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Similiaires et pourtant si différentes : désignation et aménagement des “montagnes” autour de New York et Montréal
DEBARBIEUX, Bernard
DEBARBIEUX, Bernard. Similiaires et pourtant si différentes : désignation et aménagement des
“montagnes” autour de New York et Montréal. In: Debarbieux, B. & Fourny M.Ch. L'effet géographique. Grenoble : Maison des Sciences de l'Homme, 2004. p. 197-220
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Bernard DEBARBIEUX
Similiaires et pourtant si différentes : désignation et aménagement des
“montagnes” autour de New York et Montréal
In B. Debarbieux et M.C. Fourny, L’effet géographique, Grenoble, Maison des Sciences de l’Homme, pp. 197-‐220.
Pour citer des extraits de ce texte, il est demandé de se référer à la version publiée
Cet ouvrage s’est donné pour projet de traiter d’un champ très large de processus qui vont de l’identification et de la désignation d’objets géogra-‐
phiques à leur transformation matérielle en passant par leur qualification.
Dans le présent chapitre, on a choisi de traiter de l’ensemble de ces
processus, mais à l’aide d’une problématique privilégiée – dans quelle mesure la catégorisation des formes de relief intervient-‐elle dans les façons de
concevoir et de mettre en œuvre des opérations d’aménagement et des mesures de gestion relatives aux espaces correspondants ? – et d’une illustration singulière – les “monts” et les “montagnes” d’une partie de l’Amérique du Nord, prise entre Québec, Nouvelle Angleterre et Etat de New York. Ce faisant, le questionnement général de l’ouvrage se trouve ramené à une hypothèse unique et illustré par un exemple précis.
L’hypothèse est la suivante : bien qu’elle participe de modalités variées d’appréhension du réel, et bien qu’elle ait porté sur des éléments très
hétérogènes de ce même réel, l’identification de nombreux “monts” et
“montagnes” a conduit à concevoir leur aménagement de façon comparable.
Cette commune orientation des pratiques d’aménagement résulte de la prégnance d’une conception de la montagne, du conditionnement de l’action par les « horizons d’attente » (Ricoeur, 1985) institués par la catégorisation de ces formes géographiques.
La démarche adoptée pour traiter de la question telle qu’elle vientd’être reformulée est construite en étapes. Pour camper le tableau, on commencera par présenter les reliefs étudiés à l’aide d’une “description de descriptions”, façon de rappeler que les descriptions, jamais neutres ni transparentes, participent des processus de symbolisation auxquels cet ouvrage s’intéresse ; on étudiera aussi les significations attachées aux termes “mont” et
“montagne” dans les systèmes de désignation auxquels ils participent ; ensuite, on les mettra en rapport avec les modes d’aménagement et de gestion adoptés ; enfin on proposera une interprétation générale de la relation qui nous préoccupe ici.
1. Identifier et désigner “monts” et “montagnes” entre Hudson et Saint-‐
Laurent
Il y a un paradoxe certain à vouloir prendre pour illustration d’une réflexion sur les modalités de la désignation géographique une région avec
laquelle la plupart des lecteurs ne sont pas familiers, et vis-‐à-‐vis de laquelle ils n’ont probablement pas d’expérience personnelle, ni de représentation précise. En effet, pour pouvoir être compris, on se voit incité à procéder à une première description qui semblerait prétendre à la neutralité et qui, à ce titre, resterait à l’écart de l’analyse que l’on se propose de conduire dans le texte présent. Cette posture n’est évidemment pas tenable. A vouloir l’adopter, on serait proche de “l’im-‐posture”. L’ensemble de cet ouvrage suggère au contraire que toute désignation, par les objets qu’elle distingue et qualifie, participe d’une représentation et conditionne les pratiques de ce qui est décrit. Dans ces conditions, une description neutre censée proposer un cadre de présentation de l’étude de cas présentée ici est illusoire. Le lecteur devra se satisfaire dans ce qui suit d’éléments de descriptions commentés (cartes et citations) pour se faire sa propre idée de la topographie de la région dont il est question. Il devra se contenter d’une mise en perspective des descriptions existantes pour concevoir simultanément le référent visé et les façons d’y faire référence.
Pour rendre compte de ces dernières, nous avons procédé à la collecte d’un ensemble de descriptions et comparé leurs manières de faire, tout en mentionnant les objets topographiques auxquels les auteurs ont eu recours et les noms dont ils se sont servis pour y faire référence. Cette méthode
s’apparente à une “description de descriptions” sans aller très loin dans le champ de questions qu’ouvre cette formulation, puisque seules les
désignations nous intéressent ici. Le corpus de textes sur lequel nous avons travaillé est très important : plusieurs centaines de livres de sciences de la nature et de géographie, de guides touristiques et de récits de voyage, de plans d’aménagement, etc. Nous avons fixé notre attention sur l’usage des termes mont (ou mount) et montagnes (mountains et highlands). Les textes étudiés ont été rédigés en français ou en anglais, ce qui nous obligera à prendre en compte dans l’analyse les nuances sémantiques qui existent entre les terminologies. L’analyse de ce corpus nous a conduit à plusieurs
observations générales.
1.1. Des monts et des montagnes, innombrables et divers
Il existe un très grand nombre de lieux et d’espaces qui se voient parfois ou systématiquement désignés par l’un ou l’autre de ces termes. Mais un même terme générique peut désigner des objets très disparates.
– Le “mont” (mount) désigne usuellement une forme de relief isolée.
