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Il est possible, en référence à Latour (1991) et Serres (1994), de démontrer que la bipartition tradition-innovation s‟avère solidaire d‟une conception spécifique et contestable de la temporalité

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Texte intégral

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1 CRITIQUE DES NOTIONS DE TRADITION ET DINNOVATION THEORIQUES

Matthieu QUIDU

Les notions de tradition et d‟innovation théoriques ont été, jusqu‟à présent dans cet ouvrage, considérées comme suffisamment utiles et heuristiques pour étudier la problématique de la pluralité des programmes de recherche en sciences du sport. Cependant, ces notions ne vont pas sans poser problèmes. Deux types de difficultés peuvent être avancés, en référence à la distinction entre « compréhension » et « extension » d‟un concept. Tout d‟abord, la pertinence et la validité aussi bien théoriques, empiriques qu‟ontologiques de ces catégories peuvent-elles être attestées ? D‟autre part, une fois avérée la validité minimale de cette bipartition, se pose la question délicate de l‟assigna tion des divers travaux scientifiques dans l‟une ou l‟autre des catégories.

Pour éclairer cette double problématique, deux démarches vont être successivement mises en œuvre, sur la base de la distinction proposée par Benatouïl (1999) entre approches

« critique » et « pragmatique ». Une première lecture, qui sera dite critique et mobilisera les ressources de la philosophie, de l‟histoire et de la sociologie des sciences, consiste à discuter sur les plans ontologique, théorique et empirique cette catégorisation. Il s‟agira d‟en cerner les limites, les apports, les conditions d‟utilisation. La seconde approche, dite pragmatique, propose d‟abandonner le point de vue en surplomb et en extériorité de l‟épistémologie critique. Il conviendra de s‟intéresser à la façon dont les acteurs scientifiques eux-mêmes, dans leurs pratiques quotidiennes, utilisent cette partition, la contestent, l‟amendent…

APPROCHES CRITIQUES DES NOTIONS DE TRADITION ET DINNOVATION THEORIQUES

Une conception contestable, linéaire et disjonctive, de la temporalité

L‟approche critique convoque tout d‟abord les apports de la philosophie des sciences.

Il est possible, en référence à Latour (1991) et Serres (1994), de démontrer que la bipartition tradition-innovation s‟avère solidaire d‟une conception spécifique et contestable de la temporalité. Celle-ci peut être qualifiée de « linéaire et disjonctive » : elle distingue, de façon univoque, un « avant » et un « après », un « passé » et un « futur ». Ces deux temps, séparés par le surgissement d‟une innovation révolutionnaire qui introduit une rupture radicale et irréversible, sont associés à des jugements de valeur contrastés : la nouveauté se présente comme le dépassement des insuffisances voire des impasses du regard classique considéré dès lors comme obsolète et dépassé. L‟idéologie finaliste et téléonomique prévaut. La flèche du temps est orientée vers un futur associé inéluctablement au progrès. L‟assimilation entre

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2 tradition et conservatisme s‟opère alors aisément. Au final, passé révolu et présent véridique sont les deux faces d‟une même vision.

Cette conception par révolution irréversible et coupure épistémologique est fortement contestée. Serres l‟interprète tout d„abord comme la concrétisation d‟une vanité et d‟un narcissisme trompeurs : « de même que dans l‟espace nous nous situons au centre, au nombril des choses et de l‟univers, pour le temps, par le progrès, nous ne cessons d‟être au sommet, à la pointe, à l‟extrême perfection du développement ; nous avons dès lors toujours raison pour la simple, banale et naïve raison que nous vivons au moment présent ». Dit autrement, pour cet auteur, « la courbe que trace l‟idée de progrès projette dans le temps la fatuité exprimée dans l‟espace par la position centrale ». La flèche du temps marquerait donc la trajectoire de la course à la première place ; ce n‟est pas du temps mais le simple jeu de la concurrence. La coupure temporelle équivaut à une expulsion dogmatique.

Latour propose un autre type d‟argument : pour cet auteur, le progrès moderne ne serait pensable qu‟à la condition que tous les éléments d‟un système donné soient contemporains. Or, une innovation ne constitue jamais une totalité cohérente de composantes qui appartiendraient à un même flux temporel. Chaque système fait tenir ensemble de s éléments hétérogènes provenant de diverses périodes. Toute action est fondamentalement poly-temporelle. Selon Latour, « nous n‟avons jamais ni avancé ni reculé ; nous avons toujours activement brassé des éléments appartenant à des temps différents. Chaque action associe, combine et re-déploie des acteurs innombrables dont certains sont neufs mais il n‟est pas possible de les considérer tous comme nouveaux. Leur cohésion n‟est pas assez grande pour que l‟on puisse trancher nettement avec le passé ». Serres corrobore : « un objet forme toujours l‟agrégat disparate de solutions scientifiques et techniques d‟âges différents ; l‟ensemble de l‟objet n‟est contemporain que par le montage… Nous faisons sans cesse en même temps des gestes archaïques, modernes et futuristes ».

Au final, une découverte n‟est perçue comme révolutionnaire que parce que les traces de sa constitution sont effacées et que les liens qui la faisaient dépendre de ses prédécesseurs sont rompus (Latour, 1991). Plus précisément, pour Serres, les renouvellements scientifiques font redécouvrir des auteurs que les paradigmes précédents avaient fait passer pour dépassés.

Serres soutient par exemple que Lucrèce rejoint notre temps en tant que penseur des flux, des turbulences et du chaos. Un même auteur appartiendrait donc à plusieurs temps et serait susceptible de rejoindre le nôtre sur des questions analogues à celles que reformulent les renouvellements scientifiques. De l‟actuel est encore actif dans ce qui semblait oublié depuis

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3 longtemps. Au final, une découverte forte dévoilerait un passé intelligent qui avait été occulté par un blocage récent.

Sur la base de ces critiques, une temporalité alternative est formalisée, fissurant la valeur ontologique de la partition tradition-innovation. Chez Latour, la spirale remplace la flèche : « si j‟organise les éléments, non plus le long d‟une ligne, mais d‟une spirale, le futur et le passé demeurent mais le futur a la forme d‟un cercle en expansion dans toutes les directions ; le passé n‟est pas dépassé mais repris, répété, recombiné, réinterprété, refait ».

