l’éventuelle réapparition de virus sous des formes mutantes dérangent.

Cette décennie marque d’ailleurs le début d’une ère que d’aucuns qualifient de

« contemporaine » ou de « postmoderne »4. S’efforçant de définir le « contemporain », Bertrand Gervais souligne que le terme peut être pris au sens de « ce qui est du même temps que nous », cette « écume générée par la rencontre du présent et de ses temps limitrophes, l’union de l’actuel, de la potentialité du futur et de la rémanence d’un passé qui s’accroche encore »5. Loin de s’en tenir à cette universelle expérience du temps, B. Gervais nous permet d’appréhender la spécificité de notre époque qui constitue « non pas un équilibre mais un moment, celui qui suit le modernisme ». Cette deuxième définition nous autorise à considérer le contemporain comme un moment que nous ferons débuter en 1980, conformément à l’idée de François Hartog d’un nouveau régime d’historicité6. Afin de cerner au mieux le renouvellement de la production littéraire contemporaine, il convient d’appréhender la particularité du dialogue entre imaginaires sociaux et littéraires en évaluant la nature de l’héritage sélectionné par les écrivains actuels autant que les transformations qu’ils lui font subir.

1 « One of the things that separate us from our ancestors and make contemporary experience profoundly different from that of other ages is the disappearance of epidemic disease as a serious factor in human life ».

Propos tirés du compte-rendu de l’ouvrage The Black Death: Natural and Human Disaster in Medieval Europe de Robert S. Gottfried, par William H. Mc Neill, The New York Review of Books, 21.07.1983. La traduction correspond à la note de bas de page n° 1, Susan Sontag, Le Sida et ses métaphores, op.cit., p. 74).

2 Alexis Nouss, Joseph Lévy, Sida-fiction, op.cit., p. 81.

3 Jean Lombard, Bernard Vandewalle, Philosophie de l’épidémie. Le temps de l’émergence, op.cit., p. 74.

4 Nous reviendrons ultérieurement sur la définition problématique de ce terme que nous tâcherons d’employer avec prudence et parcimonie.

5 Bertrand Gervais, « Éléments pour une compréhension de l’imaginaire contemporain », Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire. Montréal, Laboratoire NT2, 19 janvier 2011. Document audio. [en ligne]

URL– http://oic.uqam.ca/en/conferences/elements-pour-une-comprehension-de-limaginaire-contemporain>.

[consulté le 24 août 2013].

6 François Hartog, Régimes d’historicité :Présentisme et expériences du temps. Paris, Seuil, « La librairie du XXe siècle », 2003.

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Sur le plan du contenu, le renouvellement du traitement de l’épidémie à l’ère contemporaine doit s’envisager à l’aune d’un héritage moderne fondé sur une crise que semble résumer le fameux « Dieu est mort » nietzschéen. Si l’existence de Dieu ne va plus de soi, quel regard porter sur ce déferlement de violence que rien ne semble expliquer ? L’homme peut-il renoncer à interpréter ce phénomène pour s’abandonner au non-sens ? Sans nous prononcer sur la valeur inaugurale de La Peste, nous pouvons affirmer que Camus est l’un des premiers à proposer cette mise en fiction de l’épidémie dans un « monde sans Dieu », c’est-à-dire « un monde où les valeurs sur lesquelles reposait le monde “chrétien”, valeurs dont Dieu était la garantie, ne reposaient en fait sur rien »1. En invalidant l’hypothèse du châtiment divin, Camus prive l’épidémie de sa principale justification et confronte l’homme à une crise qui lui révèle l’absurdité d’un monde où le sens fait défaut. Mais tout en faisant de l’homme une victime impuissante, l’absence de Dieu atténue la culpabilité qu’imposait la punition divine au profit d’un fardeau plus lourd encore : la responsabilité humaine. Parce que ce surgissement de l’horreur dans un « monde disloqué » (Lukács) est commun à Camus et aux récits contemporains, nous envisagerons une possible continuité dans les questionnements éthiques soulevés par cette mise en scène de l’épidémie.