Mais son altitude et sa dénivellation peuvent varier de quelques dizaines de mètres (le Mont Royal/Mount Royal, relief qui pointe au centre de l’île de Montréal) à quelques milliers (Mount Marcy dans la région dite des Adirondacks, la plus élevée de notre secteur, et Mount Washington, point culminant de la Nouvelle Angleterre).
– La “montagne” désigne parfois un référent comparable au “mont” :
le Mont Royal est familièrement appelé la Montagne par les habitants de Montréal. Mais, le plus souvent, le terme est employé au pluriel et désigne tantôt un objet de taille modeste, sans sommet se détachant suffisamment pour qu’il puisse s’agir d’un “mont” – c’est le cas des Bear Mountains sur lesquels vient s’adosser au nord l’agglomération de New York –, tantôt un ensemble considérable d’ampleur continentale – les Montagnes laurentiennes/Laurentian Mountains au nord du Saint-‐
Laurent –, entre le golfe du même nom et Ottawa, ou encore les Appalachians Mountains, tantôt un ensemble d’ampleur intermédiaire comme les Adirondacks Mountains ou plus modestement encore les Taconic Mountains (Est de l’Etat de New York) ou les Green Mountains (Vermont).
– Enfin, “Highlands” est employé pour désigner aussi bien les quartiers résidentiels de la pointe nord-‐ouest de Manhattan que les chaînons appalachiens recoupés par l’Hudson entre New York et Albany (Hudson Highlands).
2.2. Nominations savantes et ordinaires
L’usage des termes étudiés ici ressort de deux types différents de désignation et de deux domaines de connaissances et d’expériences : par commodité on qualifiera le premier d’ordinaire et le second de savant.
Carte 1– Les reliefs de la Nouvelle Angleterre et de l’Etat de New York Cet extrait d’une carte, légèrement retouchée, de Watson, (1963) vise à présenter le territoire des premiers Etats des USA. Les principaux
oronymes mentionnés dans le texte ont été ajoutés pour des
localisations conformes aux usages contemporains. Le dessin des reliefs, assez grossier, cherche à s’approcher des façons de faire des
cartographes du XVIIIe siècle. Cependant, il rend compte avec assez de justesse de l’imbrication des formes topographiques.
Dans le premier cas, la désignation des objets est subordonnée à l’apparence qui est la leur dans leur environnement immédiat : le modeste Mont Royal a été baptisé par Jacques Cartier quand, remontant le Saint-‐
Laurent lors de son expédition de 1535, il perçoit cette forme remarquable au droit des rapides qui lui barrent le fleuve. Peu après la fondation de
Montréal1, les habitants commencent à parler du mont Royal comme de la Montagne. Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres cas comparables (en France : la “Montagne de Reims”, la “Montagne de Bourgogne”, etc.), le terme désigne moins un objet naturel que le terme amont d’un contraste topographique perceptible dans le lointain du paysage. Ce sont les habitants de la ville de Montréal qui parlent de montagne en tournant leur regard vers le nord ; tout comme ce furent les habitants des rives de la Seine qui, à Paris, ont nommé la “Montagne Sainte-‐Geneviève” et les habitants de Reims qui ont désigné l’escarpement situé à l’ouest de la ville sous le nom de “Montagne de Reims”. Dans chacun de ces trois cas, l’objet désigné est de très faible
altitude, ses versants présentent des dénivelées modestes ; mais sa présence dans le paysage est manifeste. Les termes “mont” et “montagne” sont alors équivalents. Leur pertinence dépend d’une lecture paysagère, relative à un point de vue particulier pour une personne généralement située en contrebas.
Le nom donné à cette forme topographique témoigne parfois de ce regard en perspective : les Bear Mountains auraient reçu ce nom en raison de la
similitude de forme entre le profil de crête tel qu’il est vu depuis un point des berges de l’Hudson et le corps d’un ours allongé. Le regard paysager et relatif à un point d’observation donné conditionne donc le recours à l’appellation générique “mont” ou “montagne” et parfois aussi le qualificatif ou le possessif qui spécifie le toponyme.
La désignation savante participe d’un rapport différent à l’objet désigné:
quand des géographes parlent de montagnes des Appalaches ou de Laurentides, ils ne réfèrent pas à une acception populaire de ce terme. Ils désignent des masses de reliefs d’échelle régionale ou continentale conçues comme le produit combiné de mouvements tectoniques concernant des masses rocheuses considérables (le Bouclier Canadien, le géosynclinal appalachien) et de processus d’érosion divers (glaciaires, fluviaux, etc.).
Mouvements et érosion les distinguent fondamentalement d’objets qui leur sont complémentaires du point de vue de leur genèse respective : les grands couloirs naturels de l’Hudson, du lac Champlain, de la rivière Mohawk et du Saint-‐Laurent, « uniques passages où, de l’Atlantique à l’intérieur, la
montagne soit supprimée » (Blanchard, 1933, p. 79). Ici la catégorisation
1 Appelée Ville-‐Marie dans un premier temps, avant de recevoir un nom (Montréal)
inspiré de celui de la forme topographique (Mont Royal) à proximité de laquelle elle a été fondée.
savante, sans jamais parvenir à la finesse d’une véritable classification taxinomique, participe d’un système de connaissances et de représentations (cartographiques notamment) qui a des règles largement étrangères au système précédent. La désignation se veut alors indépendante du point de vue, au sens propre du terme, qu’un observateur peut en avoir depuis tel ou tel endroit. Les noms réfèrent à des entités qui ne trouvent leur pleine
visibilité que dans la cartographie ; cette dernière se substitue alors au regard horizontal comme représentation structurante ; cette conception de l’objet facilite l’exercice de mise en situation respective des objets individualisés comme dans une formulation de ce type : « (the Central settled Canada) is made up of three elements, the southern part of the Canadian Shield, the interior lowland of the Saint Lawrence and Great Lakes, and the western slope of the Canadian Appalachians » (Watson, 1963, p. 331).
