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PANDORA PREMIÈRE PARTIE

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Academic year: 2022

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P A N D O R A

PREMIÈRE PARTIE I

L a place était luisante de pluie sous le ciel bas. Il n'était que trois heures de l'après-midi, mais déjà les enseignes au n é o n jetaient sur le pavage miroitant leurs reflets crus, jaunes, verts et rouges. L a ville s'étendait tout autour de la gare qui dressait sa façade noircie et d é m o d é e au milieu des immeubles neufs aux lignes nettes que l'après-guerre avait fait surgir des ruines. L a façade de la gare avec ses cariatides mamelues, ses allégories encras- sées de suie, striées de fiente de pigeon, était la seule survivance d'un d i x - n e u v i è m e siècle impérial, d'une pompe et d'un clinquant que deux conflagrations mondiales avaient anéantis. Elle avait résisté aux bombardements de 1944 parce qu'elle était construite d'énormes blocs de grès que le souffle des bombes n'avait pu renverser.

L'administration de la ville avait conservé la gare. Sa masse et sa noirceur lui conféraient un caractère de monument historique.

On n'avait pas r e b o u c h é les écorchures faites par les éclats de bombes comme pour mieux stigmatiser le vandalisme des aviateurs de 1944.

Ils avaient eertes détruit le m u s é e , la cathédrale et toute la vieille ville, mais comme 11 n'en restait strictement rien, on ne pouvait exhiber comme pièce à conviction de leur crime que le massif entassement de grès sculpté de la gare. Lorsque tous les cafés et les brasseries de la ville fermaient, ceux du quartier de la gare restaient ouverts. Ils se peuplaient d'une faune nocturne inquié- tante et désespérée. Clochards, ivrognes, voyageurs en quête d'un

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gîte pour quelques heures et prostituées malchanceuses s'y retrou- vaient et remâchaient devant un pot de bière leurs échecs et leurs désillusions.

Johann Arnold cligna des yeux devant les reflets de n é o n . A la sortie du hall sombre, la lumière des enseignes blessait sa vue plus a c c o u t u m é e à la demi-obscurité des sous-bois de la Forêt Noire. L a veille au soir, il avait pour la première fois de sa vie quitté Friedheim. L e fermier Muller l'avait e m m e n é jusqu'au carrefour de la Schwartzwàlderlandstrasse et là il avait pris l'auto- car pour Fribourg qui l'avait d é p o s é devant la gare.

Il avait passé toute la nuit dans la salle d'attente des troisièmes classes de crainte de manquer le train de six heures trente, de perdre sa valise, de se faire voler son argent et la lettre de recommanda- tion pour la S . P . A . G . Vers deux heures du matin, il avait s o m b r é dans un demi-sommeil mais il en avait été tiré par la poigne d'un policier qui lui demandait ses papiers.

A Friedheim il n'y avait pas de policier, pas m ê m e un garde- champêtre. Personne n'y avait jamais porté d'uniforme. Peut-être pendant la guerre, et encore... Tous les hommes étaient vieux.

Quant aux femmes, sous leurs v ê t e m e n t s noirs elles semblaient sans sexe et sans âge. Il y avait quinze familles groupées dans une dizaine de maisons. L e dimanche "une trentaine de personnes se réunissaient au temple. Friedheim était situé au.fond d'une vallée en cul-de-sac si retirée, si sombre et si difficile d'accès que personne n'y mettait les pieds. On n'y voyait ni touristes ni commis voyageurs et, m ê m e au moment de la débâcle en 4 4 , c'est à peine si on y avait entendu le canon. Dans un pays foncièrement catholique comme le pays de Bade, Friedheim formait une minuscule enclave luthé- rienne. Les Arnold en étaient les pasteurs de père en fils. Ils y maintenaient une tradition d'austérité si rigoureuse que dès leur majorité les jeunes gens quittaient le village. A l'instant de leur départ le pasteur leur jetait l'anathème et les chassait de leur commu- nauté. U n jour viendrait peut-être o ù le village c o m p l è t e m e n t désert serait dévoré par la forêt qui l'étouffait un peu plus chaque année.

L e policier avait examiné le passeport d'Arnold sans poser de question puis il était parti d'un pas ferme en martelant le sol de ses talons ferrés. Arnold s'était rassis sur son banc. L e froid lui avait paru plus vif, mais pour rien au monde il ne serait entré à la buvette pour v boire un café. Il n'avait jamais pénétré dans un

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restaurant ou dans un bar. Il n'y avait à Friedheim ni commerçant ni aubergiste, le pasteur Arnold ne l'aurait pas toléré.

U n mois plus t ô t le pasteur était mort et sa femme avec lui.

Tous deux avaient fait une chute dans l'eau glacée du torrent qui traversait Friedheim et une congestion pulmonaire les avait empor- tés en quatre jours. O n n'avait pas appelé de m é d e c i n . L e m é d e c i n , le pharmacien, étaient bannis à Friedheim o ù la Main du Seigneur tenait lieu de tout. L a prière était le seul m é d i c a m e n t permis par le pasteur. Avant de mourir il avait appelé Johann à son chevet et pendant une heure, d'une voix essoufflée, avec des silences, des hésitations il l'avait exhorté à la vertu et à la continence.

C'est ainsi que Johann avait appris qu'il ne pourrait jamais succéder à son père. Il n'était ni assez sage ni assez pur pour prendre en charge la c o m m u n a u t é de Friedheim. Tandis que le pasteur consacrait ses derniers instants à persuader son fils de son indignité, sa femme se mourait en silence dans le lit voisin.

C'était le fermier Muller qui avait prévenu l'oncle de Johann de la mort du pasteur. L e monde extérieur, le monde du p é c h é avait alors pénétré à Friedheim sous les traits de Maxime Arnold au volant d'une Volkswagen. Johann avait découvert qu'on pouvait s'appeler Arnold et n'être pas un pasteur vêtu de noir. Il parla longuement avec son oncle et bien que ce dernier fût l'antithèse m ê m e de tout ce qu'il avait appris, Johann prit de l'intérêt à ce que l'homme à la Volkswagen lui racontait.

L'oncle s'était imaginé bien à tort que le pasteur avait laissé un héritage et c'était la raison de son' apparition à Friedheim.

Il lui fallut bien se rendre à l'évidence, le pasteur Arnold n'avait jamais rien p o s s é d é d'autre que quelques meubles branlants et une montre d'acier sans valeur. Quant à son fils, il se le représen- tait comme un malheureux demeuré. C'est d'ailleurs l'aspect qu'il avait. Sa taille excédait le mètre quatre-vingt-dix, mais il avait les épaules tombantes et des bras d'une longueur simiesque. Sa tête en forme de losange, trop petite pour son corps avec ses oreilles légèrement décollées n'était pourtant pas repoussante. Il avait des yeux marrons, très enfoncés dans l'orbite, dont le regard incertain, presque craintif ne manquait pas de charme. Il ne se serait guère différencié de la plupart des jeunes gens de son âge s'il avait été correctement vêtu. Mais il était affublé d'un costume noir trop petit pour lui. Les manches de sa veste auxquelles il manquait cinq bons centimètres découvraient des poignets rouges, prolongés

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par deux mains puissantes, m u s c l é e s et entraînées au travail de bûcheron. L'oncle ne put s'empêcher de comparer ces mains aux siennes dont les doigts b o u d i n é s évoquaient cinq petites saucisses roses et agiles sorties tout droit d'un conte de Grimm. Si fruste et si vulgaire qu'il fût, il comprit néanmoins que les mains de Johann, nonobstant leur taille, possédaient une aristocratie, presque une beauté dont les siennes étaient dépourvues. Il eut la curiosité de savoir ce que ce neveu si disgracié pouvait bien faire de ses doigts.

C'est alors que le sort de Johann se décida. Il montra à son oncle son chef-d'œuvre, une montre minuscule, de quelque cinq rmllimètres de diamètre qu'il avait lentement mise au point en trois années de travail patient.

— T u possèdes une fortune dans tes doigts dit l'oncle à Johann... Je me charge de ton avenir. Quand on est capable de réaliser des objets pareils, on ne reste pas à végéter dans un pays bouseux comme Friedheim. Je vais parler de toi en haut lieu et te présenter à des personnages importants...

