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RELATIONS AMOUREUSES EN TERRAIN HUMANITAIRE Lisa Ouss-Ryngaert

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Academic year: 2022

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ISSN 1626-5378 ISBN 9782859192396

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- http://www.cairn.info/revue-l-autre-2008-1-page-119.htm

--- Pour citer cet article :

--- Lisa Ouss-Ryngaert, « Relations amoureuses en terrain humanitaire », L'Autre 2008/1 (Volume 9), p. 119-128.

DOI 10.3917/lautr.025.0119

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Relations amoureuses en terrain humanitaire

Lisa Ouss-Ryngaert*

Je souhaiterais aborder la question des sentiments des expatriés travaillant en situation humanitaire. L’expérience amicale, celle du bouche-à-oreille m’avaient particulièrement alertée sur le nombre important d’histoires d’amour nées sur les terrains. J’avais proposé une communication sur ce sujet au colloque de la revue L’autreen 2003 car cette question en soulevait d’autres, en lien avec l’expatriation.

Avant même d’avoir développé ce sujet, des réticences lui ont été opposées.

La première venait des organisations non-gouvernementales même : ce n’est pas un sujet « politiquement » correct, il s’agit plus d’un « épiphénomène » qui ne mérite pas développement ; « on n’est pas là pour ça », « ça prend de l’énergie qui devrait être consacrée au travail ». Ceci contrastait avec ce qui se disait sur les terrains, à savoir une expérience d’une grande fréquence. Une deuxième réticence venait du registre de l’intime de cette question, la soustrayant au débat public. Enfin, une troisième soulignait qu’elle n’avait rien de particulier à la situation humanitaire ; la singularité des êtres et des histoires transcende la question qui concerne tous les expatriés.

Je voudrais, malgré ces réserves, aborder les rapports de la situation amoureuse avec la spécificité de l’altérité du terrain, ce pour différentes raisons :

– Parce qu’au cours des réflexions et interviews concernant le vécu des travailleurs en situation humanitaire (Ouss-Ryngaert 2003), le nombre de ces histoires est apparu comme important ;

– parce qu’il me semblait qu’elles ne pouvaient pas complètement être dissociées de la situation dans laquelle elles étaient nées ;

– parce que mon propre vécu de ces moments d’expatriation huma- nitaire m’a fait vivre, parfois, des moments d’élation qui me semblaient se rapprocher parfois de l’état amoureux ;

– parce que la rencontre « coup de foudre » a sans doute à voir avec la rencontre de la « mêmeté » ou de l’altérité soudain renvoyée en soi, situation particulièrement rencontrée en situation humanitaire ;

L'autre,Cliniques, cultures et sociétés,2008, Vol. 9, n°1, pp. 119-128 119 DÉBATS

* Pédopsychiatre, psychothérapeute, hôpital Necker, Paris, consultante à Médecins Sans Frontières. lisa.ouss@nck.aphp.fr

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– parce que l’humanitaire ne peut se faire sans les humanitaires, et que le « matériau humain » en est une composante fondamentale, tant dans ses motivations (qui ne seront pas directement abordées ici), que dans la transformation qui s’opère entre une position de principe, idéale (on sait que les principes et l’idéal ont à voir avec un départ), et les réalités d’un terrain parfois difficile, profondément « autre », où l’on travaille, vit, pense, aime, aussi. Être expatrié d’une ONG, c’est l’être vingt-quatre heures sur vingt-quatre et, même dans la vie privée, l’expatrié reste, au travers de ce qu’il véhicule, des gens qu’il fréquente, sous la bannière de l’organisation qui nous a envoyés.

Ainsi se mêlent parfois des questions de crédibilité – « dans cette ONG, ils ont des histoires amoureuses » –, de positionnement – aller danser en boîte de nuit à Sarajevo avec des militaires italiens – ou de sécurité – fréquenter en pays où l’islam est religion d’état une femme musulmane, peut exposer à certaines représailles.

Enfin nous nous interrogerons sur la mutation qui accompagne, souvent, ces histoires.

Lorsqu’il s’agit du lien avec une personne « locale », c’est une confrontation, une inscription dans la chair, de la rencontre avec l’autre.