Sur le plan formel, les romans contemporains s’inscrivent également dans un héritage camusien à travers la présence de « traces génériques »2. Depuis Camus, l’imaginaire de l’épidémie semble se déployer dans une mise en scène où s’entrecroisent le romanesque et l’historique. Détectant des allusions au contexte de l’Occupation, le lectorat de 1947 qualifia La Peste d’allégorie, au sens de cette « autre manière de dire » qui consiste à exprimer une idée en utilisant une histoire ou une représentation. Une lecture attentive des récits d’épidémie contemporains permet de déceler des rapports analogiques entre le réel et la fiction, que les textes fassent allusion aux drames de l’Histoire ou qu’ils entrent en résonance avec un contexte d’écriture problématique. Toutefois, alors que les allusions à l’Occupation s’avèrent discrètes chez Camus, les romans contemporains tendent à expliciter les références historiques et à souligner leur lien avec l’épidémie par le biais de figures d’analogie ou de montages parallèles. De ces convergences surgit l’hypothèse d’une possible continuité entre La Peste et un corpus contemporain qui, déployant un même thème, pourrait avoir trouvé dans l’ouvrage de Camus une intéressante stratégie de représentation de l’Histoire. Cette relecture de La Peste invite d’ailleurs à mettre en question l’appellation « allégorie » qui,

1Arnaud Corbic, Camus et l’homme sans Dieu, Paris, ed. Le Cerf, « La nuit surveillée », 2007, p. 10, note de bas de page n°1.

2 Marie-Pascale Huglo, Le Sens du récit, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 2007, p. 21.

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utilisée par la critique en un sens désuet, a figé le sens de l’œuvre en l’enfermant dans une lecture contextuelle et une approche systématique. D’où la nécessité de repenser la notion suivant des perspectives plus modernes, à commencer par celle de Walter Benjamin qui dans Origine du drame baroque allemand 1 en fait une forme ouverte, polysémique, fragmentaire.

Quand une certaine tradition la jugeait » utilitaire, conventionnelle et pauvre »2, l’allégorie moderne (ou baroque) glorifie l’imperfection pour exprimer le désenchantement du monde.

Écriture du montage, de la distanciation, de l’énigme, l’allégorie constitue désormais la

« représentation d’un irreprésentable »3.

Cette comparaison entre La Peste et des romans contemporains soulève la question des rapports entre littérature « moderne » et production « postmoderne ». Les similitudes entre une œuvre des années 1940 et un corpus étendu sur la période 1983-1998 semblent confirmer le sens généralement attribué au préfixe « post » que l’on a renoncé à considérer comme une rupture radicale. Mais cette continuité n’incite-t-elle pas à valider la proposition de Meschonnic qui, refusant la notion de « postmoderne », argue que nous ne sommes pas sortis de la modernité4 ? Tout en dévoilant des traits spécifiques de la littérature contemporaine, notre travail prétend apporter un nouvel éclairage sur un roman que l’on a souvent négligé au profit de L’Étranger ou de La Chute, « romans plus conformes aux normes de la modernité »5. Il s’agira d’évaluer dans quelle mesure La Peste est une œuvre fondatrice, un modèle dans la représentation contemporaine de l'épidémie, tant sur le plan esthétique qu'au niveau interprétatif. En ce sens, nous prolongerons les analyses de critiques comme Jeanyves Guérin ou Sylvie Servoise qui ont souligné la modernité de Camus, cet auteur « en avance sur son temps »6.

1 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand [1928], chapitre « Allégorie et Traeurspiel », trad. de l’allemand par Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1985, pp. 171-255.

2 Christine Buci-Glucksmann, La Folie du voir. Une esthétique du virtuel, chapitre 1 « Walter Benjamin et la raison baroque », Paris, Galilée, 2002, p.43. Ce jugement dépréciatif découle notamment de la dichotomie établie par Goethe dans son article « Sur les objets des arts figuratifs » (1797) entre allégorie et symbole. Ce dernier lui apparaît comme une pensée inépuisable et infinie. Nous aurons l’occasion de revenir sur les conceptions traditionnelles de l’allégorie et sur le renouveau apporté par la théorie de Benjamin.

3 Idem.

4 Henri Meschonnic, Pour sortir du postmoderne, Paris, Éditions Klincksieck, 2009.

5 Jeanyves Guérin, Albert Camus. Littérature et politique, Paris, Honoré Champion, collection « Champion Classiques », 2013, pp. 159-160.

6 Sylvie Servoise, « Penser l’histoire contre la philosophie de l’histoire : sur La Peste et L’Homme révolté de Camus », revue Raison Publique, 7 novembre 2013 [en ligne].

URL– http://www.raison-publique.fr/article62.html [consulté le 19 avril 2014].

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La fiction d’épidémie, une « forme-sens »

1

pour un monde en crise ?