Carte 2 – Structure et relief de l’Amérique du Nord
Cette carte est extraite de Blanchard (1933). Elle mentionne des entités géographiques d’échelle continentale (Bouclier Canadien, Appalaches, etc.) qui, aux yeux des géographes et des géologues, englobent les entités distinguées sur la carte 1. Ensemble, ces deux cartes illustrent le principe d’emboîtement et d’inclusion qui caractérise les rapports qu’entretiennent les objets géographiques entre eux dans une conception cartésienne de l’objectivation.
Pour désigner les objets singuliers qu’elle individualise, la terminologie savante procède de deux façons :
– Tantôt, elle crée des noms nouveaux : c’est le cas du « Bouclier
Canadien » – « The Canadian Shield central structure around which Canada, and indeed the continent, has been built » (Watson, 1963, p.
244) –, des « collines montérégiennes » et des « Laurentides », véritable néologisme inventé par un érudit québécois, Xavier Garneau, au XIXe siècle à l’aide d’un suffixe emprunté au grec ancien (ide = montagne).
– Tantôt, elle a recours à des termes plus anciens dont la référence est modifiée : c’est ce procédé qui a conduit au détournement des termes
« Adirondacks » et « Catskills » initialement employés par les
populations locales, amérindiennes dans le premier cas, hollandaises dans le second.
2.3. Composer avec descripteurs et catégories
Il arrive fréquemment qu’un même lieu, une même forme
topographique soient désignés ou caractérisés à l’aide de termes différents dans un même énoncé.
Quand il s’agit de récits de voyage ou de guides touristiques, il s’agit le plus souvent de mentionner les appellations en usage, de les rapporter les unes aux autres, sans s’interroger sur les enjeux sémantiques ou terminolo-‐
giques de cette pluralité des noms. Ainsi, « Hudson Highlands » est parfois traité comme synonyme de « Fishkill mountains » comme dans cet extrait du célèbre récit de voyage de Wade : « The Highlands or Fishkill mountains, which first appear about forty miles above New York, attract notice from their grandeur and sublimity » (Wade, 1848). Un ouvrage plus récent atteste de l’évolution des appellations et de la permanence de l’équivalence entre « mountain » et « highland »: « the Catskills on the west (of the Hudson river) and the older Taconic mountains on the east, (are) collectively known as the Hudson Highlands » (Scenic Wonders, 1982, p. 60). Plus au nord, une
description du Mont Royal à Montréal peut combiner les termes « mount/mont », « mountain/montagne » et « hill/colline ».
Quand il s’agit de productions savantes, le recours à plusieurs termes pour désigner et qualifier un même objet atteste généralement du souci d’en préciser la position dans l’ensemble des catégories d’appartenance possibles.
Les écrits de Raoul Blanchard illustrent bien ce travail explicite de
terminologie et de catégorisation. Il manifeste un soin particulier à distinguer les appellations usuelles des catégories savantes. Cependant, on est
davantage frappé par ce souci de distinction que par l’explicitation des
critères en fonction desquels il construit ses catégories et statue sur les objets auxquels il s’intéresse : « Le Bouclier Canadien est un vaste plateau dont les parties les plus hautes sont au nord de Québec. (…) Ce rebord des
Laurentides, comme on les appelle, présente ici une vraie silhouette de montagnes un peu lourdes, mais avivées par le contraste avec les terres basses étendues à leur pied » (Blanchard, 1933, pp. 325-‐326). Dans cet extrait, il adopte une attitude sensiblement différente à l’égard des termes qui
désignent des formes de relief : « Bouclier Canadien », « Laurentides » et « montagnes ». Le premier, « Bouclier Canadien », est utilisé sans que la mise en adéquation du nom et de son référent ne soit mise en scène (l’effet eût été différent si l’auteur avait écrit « ce que les géologues ont convenu d’appeler bouclier canadien ») ; l’objet est naturalisé. A l’inverse, l’appellation «
Laurentides » est rapportée à un usage courant – « comme on les appelle » – fort imprécis au demeurant ; Blanchard introduit ainsi une distance entre l’auteur, ce qu’il désigne et la façon de désigner. Enfin, l’emploi du terme « vrai » suggère qu’il réserve le terme de « montagne » à une catégorie précise de formes de relief à laquelle les Laurentides réussissent, de justesse semble-‐
t-‐il, à appartenir, contrairement aux Green et White Mountains ; de ces dernières, principaux reliefs de la Nouvelle-‐Angleterre voisine, Blanchard dit qu’elles « ne prennent qu’exceptionnellement figure de montagne »
(Blanchard, 1933, p. 30). Ailleurs, le Mont Royal, la Montagne de Montréal, dont Blanchard connaît les deux appellations courantes, n’est présenté que comme une « lourde butte ». Dans l’ensemble de ces trois cas, l’usage
vernaculaire du mot montagne se voit tantôt conforté, tantôt relativisé, tantôt contesté au nom d’une autre vision, savante celle-‐là, de la montagne. Tout cela au nom d’une conception de la montagne dont il ne propose pourtant aucune définition, ni aucun critère précis de reconnaissance dans cet ouvrage, ni dans aucun de ses écrits d’ailleurs2.