La rencontre amoureuse est-elle le fruit d’un rapport différent, nouveau aux autres « autres », ou au contraire les prémisses, au travers d’une ren- contre intime, d’une manière différente percevoir ces « autres » ? Ou l’histoire amoureuse n’est-elle qu’un épiphénomène, car chaque histoire apprendrait quelque chose sur soi, indépendamment de la différence des cultures ?

Méthodologie

Cette réflexion empirique, plus méditation que véritable travail scien- tifique, s’appuie sur une triple source

1. Mes propres rencontres et réflexions, autour de ma pratique de terrain comme psychiatre consultante à Médecins Sans Frontières.

2. Une interview administrée à des expatriés volontaires.

Il ne s’agit pas d’une interview sociologique, mais d’une trame de questions permettant des réflexions plus libres

Il a été assez difficile de trouver des personnes concernées.

MSF, malgré une demande officielle de contacter des expatriés par son entremise, n’a pas accepté de diffuser ce questionnaire (malgré la remise systématique de préservatifs avant chaque départ…). Il a été demandé que cela reste à l’initiative personnelle des expatriés. Une annonce a donc été affichée dans hall d’accueil, sans résultat. C’est le bouche à oreille qui permis de contacter neuf personnes ; une a refusé, une autre donné une réponse partielle. Les entretiens, à l’exception d’un, ont été faits par téléphone, ont duré entre trois quart d’heure et une heure et demie.

Passée la difficulté ou la surprise première de se replonger dans une

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histoire parfois lourde, parfois difficilement finie, qui durait parfois encore dans le bonheur, le contact a toujours été d’une très grande qualité et les contenus d’une grande richesse. Que ces témoins soient ici remerciés.

Les questions étaient peu personnelles, axées essentiellement sur les liens entre expatriation, situation humanitaire, nature du conflit ou événement origine de la mission, et les sentiments amoureux, qu’ils concernent une personne expatriée, comme eux, ou, ce qu’on appelle dans le jargon de l’humanitaire, un « local ».

En ce sens, j’ai fait l’hypothèse d’invariants, ou d’une typologie de la rencontre amoureuse dans cette situation, qui serait colorée par les variations interindividuelles, qu’il n’était pas le lieu ni le sujet d’étudier.

3. Une littérature, quasi inexistante sur ce sujet.

Les communications sur le sujet de l’humanitaire sont de plus en plus nombreuses, partagées entre deux types : des analyses sur la position de l’action humanitaire dans l’économie, la gestion et le droit des conflits et catastrophes, et le témoignage, direct ou indirect, des acteurs de l’humanitaire, qui n’aborde cependant jamais ces questions.

Il n’existe quasiment pas, ni d’étude sur le profil socio-psychologique de ceux qui la composent, ni d’écrits sur la spécificité humaine de cette situation, ni sur les conséquences qu’elle génère. Quant à la tri- vialité de la vie sur le terrain, elle concerne surtout ceux qui la vivent et font l’étrange expérience d’une situation non partageable avec des

« néophytes ».

C’est Julia Kristeva qui a peut-être le plus alimenté cet article ; des extraits de son livre Étrangers à nous-mêmesémailleront cette réflexion.

Hypothèses

Certaines hypothèses, déjà développées ailleurs, soutiennent l’objet de notre réflexion. Elles peuvent être articulées autour de six points1.

1. La question de l’expatriation

« L’exil dans le psychisme humain tient de la séparation avec l’origi- ne, de l’écart avec le premier autre, (…) de configuration maternelle » (Cherki 1997 : 109). Cet exil est source de vie et d’intelligence, de capacité à symboliser et « se » représenter, et peut-être s’aimer ou aimer ?

Il s’agit pour l’expatrié de faire une double opération, souvent dans un temps très réduit.

Il faut tout d’abord assimiler un certain nombre de questions propres à la « culture », dans son acception très large : que ce soit une culture historique (nature du conflit, enracinement dans une histoire géopolitique), culture politique (forces en jeu), culture sociologique (organisation

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1. La plupart de ces points ont été développés ailleurs (Ouss-Ryngaert 2003).