L'oncle exerçait la profession de commis voyageur en articles de bureau. Il avait la faconde et l'assurance des hommes habitués à convaincre et il n'eut pas de peine à décider Johann.

— Je connais l'ingénieur en chef de la S. P. A . G . , le docteur ingénieur Friedrich Martin. C'est la plus grande fabrique de machines électroniques d'Europe, le principal concurrent de l'I. B. M . Je vais lui parler de toi et nous te ferons une situation.

Johann était encore resté un mois à Friedheim. L e fermier Muller lui avait offert le vivre et le couvert. Jusqu'au jour o ù la lettre de l'oncle était arrivée. Elle contenait une longue série de recommandations sur l'attitude que Johann devrait adopter en présence de Monsieur l'Ingénieur Martin et un mot de recom- mandation pour ce « très important personnage » avec lequel l'oncle avait convenu d'un rendez-vous le 16 novembre à 16 h 30 au bureau de la S. P. A . G . , building de la S. P. A . G . , 23 Kaiser- strasse à B... dans la Ruhr.

Devant la façade de la gare de B... Johann Arnold hésitait.

Derrière lui, les cariatides monstrueuses semblaient prêtes à

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P A N D O R E 341 l'écraser s'il faisait un pas en arrière. Devant lui, la chaussée luisante était encombrée de voitures et de tramways. D e l'autre côté de la place, il apercevait par-dessus les toits des immeubles proches, la tour de 40 étages de la S. P. A . G . Il ne pouvait pas se tromper, l'oncle Maxime lui avait décrit le paysage dans sa lettre.

Il n'avait donc qu'à marcher droit devant lui. Il serra plus fort la poignée de sa valise et s'engagea sur la chaussée, traversant en biais la place sans penser un instant qu'il aurait d û utiliser les passages réservés aux piétons. Insoucieux des coups de sifflet d'un policier qui tentait de le rappeler à la prudence, sourd aux cris et aux insultes des chauffeurs de taxi, des conducteurs de tramway et d'autobus, il allait d'un pas allongé de montagnard vers la tour de la S. P. A . G . Par miracle, il atteignit sans se faire renverser l'autre côté de la place. L e sergent de ville préposé à la circulation renonça à courir après lui pour lui dresser contravention.

Le rendez-vous était fixé à 16 h 30 et il avait une heure d'avance quand il parvint devant le gratte-ciel de la S. P. A . G . Il ne lui vint pas à l'idée que l'ingénieur Martin pourrait le faire attendre jusqu'à l'instant fixé pour la rencontre.

L a pluie ruisselait des bords de son chapeau de feutre noir.

Elle trempait les épaules de son pardessus étriqué, elle mouillait ses genoux, glaçait la main crispée sur la poignée de la valise. Il n'en avait cure. Les yeux fixés sur les quatre lettres de n é o n vert qui s'allumaient à intervalles réguliers sur le flanc du gratte-ciel, il marchait sans dévier d'un degré vers le building de la S. P. A . G . Il ne s'écartait pas de la ligne droite et se laissait bousculer sans réagir par le courant humain qu'il remontait à son allure de b œ u f au labour.

Quand il se trouva devant le perron de marbre qui bordait le gratte-ciel, il en gravit les marches sans hésitation et vit sans é t o n n e m e n t la porte de glace s'ouvrir devant lui.

A u premier pas qu'il fit à l'intérieur, il failht tomber. L e sol était ciré et brillait comme une patinoire. Les portes de glace s'étaient refermées derrière lui et le bruit de la rue s'était éteint en un d i x i è m e de seconde pour faire place à une musique dou- ceâtre que diffusaient d'invisibles hauts-parleurs. C'était une scie à la mode dont il ignorait aussi bien l'air que les paroles. A Fried- heim on n'entendait que des cantiques. M a l a x é e par un orchestre de musique douce, la m é l o d i e s'étirait dans le calme glacé du hall avec une consistance de guimauve sonore. A u bout de quelques

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instants on n'entendait plus qu'elle et puis soudain, on cessait de l'entendre. Elle devenait partie de l'air que l'on respirait comme un gaz subtil inodore, incolore et pourtant empli d'un poison sournois. Elle n'avait apparemment aucun rapport avec le local o ù elle s'épandait et encore moins avec les vitrines qui en garnissaient les murs. O n y voyait des pièces m é c a n i q u e s corsetées de fils multicolores, des objets dont la forme n'évoquait rien de précis, et surtout rien d'humain aux yeux des profanes.

Johann Arnold jeta autour de lui un regard vide.

Les gouttes d'eau qui tombaient de son chapeau et de son pardessus gorgés de pluie formaient autour de ses brodequins cloutés une petite mare qui s'étendait lentement vers le sac de voyage p o s é à ses pieds. Il s'absorba dans la contemplation de la flaque en se jurant que si elle atteignait le sac avant qu'un signe de vie se fût manifesté dans le hall, il retournerait à la gare et pren- drait le premier train pour regagner Friedheim. Il ne restait plus qu'un centimètre entre la masse, liquide et le cuir de la valise lorsqu'il se sentit toucher à l'épaule. U n portier en uniforme gris s'enquérait avec une courtoisie teintée de condescendance du motif de sa présence.

Arnold réussit à tirer d'une de ses poches la lettre de recomman- dation adressée à l'ingénieur Martin. A l'instant o ù il la tendait au portier, une brusque averse tomba de son chapeau et trempa l'enveloppe que l'employé prit entre le pouce et l'index comme s'il se fût agi d'un objet dégoûtant. Il s'éloigna sans un mot vers le mur latéral o ù il disparut, avalé en quelque sorte par une porte automatique parfaitement dissimulée dans la paroi. Arnold resta planté au milieu du hall. L a flaque d'eau avait rejoint le sac et continuait de s'étendre. Il n'y attachait plus aucune valeur p r é m o - nitoire.

Une dizaine de minutes s'écoula sans qu'il fît un seul mouve- ment.

Enfin le portier réapparut presque aussi magiquement qu'il s'était éclipsée p r é c é d e m m e n t .

— Allez à la porte marquée B , ici, au fond, ouvrez-la, appuyez sur le bouton n u m é r o 37, attendez que la cabine s'arrête, poussez la porte et vous serez dans un couloir avec des portes, l'une d'elles porte le n u m é r o 372, frappez et on vous ouvrira...

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PANDORA 343 Gerta Wimpfen, la secrétaire de l'ingénieur Martin réprima un bâillement lorsque le portier lui annonça « qu'une espèce de p é q u e n o t insistait pour voir l'ingénieur en chef et qu'il avait une lettre pour lui ». Puis elle se rappela Maxime Arnold, le représentant en papeterie, un bon vivant... C'est lui qui avait parlé de son neveu à Martin et d'après le bloc-notes le rendez-vous était bien fixé à 16 h 30. Il était à peine quatre heures moins le quart. L e neveu attendrait.

Lorsqu'Arnold frappa à la porte, elle pensait voir entrer un bon gros paysan rougeaud et e m p o t é ou bien un coq de village comme on en voit dans les c o m é d i e s paysannes. L'apparition de Johann Arnold la surprit et la déçut également. Elle s'était demandé souvent comment un homme aussi distingué que l'ingénieur Martin pouvait être lié d'amitié avec une personne aussi vulgaire qu'Arnold.

Cela datait de la guerre. Ils s'étaient trouvés ensemble dans quelques endroits malsains. Pour Gerta Wimpfen qui avait vingt-quatre ans, la guerre était un mauvais souvenir d'enfance mais n'évoquait rien d'héroïque. Quant à l'après-guerre, c'était encore une période peu glorieuse. L e père de Gerta était rentré de captivité en 1951 alors qu'elle était âgée de douze ans et il y avait eu un drame à la maison.

Finalement Gerta avait été confiée à sa tante de Hanovre et elle avait terminé ses études dans cette ville sans plus avoir de nouvelles de ses parents. Elle comprenait mal que des souvenirs communs pussent lier des hommes pour la vie. Pour elle tout ce qui avait existé avant l'année en cours n'avait pas plus de valeur que ce que l'on trouve dans les manuels d'histoire à propos de Charlemagne ou de Frédéric Barberousse. Elle se préoccupait beaucoup plus des prochaines vajcances que de la conjoncture politique et refusait tout lien entre un présent de prospérité et un passé de violence et de honte dont elle ne se sentait aucunement responsable.