Un autre usage de la nomenclature des formes de relief dans les ouvrages savants ou de vulgarisation consiste à utiliser les différents termes pour rendre compte de l’articulation des objets naturels identifiés. Dans un ouvrage vantant les « merveilles » de la nature américaine, il est écrit que le
“Mount Washington (…) is one of the White Mountains, which in part are part of the Appalachian chain that runs through eastern North America” (Scenic Wonders, 1982, p. 29). Pour un ouvrage de géographie régionale : « The Adirondacks mountains are a part of the Canadian Shield. (…) They are a series of granitic masses, worn down by long erosion into a plateau, and they cut by ice into rounded hills, deep lake-‐filled basins and u-‐shaped valleys. A few monadnocks such as Mount Marcy lift themselves as high as 5 000 feet. » (Watson, 1963, p. 587). Ces deux descriptions ont en commun de combiner des termes dont les fonctions ont été différenciées et articulées : le Mount désigne des lieux spécifiques dont la morphologie les distingue de leur environnement ; les Hills servent d’appellation générique pour désigner des formes d’ampleur modeste et trop nombreuses ou similaires pour échapper à l’anonymat ; mountains est réservé à un ensemble de collines, de Mounts et de vallées. Le tout est englobé dans des objets qui réfèrent à des entités géologiques (Canadien Shield, Appalachian chain). Et pointe, ici ou là, un objet
2 Dans une production pourtant très majoritairement consacrée à des régions
présentées par lui comme étant “de montagne” ; dans la préface d’un ouvrage consacré aux montagnes du monde publié par Jules Blache en 1933, il écrit «
d’ailleurs une définition de la montagne est à peu près impossible à fournir ». Voir le texte d’Anne Sgard dans ce même ouvrage.
singulier, le monadnock, objet fétiche de la géomorphologie3 qui doit sa singularité à sa genèse.
Cette longue entrée en matière ne vise certainement pas à susciter chez le lecteur un embarras terminologique et sémantique, même si elle prend le risque d’avoir cet effet. Elle vise d’abord à rappeler que toute description s’appuie certes sur un lexique, mais aussi sur une méthode de classement et un mode d’appréhension du réel qui restent généralement implicites dans la description elle-‐même. Autrement dit, toute description géographique s’appuie sur un ensemble d’objets et de catégories liés entre eux par une forme d’organisation de la connaissance géographique qui peut être savante, ordinaire ou mixte. Chacun des termes employés pour désigner des formes de relief singulières ou génériques participe d’un discours qui trouve sa
cohérence en dehors de son propre lexique, dans un patrimoine de connaissances, d’expériences et de savoir-‐faire implicites. Celui de
l’observateur in situ ou celui du savant, pour reprendre ces deux catégories aussi commodes qu’insuffisantes.
Si l’on devait en rester là, on pourrait au mieux voir dans cette analyse le fruit d’une réflexion aussi intéressante que limitée sur le rapport qui existe entre langage, connaissance et référents géographiques. L’objectif de ce texte est évidemment tout autre : il est de poser l’hypothèse que ces formes
d’organisation et d’expression de la connaissance géographique ont des effets sur leurs référents, notamment par l’aménagement et la gestion des lieux et des milieux correspondants. On développera cette hypothèse dans la partie qui suit, avant de revenir à l’illustration privilégiée ici pour en étudier les pratiques et les aménagements.
2. Aménagement et gestion des formes de relief entre Hudson et Saint-‐
Laurent
Les “monts” et les “montagnes” de la région étudiée ont fait l’objet de transformations et de formes de gestion très similaires malgré la très forte hétérogénéité des lieux ainsi désignés et des contextes culturels de leur désignation. On propose ici d’y voir les effets des attentes suscitées par leur rattachement à une même catégorie d’objets géographiques, aux contenus
“encyclopédiques” de cette catégorie4 et aux pratiques d’affectation fonctionnelle et d’assignation que ces derniers suscitent. Pour le montrer, nous passerons en revue les images successives en fonction desquelles ont été appréhendées les “montagnes” de cette région tout au long de l’histoire européenne de cette partie de l’Amérique.
3 « L’un de ces mots pittoresques, mal définis et peu utiles de la géomorphologie
classique, du nom indien d’un sommet du Massachusetts : relief résiduel, plus ou moins isolé, subsistant du côté des têtes de sources (sens restrictif pour certains auteurs), ou grâce à la dureté de la roche (avec le précédent si l’on prend le sens large), ou des deux origines associées. » (Brunet et al., 1992, p 306).
4 Voir chapitre introductif et Eco (1999).
2.1. La “montagne” comme catégorie opératoire de l’organisation symbolique et pratique de l’espace colonisé
Les principaux axes de colonisation européenne de cette partie du continent américain ont été les grandes voies d’eau et les vallées
correspondantes. Les Français par le Saint-‐Laurent, les Hollandais puis les Anglais par l’Hudson puis la vallée de la Mohawk ont pris pied ici par les lignes de plus basse altitude. Les populations amérindiennes furent très tôt
contenues au-‐delà des premières pentes environnantes, et parfois durablement assignées dans les espaces dits de “montagne”.
Dans le récit qu’il a légué de ses explorations laurentiennes, Jacques Cartier se montre très impressionné par la visite qu’il effectue au village indien d’Hochelaga dont il pense qu’il contrôle toute la circulation de la plaine de Montréal. Ce village, dont l’emplacement précis ne semble pas avoir été identifié, était très certainement situé sur le Mont Royal. Plus tard, après la création d’une colonie française sur les rives du fleuve, une mission jésuite s’est installée sur le versant du Mont Royal pour prendre en charge le contact entre ces deux populations. Ce dispositif semble avoir été adopté à l’échelle de l’ensemble du Canada français : les premiers colons français ont eu tendance à contenir les populations indiennes sur les versants qui encadrent la vallée du Saint-‐Laurent au point de baptiser certains d’entre eux, les
“Montagnais”. Plusieurs missions jésuites, aux fonctions et emplacements comparables à ceux de la mission de Montréal, à Oka notamment, ont servi d’interfaces entre deux mondes humains, au contact de la plaine laurentienne et des versants. Des historiens et des spécialistes de géographie historique (Conzen, 1990) pensent que des processus comparables sont intervenus dans les premiers temps de la colonisation de la vallée de l’Hudson.