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des fondements sociaux), culture professionnelle (place d’un ancien régime communiste dans la représentation du système d’accès aux soins), culture religieuse, etc.

Il faut ensuite faire face à une perte de soi :

– identitaire : « Qu’est ce qui m’a amené là », « qui suis-je » ? – professionnelle : les repères cliniques, le cadre de travail ne sont plus les mêmes.

– sociale : dans quel tissu, à quelle place va vivre cet expatrié six mois ou plus ?

– culturelle : les modèles culturels implicites ou « lus, appris » dans les ouvrages (que l’expatrié n’a souvent pas eu le temps de lire) sont-ils valables sur le terrain ? Aucune des personnes interviewées n’a choisi la destination, même si elles l’ont acceptée. Si chacun avait l’impression de « connaître » le terrain et sa culture, n’ont-t-ils pas eux-mêmes été brusquement modifiés du fait du contexte (guerre, catastrophe…) qui justifie le travail humanitaire ?

– institutionnelle : qu’est-ce qu’une ONG (Organisation Non Gouvernementale) sur place parmi tant d’autres, que deviennent, à l’épreuve de la réalité, les principes éthiques de l’organisation qui envoie, que l’on ne connaît pas toujours bien et que l’on représente ?

– temporelle : le temps de l’intervention, de l’acte, est souvent plus court en situation humanitaire ; l’expatrié est un « étranger à contrat à durée déterminée ». Par ailleurs, le traumatisme « écrase » le temps (fixation à la situation traumatique, sans « avant » ni « après ») ;

– humaine enfin : que suscite la confrontation à la guerre, l’horreur, la cruauté, le désastre ? À l’absence parfois de l’humain ?

Tous ces éléments participent au contre-transfert culturel2, dont on peut se demander quels sont les liens avec les sentiments amoureux.

« En définitive, c’est l’éclatement du refoulement qui conduit à traverser une frontière et à se retrouver à l’étranger. S’arracher à sa famille, à sa langue, à son pays, est une audace qu’accompagne une frénésie sexuelle : plus d’interdit, tout est possible. Peu importe si le passage de la frontière est suivi d’une débauche ou, au contraire, d’un repli peureux. Toujours l’exil implique une explosion de l’ancien corps. Aujourd’hui, la permissivité sexuelle favorise l’expérience érotique, et, même avec la crainte du sida, les étrangers continuent à être ceux pour qui les tabous sexuels sautent le plus facilement, avec les entraves linguistiques et familiales. »(Kristeva 1991 : 47).

On voit bien là la valeur transgressive de cette situation.

« Le cosmopolite du XVIIIe siècle était un libertin, et, aujourd’hui encore, l’étranger demeure, quoique sans l’ostentation, l’aisance ou le luxe des Lumières, cet insolent qui, secrètement ou explicitement, défie

2. Devereux, Devereux G. De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement.

Paris : Flammarion ; 1980.

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pour commencer la morale de son pays, et provoque ensuite des excès scandaleux dans le pays d’accueil. »(Kristeva 1991 : 47).

Pour presque tous les expatriés interviewés, l’expérience d’expa- triation favorise la relation amoureuse : « cela lève les barrières, pas les interdits » ; « ça autorise les folies, les égarements, les tentatives » (citations issues des interviews).

2. La question de la rencontre avec l’altérité

Il peut y avoir plusieurs formes d’exil : « la réalité sociale d’une rupture volontaire ou subie avec sa terre d’origine, l’expérience inconsciente d’un rejet à l’origine qui rend le sujet étranger à lui-même et à toute reconnaissance, l’exil intérieur, retour à une figure intérieure dont on se serait absenté et dont les traces se seraient effacées »(Barus-Michel 1997 : 38).

Nous avons fait l’hypothèse que la particularité de la situation d’expatrié tient en partie dans la possibilité d’une triple conjonction de cet exil social, intérieur et inconscient.