Des éléments qui paraissent éloignés si nous suivons la spirale peuvent se retrouver très proches si nous comparons les boucles. Inversement des éléments très contemporains à en juger par la ligne deviennent très éloignés si nous parcourons un rayon. Une telle temporalité par spirale rend finalement inadéquates les étiquettes archaïques ou avancées. Serres, de son côté, congédie l‟idée de flux laminaire au profit d‟un écoulement turbulent et tourbillonnaire :

« le temps ne coule pas mais percole, il passe et ne passe pas, le temps est un filtre où tel flux passe alors que d‟autres ne passent pas ». Serres poursuit en mobilisant l‟image d‟un temps plié, permettant des rapprochements imprévus : dans un temps qui se tord, des choses qu‟un temps linéaire sépare peuvent être proches ; et inversement, des choses que la ligne rapprochait peuvent s„avérer très éloignées. La topologie, en tant que science des voisinages et des déchirures, s‟oppose à la géométrie métrique, science des distances bien définies et stables. Elle renouvelle le paysage des savoirs, décrivant un nouvel ensemble de rapprochements, d‟éloignements, de ruptures, de plis.

En somme, la partition entre l‟innovation et la tradition théoriques est apparue comme sous-tendue par une temporalité où prévaut la flèche du temps distinguant l‟avant de l‟après en conférant une supériorité symbolique au second qui dépasse, en le niant, le premier. Cette vision est contestable et une temporalité alternative est proposée. On peut la résumer en deux points : a) chaque production scientifique doit être moins considérée comme innovante ou traditionnelle dans sa totalité que comme un assemblage original d‟éléments épistémiques hétérogènes poly-chrones ; b) des éléments épistémiques peuvent traverser les époques, être repris sous des formes diverses d‟une période à l‟autre, réactualisés. Ces deux dimensions complémentaires, mises en évidence par la réflexion philosophique, comportent-elles une validité empirique lorsqu‟on se penche sur l‟histoire des sciences ?

Des éléments épistémiques traversant les époques

Concernant le point b), une série de travaux historiques font la démonstration d‟entités épistémiques reprises d‟une époque à l‟autre, reconfigurées. Comme le soutient Morin (1991),

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4 des formes noologiques anciennes persistent parmi les modernes, les noyautent, les parasitent, y trouvent une vitalité nouvelle. Ces entités peuvent être de nature diverse : orientations ontologiques ou thêmata (Holton), dynamismes imaginaires (Canguilhem) ou schèmes d‟intelligibilité (Berthelot).

Holton (1981) qualifie de thêmata des conceptions ontologiques fondamentales, des présupposés globalisants sur l‟essence des phénomènes. Ces croyances et intuitions premières sur la nature de l‟être permettent d‟étayer le travail scientifique en lui donnant un sens. En nombre restreint, les thêmata se présentent sous la forme de couples d‟opposition : continuité versus discontinuité, élément versus totalité, unité versus diversité, ordre versus désordre…

Leur caractéristique principale est qu‟ils échappent à toute logique de la preuve et demeurent irréfutables. L‟une des thèses majeures d‟Holton réside dans l‟idée d‟une permanence des options thêmatiques à travers l‟histoire des sciences. Holton parle d‟« invariants », de

« structures relativement immuables persistant en dépit des diverses révolutions ». Par exemple, les thêmata de simplicité et de nécessité, organisateurs de l‟œuvre de Copernic, se retrouvent dans certaines théories contemporaines en physique. Ou encore : « la plupart des physiciens contemporains se rattachent thématiquement à l‟atomisme de Démocrite ». Le principe de complémentarité de Bohr entrerait de son côté en résonance avec la théorie antique de la lumière promouvant un couplage entre le sujet et l‟objet de l‟observation.

L‟ambition d‟Holton est bien de « découvrir des identités de vues sous les différences superficielles ». Par le biais de ces choix ontologiques, « les préoccupations de l‟homme moderne se relient avec celles des générations passées ». L‟un des espoirs les plus persistants de l‟humanité aura par exemple été de découvrir quelques lois générales de forme simple.

L‟existence de ces principes dont « la valeur d‟attraction subsiste bien après que les théories où ils s‟insèrent ont été abandonnées » accrédite la conception spiralaire et tourbillonnaire de la temporalité suivant laquelle des entités épistémiques persisteraient, sous une forme réactualisée, en dépit des révolutions paradigmatiques. Celles-ci perdent dès lors de leur radicalité et de leur puissance de rupture. La flèche du temps, et ce qu‟elle sous-tend de rupture irréversible, s‟estompe à l‟instar de l‟analyse par Holton de la contribution d‟Einstein : « la fameuse révolution qu‟Einstein est censé avoir amené dans les conceptions physiques de 1905 s‟avère être essentiellement une tentative de retour aux sources d‟une pureté classique, d‟une antique simplicité ».

Selon Holton, les thêmata participeraient d‟un fond commun de l‟imaginaire. Outre ces croyances ontologiques, des images et symboles demeureraient au-delà des révolutions paradigmatiques. C‟est la thèse que soutient Canguilhem (1952), à partir de son étude

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5 historique sur la théorie cellulaire en biologie : « les théories scientifiques, pour ce qui est des concepts fondamentaux et des principes d‟explication, se greffent sur d‟antiques images, sur des mythes ». « Les théories ne procèdent jamais directement des faits mais plutôt des théories antérieures, souvent très anciennes ». Ainsi, le plasma serait par exemple « un avatar logique du fluide mythologique générateur de toute vie ». Des thèmes théoriques survivent donc à leur destruction apparente qu‟une polémique et une réfutation se flattent d‟avoir obtenue. Canguilhem s‟appuie alors sur Klein : « on retrouve un petit nombre d‟idées fondamentales revenant avec insistance chez les auteurs qui travaillent sur des objets les plus divers et qui se placent à des points de vue différents. Ces auteurs ne les ont pas reprises aux autres ; ces hypothèses fondamentales paraissent représenter des modes de pensée constants qui font partie de l‟explication des sciences ». Les rêves de savants connaissent la persistance d‟un petit nombre de thèmes fondamentaux. Ainsi, l‟homme reconnaît facileme nt ses propres rêves dans les aventures et les succès de ses semblables. Par exemple, tous ceux qui ont trouvé dans la cellule l‟élément dernier de la vie ont sans doute oublié qu‟ils réalisaient un rêve de Buffon. La mise à jour de connivences, parfois inconscientes et involontaires, entre théories appartenant à des âges différents fragilise encore la puissance explicative de la flèche temporelle. La thèse de la récurrence de thèmes d‟imagination est approfondie par Durand (1968). Pour cet auteur, le mundus de l‟imaginaire se compose de trois structures majeures qui traversent les époques et étayent l‟activité scientifique. Quidu (dans cet ouvrage, b) démontre par exemple que les renouvellements paradigmatiques contemporains en sciences du sport résonnent avec les structures synthétiques et mystiques de l‟image dont les avatars antérieurs sont à rechercher pour les premières dans le romantisme et les philosophies messianistes de l‟histoire et pour les secondes dans les thèmes du réalisme, du monisme et de l‟immanence.