Les “montagnes” de cette région, toutes diverses qu’elles fussent, ont donc été assimilées au monde sauvage, au territoire de l’Indien, en raison de la plus grande difficulté de circulation et de mise en valeur qu’y ont
rencontrée les colons européens. Mais la généralisation de la colonisation des terres intérieures à partir du XVIIIe siècle a rendu obsolète cette forme de gestion du problème indien. Les “montagnes”, à l’exception notable de la plus grande partie des Adirondacks, ont alors fait l’objet d’une véritable mise en valeur agricole, forestière et minière. Elles se sont alors trouvées pleinement incorporées dans l’espace “domestique” colonial.
2.2. La montagne comme catégorie opératoire des imaginaires naturalistes et artistiques
A partir du XVIIIe siècle, à l’image d’un processus initié quelques
décennies plus tôt en Europe, ces “montagnes” deviennent les lieux privilégiés de pratiques touristiques émergentes et d’observations naturalistes. Dans un premier temps, ces pratiques et les récits auxquels elles donnent lieu sont
calqués sur leurs équivalents européens.
Les premiers voyageurs explorent la région à la recherche de sites pittoresques, notamment en Nouvelle Angleterre et autour du Saint-‐Laurent.
Les descriptions qu’ils ont léguées amplifient et dramatisent volontiers la qualité des sites visités : une des premières ascensions touristiques du Mont Royal à avoir donné lieu à un compte rendu publié décrit le paysage d’une façon qui ferait sourire plus d’un Montréalais aujourd’hui : « on aperçoit les terribles courants et ces lits de rochers aigus sur lesquels le fleuve se précipite avec un bruit si épouvantable qu’il est entendu du sommet même de la montagne » (Isaac Weld, cité par Maurault, 1925, p. 20).
Avec les premiers séjours de Thomas Cole (à partir des années 1830) et des peintres qui avec lui vont constituer ce que l’on appellera plus tard la Hudson Valley School of Painting, les “montagnes” de l’Etat de New York vont devenir le cadre notoire et l’objet de prédilection d’une peinture de paysage qui revendique l’héritage européen, anglais et français notamment, mais qui souligne aussi l’originalité des paysages américains et des façons d’en rendre compte. Cette école a fortement contribué à la popularité
croissante de ces lieux tout au long du XIXe siècle. De nombreux secteurs de la vallée de l’Hudson, des Catskills et des Adirondacks deviennent alors des destinations touristiques courues, puis des lieux de villégiature. On y aménage des auberges et des hôtels prestigieux dont l’architecture témoigne de
l’influence des palaces des Alpes mâtinée d’un goût pour une ornementation rustique susceptible d’évoquer les édifices de bois construits par les premiers colons (Bear Mountain Inn, Catskill Mountain House, Mohawk Lake, etc.).
On retrouve un bâtiment comparable au sommet du Mont Royal, le Chalet de la Montagne. Ce même Mont Royal est un temps l’objet de traversées
hivernales en raquettes dont les comptes rendus sont calqués sur ce qui s’écrit alors pour l’excursionnisme dans les Alpes ou les Pyrénées (Debarbieux, 1999).
2.3. La montagne comme motif de paysagement
Un stade nouveau est atteint quand la montagne est conçue à partir du milieu du XIXe siècle comme motif dans les pratiques de paysagement qui connaissent alors un très important développement. La vallée de l’Hudson est le cadre d’intervention et le théâtre d’exercice des premiers architectes-‐
paysagistes notoires que compte l’histoire des Etats-‐Unis. Jackson Downing, installé à Newburg, au pied des Hudson Highlands, réalise un ensemble de jardins et de parcs privés pour des propriétés aménagées par de grands entrepreneurs new-‐yorkais qui investissent la vallée popularisée par les peintres du début du siècle. Il intègre très régulièrement dans la conception de ces œuvres le motif de la montagne jouxtant le fleuve, en arrière-‐plan des perspectives ouvertes dans ses parcs et ses jardins. L’analyse de ses
réalisations montre que les qualités géographiques objectives, l’altitude notamment, comptent peu dans la composition ; c’est bien davantage les
contrastes engendrés par la juxtaposition des éléments et les proportions de chacun qui importent : des formes de relief modestes en altitude conviennent aussi bien qu’un massif de montagne imposant pour un peu que les premières soient proches et les secondes suffisamment éloignées pour ne pas créer un sentiment d’oppression.
Ce traitement paysager de la montagne comme motif de la composition prolonge, dans le domaine de l’action, l’acception populaire de la notion à laquelle nous faisions allusion dans la première partie de ce texte.