La particularité est qu’il s’agit ici d’un exil choisi, même si la desti- nation ne l’a pas toujours été. C’est la confrontation à la rencontre avec l’autre, étranger lui-même, parfois dans la même situation d’un triple exil qui est remarquable – déplacé de guerre ou stigmatisé ethnique- ment, ayant vécu une expérience forcée d’exil intérieur, en proie sous le coup du traumatisme à une reviviscence qui révèle dans l’après-coup quelque chose d’un inconscient exilé. Il s’agit d’une construction en miroir où l’expatrié va avoir à traiter non seulement la situation de l’autre, mais la sienne propre, simultanément.

« Dans le rejet fasciné que suscite en nous l’étranger, il y a une part d’inquiétante étrangeté au sens de la dépersonnalisation que Freud y a découverte et qui renoue avec nos désirs et nos peurs infantiles de l’autre – l’autre de la mort, l’autre de la femme, l’autre de la pulsion inmaîtrisable. L’étranger est en nous. Et lorsque nous fuyons ou combattons l’étranger, nous luttons contre notre propre inconscient – cet « impropre » de notre « propre » possible. Délicatement, analyti- quement, Freud ne parle pas des étrangers : il nous apprend à détecter l’étrangeté en nous. C’est peut-être la seule manière de ne pas la traquer au dehors ». (Kristeva 1991 : 283). La situation humanitaire met donc l’expatrié en position de miroir étrange où l’infiniment intime, familier, et l’étranger, se mêlent au plus près, dans un mouvement de va et vient permanent, qui n’est la plupart du temps pas dialectisable, ni même parfois perçu, en raison du basculement des repères.

« Reconnaissance réciproque, la rencontre doit son bonheur au provisoire, et les conflits la déchiraient si elle devait se prolonger.

L’étranger croyant est un incorrigible curieux, avide de rencontres : il s’en nourrit et les traverse, éternel insatisfait, éternel noceur aussi ». (Kristeva 1991 : 22).

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3. La rencontre avec sa propre altérité

Cette inquiétante étrangeté issue de la rencontre avec l’étranger peut ainsi participer de la rencontre amoureuse ; le coup de foudre n’est-il pas la rencontre avec quelque chose de soi, inscrit en plein, ou dans le manque, perçu de manière fulgurante dans l’autre ?

Il ne s’agit pas forcément de cet autre de nous-mêmes, issu de notre fabrication consciente, que nous connaissons bien, et qui forcément n’est pas tout à fait autre : celui qui a des racines, des intérêts intellectuels, des préoccupations humaines, éthiques voire politiques ailleurs, celui qui part en lien avec une histoire familiale (peu, dans notre échantillon).

Il s’agit peut-être de cet autre, fruit de l’exil volontaire. Il s’agirait d’un « autre moi » dont on pressent vaguement l’existence, qui répond à une exigence d’approcher une forme de « vérité de soi » au plus près des questions « essentielles », c’est-à-dire celles qui ont trait à l’essence même du sujet. Tous les expatriés de retour disent combien leur expé- rience permet une « méta » connaissance d’eux-mêmes : ils savent désormais « relativiser, faire le tri ». C’est même parfois un des effets escomptés, qui devient une forme d’addiction : approcher quelque chose d’à la fois vrai et réel. Même s’il n’est pas toujours besoin de partir pour s’exiler, c’est comme si déclinaison simultanée de plusieurs formes d’exil avec la connotation « humanitaire », souvent confondue avec « humaine », permettait d’approcher l’idéal du moi.

La plupart des personnes interrogées ont évoqué cette rencontre avec cette part d’eux-mêmes, révélée, plus que par la rencontre amoureuse, par un tout fait de l’expatriation, l’humanitaire, l’histoire d’amour.

« Libre d’attaches avec les siens, l’étranger se sent « complètement libre ». L’absolu de cette liberté s’appelle pourtant solitude »(Kristeva 1991 : 23).

Il existe une valeur mutative et un potentiel créatif intense de cette rencontre avec l’intime de soi, pour peu qu’elle soit portée et relayée.

La création en est parfois l’histoire amoureuse.

4. La conjonction des trois précédents points avec le traumatisme Le traumatisme, la violence, la cruauté extrême ne laissent jamais indifférents ceux qui les approchent. La distance est difficile à trouver.