Outre ces conceptions ontologiques et ces schémas imaginaires, d‟autres entités épistémiques participant du travail scientifique persistent à travers les âges. Il en va ainsi des

« schèmes d‟intelligibilité » formalisés par Berthelot (1990) et définis comme des « matrices d‟opérations de connaissance ordonnées à un point de vue ontologique et épistémologique fondamental ». Ces schèmes seraient très anciens et « attachés à la connaissance dès ses premières formes » ; et ce parce qu‟ils « atteignent les grandes lignes de saillance du réel tel qu‟il se donne dans toute expérience anthropo-sociale ». Les schèmes se sont en quelque sorte déposés et sédimentés dans les systèmes successifs de connaissance prenant le visage du mythe, de la religion, de la philosophie, de la sagesse populaire, du savoir technique. La pensée scientifique serait alors une rupture non pas au niveau des schèmes mais des conditions et exigences de leurs mises en œuvre, le raisonnement expérimental. Dit autrement,

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6 les innovations épistémologiques se situeraient moins dans le noyau explicatif des schèmes, ancien, que dans l‟usage scientifique inédit qui en est fait.

Conformément à l‟intuition philosophique d‟une temporalité tourbillonnaire, nous avons pu montrer, travaux d‟histoire des sciences à l‟appui, que plusieurs types d‟entités épistémiques traversaient les périodes, certes en subissant des reconfigurations, résistaient à la succession des révolutions paradigmatiques. Il n‟est pas ici question d‟inférer sur les causes possibles d‟une telle récurrence (cf. le débat opposant les thèses de structures cognitives innées par Boyer versus de préoccupations humaines universelles par Morin) mais bien de noter que la radicalité des innovations s‟en trouve affaiblie. La première dimension de la conception alternative du temps formulée par Serres et Latour possède donc une certaine validité empirique. Quant à la seconde, suivant laquelle toute étude scientifique mêlerait des entités hétérogènes appartenant à des temps multiples, les limites de ce chapitre ne permettent pas d‟en attester définitivement. Cependant, elle présente une valeur descriptive potentiellement élevée. Celle-ci pourrait être démontrée via l‟étude des bibliographies de publications scientifiques récentes. Selon nous, mais cette hypothèse devrait être éprouvée de façon systématique, celles-ci mêlent des schémas imaginaires antiques, des références philosophiques et des croyances ontologiques anciennes, des résultats empiriques et des sophistications méthodologiques récents…

Au travers de ses deux dimensions, la conception de la temporalité alternative aux thèmes de la flèche, des révolutions et des ruptures radicales, semble présenter une certaine valeur heuristique. La temporalité linéaire et disjonctive étant effritée, la catégorisation innovation-tradition qu‟elle sous-tend s‟en trouve, par cascade, affaiblie.

Quels mécanismes pour l’innovation ?

Si « aucune innovation n‟est véritablement révolutionnaire » (Onfray, 1989), la problématique devient : sur quels aspects porte l‟innovation ? Quels en sont les mécanismes ? Cette interrogation dépasse le strict cadre de cette contribution. Bornons-nous à esquisser quelques lignes à approfondir. Morin (1991) formalise plusieurs principes d‟évolution des idées parmi lesquels le schisme et l‟hybridation. Suivant le premier processus, un rameau déviant d‟une orthodoxie s‟en différencie progressivement jusqu‟à développer des principes nucléaires propres et originaux. Quant au second processus, il part de l‟idée que l‟innovation s‟opère rarement ex nihilo mais plus vraisemblablement sur la base d‟une rencontre, d‟un croisement, d‟une fécondation entre deux traditions ou objets théoriques. L‟originalité résiderait alors moins dans les composantes que dans le montage. D‟autre part, selon Morin

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7 toujours, une innovation n‟est jamais isolée : elle participe de mutations plus amples, ne serait-ce que d‟un point de vue symbolique. Quidu (dans cet ouvrage, a) démontre comment les programmes innovants en sciences du sport résonnent entre eux du point de vue imaginaire mais font également écho à des transformations au-delà du seul champ académique, dans le domaine des pratiques corporelles, éducatives, économiques…

Feyerabend (1979) soutient de son côté l‟idée suivant laquelle nombre d‟innovations scientifiques seraient la résultante de transgressions de règles méthodologiques. Par exemple, la contre-induction, c'est-à-dire le recours à des hypothèses contredisant les théories bien confirmées et/ou les résultats empiriques bien établis, est un ferment puissant d‟innovation.

Les préjugés seraient mis en évidence plus facilement par contraste que par analyse. Une tolérance initiale vis-à-vis des imprécisions, abus d‟adhocité et incohérences des innovations apparaît même comme indispensable à leur correction ultérieure. Tel préalable jugé absurde, non méthodique, déraisonnable se transforme en une pré-condition inévitable pour la clarté et le succès empirique ultérieurs. Un grand travail est nécessaire pour rendre la création plus acceptable. Cela suppose que celle-ci apparaisse aux yeux de certains acteurs comme intéressante, intrigante.

Au final, penser l‟innovation, c‟est surtout réfléchir aux résistances qui s‟y opposent.

Morin corrobore : créer suppose de s‟affranchir, relativement, des déterminations biologiques et culturelles. Des conditions favorables à cette autonomisation sont alors dégagées : la tolérance aux déviances et aux débats ; des influences théoriques et philosophiques plurielles nées d‟échanges et de communications avec d‟autres cultures et permettant d‟affaiblir les dogmatismes ; une plongée dans l‟histoire ouvrant le champ de la connaissance et permettant de dépasser nos centrismes. Serres soutient à cet égard que « l‟oubli expose à la redite ».