Si la fiction contemporaine emprunte à La Peste ses jeux analogiques, selon quelles modalités les déploie-t-elle ? Quelle vérité s’exprime à travers cette stratégie d’écriture ? Par- tant du principe que la mise en scène du passé constitue un moyen de mettre en perspective le présent, nous faisons l’hypothèse que le récit d’épidémie contemporain entre en écho avec le contexte d’écriture, voire le métaphorise. À l’instar de narrateurs ou de personnages qui s’efforcent de recréer du lien passé et présent, le lecteur est invité à établir des analogies entre l’épidémie fictive et les épidémies réelles, entre les ravages du fléau et les drames de l’Histoire mentionnés dans le texte et in fine, entre le récit fictionnel et l’ère postmoderne.

Créant du lien entre deux temporalités et deux types d’événements, la fiction de crise entre en résonance avec une autre crise, celle du monde contemporain et de notre rapport singulier à l’Histoire. L’imaginaire devient alors « cette faculté à associer ou déformer les images per- çues pour ouvrir à l’expérience de la nouveauté, pont tendu entre l’auteur et le lecteur amenés à se rencontrer dans cet espace d’intersubjectivité »2. S’écartant des « formes gratuites de l’imaginaire », ces récits favoriseraient une écriture « investigatrice », « marque d’un temps interrogateur », où le thème de la contagion en vient à cristalliser « le souci de notre temps qui pose avec insistance la question de l’autre (Levinas, Ricœur, Todorov) »3.

Supposer que la thématique épidémique puisse être l’index d’une autre forme de crise revient à accorder à la fiction le pouvoir de représenter le réel de façon détournée et de dévoiler les dynamiques et les ombres de ce « présent » dans lequel nous nous inscrivons et qui, par là même, est difficile à appréhender. Ce présent se trouve alors placé sous le signe de la crise, une idée si répandue qu’elle semble échapper à toute mise en question, crise identi- taire, crise communautaire, crise des valeurs, crise de la représentation étant autant de facettes de cette déroute auxquelles Bertrand Gervais ajoute, non sans ironie, des crises en tout genre :

1 Henri Meschonnic. Pour la poétique, I. Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1970. Par cette expression, le critique désigne la « forme du langage dans un texte (des petites aux grandes unités) spécifique de ce texte en tant que produit de l’homogénéité du dire et du vivre. » (p. 176).

2 Myriam Watthee-Delmotte, « Mythe, création et lecture littéraire. Questionnements et enjeux des études sur l’imaginaire » in E. Faivre d’Arcier, J.-P. Madou & L.Van Eynde (dir.), Mythe et création : théorie, figures, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2005, p. 28.

3 Dominique Viart, « Écrire avec le soupçon - Enjeux du roman contemporain », in Michel Braudeau, Lakis Proguidis, Jean-Pierre Salgas, Dominique Viart (dir.), Le Roman français contemporain, Paris, ADPF, 2002, p. 146.

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crise de tout et de rien (crise du pétrole des années 70, crise de la masculinité des années 80, crise de la fin du livre des années 90, crise du passage à l’an deux mille, crise écono- mique, crise politique – je donne ces exemples pour montrer le spectre très large de son utilisation)..1.

Mais cette généralisation de l’idée de crise et l’usage proliférant du terme n’invalident-ils pas l’idée même d’une crise ? Dans un même temps, penser la « crise », n’est-ce pas se donner une chance de repenser les fondements et les présupposés pour envisager une reconstruction et une renaissance ? Dans ce travail, nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion que l’on a peut-être trop vite érigée en grille de lecture de la modernité.

Hantée par ces « vieilles images du fléau » (P, 48) qui relèvent de discours d’un autre temps ou d’un héritage littéraire, la fiction les remodèle au gré d’un

« imaginaire contemporain » correspondant - pour le définir brièvement - à un regard sur le monde propre à notre époque, et dont la prise en charge serait assurée par des modalités esthétiques singulières. Si la crise de l’ère contemporaine est spécifique, l’épidémie qui la métaphorise exige une écriture nouvelle, susceptible d’en adopter les formes. Dans quelle mesure peut-on parler d’une « écriture postmoderne » de l’épidémie ? On peut ici convoquer la notion de « forme-sens » (Meschonnic) pour cristalliser l’idée d’un texte travaillé, rongé, hanté par le mal qu’il tente d’exprimer. Mais parce que l’adhésion à l’objet se double nécessairement d’un jeu, d’un écart, notre corpus relève de cette littérature exigeante analysée par Dominique Viart, une littérature qui « se voit attribuer une double fonction, réflexive et esthétique, où chaque élément corrobore à l’affirmation de l’autre : le choix esthétique lui- même étant déjà l’adoption d’une position critique […] »2. En procédant au renouvellement esthétique et herméneutique d’un imaginaire pluriséculaire, il nous semble que le récit d’épidémie contemporain inaugure un nouveau territoire de fiction.