L'apparition de Johann Arnold dans son bureau ne lui inspira pas de réflexions philosophiques. Elle ne vit de lui que son aspect comique, son costume de clown triste, son regard affolé et ses énormes chaussures cloutées qui rayaient le revêtement plastique du sol.

Cependant, l'air e m p o t é d'Arnold exerçait sur Gerta une s é d u c - tion quasi irrésistible. Elle avait de son charme une conscience éprouvée par les années de disette et de marché noir qui avaient suivi la capitulation. Faire valoir le galbe d'une jambe ou la rondeur d'une poitrine devant des gens avertis sinon blasés était un jeu

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anodin, mais embraser de passion, plonger dans un bain de sensua- lité un naïf, un coquebin, semblait autrement intéressant. Tout en posant à Arnold les questions les plus banales sur ses origines et ses capacités, elle se laissa aller à lui faire une démonstration complète de ses talents de coquetterie. Rien n'y manqua, ni le buste p e n c h é en avant pour forcer le regard de l'interlocuteur à plonger dans un corsage savamment échancré, ni le rire de gorge, d o s é à propos pour évoquer une intimité, voire une complicité prometteuse.

Elle réussit au-delà de son espoir. Arnold rougissait et pâlissait tour à tour. Ses lèvres remuaient dans un monologue muet dont elle ne pouvait saisir la signification. Elle eût été à la fois surprise et horrifiée de découvrir qu'il priait à voix basse tandis qu'elle jouait devant lui sa c o m é d i e de vamp provinciale.

Soudain, lassée d'une plaisanterie dont les échos lui paraissaient par trop inattendus et dissonnants, elle dit à Arnold qu'elle allait le mener à la salle d'attente o ù l'ingénieur le rejoindrait d è s qu'il pourrait le recevoir. Elle fit signe au jeune homme de la suivre et, roulant des hanches, le précéda dans le couloir. Tout en vacillant sur ses hauts talons, elle fredonnait les paroles de la m é l o d i e siru- peuse que diffusaient les hauts-parleurs dissimulés dans les cor- niches. « Ich habe dich so gern... T u me plais tant... que pour toi je ferais des folies... » Arnold eut de nouveau conscience de l'ambiance musicale à laquelle il échappait depuis un bon moment.

L e lamento du saxophone s'imposa à lui, le pénétra, l'amollit. Il cessa de remuer les lèvres et son regard se fixa sans plus de résis- tance sur les hanches de Gerta qui roulaient devant lui au rythme de ses pas.

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L a salle d'attente était une petite pièce meublée de quatre fau- teuils et d'un guéridon. Les meubles étaient fonctionnels et confor- tables sans excès.

Située tout en haut du gratte-ciel, la salle d'attente de l'ingé- nieur Martin s'ouvrait sur la zone de B... la plus puissamment industrialisée. Au-delà d'un terrain vague que l'on apercevait par-dessus les toits plats des immeubles neufs, s'étendait un uni- vers d'acier que bornaient sur l'horizon les tours couronnées de f u m é e des hauts fourneaux de B... Juchée au sommet du gratte- ciel, la salle d'attente permettait une vue plongeante sur les ins- tallations de l'usine chimique, de la raffinerie de pétrole, des aciéries

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et du train de laminoire. Comme Johann s'approchait de la fenêtre, le ciel s'éclaira brusquement d'une aube rouge. C'était la coulée des hauts-fourneaux qui projetait son reflet sur la masse de nuages et de fumées qui recouvrait la ville. Les gigantesques enchevêtre- ments de tubulures, de réservoirs, d'alambics, de voies ferrées et de tours métalliques qui s'étalaient au pied du gratte-ciel se tein- tèrent d'un rose malsain. Ils semblèrent tout à coup la tripaille étalée d'une anatomie apocalyptique.

Puis la lueur décrut et après le brusque éblouissement la fan- tasmagorie des couleurs s'éteignit. Il ne resta plus sous les yeux de Johann qu'un large territoire hérissé de ferrailles hostiles d'où toute vie humaine semblait bannie. Il en montait une rumeur sourde, ininterrompue, ponctuée de chocs, de souffles, de siffle- ments qui faisaient vibrer les vitres de la fenêtre et ressortir la

fragilité de la barrière entre Johann et le monstre industriel vautré à ses pieds. Il recula, buta dans un des fauteuils et s'y laissa tomber.

II

Si Johann Arnold avait é t é moins bouleversé par le plongeon qu'il venait d'accomplir dans le monde moderne, il aurait eu la curiosité de feuilleter les revues techniques placées sur le guéri- don de la salle d'attente. Il aurait ainsi appris la signification du sigle S. P. A . G . « Statistisch-Psychologische-maschinen Aktien Gesellschaft. » « Société des machines statistico-psychologiques ».

Lorsque l'oncle Maxime lui avait parlé de la 'société, il ne s'était pas étendu sur son objet. Les initiales S. P. A . G . sur ses fiches de clientèle n'avaient d'autre signification pour lui que le chiffre de commissions dont ses comptes étaient crédités chaque année. Il s'intéressait à l'ingénieur Martin parce qu'ils s'étaient trouvés ensemble dans la m ê m e unité d'infanterie à Orel et au siège de Leningrad. Cette camaraderie avait valu à Maxime Arnold la fidèle clientèle de la S. P. A . G . Il n'en désirait pas plus. C'est tout- à-fait par hasard que l'ingénieur lui avait d e m a n d é un jour s'il ne connaîtrait pas, lui qui était originaire de la Forêt Noire, un horlo- ger de précision capable d'exécuter des pièces particulièrement fines. Lorsqu'Arnold entra dans le bureau de l'ingénieur Martin, il s'était résigné à faire ce que la destinée lui offrait. — « Je suis dans la main du Seigneur » s'était-il répété depuis la veille et il s'abandonnait passivement aux événements.

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L'ingénieur diplômé, docteur et professeur Heinrich Martin était un homme de taille moyenne, au visage ovale éclairé par deux yeux clairs au regard précis. Ses cheveux étaient lissés en arrière et brillaient comme le poil d'un animal bien nourri. Quelques marques bleutées sur son front témoignaient de sa bravoure au feu, c'étaient les tatouages habituels des petits éclats de grenade reçus au combat. Il s'exprimait avec distinction, voire avec une certaine préciosité, s'habillait de teintes neutres, aimait les cravates claires et levait le petit doigt en l'air pour porter son verre à ses lèvres. Il avait appris pendant sept années passées sous l'uniforme à manier les hommes et à tirer d'eux le maximum de leur efficacité.

L'aspect un peu particulier de Johann Arnold ne le d é m o n t a pas.

— L e garçon a une main étonnante, lui avait dit Maxime.

Pour le reste, c'est un rustre... M o n frère, vous le savez, était un peu timbré, le fils doit l'être aussi, mais pour ce que vous voulez en faire, il peut vous servir...

Martin attaqua le dialogue par des condoléances. Il s'apitoya en termes d'une é m o t i o n mesurée sur « la perte cruelle des chers parents de Johann ». Sa voix barytonnante donnait aux lieux communs qu'il alignait une profondeur qui toucha Johann. Il c o m m e n ç a de se décontracter. Enfin Martin en vint à l'essentiel.

— Votre oncle m'a dit que vous êtes capable de construire une montre de cinq millimètres de diamètre... Je vous avouerai que je ne l'ai pas cru... cela me semble impossible...

Johann s'agita sur sa chaise. L a montre miniature était son orgueil, son chef-d'œuvre, le fruit de trois années de travail acharné.

Que l'on doutât de son existence le choquait, provoquait chez lui une réaction proche de la colère. Il fouilla dans ses poches trempées o ù les miettes du pain qu'il avait emporté de Friedheim et m a n g é par petits morceaux, formaient une bouillie collante. Enfin, il sortit une petite boîte de carton qu'il ouvrit. L a montre s'y trouvait, reposant sur une couche de coton. Elle était à peine plus grosse qu'une coccinelle de bonne taille. Arnold la fit glisser sur sa paume et la tendit à l'ingénieur.