Au sein de ces conditions contextuelles propices à l‟innovation, certains individus manifestent, de par leurs singularités psychologiques et sociologiques, davantage de propension à l‟innovation, se montrant moins sensibles au poids de la normalisation. Pour Holton, les créateurs présentent un esprit d‟indépendance et de rébellion, un narcissisme développé, une tendance à l‟introversion… D‟un point de vue sociologique, Morin soutient que « les penseurs radicaux vivent les problèmes centraux posés par les carences de leur culture tout en étant souvent périphériques à cette culture ». Les créateurs ont fréquemment le sentiment d‟être étranger chez soi, dans leur propre culture. Ainsi Einstein reconnaît-il : « je suis un véritable solitaire qui n‟a jamais appartenu de tout cœur à l‟Etat, au pays national, au cercle des amitiés, ni même à la famille restreinte et qui a éprouvé à l‟égard de toutes ces attaches un sentiment jamais assoupi d‟étrangeté ». Abernethy & Sparrow (1992), s‟appuyant

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8 sur Kuhn (1983), corroborent cette idée suivant laquelle les innovateurs seraient faiblement déterminés et attachés aux paradigmes traditionnels : « les tenants du nouveau paradigme sont soit jeunes, soit peu investis émotionnellement dans le précédent, peu formatés par ses règles de pratique ». Outre cette sous-détermination, une poly-détermination peut constituer un atout pour la création : nombreux sont en effet les innovateurs possédant des dispositions plurielles voire antagonistes suscitant des crises internes, une réflexivité critique et finalement une innovation, notamment par synthèse créatrice des idées contraires. Selon Morin, les créateurs sont « souvent des bâtards culturels partagés entre deux origines, deux modes de pensée, deux ethnocentrismes, des déclassés, métèques, marranes, exilés qui ressentent une faille dans leur identité ou leur appartenance ; la faille peut s‟élargir jusqu‟à faire s‟écrouler en eux la croyance au système officiel de vérité ».

Nous ne poussons pas plus avant cette réflexion relative aux processus d‟innovation, celle-ci n‟étant pas l‟objet prioritaire de la présente note. Il s‟agit en revanche d‟étudier le bien-fondé de la bipartition tradition-innovation. Celle-ci est apparue, sur la base des apports de la philosophie et de l‟histoire des idées, comme discutable d‟un point de vue ontologique, théorique et empirique. Néanmoins, considérer que les notions de tradition et d‟innovation sont réductibles à des enjeux épistémiques et idéels serait par trop incomplet. En effet, la simple évocation d‟une innovation ou d‟une tradition dans le champ scientifique est empreinte, plus ou moins consciemment, de jugements de valeur. L‟assignation à l‟une ou l‟autre des catégories ne génère pas les mêmes profits symboliques. L‟appartenance à l‟innovation est souvent reliée à l‟acquisition d‟un certain prestige et de positions avantageuses, comme l‟avait pressenti Serres : « la ligne du progrès n‟est pas le temps, mais la trajectoire de la course à la première place, le simple jeu de la concurrence, encore la guerre ». Ce que Bourdieu (2001) confirme : l‟irruption de l‟innovation a pour effet de

« modifier les règles de distribution des profits dans l‟ensemble du champ : tous ceux qui avaient un capital lié à l‟ancienne manière de faire connaissent une banqueroute symbolique et leur travail est renvoyé au passé dépassé, à l‟archaïque ». Cet état de fait est renforcé par le droit que s‟arrogent les innovateurs à réécrire l‟histoire de leur discipline : « le premier arrivé, le vainqueur de la bataille obtient pour prix le droit de réinventer l‟histoire à son profit.

L‟histoire donne alors un bel effet de réel à l‟auto-publicité » (Serres, 1994). Bourdieu ne dit pas autre chose lorsqu‟il écrit : l‟histoire des sciences « est l‟enjeu de luttes ; chacun des protagonistes développe une vision de cette histoire conforme aux intérêts liés à la position qu‟il occupe dans cette histoire ». Derrière les questions cognitives, semblent bien se profiler

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9 des enjeux sociaux ; interviennent des procédures de domination sociale. La sociologie des sciences, notamment au travers du programme critique des champs, constitue ici une ressource incontournable.

Enjeux socio-symboliques de la partition innovation-tradition

Un premier indicateur de ces enjeux sociaux réside dans le fait trivial que les chercheurs s‟auto-présentent fréquemment comme innovants, très rarement comme traditionnels. Feyerabend (1979) a mis à jour les stratégies argumentaires, qualifiées de propagande, déployées par les innovateurs pour légitimer leurs découvertes. Il en va ainsi des conceptions coperniciennes défendues par Galilée. Ce dernier, pour convaincre du bien-fondé de sa conception, n‟a pas hésité à mobiliser des hypothèses ad hoc, à négliger des faits importants : « Galilée l‟emporte grâce à son style, son art de la persuasion, parce qu‟il écrit en italien et parce qu‟il attire ceux qui par tempérament sont opposés aux idées anciennes et aux principes d‟enseignement qui y sont attachés ».

De son côté, Grossetti (2006a) étudie la « rhétorique de la refondation et de la table rase » développée par Latour au sujet de sa propre contribution. Ce dernier propose de mettre au rebus une grande partie des acquis de la sociologie voire de la réinventer dans son ensemble. Pour ce faire, Latour met en scène une opposition (Corcuff, 2006) entre d‟un côté

« la sociologie des associations » qu‟il promeut et de l‟autre « la sociologie de la société » (appellation qu‟aucun collectif ne revendique) qu‟il récuse. Cette partition est considérée par Grossetti comme forcée et artificielle ; sa seule fonction serait de produire « un effet de radicalité » (Gingras, 1995 ; Bourdieu, 2001) sous la forme de la rupture définitive et irréversible. Le mode est binaire : « nous, novateurs versus les autres, vides, archaïques et obsolètes ». L‟ambition est forte : il ne s‟agit pas moins que de supplanter les paradigmes classiques en érigeant une nouvelle science normale. Nous ne nous attarderons pas ici sur la contradiction performative que recèle chez Latour cette façon de procéder alors même qu‟il avait lui-même par le passé, dans le sillage de Serres, fustigé la conception linéaire et disjonctive de la temporalité discutée ci-avant. Cette constatation est néanmoins révélatrice : si un auteur comme Latour procède de la sorte alors même qu‟il en a dénoncé le caractère illusoire, c‟est que cette rhétorique lui procure des intérêts, en l‟occurrence socio-symboliques voire commerciaux. Grossetti note enfin, chez Latour, une tendance à la dogmatisation du principe de symétrie généralisée, opération qui est sans doute incontournable dans l‟ambition d‟affirmation d‟une théorie qui se veut ultime et générale mais en devient fermée et exclusive.