Il existe quatre écueils à surmonter : sidération, fascination, distance excessive et savoir (sur l’autre, sur la situation…). La situation extrême, le traumatisme, semblent jouer, via des processus d’empathie plus que d’identification, dans le cadre de la relation amoureuse : plus que la personne, c’est le groupe auquel elle appartient qui génère une empa- thie dans laquelle l’être aimé est intégré. Seule une personne, dans les interviews, a dit qu’au contraire, aimer une personne ayant vécu des traumatismes lui aurait été difficile.

Parfois les circonstances pragmatiques très particulières liées à la situation humanitaire semblent jouer un rôle important : confinement,

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impossibilité de se déplacer, couvre-feu, danger permanent, tirs ou bombardements provoquent la nécessité de « partager, se ressourcer, trouver de l’énergie » dans le lien avec l’autre, qui est la plupart du temps rencontré dans l’équipe avec qui l’expatrié travaille. Dans aucun des cas, cette relation amoureuse n’a gêné le travail.

Il s’agit d’une rencontre qui, ajoutée aux circonstances qui font entrapercevoir (si c’est possible ?) la question de la mort au travers du trauma, renvoie, fondamentalement, à celle des origines, au double sens des processus originaires (ceux qui préexistent à toute forme de pensée), et à ce qui fonde l’existence. Pour peu qu’on ne s’illusionne pas sur la potentialité d’une telle rencontre à « remplir » cette question, ces circonstances, avec leur double dimension d’élation, qui peut favo- riser la rencontre amoureuse, et d’effondrement parfois dépressif (pulsion de vie et pulsion de mort mélangée ?), donnent parfois le sentiment d’approcher au plus près ces questions originaires.

« Car dans l’entre deux de la nostalgie, imbibé de sons et de parfums auxquels il n’appartient plus, et qui, à cause de cela, le blessent moins que ceux d’ici et de maintenant, l’étranger est un rêveur qui fait l’amour avec l’absence, un déprimé exquis. Heureux ? »(Kristeva 1991 : 20)

5. Les motivations du départ

Il se dit que les expatriés commerciaux s’interrogent, avant le départ :

« Tu pars pour quoi ? le fric, ou le cul ? »

La question des éprouvés, des positionnements, des raisons qui poussent chaque intervenant à partir, rester ou revenir, a à voir avec la nature du travail humanitaire lui-même et le lieu – toujours un ailleurs – investis.

Au-delà de questions presque militantes et des motivations repéra- bles, il semble qu’existent des points plus complexes, importants dans la genèse de l’expatriation, qui doivent pouvoir être entendus non pas pour expliquer ou justifier le départ de chacun, mais comprendre certaines réactions qui échappent à l’expatrié et qui émaillent, enrichissent ou grèvent son travail. Il ne sera donc pas question des motivations pro- fondes ou inconscientes de la « vocation », qui peuvent relever de mécanismes fort différents : sublimation, formation réactionnelle, idéalisation, réparation, culpabilité, écriture d’un roman familial ou mise en œuvre d’un mandat transgénérationnel…

« Le but (professionnel, intellectuel, affectif) que certains se donnent dans cette fugue débridée est déjà une trahison de l’étrangeté, car en se choisissant un programme, l’étranger se propose une trêve ou un domicile.

Au contraire, selon la logique extrême de l’exil, tous les buts devraient se consumer et se détruire dans la folie lancée de l’errant vers un ailleurs toujours repoussé, inassouvi, inaccessible. »(Kristeva 1991 : 15).

Les motivations prennent source, pour les personnes interrogées, dans des lieux très différents, allant d’une attitude de rupture adolescente,

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à une continuité d’investissements de l’enfance, en passant par des motivations altruistes ou plus personnelles.

Kristeva met l’amour au même rang que la sublimation, quête per- manente :

« … Ils sont tendus dans une passion certes à jamais inassouvie, mais tenace, vers une autre terre toujours promise, celle d’un métier, d’un amour, d’un enfant, d’une gloire.»(1991 : 21)

6. La question de l’adolescence, des actes ordaliques, initiatiques Isabelle Gouret, dans un mémoire non publié, a fait l’hypothèse d’une valeur initiatique des rituels rencontrés lors des premières missions humanitaires, comme on peut les voir à l’adolescence.