Martin le pria de l'ouvrir pour en voir le mouvement.

— Peut-être avez-vous un canif dit-il après avoir jeté un coup d'œil sur son bureau o ù il n'avait découvert qu'un épais coupe- papier.

L a forte main d'Arnold plongea derechef dans les profondeurs de son pardessus et en ressortit armée d'un couteau à ouverture

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PANDORA 347 automatique. U n claquement sec en fit jaillir la lame et Martin ne put retenir un léger haut-le-corps. L a pointe d'acier tranchante, menaçante, qui prolongeait le poing fermé d'Arnold évoquait le sang, l'appelait. L'horloger tenait le couteau comme vingt ans auparavant on avait appris à Martin à tenir la dague de tranchée des unités de choc. Les quatre doigts serraient le manche pour assurer la prise et le pouce, allongé, calait sa première phalange sur la courte garde nickelée, prêt à diriger le coup de bas en haut...

en-dessous des côtes, ajouta mentalement Martin. Il ne s'agissait plus d'un simple couteau, les noms argotiques de « lame » de « surin »

« d'eustache » vinrent tout naturellement à l'esprit de l'ingénieur.

Mais déjà Arnold avait saisi entre le pouce et l'index de la main gauche la montre minuscule. L e couteau se fit scalpel, délicat instrument de chirurgie dans sa main droite, é t o n n a m m e n t souple et déliée malgré la musculature et les nodosités de ses doigts épais.

Martin vit l'extrême pointe affûtée comme un rasoir se glisser dans le boîtier de la montre, l'écarter du corps de l'ébauche. L e mouvement apparut. Son tic-tac minuscule parfaitement percep- tible domina la bouillie musicale des hauts-parleurs. Il y eut un moment de silence.

— Remarquable..., dit enfin Martin après un soupir, vraiment remarquable... Savez-vous lire un plan ?

— Je n'ai jamais appris, mais si on m'explique, je pourrai peut-être m'en tirer, répondit Arnold.

L'ingénieur sortit une chemise de son tiroir et étala sur le bureau des feuilles de papier calque couvertes de dessins.

— Voici le plan d'un appareil qu'il s'agit de construire à une échelle extrêmement réduite... Cet appareil est un dispositif de contrôle que nous devons adjoindre à notre machine « Pandora ».

Ce dispositif de contrôle est dessiné sur les plans à une échelle vingt fois plus grande que sa taille. Il ne doit pas excéder les dimen- sions d'une boîte d'allumettes. Croyez-vous que vous parviendriez à le construire ? Les ingénieurs du bureau de dessin vous aideront à comprendre tous les détails du plan et vous disposerez de tous les instruments nécessaires pour exécuter et monter toutes les pièces.

Arnold se mordit les lèvres. Il avait cru qu'il s'agirait d'un ouvrage d'horlogerie courante tels qu'en exécutaient les paysans et les bûcherons de Friedheim. L'idée de la responsabilité qu'il allait endosser l'effrayait. Quels reproches, quelles récriminations entendrait-il s'il échouait, si l'appareil ne fonctionnait pas ?

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Martin sentit que l'inquiétude paralysait son visiteur. Depuis qu'il avait vu la montre, il était persuadé que le hasard lui avait fourni l'homme qu'il cherchait depuis des mois. L a Pandora était son œuvre. Il en avait c o n ç u le principe et en avait lancé la première ébauche. Persuadé de sa valeur, il avait réussi à convaincre le conseil d'administration de la S. P. A . G . d'investir dans la cons- truction de la machine des sommes considérables. Mais à l ' e x p é - rience, Pandora s'était révélée capricieuse. Il lui manquait un contrôle. A la dernière réunion du conseil, « ces messieurs » avaient exprimé des doutes et des inquiétudes sur la commercialisation de l'appareil. Ils n'avaient pas formulé de reproches à l'adresse de l'inventeur, mais ils avaient coupé tous nouveaux crédits. O n lui avait « conseillé » de mettre Pandora au point dans un délai de quatre mois, cinq au maximum. Une recommandation qui, pour diplomatique qu'elle fût, n'en était pas moins comminatoire. L e dispositif de contrôle n'avait pas p o s é de problème technique à Martin. Sa conception avait à peine pris quelques jours. Mais quand il s'était agi de le monter sur la machine, Martin avait constaté qu'il fallait modifier des pièces essentielles pour l'intro- duire dans le m é c a n i s m e . L'opération équivalait à la construction d'un nouvel engin... O u alors « miniaturiser » le dispositif ? Depuis un mois qu'il avait soumis son plan à une douzaine de firmes spécialisées, elles s'étaient toutes récusées. Martin les soupçonnait presque de l'avoir fait sciemment et dans l'intention de nuire à la S. P. A . G . et à l u i - m ê m e .

Ce Johann Arnold, r e c o m m a n d é par un m é d i o c r e comme Maxime Arnold avait l'air d'un parfait imbécile. Jamais Martin n'aurait pensé confier un travail aussi lourd de c o n s é q u e n c e s à un individu de cet acabit si la montre minuscule ne l'avait pas convaincu de l'adresse de Johann.

C'était une pitié de dépendre d'un personnage aussi peu reluisant, mais après tout quand on barbote dans l'eau peu importe la couleur de la b o u é e de sauvetage.

— Que diriez-vous de 750 marks pour commencer ? lança- t-il à tout hasard et il épia sur le visage d'Arnold la réaction à l'énoncé du chiffre. Il n'y en eut aucune pour la raison que son interlocuteur ignorait la valeur de l'argent, le coût de la vie et l'agrément que procure un bon salaire. Johann resta muet et Martin se m é p r i t sur la nature de son silence.

— Allons, disons 850 marks par mois et n'en parlons plus.

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C'était à peu près la limite de ce qu'il pouvait soumettre à la direction financière sans s'attirer de reproches ou de questions tendancieuses sur l'engagement d'un spécialiste.

Arnold ne bougeait toujours pas.

— A h ! vous êtes coriace, ajouta Martin sur un ton conciliant.

E h bien, nous allons nous montrer généreux, j'arrondis à 900 marks par mois et j'espère que nous sommes d'accord ?

Cette fois Arnold battit des paupières et Martin prit cela pour un acquiescement. Il se leva, fit le tour du bureau et posa sa main sur l'épaule t r e m p é e du jeune homme.

— Nous allons faire du bon travail ensemble. Vous entrez dans une firme de premier ordre et vous serez étonné des progrès sociaux que nous avons fait faire à la classe ouvrière. Je vais vous remettre entre les mains de Mlle Wimpfen, elle s'occupera de vous faire un contrat de travail et de vous trouver un logement, une bonne pension de famille tranquille o ù vous serez comme un coq en pâte... Vous verrez que tout ira bien ! »

Arnold hocha la tête. Il n'avait pas très bien compris ce qu'il lui arrivait. « A u fond, pensa Martin, il est peut-être beaucoup plus malin qu'il n'en a l'air... enfin j'espère qu'il réussira. »

L'ingénieur sonna Gerta Wimpfen. Il lui donna rapidement les instructions nécessaires pour rédiger le contrat de travail. Puis il serra vigoureusement la main de Johann et le poussa dehors sans façons.

L a gaucherie de Johann Arnold avait sensiblement diminué aux yeux de Gerta Wimpfen depuis qu'elle avait appris qu'il allait gagner 900 marks par mois. Elle avait une fois pour toutes fixé que le revenu de l'individu était fonction de sa valeur intrin- sèque. Ainsi, de solliciteur miteux, Arnold était-il m o n t é à l'éche- lon d'employé et m ê m e de collaborateur bien payé. Visiblement ce Johann Arnold était un original, mais un original qui gagne 900 marks prend un parfum de bourgeoisie. Il avait vingt-quatre ans comme elle. Arnold présentait donc des avantages sur quantité de jeunes ingénieurs issus d'un milieu social élevé pour lesquels Gerta Wimpfen était une fille que l'on avait un peu trop vue dans le sillage des chefs de service de la S. P. A . G . , qu'ils fussent célibataires ou mariés.