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10 Lahire (1996) avait déjà noté cette tendance au durcissement voire à l‟universalisation d‟une grille conceptuelle présentée comme novatrice par certains chercheurs en vue de se rendre reconnaissables et d‟en retirer des profits symboliques. Lahire propose une explication fondée sur le mode de reconnaissance dans le champ académique : « un auteur reconnu en sciences sociales est un chercheur identifié à partir d‟une grille théorique reconnaissable. Cet état de fait incite davantage les auteurs à travailler dans le sens de la production de l‟originalité de cette grille tout au long de leurs travaux qu‟à opérer des déplacements de leurs langages d‟analyse ». Selon Lahire (1998), « il est question de prestige dans ces prises de position théoriques généralistes. Prendre le point de vue le plus général, haut, transcendant semble un modèle rêvé. Les théoriciens jouent dans l‟ordre théorique les mêmes stratégies que les hommes d‟Etat, la perte de lucidité et de relativité est un gain d‟envergure ».

Cette interprétation est corroborée par Bouveresse (1999) : ce dernier étudie les procédés mis en œuvre par Debray cherchant à faire passer une idée triviale pour une découverte révolutionnaire et radicale. Ce dernier recourt à une analogie au théorème de Gödel. Celle-ci, considérée par Bouveresse comme imprécise, abusive et purement rhétorique, n‟apporte rien du point de vue du contenu. En revanche, elle n‟est pas neutre du point de vue des profits sociaux, médiatiques et commerciaux qu‟elle génère en faisant sensation, en produisant des effets de virtuosité, bref en substituant la séduction à la démonstration.

Convoquer Bourdieu (1996) permet de comprendre la diffusion de telles stratégies : certains intellectuels privilégient le verdict du marché, propre au champ médiatique, au détriment du jugement critique censé structurer le champ académique. Pire, les profits glanés et les positions avantageuses conquises dans le premier univers sont réinvestis dans le second ; et ce notamment par les chercheurs hétéronomes, c'est-à-dire les moins dotés en capital spécifique académique, les moins reconnus par leurs pairs. Les normes esthétiques du spectaculaire, de l‟extraordinaire, du sensationnel, du scoop et de la radicalité visant la séduction du plus grand nombre tendent alors à se substituer aux normes cognitives. Le champ scientifique semble perdre en autonomie, c'est-à-dire de sa capacité à promouvoir sa logique propre.

L‟auto-qualification d‟« innovation révolutionnaire » peut donc se comprendre comme la conséquence de l‟intrusion dans le champ académique des normes du marché médiatique.

La structure propre du champ scientifique semble également responsable, à l‟instar des thèses développées par Broad & Wade (1987) d‟une pression à la créativité pour exister scientifiquement. Cela fait notamment écho à Merton (1997) pour qui l‟« originalité » est l‟une des normes supérieures du champ institutionnel. Seuls sont récompensés les productions

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11 originales, parfois frauduleuses, et les acteurs démontrant la paternité des découvertes. Le deuxième ne gagne rien. La logique de surenchère dans le dépassement-surpassement s‟en trouve légitimée. Le système incite à une course concurrentielle pour l‟innovation ; les carrières en dépendent. Et Bourdieu (2001) de corroborer : « il faudrait réfléchir à l‟usage de l‟opposition vieux-neuf qui est sans doute un obstacle au progrès de la science ; la sociologie souffre du fait de la recherche de distinction à tout prix encourageant à forcer artificiellement les différences, retardant l‟accumulation dans un paradigme commun ». S‟ensuivent des mouvements pendulaires dans la production de connaissances tels que les cycles de « mort et résurrection de la philosophie tantôt avec ou sans sujet ». Bourdieu y voit des phénomènes générationnels : « les nouveaux entrants se posent quasi systématiquement en s‟opposant aux plus anciens donc en portant un regard critique sur leurs travaux ».

L‟approche critique que nous avons développée a permis de mettre en lumière certaines failles, insuffisances et limitations inhérentes à la bipartition innovation-tradition théoriques. La philosophie des sciences a permis de démontrer se relativité à une conception singulière de la temporalité (linéaire et disjonctive) qui s‟est avérée contestable. En effet, l‟histoire des sciences révèle que de nombreux éléments épistémiques survivent à la survenue des révolutions paradigmatiques. Une innovation n‟est jamais ni totale ni radicale. Elle ne constitue qu‟un montage contemporain de composantes d‟âges multiples. Nous avons enfin démontré, à partir de la sociologie des sciences, que la catégorisation considérée n‟est pas réductible à des enjeux cognitifs et se trouve chargée d‟enjeux sociaux : ceux qui se présentent comme innovants attirent systématiquement les profits symboliques voire commerciaux. La mise en évidence de certaines limites inhérentes à la partition innovation- tradition ne justifie pas pour autant son abandon strict. Il convient plus raisonnablement d‟en expliciter les apports spécifiques et surtout les précautions d‟un usage raisonnable. Dit autrement, les critiques étant énoncées, que reste-t-il de la pertinence de cette catégorisation ? Sa validité est à mettre « sous conditions » (Lahire, 1998).

Que reste-t-il de la partition innovation-tradition théoriques ?

Quelle est tout d‟abord la valeur empirique de la partition tradition-innovation que Kuhn (1990) qualifie de « tension essentielle » de l‟activité scientifique ? Le fait d‟avoir relativisé la portée soi-disant radicale et révolutionnaire des innovations scientifiques ne doit en aucun cas masquer l‟idée que l‟espace théorique est traversé par une pluralité de programmes de recherche, lesquels ne sont pas nécessairement tous contemporains. Comme le

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12 concède Berthelot (1990), la pluralité des orientations de recherche est un « fait que l‟on constate et qui semble irréductible ». La pluralité peut être formalisée et cartographiée, à l‟instar des divers schèmes d‟intelligibilité dégagés par l‟auteur. Au sein de ce paysage, les programmes doivent être situés historiquement. Tous ne sont pas apparus au même moment.