De plusieurs points de vue, Frédérick Olmsted prolonge l’oeuvre de Downing. Le nombre de ses réalisations, plus important que celui de son prédécesseur, contribue aussi à la grande diffusion de cette conception du paysage et du paysagement. Dans l’une de ses premières réalisations, un parc situé à Newburg (NY), précisément dédié à Downing, Olsmted inaugure une technique dont il jouera beaucoup par la suite : il appuie le dessin du parc sur la présence de blocs de rocher de taille considérable qui instaurent des contrastes de forme et de matière dont il se fera un expert. Peu après, l’aménagement de Central Park qu’il se voit confier à partir de 1857 lui permet de travailler ce contraste de formes et de lieux : l’hétérogénéité topographique de la partie centrale de Manhattan, nivelée dans les secteurs urbanisés, est valorisée dans l’enceinte du parc par un traitement paysager qui amplifie délibérément les dénivellations. La partie centrale du parc, baptisée « The Rambles » (les excursions), la plus élevée et la plus rugueuse, est aménagée de façon à procurer au visiteur l’expérience d’une excursion pédestre dans la nature sauvage5. A plusieurs reprises, il a écrit combien les randonnées qu’il avait faites enfant dans les White Mountains du New Hampshire avaient guidé son style dans l’aménagement des parcs urbains (Fischer, 1986).
Mais c’est à Montréal que ce jeu mimétique qu’il instaure dans le paysagement avec l’idée de montagne atteint des sommets, si l’on peut se permettre le jeu de mots ici. La municipalité lui confie en 1874
l’aménagement d’un parc urbain sur le principal sommet du Mont Royal qui fait face à la ville ancienne. L’ouvrage qu’il rédige en 1881 pour témoigner de ses intentions et guider l’aménagement ultérieur du site formule très
explicitement l’idée que le Mont Royal devait être paysagé en fonction d’une esthétique montagnarde6. Il dédie même cet ouvrage à ceux qu’il considère
5 “The Rambles, the scenic heart of the park (…) the most complete and expansive
of all his picturesque landscapes” (Beveridge and Rocheleau, 1995, p. 56).
6 « You have chosen to take a mountain for your park, but, in truth, a mountain
barely worthy of the name. You would call it a hill if it stood a few miles further away from the broad, flat, river valley. Its scenery, that is to say, is but relatively mountainous. Yet, whatever of special adaptation it has to your purpose lies in that relative quality. It would be wasteful to try to make any thing else than a mountain of it; equally wasteful to attempt any thing which would involve a loss of such advantages as it has for this purpose. (Olmsted, 1881, p. 42). (« Vous avez choisi d’aménager votre parc sur une “montagne”; mais, en réalité, une montagne
comme les inventeurs de cette esthétique : le poète romantique Wordsworth et le peintre et critique d’art John Ruskin. Cette codification de l’esthétique montagnarde l’a guidé dans le traitement contrasté des parties hautes, basses et médianes du parc, dans la sélection des espèces d’arbres destinées à simuler un étagement de la végétation naturellement inexistant sur une si faible dénivellation, dans l’agencement des rochers et des cours d’eau. Autant d’artifices qui visent à « conférer à cette montagne une apparence plus
montagnarde encore »7.
2.4. La montagne comme catégorie opératoire de la planification et de la gestion de l’environnement
Dans les décennies suivant les créations new-‐yorkaise et montréalaise de Frederick Olmsted, c’est au tour des Adirondacks et des Catskills d’être appréhendés et façonnés conformément au modèle “montagnard”
progressivement mis en place.
Dès les années 1860, les Adirondacks sont perçues comme un massif de montagne remarquable, digne d’être incorporé comme tel dans les premières politiques publiques d’aménagement régional de l’Etat de New York. Le premier texte qui a préconisé la protection du massif des Adirondacks, publié dans une édition du New York Times de 1864, proposait qu’on y aménage un
« Central Park for the world ». On voit que l’influence d’Olmsted et de sa conception du paysage “montagnard” déborde très largement le périmètre d’un parc urbain, si grand fut-‐il. En 1910, l’Etat de New York l’érige en parc naturel d’Etat (state park) ; ce fut le premier d’une longue série et il reste le plus grand de tous aujourd’hui encore. Entre-‐temps, l’administration de l’Etat avait adopté une ambitieuse politique d’acquisition des terres dans les deux principaux massifs de son territoire, les Adirondacks et les Catskills, et une toute aussi ambitieuse politique de reboisement. Les acquisitions successives ont progressivement permis à l’Etat de devenir propriétaire de 1,2 millions d’hectares dans les Adirondacks et de 120 000 hectares dans les Catskills. Les très nombreux reboisements intervenus dans ces deux massifs, notamment après l’adoption du State Reforestation Law de 1929, ont permis à la forêt de passer de 25 % de la superficie de l’Etat en 1890 à 62 % en 20188. Ces deux opérations sont motivées par plusieurs préoccupations complémentaires9:
qui mérite à peine ce nom… Toutefois, l’adéquation du lieu et de l’objectif qui est le vôtre réside dans cette qualité de “montagne”. Tenter d’en faire autre chose qu’une montagne serait en faire un usage inapproprié ; tout aussi inapproprié serait tout autre usage qui impliquerait la perte des avantages que ce lieu a pour les objectifs qui sont les vôtres »).
7 « Making this mountain, more mountain-‐like » (Olmsted, 1881, p. 44).
8 Statistiques fournies par le SIG de cette administration, accessible depuis son
site internet.
9 Le State Reforestation Law prone la « reforestation and the establishment and
maintenance thereon of forests for watershed protection, the production of timber, and for recreation and kindred purposes ».
réaffecter des terres agricoles abandonnées par l’exode d’agriculteurs partis à la recherche de terres plus productives dans les grandes vallées de l’Etat et à l’ouest du pays ; amplifier ce processus afin de récupérer de grandes
superficies affectées à d’autres usages ; garantir des surfaces importantes pour l’exploitation forestière, la gestion des ressources en eau et le développement touristique10 ; se doter d’importantes aires de « wilderness »11.