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Avee un fils de pasteur, un puritain, il s'agissait d'appliquer le cas échéant la recette de M e p h i s t o p h é l è s et de n'ouvrir sa porte

« que la bague au doigt ».

E n attendant, elle allait emmener Arnold à la pension Scholze o ù elle habitait. Ainsi, il échapperait à la convoitise des autres e m p l o y é e s du service de l'ingénieur Martin. Dans un pays qui avait perdu cinq millions d'hommes au cours de la guerre, il y avait peu de maris pour une fille comme Gerta. Certes, il y avait beau- coup de jeunes, mais ils terminaient à peine leurs études et l'on ne pouvait espérer en faire usage avant quelques années. Ce délai vouait Gerta Wimpfen au célibat. Vers trente ans on ne se marie plus guère qu'avec des gens qui n'ont plus d'avenir (encore heureux s'ils ont un acquis), tout au moins lorsqu'on apporte au conjoint un corps et un esprit un peu fripés, comme ces robes du soir de location dont les taches reSsortent malgré l'action des tein- turiers.

Il était presque cinq heures lorsque Gerta eut terminé de rem- plir les formulaires d'engagement de Johann Arnold.

— Demain, lui dit-elle, je vous emmènerai à la visite médicale et au service des tests o ù l'on établira votre fiche définitive, pour l'instant il est presque l'heure de partir et si vous voulez bien, nous irons à la pension Scholze, c'est là que j'habite, c'est une maison très respectable, tenue par la veuve d'un propriétaire de Pomeranie.

Une personne parfaitement digne et du plus grand mérite. Je suis presque sûre que cela vous conviendra.

Traînant son sac de voyage, Arnold suivit Gerta dans les couloirs. Il se trouva étroitement pressé contre elle dans l'ascenseur qui les amena au sous-sol, mais dans la foule c o m p r i m é e qui emplissait la cabine sa rougeur subite passa inaperçue.

Ils parvinrent ainsi au sous-sol qui contenait le garage des e m p l o y é s de la S. P. A . G . L'espace réservé aux voitures était assez réduit. Celle de Gerta était une Singer sport que lui avait laissée deux ans plus t ô t un capitaine américain avant de regagner les U . S. A . o ù l'attendaient une femme et quatre enfants. L a petite voiture basse était serrée entre deux limousines au point que l'on ne pouvait en ouvrir les portières.

— Attendez un instant, je vais la sortir et vous monterez après, dit Gerta à Arnold tandis qu'elle se glissait à grand peine entre les carosseries.

Johann resta debout au milieu de la piste d'accès. Machinale-

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ment il la regardait se tordre et se démener pour arriver jusqu'au niveau des sièges.

Son visage était d'une pâleur mortelle et sa pomme d'Adam montait et descendait dans un mouvement de déglutition spasmo- dique quasi incoercible. Gerta ne s'en aperçut pas. Il lui fallait manœuvrer avec trop de précision dans l'étroit espace de la rampe de sortie pour qu'elle p û t s'occuper de son passager. Pendant tout le trajet, il ne desserra pas les dents. Elle mit son mutisme sur le compte de la timidité et n'en conçut aucune alarme.

Madame Scholze avait eu des malheurs. Quant à la nature des calamités qui s'étaient abattues sur sa corpulente personne, elle restait assez évasive. Il lui était pénible en effet de révéler en public que feu M . Scholze avait terminé au bout d'une corde une exis- tence entièrement vouée à l'application pratique des doctrines hitlériennes dans un camp de « redressement » quelque part en Pologne. Les choses s'étaient passées au-delà du rideau de fer, et Mme Scholze avait eu la chance de se trouver au moment critique du bon côté de la barricade. Pour plus de sûreté M m e Scholze s'était reconstitué un passé bucolique de propriétaire foncier dépossédée par les Russes d'un important domaine en Poméranie Orientale.

L'expérienee acquise dans l'industrie hôtelière pendant les belles années ou elle avait géré le casino des officiers du camp dont son é p o u x était le chef, jointe au reliquat de la caisse du camp qu'elle avait « sauvée » à son profit au moment de la débâcle, lui avaient permis d'acquérir l'immeuble o ù elle exerçait son commerce.

L a pension Scholze jouissait d'une excellente réputation à B..

Non que le confort et la cuisine y fussent supérieurs à ceux d'autres pensions analogues, mais elle était réputée « ungestört », exempte de dérangement. C'est-à-dire qu'on y tolérait les visites dans les chambres des pensionnaires à condition qu'elles fussent discrètes.

L a pension Scholze se dressait dans un quartier qui avait été partiellement épargné par les bombardements. Elle se composait d'un bâtiment construit vers 1850 par un architecte épris de style Renaissance et qui comportait une cour intérieure à colonnade, genre cloître, que l'on avait recouverte d'une verrière. Une douzaine de chambres au premier étage abritaient les locataires. L a proprié-

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taire et le personnel logeaient sous les combles. A partir deonze heures du soir les allées et venues des hôtes échappaient donc entièrement à la surveillance des bonnes, de la cuisinière et de leur patronne.

Mme Scholze aurait très probablement éconduit sans m é n a g e - ments Johann Arnold s'il se fût risqué seul à solliciter une chambre dans son établissement. Présenté par Gerta, il fut reçu avec une cordialité distinguée que M m e Scholze avait acquise jadis en fréquentant les milieux h u p p é s du parti.

Bien sûr, elle serait trop heureuse... d'ailleurs le jeune homme du 8 avait quitté la veille... C'était une jolie chambre donnant sur la cour... avec l'eau courante... tout le confort... la pension était de 8 marks par jour non compris le repas de midi mais avec un œ u f au petit déjeuner... Si le monsieur voulait bien se donner la peine de monter... il verrait par l u i - m ê m e . . . la bonne allait se char- ger de la valise du monsieur...

L a bonne, Erna, qui pouvait avoir dix-huit ans, se balançait d'un pied sur l'autre en attendant les ordres. Elle se saisit de la valise et fit signe au monsieur de la suivre. Elle gravit l'escalier devant Arnold qui baissait les yeux pour ne pas voir ses mollets ronds et ses talons rougis dans des bas filés.

Mme Scholze et Gerta étaient restées dans le vestibule et échangeaient de vagues propos sur le temps pluvieux lorsqu'un concert d'imprécations émaillées de citations bibliques les inter- rompit. M m e Scholze se rua dans l'escalier avec une agilité que sa corpulence ne laissait pas soupçonner.

L a porte de la chambre n u m é r o 8 était ouverte. L a bonne, Erna, se tenait terrorisée devant l'embrasure. A l'intérieur M m e Scholze découvrit Johann Arnold, debout au milieu de la chambre et brandissant son couteau. Il écumait de rage et proférait des mots sans suite. Autour de lui le sol était jonché de photographies et de chromos déchirés. Tous représentaient des pin-up et des artistes de music-hall en tenue légère. Il les avait arrachées du mur avec la lame de son couteau qui, par places, avait lacéré le papier de tenture.

— A n a t h è m e ! A n a t h è m e ! criait-il d'une voix de fausset.

Cette maison est la maison de la bête et l'Apocalypse est sur nous ! Mme Scholze ne se d é m o n t a pas pour si peu. L ' a n a t h è m e d'Arnold glissa sur elle. L e couteau ne lui rappela pas l'épée d'Excalibur pour la bonne raison qu'elle n'en avait jamais entendu parler.

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— Taisez-vous et rangez cela ! cria-t-elle d'une voix sifflante.

M é d u s é , Johann se tut et replia son couteau.

— E t toi ma fille, ajouta-t-elle en se tournant vers la bonne, tu vas me faire le plaisir de ramasser tout ça et de nettoyer la chambre... O n n'a pas idée de faire entrer un jeune homme bien élevé dans une chambre qui n'a pas é t é n e t t o y é e !

L a bonne se précipita dans la chambre et ramassa à pleins bras les pin-up dépecées qui jonchaient le sol. Pendant ce temps Johann Arnold, pâle et muet, se tenait debout près du lit.

— Cela ne se reproduira plus, lui dit M m e Scholze. Que voulez-vous, le prédécesseur était un dégoûtant et je l'ai mis à la porte. Ici c'est une maison respectable...