Certains se sont même construits par opposition à leurs prédécesseurs, sur la base d‟une critique de leurs insuffisances associée à la production d‟une alternative. Ainsi Benatouïl (1999) considère-t-il l‟approche pragmatique en sociologie comme « une émergence dialectique » à partir de la théorie critique des champs de pouvoir. De telles configurations peuvent évidemment être repérées dans le champ des sciences du sport (Quidu, dans cet ouvrage a, b) : par exemple, le programme de l‟action situé peut être lu comme une émergence dialectique à partir du paradigme computationnel. A ce stade de la réflexion, trois critères nécessaires mais non suffisants peuvent être mobilisés pour qualifier une innovation : un programme innovant doit être chronologiquement postérieur à des adversaires théoriques identifiables contre lesquels il se construit, qu‟il critique et auquel il propose une alternative qui génère une controverse épistémologique. Ne perdons pas de vue néanmoins les limitations énoncées ci-avant : la postériorité d‟un programme sur un autre ne doit jamais occulter le fait que chaque programme demeure fondamentalement un assemblage d‟éléments hétérogènes et poly-chrones ; d‟autre part, pour exister, certains programmes n‟hésitent pas à « inventer » un adversaire pour se poser en s‟opposant.

Le schéma kuhnien semble donc présenter une certaine validité empirique lorsque sont distinguées les phases de « science normale » et de « crise paradigmatique ». En revanche, la question de la résolution des crises semble davantage problématique : Kuhn suggère que l‟antique science normale est vouée, à terme (l‟auteur demeure évasif sur l‟empan temporel précis du processus, ce qui pose problème car cette imprécision est en quelque sorte une façon d‟avoir toujours raison), à la disparition, se trouvant supplantée par son rival paradigmatique.

Or, comme le note Grossetti (2006a), le problème est que le schéma de Thomas Kuhn, qui ne fonctionne pas forcément toujours très bien pour les sciences de la nature (Galison, 2002), n‟a jamais fonctionné en sciences sociales, et encore moins en sociologie, où les disputes se terminent en général par l‟ajout d‟une nouvelle chapelle à la kyrielle de celles qui existent déjà. L‟innovation ne détruit que très rarement la tradition qui continue à se développer , ce qui relativise donc la vision par révolution-dépassement-remplacement. Des programmes concurrents, comme le soutiennent Lakatos (1994) et Berthelot (1990), sont donc voués à coexister durablement. Quidu (dans cet ouvrage, a) formalise à ce propos les divers modes de cohabitation entre traditions rivales de recherche, lesquels vont bien au-delà d‟une conception

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13 étriquée de l‟incommensurabilité condamnant les programmes à l‟indifférence et au développement parallèle.

Au final, le surgissement d‟un point de vue innovant ne produit pas ipso facto la désagrégation des modèles traditionnels sur le mode illusoire d‟une révolution radicale et irréversible. Il convient plus raisonnablement de reconnaître que le paysage des modèles concurrents se trouve reconfiguré par cette innovation. Toutefois, stigmatiser le « culte du nouveau » (Serres, 1994) ne doit pas conduire à nier la survenue d‟une innovation. Il s‟agit donc de redoubler de vigilance sur la caractérisation de celle-ci.

Une exigence majeure devient de spécifier les niveaux épistémiques auxquels se situent les innovations, de les formaliser et d‟en préciser les filiations historiques. De façon symétrique, il convient de repérer des niveaux moins marqués par l‟innovation et partageant des éléments communs avec les rivaux programmatiques. Quels peuvent être ces niveaux épistémiques ? Il peut tout d‟abord s‟agir d‟un niveau dit ontologique et symbolique. Pour reprendre la méthodologie des programmes de recherche (Lakatos, 1994), on se situe ici au sein du noyau dur, lequel est composé d‟images structurantes (Durand, 1968 ; Quidu, 2010) et de postulats fondateurs sur la nature des phénomènes. Holton (1981) évoque pour sa part l‟idée de thêmata. Une innovation paradigmatique génère souvent une rupture avec les programmes classiques sur ce plan, comme l‟a démontré Kuhn. La discussion porte sur les présupposés fondamentaux, mobilise des arguments et références philosophiques.

L‟innovation, en apportant un regard extérieur permettant la décentration, concourt à rendre visibles les partis-pris ontologiques rivaux qui avaient été rendus implicites par la pratique habituelle de la science normale. Le point de vue novateur peut également introduire un bouleversement dans l‟échelle d‟appréhension des phénomènes étudiés. Dans ce cadre, Grossetti (2006b) distingue, dans le domaine des sciences sociales, les échelles de temps (durée des processus), de masse (nombre d‟unités d‟action impliquées) et de généralité (nombre de contextes concernés). L‟objet d‟étude du programme peut également s‟avérer novateur au regard des processus considérés par les traditions classiques de recherche. Bien souvent, ce qui était considéré par le programme classique comme du bruit, marginal et insignifiant, devient pour le programme novateur le cœur de l‟analyse (Prigogine & Stengers, 1992). Pour Funkenstein (1995), « une théorie antérieure assigne à l‟absurde certaines conséquences qui seront érigées en principe de base des théories futures ». Il en va ainsi du développement de l‟approche dynamique en psychologie sociale (Ninot & Fortes, 2007) : la variabilité, l‟instabilité et l‟historicité du processus auto-évaluatif, considérées classiquement comme non significatives, deviennent objet d‟analyse. L‟innovation peut porter sur d‟autres

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14 plans : schèmes d‟intelligibilité, concepts, théories, modèles, méthodes analytiques, construction des données. De nombreuses catégorisations de l‟activité scientifique existent et il n‟est pas ici question d‟en discuter. L‟enjeu est simplement de spécifier les niveaux affectés par l‟innovation et ceux qui ne le sont pas. Les divers niveaux et composants de l‟activité scientifique doivent également être envisagés dans leurs liens, conformément à l‟hypothèse de l‟« holisme épistémologique ». Deux contributions de cet ouvrage satisfont particulièrement ces exigences : Fortes & Ninot envisagent les relations entre les différents plans (ontologiques, théoriques, méthodologiques, psychométriques…) de l‟approche dynamique en psychologie sociale pour marquer sa distinction avec les approches nomothétiques traditionnelles ; de leur côté, Sève et al font l‟effort de formaliser leur programme de recherche du cours d‟action en distinguant notamment les composantes du noyau dur et de la ceinture protectrice.

