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Vieilles reines

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Vieilles reines

Il y eut autrefois une très vieille reine qui régnait seule à l’Ouest du monde. Elle avait été jeune et son époux avait existé mais il y avait si longtemps de cela que tous les souvenirs de leur amour s’étaient effacés.

Tous les vestiges de leur rencontre avaient disparu.

Les démons estimaient que cet amour avait précédé le monde.

Le règne de la vieille reine sur le royaume occidental était devenu, avec le temps, extrêmement calme.

Néanmoins, un jour, elle se sentit lasse. Le lendemain elle comprit que la terre était plus proche d’elle qu’elle ne l’avait jamais été. Alors elle songea qu’il lui fallait peut- être finir son « finir ». Elle murmura :

- Je vais rejoindre mon époux pour peu que je retrouve où il est. Mais comment le reconnaîtrai-je ? Il y a si longtemps qu’il m’a abandonnée au bout du monde.

Le troisième jour, elle envoya chercher ses filles. Ses trois filles étaient trois princes- ses dans les régions situées à l’Est, au Sud, au Nord. Elle écrivit à chacune :

- Ce sera le dernier banquet que je vous offrirai. Je désire répartir mes biens entre vous. Venez jusqu’à moi.

Elles vinrent toutes les trois mais, ce qui est étrange, c’est qu’elles n’arrivèrent pas.

Aucune de ses filles ne parvint jusqu’à la reine de l’Ouest. Elles s’étaient métamor- phosées en chemin. Ronces, orties, piquants de roses, gratte-grattes, poussières.

- Oh mes filles ! disait la vieille reine en caressant la poussière.

Car ses filles l’entouraient désormais. Même, elles s’éparpillaient autour d’elle ; elles pleuvaient doucement du bout de ses doigts.

- Oh ! mes petites filles ! Vous avez toujours été si sottes !

Au bout d’un mois elle découvrit une petite pierre pointue. C’était son mari. Du moins le reconnut-elle quand elle se blessa.

- Aïe ! fit-elle et elle pensa alors : « C’est mon mari. » - Tu me reconnais ? lui dit-il.

- Oui, tu m’as fait mal. Tu es mon mari.

- C’est exact.

Plus rien n’arriva de notable. On ne sait pas leur destin. On connaît mal l’autre monde.

*

L’impératrice Eugénie, lorsqu’elle résidait aux Tuileries, avait l’habitude de s’asseoir dans un fauteuil violet assez bas, près de la cheminée, du côté de la porte d’entrée de son cabinet. Elle tenait à être toujours placée à contre-jour.

Un paravent en soie bleue l’abritait de la fenêtre de droite.

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Sur la gauche, dans le coin de la cheminée, il y avait une petite table en bois d’ébène à étagères couvertes de papiers.

Un buvard jaune, une éponge humide, deux plumes d’oie, un encrier emprunté aux bureaux de l’administration impériale.

L’encrier était en porcelaine blanche à godets.

Peu de personnes se servaient encore d’une plume d’oie mais jusqu’à la fin (jusque dans l’allégresse et l’espèce de folie qui suivirent la fin de la première guerre mon- diale) l’ancienne impératrice des Français persista dans cette habitude qu’elle avait acquise quand elle était une petite fille.

De la plume d’oie elle aimait la taille, le son, le gobelet, le couteau, la nécessité du buvard.

L’impératrice écrivait toujours sur ses genoux. Ses pieds prenaient appui sur un petit tabouret incliné en côte de velours brun et or. Elle écrivait à toute vitesse. À portée de main une petite bibliothèque ronde, tournante, à casiers, où elle avait ses livres. Au- dessus d’elle, une chandelle.

*

Il est des jours sans aube. Le brouillard les ronge d'emblée. Le jour n'est pas vraiment le jour alors, mais un pâlissement de l'air. L'âme a du mal à s'éveiller et à rejoindre le souffle qui lui sert de support, quand la lumière ne la hèle pas hors des songes qui l’ont envahie. Le soleil et le coeur restent aux Enfers. Les mots ne se trouvent plus.

On reste auprès de ceux qui ont périclité et que l'on a perdus. On se blottit contre leur silence. On se recroqueville dans le ventre d’une vieille reine qui n’est qu’une maison.

On lit dans le lit. On erre un peu, à cause de la faim, entre les murs. Au bas du jardin l’Yonne est couverte d’une brume qui s’étend et qui envahit l’herbe, ce qui reste de l’herbe, les feuilles mortes, les racines mises à nu par les ragondins. On lit jusqu'au verre de vin qui commence la nuit. Heureusement qu’il y a le verre de vin qui colore tout. Parfois on fait beaucoup de musique ces jours-là, au grand désespoir des chats qui préféreraient rêver de feuilles qui tombent, de merles qui jouent avec eux et qui les narguent en sautillant, de guêpes et de mouches qui seraient entrées par effraction et qui bourdonneraient en faisant un bruit d’enfer contre les vitres.

*

C’était une vieille femme dont la main tremblait, qui tenait une canne vacillante, mais qui lançait son pied en avant avec détermination. Elle fonçait sur le pavé pour rejoindre à l’autre bout de la cour la cuisine de sa fille aînée. Elle portait toujours une jupe de tailleur de laine anglaise. Au-dessus : une petite laine ras-du-cou à manches courtes, verte, qu’elle appelait un tee-shirt, ou un chandail à boutons de cuir foncé, qu’elle appelait un pull-over. Elle avait vécu enfant à Boston.

Les bagues lui tombaient des doigts.

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Une jonquille la faisait pleurer. Elle disait « Daffodil ! Daffodil ! » et elle sanglotait vraiment.

Le silex et le granit lui faisaient penser, des heures durant, à sa petite enfance.

Souvent elle me disait, le visage illuminé :

- Tu sais, à Givet, dans la rue de Givet qui descendait à la Meuse, on enterrait les pavés dans la terre comme des dents.

La vision de chaque animal l’emplissait de colère. Elle brandissait sa canne en criant dès qu’elle voyait un chat. Elle avait toujours frappé brutalement les petits êtres innocents. Elle n’aimait pas prendre de douche. Elle aimait les étymologies, le thé, tous les gâteaux, tous les sucres, tous les miels, toutes les confitures, apprêter les restes, mettre les petits plats dans les grands, mettre les restes des grands pots dans des petites boîtes en matière plastique qu’elle appelait des tupperware, trier et ranger les pensées dans les tiroirs de son âme afin que les contenus ne se mêlent pas, afin que les soucis ne se contaminent pas au contact les uns des autres, afin que les souvenirs ou les erreurs ne viennent pas s’associer en angoisses continues, en tensions perpétuelles, ou, tout à coup, jaillir en peurs brutales, lui laissant les yeux égarés et un peu fous.

*

Lors de la croisière qu’il fit en Grèce avec sa vieille épouse, de nombreuses années après qu’il eut pris sa retraite, à la fin de ses jours, le hublot de la cabine qui avait été attribuée à Martin Heidegger était bouché par une chaloupe de sauvetage.

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