Ce mensonge proféré avec toute la conviction d'une conscience habituée de longue date aux accommodements indispensables à la vie sociale apaisa Arnold. L a bonne sortit de la chambre et referma la porte. M m e Scholze redescendit majestueusement l'escalier suivie de Gerta un peu pâle.

— E n tous cas, conclut-elle, avec ce jeune Arnold, je suis sûre qu'il ne va pas ramener n'importe quelle roulure dans la maison...

par exemple, il doit singulièrement manquer d'expérience avec les femmes...

C'était aussi l'avis de Gerta, mais elle le garda pour elle.

Tandis qu'elles échangeaient quelques lieux communs sur la muflerie des hommes et la triste condition des femmes, le locataire de la chambre n u m é r o 8 s'installait dans les lieux.

Il ouvrit la valise et en tira quatre chemises de grosse toile qu'il jeta dans un tiroir de la commode. Puis il en sortit avec des gestes respectueux la grande Bible de Luther. C'était un livre pesant relié de cuir noir et orné de coins de cuivre, qu'il posa sur la table.

Il lui restait encore à ranger ses objets de toilette. L e lavabo était dissimulé dans un placard. Il en ouvrit la porte et sur le panneau intérieur trouva le nombril d'une danseuse v ê t u e seulement d'un gant noir placé juste à la hauteur de son visage. Il poussa un cri de rage, lâcha ce qu'il avait dans les mains et sortit derechef son inquiétant couteau. Il tenta d'arracher l'image de la paroi de bois sur laquelle elle était collée. Malheureusement c'était une de ces décalcomanies que les chauffeurs de camions appliquent sur leurs véhicules. Malgré ses efforts, Arnold ne réussit qu'à effacer la partie la plus licencieuse du corps de la danseuse.

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L e hara-kiri qu'elle subit de la sorte calma les pudeurs de Johann.

Il put alors, la conscience en repos, laver sa figure et ses mains avant de descendre à la salle à manger partager avec les autres locataires le ragoût dont l'odeur montait jusque dans la chambre.

III

— Je vais vous accompagner jusqu'au département des tests, avait dit Gerta, de façon que vous n'ayez pas à faire la queue. C'est toujours ennuyeux d'attendre.

Maintenant Johann suivait la secrétaire. U n ascenseur les avait descendus au 2e étage du gratte-ciel puis ils avaient suivi un couloir interminable et enfin ils avaient pénétré dans un hall d'une qua- rantaine de mètres de longueur et de vingt m è t r e s de largeur environ. L'endroit n'était éclairé que par des tubes au n é o n fixés au plafond qui semblait très haut. .Une machine en occupait les trois quarts du volume. O n savait que c'était une machine parce qu'en posant la main sur ses parois on sentait une tiédeur, un imperceptible frémissement qui révélaient sous le carter m é t a l l i q u e vernissé une vie m é c a n i q u e sourde et mystérieuse.

L a machine figurait avec assez de ressemblance le corps d'un sphinx allongé sur le sol. L e tableau de commande en évoquait la face aplatie sauf que les yeux, le nez, la bouche, étaient des cadres portant des voyants lumineux et des cadrans, des compteurs n u m é r i q u e s et alphabétiques. Entre les pattes s'étendait une table garnie de plusieurs centaines de jacks comme sur un central t é l é - phonique. L a tête du sphinx était ornée d'une large plaque sur laquelle on lisait en lettres de bronze « Pandora ». L e plafond du hall était soutenu par des colonnes de béton. L e sol garni d'un tapis plastique souple sous les pas, rendait la démarche des hommes et des femmes qui tournaient autour de « Pandora » parfaitement silencieuse. Ils étaient tous v ê t u s de blouses d'un vert brillant marquées dans le dos du sigle de la S. P. A . G .

Qu'ils fussent debout devant le tableau de commande ou qu'ils se déplaçassent sur les côtés du corps métallique, ils n'échangeaient aucune parole. Leurs gestes étaient m e s u r é s , quasi hiératiques, comme s'ils eussent accompli les rites d'un culte' rendu au monstre immobile. L a musique douce .dominait le ronronnement de

« Pandora » mais, bien que l'air en fût toujours celui de « Ich habe

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dich so gern », un écho imperceptible donnait à ses sonorités le mystère et la majesté d'un chant d'orgue.

Une des parois du temple était constituée par une verrière dépolie. Toute une activité incompréhensible au profane se proje- tait en ombres chinoises sur la surface blanche. Des silhouettes s'agitaient, on voyait descendre du plafond d'étranges appareils qui ressemblaient aussi bien au casque à indéfrisable des coiffeurs qu'à celui plus effrayant des chambres d'électrocution des prisons américaines. Une vingtaine de ces appareils montaient et descen- daient à intervalles plus ou moins réguliers et se posaient sur les têtes de silhouettes qui se livraient sur l'écran de verre dépoli à des gesticulations apparemment désordonnées comme des danseurs en train de répéter chacun pour soi les figures d'un ballet en l'absence du chorégraphe.

A intervalles réguliers, sur cette paroi, des câbles s'échap- paient de la cloison de verre dépoli et en une courbe harmo- nieuse rejoignaient l'extrémité de la machine o p p o s é e au tableau de commande. Leur faisceau figurait assez bien la queue du sphinx non pas allongée le long de son corps, mais épanouie, formée en panache, pour aller fouetter les mystérieuses silhouettes gesticulantes.

Gerta contourna la machine, suivie de Johann Arnold. A l'autre extrémité du hall, après avoir passé sous la verrière, elle poussa une petite porte et pénétra dans un couloir étroit à peine éclairé par une veilleuse. Elle le parcourut jusqu'au bout et ils débouchèrent sur un nouveau hall d'un aspect tout différent de celui de « Pandora ». O n pouvait s'y croire dans la salle des pas perdus d'une gare. Mais on n'y trouvait pas l'allée et venue, l'animation d'un tel endroit bien qu'une bonne centaine de per- sonnes s'y trouvassent réunies. Les arrivants, principalement des hommes, entraient par une porte, tous tenaient à la main un carton et allaient faire la queue à un guichet. U n e m p l o y é invisible derrière ce guichet garni de glace dépolie s'emparait du carton et leur don- nait une plaque de matière plastique rectangulaire de vingt centi- mètres par dix de côté. Cette plaque était gravée d'un numéro et munie d'une ficelle que le récipiendaire passait autour de son cou.

Après quoi, il allait s'asseoir sur un banc à côté de ses prédécesseurs et il attendait l'appel de son n u m é r o qui se faisait par haut-parleur tout comme dans un bureau central de chèques postaux ou d'assu- rances sociales. L e speaker annonçait à la suite du n u m é r o du visi-

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teur un d e u x i è m e chiffre, celui d'une des vingt portes numérotées qui s'ouvraient dans le mur o p p o s é au guichet. L'homme se diri- geait vers cette porte et disparaissait. Une demi-heure plus tard on le voyait sortir d'une démarche hésitante, les yeux baissés vers le sol ou l'air dégagé mais jamais tout-à-fait semblable à ce qu'il était avant d'entrer. Soit qu'il fût pâle ou au contraire coloré, il avait changé. Ceux qui attendaient en silence le moment d'être appelés, jetaient vers les sortants des regards interrogateurs un peu sournois.

D'aucuns, entrés dans la salle en affectant une certaine arrogance ou un air détaché, prenaient pendant l'attente l'expression d'ennui et de contrainte qui marquait leurs voisins. Tous semblaient accom- plir une corvée désagréable, voire humiliante et s'y soumettre d'assez mauvais gré, comme des gens résignés à accepter un trai- tement contre lequel ils se sentent incapables de se rebeller.