Nous pouvons pousser plus en avant cet effort de spécification des niveaux concernés par la nouveauté paradigmatique : celle-ci peut très bien innover aux plans ontologiques, théoriques, conceptuels, méthodologiques mais demeurer très traditionnelle sur des niveaux plus profonds, que Morin (1991) qualifie d‟« arché-paradigme ». L‟arché-paradigme classique repose sur les principes de disjonction, de simplification et de réduction là où le paradigme novateur serait dialogique. Ce niveau arché-paradigmatique se concrétise notamment dans le mode d‟articulation des programmes de recherche rivaux : les programmes perpétuant, vis-à- vis de leurs rivaux, des relations marquées par l‟antagonisme, la radicalisation des oppositions et l‟exclusivité s‟inscrivent dans l‟arché-paradigme classique, disjonctif et réductif ; à l‟inverse, des programmes développant, vis-à-vis de leurs concurrents, des relations de complémentarité s‟inscrivent dans l‟arché-paradigme novateur dialogique. Ainsi, des programmes de recherche innovants sur de nombreuses dimensions (ontologique, théorique, conceptuel…) peuvent tout à fait se montrer fondamentalement classiques du point de vue arché-paradigmatique : il en va ainsi des approches dynamiques, pragmatiques et du cours d‟action lorsque celles-ci radicalisent les antagonismes vis-à-vis de leurs rivaux et se présentent comme exclusives. D‟autres travaux semblent innovants du point de vue arché- paradigmatique à l‟instar de Lemoine (2007) pour qui les approches cognitivistes et dynamiques, généralement considérées comme irréductibles, peuvent représenter deux facettes complémentaires et alternatives du contrôle moteur (Quidu, 2010). Au final, des innovations de surface pourraient masquer des inerties traditionnalistes profondes et enfouies.

Cette conception par strates superposées est corroborée par Serres (1994) : « le régime des révolutions n‟est qu‟apparent. En dessous de ces coupures, coulent des flux lents et visqueux.

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15 La surface donne l‟impression de ruptures parfaitement discontinues, tremblements de terre historiques dont la brève violence remodèle le paysage ; mais, très bas, continue un transport extraordinairement régulier, à peine perceptible, sur une toute autre échelle de temps ». Les innovations paradigmatiques pourraient correspondre à cette couche superficielle quand l‟arché-paradigme évoqué par Morin coïnciderait avec ces strates enfouies, évoluant sur un empan temporel beaucoup plus étendu. Prigogine & Stengers (1992) ont développé une interprétation de ce type en soutenant que la mécanique quantique et la relativité d‟Einstein, bien que révolutionnaires sous de nombreux aspects, n‟ont pas rompu avec l‟idéal classique d‟intelligibilité fondé sur le principe de raison suffisante, de symétrie temporelle, et au final de négation du temps.

La possibilité d‟innovation théorique étant désormais reconnue, l‟exigence d‟en spécifier les niveaux épistémiques affirmée, il convient pour finir de questionner l‟opération permettant l‟assignation des divers travaux scientifiques dans l‟une ou l‟autre des catégories innovation ou tradition. Quelles précautions respecter pour réaliser cette opération de façon transparente en écartant les désignations arbitraires qui risqueraient d‟alimenter les enjeux sociaux de domination et de relégation ? Tout d‟abord, l‟assignation d‟un corpus de travaux dans l‟une des deux catégories doit s‟appuyer sur des critères précis, en référence aux différents niveaux épistémiques évoqués ci-avant. Ensuite, l‟opération doit être précisément datée et située dans le temps : en effet, un programme qui pourrait être associé, à un temps t, à la catégorie innovation n‟a pas vocation à y demeurer indéfiniment. Il sera à son tour critiqué dans ses fondements ontologiques, conceptuels et méthodologiques par une alternative paradigmatique qui le fera changer de statut. Conformément à la dimension dynamique, réformatrice et dialectique de l‟activité scientifique (Bachelard, 1940), l‟innovation d‟hier deviendra inéluctablement la tradition de demain. De ce fait, aucune assignation n‟est définitive ni irréversible ; elle est nécessairement temporaire et référée à une configuration épistémologique donnée. Un programme n‟est jamais traditionnel ou innovant en soi mais relativement à ses rivaux. Les jugements épistémologiques devront être réactualisés à mesure que le paysage des programmes de recherche concurrents se redessine. En outre, la portée d‟un programme dans un champ scientifique donné n‟est pas nécessairement immédiate ; son retentissement et sa reprise par les pairs peuvent être différés. Cette constatation incite à la prudence vis-à-vis des opérations d‟assignation instantanée. A l‟instar de Lakatos (1994), des évaluations diachroniques et historiques en référence à la dynamique de développement d‟une nouveauté paradigmatique devraient être privilégiées.

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16 Reste enfin à définir les acteurs ayant la responsabilité de cette opération d‟assignation : cette tâche doit-elle être prise en charge par les philosophes des sciences ou par les scientifiques eux-mêmes ? Chacune de ces alternatives présente nt des limites spécifiques. La réalisation de cette opération par le philosophe des sciences (pour exemple Dosse, 1995) tend à perpétuer l‟image de l‟épistémologue policier, en surplomb, en situation d‟extériorité. L‟analyste risque en outre, si l‟on se réfère à Serres (1994), de marquer un certain retard vis-à-vis des sciences en cours d‟invention : dans la mesure où certains

« épistémologues travaillent sur des sciences déjà passées », leur jugement, irréductiblement daté, ne peut que s‟avérer obsolète. Lorsqu‟elle est assurée par le scientifique lui-même (pour exemple Prigogine & Stengers, 1992), l‟opération de qualification risque d‟être surchargée en procédures d‟autolégitimation. Il apparaît en effet difficile de surmonter les centrismes de chacun (Morin, 1986). En attestent les tentations de réécriture de l‟histoire de son domaine scientifique à partir d‟un emprisonnement dans son propre point de vue. Ces pratiques ont été fréquemment stigmatisées (Bourdieu, 2001 ; Serres, 1994). Pour sa part, Andrieu (2001) s‟interroge dans les termes suivants : en faisant l‟histoire de son propre domaine, « ne risque- t-on pas de légitimer ses propres découvertes en reconstruisant une histoire modélo- centriste ? ».