Ces “montagnes” de l’Etat de New York ont ainsi progressivement retrouvé le couvert forestier qui était le leur avant la colonisation européenne. Dès lors, elles étaient d’autant mieux identifiées qu’elles
coïncidaient avec une fonction de production, de conservation et de loisirs qui marque les représentations de la montagne dans cette partie de l’Amérique du Nord.
Une telle association entre l’image de la montagne et l’occupation forestière a joué pour les autres “montagnes”, plus modestes, dont il a été question ici : du projet d’Olsmted à aujourd’hui, le secteur des Rambles a constamment été conçu comme « Central Park’s major woodland »12 et traité en conséquence ; depuis le milieu du XIXe siècle, les principaux aménage-‐
ments réalisés au sommet du Mont Royal ont tendu, par divers moyens, à reconstituer un couvert forestier très fortement dégradé par l’exploitation périurbaine de la première moitié du siècle ; cette transformation a été rendue possible par l’acquisition de la plupart des terrains par la municipalité ou par les associations d’intérêt public. Enfin, les Bear Mountains, menacées par un projet d’urbanisation comprenant le déménagement de la tristement célèbre prison de Sing Sing d’une commune de la grande banlieue new-‐
yorkaise (Ossining), ont été incorporées dans le réseau de Parcs de l’Etat de New York grâce aux rachats de terrains privés par de grands propriétaires de résidences privées et au don de ces propriétés, y compris les leurs, au service des Parcs de l’Etat pour qu’elles soient boisées et ouvertes au public à des fins récréatives.
Plus récemment, l’importance croissante accordée à la planification territoriale et la popularité du concept de « wilderness » ont introduit deux éléments nouveaux qui ont conduit à souligner encore davantage la
singularité des espaces conçus comme “montagnards”. A partir des années
10 Dans la foulée des grands programmes publics initiés au début des années 1930
pour créer de l’emploi, le Civilian Conservation Corps est mis sur pied pour confier à des centaines de chômeurs des opérations d’équipement touristique des forêts d’Etat des Adirondacks et des Catskills et dans le parc des Bear Mountains.
11 « The main objectives of the law and its amendment was to retire farmland from
agricultural use permanently, and reforest these regions, providing a wide range of resources from timber to public recreational areas. » Présentation historique de l’action du New York State Forest Program sur le site internet du New York State Department of Environment and Conservation.
12 Site internet du bureau des parcs urbains de la municipalité de New York.
1960, à l’apogée de la planification fonctionnaliste par zonage, les
“montagnes” de la région ont été systématiquement conçues comme des espaces récréatifs. Ouvrages de géographie régionale et documents de planification œuvrent de conserve pour encourager une affectation
fonctionnelle des “montagnes” dans des fonctions de compensation : « It is fortunate that these lands (Adirondacks, Catskills, Alleghany, etc.) are not suited to agriculture, for as they are they contribute mightly to the aesthetic attractiveness of the New York landscape. Although some might still maintain that aesthetic attractiveness is of minor importance, growing pressure in a society moving at ever accelerating paces are likely to make more
and more people aware of the relaxing values of such things as a remote mountain lake, a dark spruce forest, or a view from a wilderness mountain peak » (Thompson, 1966, p. 217). La politique conduite dans le Département de l’Environnement de l’Etat de New York conduit alors à une gestion des ressources forestières ouvertement tournée vers l’accueil du public. Enfin, la planification urbaine à l’échelle métropolitaine programme la mise en place d’une « ceinture verte » (Greenbelt) ancrée sur une couronne de reliefs qui entourent l’agglomération de New York (les Bear Mountains et le Moses’s mountain notamment), greenbelt souhaitée par certains depuis le début du XXe siècle (Adams, 1927) et concrétisée à partir des années 1960 (Office for Regional Development, 1964).
Très rapidement, les Bear Mountains deviennent alors une des destinations privilégiées des New-‐Yorkais qui s’échappent de la ville le dimanche : au milieu des années 1960, on recensait déjà 7 millions de
visiteurs par an dans les deux parcs d’Etat qui couvrent l’ensemble du chaînon (Watson, 1963). La montée en puissance de l’idée de wilderness comme mode et objectif de gestion de l’environnement aux Etats-‐Unis à partir des années 1960-‐7013 a conduit des associations et des administrations14 à préconiser une grande limitation des impacts écologiques de la fréquentation touristique, de l’exploitation forestière et des équipements de toutes sortes. La faible
emprise humaine exercée depuis les origines de la colonisation dans de nombreux secteurs des Adirondacks a désigné ce massif comme un lieu d’expérimentation en la matière. Mais, à l’opposé, des sites très fréquentés et très aménagés font l’objet de préconisations comparables : le Centre de la
13 L’idée de wilderness dans le domaine de la gestion de l’environnement repose sur
la croyance que la soustraction de terres et de forêts à toute influence humaine (fréquentation, exploitation, etc.) les reconduira à un état initial authentique. Elle est indissociable de l’émergence de nouvelles représentations de la nature constitutives d’un imaginaire national américain à partir du milieu du XIXe siècle qui rendra possible la création des premiers parcs nationaux. Voir à ce sujet (Nash, 1967).
14 Un amendement de la Constitution de l’Etat de New York (devenu l’Article
14) précise que: «the lands of the State now owned or hereafter acquired, constituting the forest preserve as now fixed by law, shall be forever kept as wild forest lands. They shall not be leased, sold or exchanged, or be taken by any corporation, public or private, nor shall the timber thereon be sold, removed or destroyed. »
Montagne, association majoritairement composée de biologistes chargés de concevoir des plans de gestion du parc du Mont Royal ont défendu cette idée tout au long des années 1990. Et un principe comparable guide aujourd’hui l’intervention de l’administration de l’Etat de New York dans les immenses forêts concernées par le Forest Preserve. D’une certaine manière, les
“montagnes”, modestes ou massives, recouvrent ainsi leur statut d’emblèmes de l’idée de sauvagerie qu’elles avaient eues aux premières heures de la colonisation.