L'atmosphère malgré la musique douce, le confort, les couleurs agréables des locaux, les revues illustrées placées sur les tables disposées entre les banquettes d'attente, était lourde comme dans une prison à l'arrivée d'un convoi de détenus que l'on écroue. Il n'y avait pourtant là aucun garde chiourme en uniforme, ni rien en fait qui p û t évoquer l'idée de claustration sinon l'absence de fenêtres, de vue sur le ciel. L'impression de captivité émanait des plaques numérotées pendues au cou de chacun des présents. Ces plaques étaient teintées d'un bleu foncé agréable et les chiffres y apparaissaient en jaune citron. Elles ne ressemblaient aucunement aux morceaux de carton i m p r i m é s de noir que l'on accroche à la poitrine des détenus dans les services d'anthropométrie de l'admi- nistration judiciaire. Cependant, qu'ils fussent tous vêtus de façon différente, de couleurs variées, qu'ils portassent des cravates, des chapeaux des casquettes qu'ils fussent jeunes ou vieux, chauves ou chevelus, blonds o ù bruns, gras ou maigres, pâles ou colorés, à partir du moment qu'ils avaient pendu à leur cou la plaque n u m é - rotée, tous les gens ainsi affublés paraissaient s'uniformiser, se confondre en une m ê m e catégorie humaine, une sorte de famille 'concentrationnaire. L e seul fait d'avoir substitué un n u m é r o à

leur nom les dépersonnalisait d'un seul coup.

Gerta Wimpfen entraîna Johann vers le guichet. Elle écarta sans façon ceux qui faisaient la queue et q u i n e protestèrent pas.

Elle reçut la plaque n u m é r o t é e des mains de l'invisible guichetier et la passa au cou du jeune homme puis elle le poussa dans la porte n u m é r o i .

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Deux infirmières s'emparèrent d'Arnold. Elles ouvrirent le col de sa chemise et appliquèrent sur son cou un collier d'acier dont un renflement pressait l'artère carotide. Ouvrant plus bas sa chemise, elles placèrent au niveau de son cœur une plaque de matière plastique garnie de trois plots nickelés. Elles enserrèrent ses poignets dans des bracelets de cuir garnis d'électrodes et effec- tuèrent la m ê m e opération sur ses jambes. Elles enfoncèrent dans ses oreilles des écouteurs minuscules, lui mirent un thermomètre dans la bouche et le firent asseoir dans un fauteuil semblable à un siège de dentiste. Johann Arnold serra les appuie-mains des bras du fauteuil, ils étaient constitués par des poires de caoutchouc qui cédèrent sous la pression. Il aurait voulu bouger, se débattre, mais il était littéralement e n c o c o n é dans un écheveau inextricable de fils électriques multicolores qui le ficelaient au fauteuil. O n lui appliqua encore des appareils bizarres sur les avant-bras, le ventre, les mollets et après lui avoir ôté le thermomètre de la bouche, on le remplaça par une sorte de poire d'angoisse qui lui écrasait la langue, se collait à son palais et à ses dents. Il respirait avec peine, sa poi- trine était entourée d'un ressort d'acier probablement destiné à mesurer et enregistrer l'évolution de sa capacité thoracique. Enfin, du plafond descendit une coupole de porcelaine intérieurement garnie de plots métalliques qui vinrent presser divers points de son crâne.

Les deux infirmières opéraient avec l'adresse et la rapidité que donne une pratique éprouvée. De temps à autres elles ponctuaient d'un « ne vous énervez pas » la pose sur la grande carcasse de Johann d'un de leurs étranges instruments.

Pour finir, elles placèrent en face de lui une boîte munie d'un écran translucide ressemblant à un poste de télévision miniature.

U n film en couleur c o m m e n ç a alors de se dérouler sous les yeux de Johann. Ce film ne comportait ni scénario ni dialogue. Les images qu'il projetait sur la rétine du patient n'évoquaient apparemment aucune ressemblance humaine. Elles étaient uniquement sugges- tives. C'étaient des formes et des couleurs tantôt alanguies, lente- ment évolutives, comme la contemplation d'une masse vivante indéterminée, quasi cauchemardesque, tantôt violentes se succédant dans une suite heurtée d'éclatements lumineux. Simultanément les oreilles de Johann étaient impressionnées par une série de sons doux ou percutants, m é l o d i q u e s ou dissonnants qui se succédaient en concomitance avec les images de l'écran.

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Il suait à grosses gouttes, se crispait sur le fauteuil, tressaillait ou se détendait au rythme du déroulement du film.

Enfin les images cessèrent de défiler devant ses yeux et les bruits de l'assourdir. E n un tournemain il fut libéré des appareils qui le ligotaient. Flageolant, la bouche amère, la tête vide, il se sentit p o u s s é vers l'extérieur. Il y retrouva la silhouette maintenant familière de Gerta Wimpfen.

— Ça s'est bien passé ? lui demanda-t-elle.

Il balbutia quelques paroles incompréhensibles et la suivit sur le chemin du retour. Dans le hall de Pandora, elle s'arrêta près du tableau de commande et parla pendant quelques instants avec l'un des hommes en blouse qui s'occupaient de la machine.

Arnold vit l'employé manipuler les jacks du tableau de com- mandes. A u bout de quelques secondes, la machine expulsa par un orifice rectangulaire une fiche de vingt centimètres de côtés qui présentait l'aspect d'une grille de mots croisés o ù les carrés noirs auraient é t é remplacés par des trous.

Il n'osa pas demander à Gerta ce qu'était ce carré de carton.

Elle lui aurait r é p o n d u que c'était le résultat des tests auxquels il avait été soumis. Son portrait moral était défini désormais par les petits trous perforés dans la fiche. Seul un spécialiste aurait pu lui dire ce qui s'y trouvait. U n spécialiste de Pandora... Mais le ronflement de la machine n'avait pour Arnold, pas plus d'ailleurs que pour les préposés à son entretien et à sa bonne marche, aucune signification directement intelligible.

Johann Arnold n'échappait pas à la règle sociologique qui veut qu'un individu si particulièrement t y p é qu'il soit, finisse par se conformer, à tout le moins en apparence, au milieu social dans lequel il est plongé. L e nouveau venu n'était pas d'une telle personna- lité qu'elle lui permît de résister victorieusement aux influences extérieures. Trois semaines après son entrée à la S. P. A . G . , il avait perdu l'essentiel de son originalité. Il avait acheté un costume de confection et des chaussures de ville. Les chemises de grosse toile tissée à la main par sa mère avaient fait place dans le tiroir de la commode à du linge de nylon acquis dans un magasin à prix unique. Il ne se différenciait plus guère de la moyenne des garçons de son â g e qui travaillaient dans les bureaux et les ateliers de la S. P. A . G .

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PANDORA 359 Il disposait à côté de la salle réservée aux dessinateurs d'un petit atelier dont la fenêtre était orientée comme celle de la salle d'attente o ù il avait eu son premier contact avec l'ingénieur Martin.

Il avait e n d o s s é comme tous ses collègues la blouse de travail verte et soyeuse m a r q u é e au dos des initiales de la firme. D e sept heures à midi et de treize heures à dix-sept, i l travaillait sans relâche à la confection des pièces composant le dispositif de contrôle.

De temps à autre, les deux dessinateurs qui avaient e x é c u t é le plan à grande échelle sur les instructions de Martin venaient le voir, non point tant pour vérifier son travail que pour admirer son extrême dextérité. Wagner et Lodzkowski avaient le m ê m e âge que lui. Tous deux travaillaient depuis plusieurs années à la S. P. A . G . Ils aimaient échapper, d è s qu'ils en avaient l'occasion à l'ambiance tendue du bureau de dessin o ù quarante jeunes i n g é - nieurs, chacun devant une table, portaient sur leur calque une partie dérisoire du travail d'ensemble des machines

Si Wagner et Lodzkowski percevaient vaguement que Johann Arnold était différent d ' e u x - m ê m e s et de milliers d'autres habitants de B... ils n'étaient pas disposés à admettre qu'il en fût ainsi de façon définitive. Depuis que par l'intermédiaire du chef dessinateur ils avaient é t é chargés de surveiller, contrôler et de conseiller Arnold, ils s'efforçaient de le ramener dans les normes, de le rendre semblable à ce qu'ils étaient e u x - m ê m e s : des citoyens esclaves d'un système. Ils avaient réussi partiellement dans cette entreprise. C'est Wagner qui avait choisi le costume d'Arnold chez le confectionneur. Lodzkowski était son voisin de table à la cantine et réussissait à lui tirer quelques paroles pendant les repas.