Les premières missions se font souvent chez des expatriés jeunes (même si ce n’est pas le cas des gens interviewés), chez lesquels les questionnements propres à l’adolescence sont encore vifs : questions identitaires – dont nous avons vu comment elles pouvaient être vives – questions de place, de transmission, de valeurs, quête de soi, de passage, dont l’autre amoureux pourrait être le révélateur. La rencontre amou- reuse va prendre, dans ce contexte, une valeur particulière.

« L’étranger se fortifie de cet intervalle qui le décolle des autres comme de lui-même et lui donne le sentiment hautain non pas d’être dans la vérité, mais de relativiser et de se relativiser là où les autres sont en proie aux ornières de la monovalence. Car eux ont peut-être des choses, mais l’étranger a tendance à estimer qu’il est le seul à avoir une biographie, c’est-à-dire une vie faite d’épreuves - ni catastrophes ni aventures (quoiqu’elles puissent arriver les unes autant que les autres), mais simplement une vie où les actes ont des événements, parc qu’ils impliquent choix, surprises, ruptures, adaptations ou ruses, mais ni routine ni repos » (Kristeva 1991 : 16).

Presque tous évoquent un « apprentissage sur soi ».

« Décapé de sensiblerie, mais aussi de sensibilité, il a la fierté de pos- séder une vérité qui est peut-être simplement une certitude – capacité de mettre au jour ce que les rapports humains ont de plus abrupt, lorsque la séduction s’éclipse et que cèdent les convenances au profit du verdict des affrontements : choc des corps et des humeurs »(Kristeva 1991 : 17).

N’est-ce pas en ces termes que les adolescents nous parlent, ou actent d’eux-mêmes ?

Et les sentiments, dans tout ça?

« Car, curieusement, par-delà le trouble, ce dédoublement impose à l’autre, observateur, la sensation d’un bonheur spécial, quelque peu insolent, chez l’étranger ; le bonheur semble l’emporter malgré tout, parce que quelque chose a été définitivement dépassé : c’est un bonheur de l’arrachement, de la course, espace d’un infini promis. Bonheur cependant incurvé, d’une discrétion peureuse, malgré son intuition per- çante, puisque l’étranger continue de se sentir menacé par le territoire

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d’autrefois, happé par le rappel d’un bonheur ou d’un désastre – toujours excessifs. Peut-on être étranger et heureux ? L’étranger suscite une idée neuve du bonheur. Entre fugue et origine : une limite fragile, une homéostase provisoire. Posé, présent, parfois certain, ce bonheur se sait pourtant en transit, comme le feu qui ne brille que parce qu’il consume. Le bonheur étrange de l’étranger est de maintenir cette éternité en fuite ou ce transitoire en perpétuel. » (Kristeva 1991 :13).

Car les sentiments semblent, chez la plupart des personne interrogées, différents sur le terrain : plus exaltés, à la fois plus simples et plus complexes, parfois plus simples et plus complexes.

Ceci contraste avec le fait que l’intimité ne semble, elle, pas modi- fiée. Ce n’est pas une question de langue, car celle-ci ne semble pas poser de problème, non plus que la différence culturelle. Serait-ce dû au peu de recul de la durée de ces histoires, à l’exception d’une encore en cours, chez les personnes interrogées ?

La situation se tisse tant de manière évidente, qu’en lenteur et en construction. Elle est, presque toujours, « quelque chose qui tombe dessus ». Ce « quelque chose », malgré le fait que la moitié des per- sonnes interviewées aie déjà connu des histoires amoureuses avec quelqu’un d’étranger avant cette expérience relatée, semble lié au saisissement, à la condensation des différentes situations : expatriation, humanitaire, situation de crise, de catastrophe et ou de traumatisme, différence culturelle. Quant à la question de la mutation, elle a été pour tous, opérante, exprimée parfois au travers de la difficulté liée au deuil de l’histoire amoureuse.