A l’inverse, ces lieux montagnards ont été la cible de controverses remarquables; plusieurs générations d’aménagements ont été contestées avec vigueur et efficacité au nom de la qualité paysagère et écologique des espaces concernés. Deux exemples d’ampleur très contrastée suffiront à illustrer ce point : la controverse suscitée entre 1962 et 1979 par le projet d’usine hydroélectrique à Storm King Mountain dans les Hudson Highlands est considérée comme le premier grand succès de l’activisme environnemental aux Etats-‐Unis et comme le cas d’école qui a rendu obligatoire les études d’impacts dans les projets d’aménagements à partir de 1969. A une toute autre échelle, Frederick Olmsted fustige tout projet d’aménagement qui risquerait d’altérer le parc qu’il a conçu et, derrière lui, l’idée qui a présidé à sa conception : sa vigilance consiste « to prevent the mountain character of the Mountain from being destroyed »15.
3. Le caractère normatif de la catégorisation dans l’aménagement
Une fois passés en revue les lieux choisis pour illustrer notre problématique et les types d’intervention dont ils ont été le cadre et le
théâtre, il est temps de revenir à notre postulat initial et à notre hypothèse de travail pour tirer des enseignements généraux de cette illustration.
Postulat : nous avons considéré que le recours aux termes “mont” et
“montagne” participait de deux types de processus de catégorisation des formes de relief, un type “ordinaire” (Mont Royal, hauteurs du Saint-‐Laurent, Bear Mountains) et un type “savant” (Adirondacks, Catskills, Appalaches).
Dans chacun de ces deux cas de figure, la catégorisation s’appuie principalement sur des types de représentations du réel géographique, l’expérience paysagère et la pratique effective des espaces correspondants dans un cas, la représentation cartographique dans le second.
Hypothèse : nous avons suggéré que cet exercice de désignation et de catégorisation avait une valeur normative, qu’il conditionnait des “horizons d’attente” et que, dans une situation d’aménagement, il avait potentiellement une valeur prescriptive. Rappelons que l’adverbe employé – “potentielle-‐
ment” – a son importance ; il ne doit pas surprendre puisque nous refusons
15 Lettre envoyée au Directeur du Jardin Botanique de Brooklyn, le 20 février 1886,
conservée par Tom Berryman à Montréal (communication personnelle).
de penser que l’exercice de catégorisation détermine les usages et les
transformations de chacun des objets rattachés à une catégorie. Le caractère potentiel de la prescription signifie qu’un espace qualifié de “montagnard”
incite à le pratiquer et à le traiter comme il est d’usage de pratiquer et de traiter les “monts” et les “montagnes”. Rien ni personne n’oblige à ce qu’il en soit ainsi. Il s’agit plutôt d’une sorte de conditionnement de l’action. L’action elle-‐même dépend en dernier recours de décisions, précédées le cas échéant de négociations entre des personnes, des groupes et des institutions porteurs de représentations diverses de l’objet.
Le rapprochement des rapides descriptions historiques des modalités de gestion et d’aménagement des lieux présentés plus haut dans ce texte nous conduit à un certain nombre de constats transversaux.
– L’ensemble des formes de relief et des espaces désignés comme des
“monts” ou des “montagnes”, malgré le statut variable de ces termes dans les systèmes de représentations géographiques dont ils
participent, malgré l’hétérogénéité de leurs référents, ont durable-‐
ment fait l’objet de traitements singuliers, allant en général dans le sens du reboisement, de l’appropriation publique, de la conservation patrimoniale, de l’ouverture aux pratiques touristiques et du
paysagement. Au point que la plupart présentent aujourd’hui des contrastes de densité humaine16, de paysages et d’utilisation du sol beaucoup plus forts qu’au milieu du XIXe siècle, avec leur environ-‐
nement rural ou urbain. Depuis les années 1950-‐1990, les divers documents de planification urbaine et régionale et les divers schémas d’aménagement territorial conçus et adoptés ont invariablement rangé ces formes de relief dans la catégorie des zones naturelles, forestières et de loisirs17.
– L’aménagement et la gestion de ces lieux ont été régulièrement pensés en fonction de ce que l’on savait, de ce que l’on imaginait ou de ce que l’on avait expérimenté dans d’autres contextes “monta-‐
gnards” : l’aménagement de Central Park doit beaucoup à la familiarité qu’Olmsted avait établie avec les paysages des White Mountains et les analyses que Ruskin avait consacrées aux Alpes ; la préservation des
16 Un auteur américain a calculé qu’à l’issue de la période de fort exode rural et de
reboisement intensif d’espaces qualifiés de montagnards dans l’Etat de New York, on pouvait dénombrer 1 590 000 habitants en 1960 sur les 101 844 km2
correspondants, soit une densité de 15,6 hab/km2 très inférieure à la moyenne de l’Etat (116 hab/km2) et, a fortiori, des secteurs non-‐montagnards (soit 279 hab/km2) (Thompson, 1966). Bien qu’aucun calcul comparable n’ait été réalisé depuis, on a des raisons de penser que ce contraste démographique s’est encore accru depuis
cette date.
17 Les zones “de récréation et de boisement sans aptitude agricole” (pour les Catskill,
les Adirondacks et les Taconic) et zones de loisirs pour les Bear Mountains (selon Thompson, 1966, figure 130 et 138)