Ils pensaient ainsi lui avoir rendu service. L a bonne conscience qu'ils se découvraient à cette occasion ne les empêchait pas de faire de Johann leur tête de T u r c lorsqu'ils s'entretenaient de lui avec leurs collègues. Ils avaient peu d'occasion d'en médire car ils ne pouvaient le faire que lorsque le chef de bureau de dessin aban- donnait la cage vitrée d ' o ù il surveillait sans relâche l'application du travail de ses subordonnés.

IV

U n mois environ après l'engagement de Johann Arnold, il fut parfaitement clair que l'horloger allait réussir à miniaturiser le dispositif de contrôle de Pandora. Il avait c o m m e n c é par la fabri-

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cation des pièces les plus c o m p l i q u é e s et il avait réussi à les assem- bler. L a mise au point définitive et l'achèvement de l'appareil n'étaient plus qu'une question de temps. Encore, d'après l'estima- tion de l'ingénieur Martin, ce délai n'excéderait pas trois mois.

Les services commerciaux de la S. P. A . G . entreprirent aussitôt l'exploitation future de la machine. Les contacts avec les grandes organisations nationales et internationales furent pris. Les habi- tants de B... l'apprirent par deux pages spéciales consacrées à Pandora dans le Nord Westliche Beobachter quotidien édité à B...

et qui couvrait toute la région. L'article portait le titre : Du nouveau dans Vélectronique

« L a machine Pandora à la base d'un bouleversement dans l'organisation sociale. »

« L a part prise dans notre vie par les machines et cerveaux électroniques devient de jour en jour plus importante. Soucieux de toujours tenir le premier ses fidèles lecteurs au courant de l'actua- lité la plus récente, le N . W . B. a chargé Fritz Klebsattel, d'une e n q u ê t e approfondie. Fritz Klebsattel s'est donc rendu auprès des dirigeants de la S. P. A . G . et vous donne ci-après le résultat de son enquête et de ses interviews. »

« S'agissant d'une affaire qui doit intéresser au plus haut point tous les habitants de B... écrivait Klebsattel, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de leur rappeler que la S. P. A . G . est un des plus grands sujets d'orgueil de notre cité. Créée en 1947 alors que notre ville commençait à peine à se relever de ses ruines, la S. P. A . G . est présidée par une des personnalités les plus marquantes de notre région, le docteur Hellendorf dont tout le monde connaît la silhouette populaire ».

Au-dessous de cette partie du texte s'étalait la photographie du docteur Hellendorf. Son visage rond et gras, d o m i n é par une brosse de cheveux grisonnants, arborait l'expression d'optimisme que l'on retrouve sur tous les portraits de businessmen et d'hommes politiques de tous les pays du monde. L e sourire bonasse du pré-' sident-docteur Hellendorf était en contradiction évidente avec la dureté inhumaine de ses deux yeux clairs qui fixaient les lecteurs du quotidien avec la m ê m e froideur inquisitoriale que s'ils eussent été les colonnes d'un bilan.

« L e président de la S. P. A . G . , le docteur Hellendorf a bien voulu distraire quelques instants de son temps largement o c c u p é par ses multiples fonctions — Personne à B... n'ignore que le

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PANDORA 361 président Hellendorf est député au Landtag et président du Conseil Municipal de notre ville, de l'Association des Anciens Combattants, de l'Association pour le relèvement Moral et du Club Artistique de B... »

Fritz Klebsattel oubliait d'ajouter que le docteur Hellendorf était également possesseur de la majorité de la Stahlhütte de B...

et d'importants paquets d'actions de la fabrique cliimique et de la Waggonfabrik. D e m ê m e il omettait de rappeler que le président Hellendorf avait été compromis dans le scandale Weber, cet ancien adjoint du Gauleiter local sous le régime hitlérien. Mais tout cela était oublié depuis longtemps.

« Voici en r é s u m é les déclarations du président docteur Hellen- dorf, poursuivait Fritz Klebsattel :

— C'est un plaisir pour moi, ainsi qu'une légitime fierté de faire part à mes concitoyens de la prochaine mise sur le marché international de Pandora, la machine à sélectionner le personnel suivant ses aptitudes. Depuis de longues années, les grandes administrations aussi bien que les sociétés industrielles se p r é o c - cupent de donner aux travailleurs des emplois qui répondent exactement à leurs aptitudes. C'est pourquoi dans la plupart des organisations industrielles ou administrations existent des bureaux spécialisés dans l'étude des réactions intellectuelles et physiques des postulants à un emploi. Ces bureaux sont dirigés par des s p é - cialistes de la psychologie et de la psychophysiologie qui, après avoir examiné les capacités tant physiques qu'intellectuelles des futurs travailleurs ou e m p l o y é s , les orientent vers une occupation conforme à leurs possibilités. Mais les m é t h o d e s de travail de ces bureaux sont lentes, les examens, les conclusions ne suivent pas le rythme de l'embauche.

« De m ê m e i l est très difficile de déterminer la part de subjec- tivité qui intervient dans le diagnostic de l'examinateur. Il en résulte donc des erreurs d'interprétation, des lenteurs, des frais inutiles.

O n peut dire aussi qu'il est paradoxal en notre siècle de liberté et de démocratie que le choix d'un emploi, d'une carrière, soit en quelque sorte décidé, non plus librement par le citoyen, mais plus ou moins autoritairement par un « orienteur ». Ces « orienteurs » sont des hommes, ils sont soumis aux passions des hommes. E n éliminant progressivement leur profession nous avons conscience de libérer l'individu d'un assujettissement, d'une intrusion de tiers dans ses décisions. Citons un exemple trivial et personnel :

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vous savez que je suis un homme corpulent et je le sais aussi pour mon malheur. E h bien, il m'est désagréable qu'on me dise :

« Hellendorf, vous êtes un gros type ». J'ai l'impression qu'on veut m'humilier. A u contraire quand je monte sur ma bascule et que je vois l'aiguille s'arrêter sur 1 2 0 kilogs, il ne me vient pas à l'idée de m'emporter contre une machine. »

Fritz Klebsattel entonnait à la suite de cette déclaration un couplet à la louange du président docteur Hellendorf dont la rondeur et le sens de l'humour n'échappaient sûrement pas aux lecteurs du N . W . B. Rondeur et humour destinés à voiler de modestie ajoutait-il les vues sociales élevées de ce très grand citoyen de B...

« L e moment est venu maintenant de présenter à nos lecteurs le professeur docteur S c h ö m b e r g , l'homme dont les travaux ont eu une part détenrùnante dans la décision de la S. P. A . G . de cons- truire Pandora. L e professeur docteur S c h ö m b e r g est un homme de haute taille et d'aspect ascétique. Il p o s s è d e la calvitie de l'homme de science et le profil aquilin de l'homme d'action. »

Fritz Klebsattel trouvait la formule heureuse, elle le dispensait de révéler à son public que la calvitie de l'infortuné S c h ö m b e r g était la séquelle d'une émasculation totale subie au camp d'Ausch- witz o ù il était resté quatre années à cause justement de son profil, non seulement aquilin, mais surtout sémitique. Il s'empressait aussitôt de citer les titres universitaires de S c h ö m b e r g , sa brillante carrière de psychiatre et les titres de quelques ouvrages : Psycho- pathologie du travailleur manuel. Complexes des gauchers. Essai

sur la psychologies des masses, etc..

— Il ne viendrait à l'idée de personne, nous a déclaré le pro- fesseur S c h ö m b e r g , de se fier uniquement à la sensibilité de ses doigts pour déterminer la température d'un corps humain et l'importance d'une fièvre. Il nous est beaucoup plus utile de nous servir d'un thermomètre. Dans le domaine de la psychologie et de la réflexologie nous disposons déjà d'appareils perfectionnés qui nous permettent de mesurer la tension artérielle, la cadence et la tonalité des battements de coeur, le bon ou le mauvais état des zones cervicales. Si l'on c o m p l è t e ces appareils par d'autres moins courants qui nous renseignent sur le degré d'acidité de la transpi- ration, sur la quantité d'oxyde de carbone expiré, sur l'abondance ou la diminution de diverses sécrétions du corps humain, on peut obtenir pour chacune des sensations et des é m o t i o n s auxquelles on soumet un sujet, un ensemble de chiffres qui reflètent dans une

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