Finalement, ce travail doit être envisagé comme un dialogue entre des œuvres mais aussi entre la littérature et les sciences humaines. On s’y interrogera notamment sur les inte- ractions entre la fiction et le réel: comment le roman contemporain récupère-t-il l’héritage camusien en vue d’exprimer une vérité sur le monde actuel et sur nos rapports à l’Histoire, à la Nature et à la littérature ? Si le traitement allégorique de l’épidémie dévoile les manques et

1Bertrand Gervais, « Le contemporain et la crise : une relation nécessaire ? » in Réflexions sur le contemporain.

Carnet de recherche. Site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. 13 mai 2011 [En ligne]

URL–http://oic.uqam.ca/fr/carnets/reflexions-sur-le-contemporain/le-contemporain-et-la-crise-une-relation- necessaire. [Consulté le 3 mars 2014].

2 Dominique Viart, « Écrire avec le soupçon - Enjeux du roman contemporain », in Michel Braudeau [et al.], Le Roman français contemporain, Paris, ADPF, 2002, p. 156.

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les dysfonctionnements de notre civilisation, dans quelle mesure cette littérature peut-elle prétendre y remédier ?

Un corpus d’épidémies fictives mais vraisemblables

Le roman est vite apparu comme le genre le plus adapté pour analyser le dialogue des imaginaires sociaux, littéraires et historiques. Si l’imaginaire de l’épidémie y acquiert une amplitude singulière, c’est d’abord parce que l’écriture romanesque permet l’oscillation entre l’individuel et le collectif, ainsi que la prise en compte de personnages variés qui sont autant de positions dans l’espace-temps et de regards sur le monde. Étudiant ce genre impur capable de se laisser contaminer par les discours du monde, Bakhtine a fait du roman l’espace privilé- gié du dialogisme, avant que Barthes, Kristeva ou Sollers n’en fassent un trait spécifique et définitoire du littéraire. À cela s’ajoute la possible insertion d’ « îlots référentiels »1 (Searle) au sein d’un univers fictionnel dont Thomas Pavel a montré qu’il est toujours un « monde possible »2, à la fois semblable et différent du nôtre, exigeant dans le même temps identifica- tion et mise à distance.

Si l’on considère la crise comme un moment décisif où la situation bascule3, le ro- man permet d’en rendre compte. D’une part, la spécificité de la temporalité romanesque, telle que l’a analysée Ricœur, permettrait au roman de refléter l’évolution de la crise – sa nais- sance, ses phases, sa disparition –, de dépeindre un présent oscillant entre urgence et attente, mais aussi de rendre compte d’un rapport nouveau au passé et à l’avenir. Il se pourrait que

« contrairement à la poésie qui croit n’avoir de comptes à rendre qu’à elle-même et toujours au présent, le roman [sache] avoir affaire à Autrui et au temps dans ses trois compo- santes :présent, passé, futur »4. D’autre part, si l’on en croit Lukács, « la problématique qui concerne la forme romanesque est le reflet d’un monde disloqué »5 : la prose libérée, éclatée, fragmentée du roman permettrait de retranscrire au mieux l’expérience d’une crise qui brouille les repères et nuit à la lecture du monde. C’est pourquoi la question se posera de sa- voir si l’écriture contemporaine de l’épidémie ne se trouve pas contaminée par son objet.

1John R. Searle, Sens et expression : Études de théorie des actes de langage [1979], Trad. de l’anglais par Joëlle Proust, Paris, Minuit, 1982, p. 62.

2 Thomas Pavel, L’Univers de la fiction [1986], Paris, Seuil, Coll. « Poétique », 1988.

3 Notons que la crise est un terme médical désignant le « changement subit, souvent décisif, favorable ou défavorable, du cours d’une maladie ». (Dictionnaire Larousse).

4 Jean-Claude Montel, La Littérature pour mémoire, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Perspectives », 2000, p. 17.

5 Georg Lukács, La Théorie du roman [1920], Trad. de l’allemand par Jean Clairevoye et suivi par « Introduction aux premiers écrits de Georg Lukács par Lucien Goldmann », Paris, Denoël, 1968, p. 12.

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