Pour conclure

Il semble se dessiner deux formes de construction du sentiment amou- reux, selon la position de l’objet :

– l’une, centrifuge : lorsque l’autre vient réveiller quelque chose de soi, opérante dans le coup de foudre ;

– l’autre, centripète : lorsque la situation, via l’empathie, va construire le sentiment amoureux

Au-delà de ce paradigme, les sentiments suivent leur chemin.

Arrêtons-nous à ce qui ne saurait être réductible à une situation, si spécifique soit-elle : à la profonde singularité de la rencontre entre deux individus, à cette alchimie qui n’appartient qu’à eux.

BIBLIOGRAPHIE

Barus-Michel J. L’exil intérieur ou la recherche de l’autre moi. Psychologie clinique, 1997 ; n° 4 : 37-50.

Cherki A. Exclus de l’intérieur – empêchement d’exil. L’exil intérieur, Psychologie clinique, 1997 ; n° 4 : 109-16.

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Kristeva J.Étrangers à nous-mêmes. Paris : Folio Gallimard ; 1991.

Ouss-Ryngaert L. Être acteur du soin psychique en situation humanitaire. In : Lachal C, Ouss-Ryngaert L, Moro MR. (Eds), Comprendre et soigner le trauma en situation humanitaire. Paris : Dunod ; 2003, pp. 89-106.

RÉSUMÉ Relations amoureuses en terrain humanitaire

Cet article évoque les relations amoureuses qui peuvent naître sur les terrains de travail humanitaire. Ce travail s’étaie sur des réflexions personnelles, une interview d’expatriés, et un livre de Kristeva. Six éléments seraient déterminants pour la constitution d’une histoire amoureuse dans ces circonstances : les questions de l’expatriation, de la rencontre avec l’altérité, de la rencontre avec sa propre altérité, du traumatisme, les motivations du départ, et enfin la question de l’adolescence, des actes ordaliques, initiatiques.

Nous pouvons ainsi dégager une double modalité de construction du sentiment amou- reux : l’une, centrifuge, lorsque l’autre vient réveiller quelque chose de soi ; l’autre, centripète, lorsque la situation, via l’empathie, va construire le sentiment amoureux.

Mais ces considérations n’enlèvent en rien l’unicité de chaque histoire.

Mots-clés:

Sentiments, terrain, humanitaire, traumatisme, expatriation, sexualité, étranger.

ABSTRACT Love relationships in the humanitarian field

This article deals with love relationships that take root during humanitarian interventions.

This study is based on personal views, an interview of expatriates and a book written by Kristeva. Six key elements were identified as crucial in the development of a love relationship in this particular context : expatriation, encounter with the alterity, encounter with self-alterity, trauma, reasons for going, and adolescence, accompanied by ordalic and initiation rituals.

We can thus define two modes of construction of the feeling of love. One is centrifugal, in that the other stimulates our self-awareness ; the other is centripetal, in that the situation creates a feeling of love through empathy. However, each story remains unique.

Keywords:

Feelings, field work, humanitarian, trauma, expatriation, sexuality, foreigner.

RESUMEN Relaciones de amor en terreno humanitario

Este artículo trata de las relaciones amorosas que pueden nacer en s terrenos de trabajo humanitario. Este trabajo se funda en reflexiones personales, entrevistas con expatriados y un libro de Kristeva. Seis elementos serian determinantes para la constitución de una historia de amor en tales circunstancias : las cuestiones de la expatriación, del encuentro con la alteridad, el encuentro con su propia alteridad, la del traumatismo, la de las moti- vaciones de la salida, y por fin la de la adolescencia, ó de los actos ordálicos, iniciáticos.

Podemos entonces destacar una doble modalidad de construcción del sentimiento amo- roso : una, centrífuga, cuando el otro viene a despertar algo de si mismo ; la otra, centrí- peta, cuando la situación, por medio de la empatía, viene a construir el sentimiento amo- roso. Pero estas consideraciones no quitan nada del caracter único de cada historia.

Palabras claves:

Sentimientos, terreno, humanitario, traumatismo, expatriación, sexualidad, extranjero.

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