Face à ces dérives possibles, quelle position adopter ? Une confrontation des qualifications opérées par les chercheurs et les épistémologues pourrait constituer une première solution en permettant de dépasser les limites de chaque point de vue, sur le mode d‟une objectivation réciproque (Benatouïl, 1999). L‟acteur scientifique apporte sa connaissance engagée du domaine quand l‟épistémologue fait valoir sa connaissance des limites tant sociales qu‟épistémiques des procédures d‟autolégitimation. Une seconde solution, plus réaliste, consisterait, à la suite de Berthelot (1990), à ne pas chercher à personnaliser l‟opération de qualification mais à la déléguer à la communauté scientifique dans son ensemble. Il s‟agit dès lors d‟apprécier comment les prétendants programmatiques à l‟innovation vont être interprétés, reçus, contestés, développés, déformés. Une innovation n‟existera authentiquement qu‟à la condition d‟être reprise par les acteurs scientifiques, de les intéresser, de mobiliser les énergies, d‟enrôler des alliés, de susciter des résistances (Stengers, 1992 ; Latour, 2001). Cette lecture, qui prête moins attention à l‟étiquetage en lui-même qu‟aux effets de l‟innovation et aux réactions qu‟elle suscite, coïncide avec une approche pragmatique qu‟il convient désormais de mettre en œuvre de façon systématique.

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17 APPROCHE PRAGMATIQUE DE LINNOVATION ET DE LA TRADITION THEORIQUES

L‟approche pragmatique promeut un changement de focale par rapport à l‟approche critique, en surplomb et extériorité, en s‟attachant aux opérations que les acteurs eux-mêmes mettent en œuvre dans leur pratique quotidienne. Il s‟agit désormais de prendre au sérieux leurs actions et réactions face à cette problématique de l‟innovation et de la tradition théoriques. L‟analyse pragmatique se déploiera sur un corpus empirique circonscrit et singulier, le numéro 60 de la revue Science & Motricité paru en 2007, dont l‟architecture originale constitue une richesse indéniable : en effet, cet opus se compose tout d‟abord d‟un article-cible de synthèse, formalisant une innovation paradigmatique, en l‟occurrence l‟approche dynamique en psychologie sociale. L‟éditeur principal de la revue parle à son propos d‟une « perspective de recherche tout à fait originale ». Sur cette base, plusieurs articles courts réagissent à cette proposition novatrice. Ceux-ci offrent alors un panorama large des positions que les scientifiques sont susceptibles d‟adopter vis-à-vis des travaux se présentant comme innovants. L‟analyse pragmatique aura pour but la formalisation des attitudes, positions et interprétations vis-à-vis de l‟innovation théorique. Dit autrement, comment les scientifiques eux-mêmes abordent-ils, justifient-ils ou critiquent-ils les notions de tradition et d‟innovation théoriques ?

L’auto-présentation de l’innovation

Intéressons-nous tout d‟abord à la façon dont Ninot & Fortes, auteurs de l‟article de synthèse, s‟y prennent pour présenter, justifier, légitimer les renouvellements dont ils sont à l‟origine. Les contributeurs considèrent tout d‟abord leurs travaux comme participant d‟une véritable révolution paradigmatique, en atteste leur référence à Kuhn : « selon le philosophe Thomas Kuhn, la science ne se construit pas et n‟évolue pas par simple accumulation de connaissances, mais par des changements de la façon de concevoir et de traiter les problèmes scientifiques ». Le point de départ de la justification s‟ancre dans une disqualification argumentée des approches dites « classiques » ou « traditionnelles » : « même si ce paradigme permet la mise en relation des variables, des psychologues le critiquent largement pour son faible intérêt pratique et ses limites heuristiques » ; ou encore : « ces travaux ont mis en évidence des différences interindividuelles et des corrélats sans jamais pouvoir expliquer le fonctionnement causal ou prévoir l‟évolution des variables étudiées chez un sujet lambda ».

Les limites des approches classiques, leurs insuffisances et poi nts-aveugles sont systématiquement repérés. La critique porte notamment sur le plan ontologique, niveau de discussion caractéristique des configurations de crise paradigmatique : « les bases

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18 opérationnelles de la psychologie sociale classique visent à mettre en évidence des chaînes linéaires de causes à effets susceptibles d‟éclairer le réel » ; « le postulat est que la connaissance approfondie des structures et fonctions simples permet d‟expliquer la complexité apparente de pensées, sentiments et comportements en situation sociale manifeste ou imaginaire » ; « l‟esprit ne peut être réduit à des mécanismes séparés sans prendre en compte les influences mutuelles et leur coordination » ; « une telle découverte invite à ne plus penser en terme de déterminisme linéaire, mais à considérer le système étudié comme un système complexe, comprenant de multiples interactions non-linéaires entre les éléments qui le composent » ; « Nowak et Vallacher proposent de faire entrer la psychologie sociale dans un champ où contexte écologique, temps et complexité ne peuvent être négligés » ; « les travaux nomothétiques tablent sur des relations linéaires dans les structures multidimensionnelles ou hiérarchiques, autrement dit, sur des rapports directs et proportionnels. Or, nous pouvons nous interroger sur la nature linéaire d‟une part de l‟évolution des éléments qui composent les construits psychologiques et d‟autre part de leurs relations »…

La discussion porte aussi sur l‟étage des théories et concepts, des stratégies de recueil et d‟analyse des données, des échelles d‟observation : « ces statistiques descriptives ne donnent qu‟une image appauvrie de la variabilité, dans la mesure où elles ignorent l‟ordre dans lequel les observations ont été recueillies. Les analyses de séries temporelles visent à dépasser ces limites et justement à donner des informations sur la dynamique de la série, c‟est-à-dire sur la manière dont la variabilité se construit, observation après observation. Elles mettent en évidence un principe de fonctionneme nt individuel » ; « l‟étude des construits psychologiques a utilisé essentiellement des protocoles nomothétiques statiques, autrement dit fondés sur quelques mesures répétées d‟un groupe de sujets espacées d‟au moins un mois »

Sur ces différents plans de discussion, sont reprochées aux approches classiques leurs dimensions réductionnistes, formelles, décontextualisées : « cette approche analytique et réductionniste a été l‟unique voie d‟exploration des construits au cours du premier siècle d‟existence de la psychologie sociale » ; « ce réductionnisme a conduit les chercheurs en psychologie à négliger ou sous-estimer l‟influence du temps et/ou du contexte écologique dans la caractérisation des variables étudiées » ; « les relations causales issues de méthodes analytiques restent limitées dans la généralisation de pensées, sentiments et comportements, dans l‟explication d‟un comportement individuel en contexte écologique et dans la probabilité de prévoir un comportement ou une attitude à un niveau individuel ou groupal » ; « l‟étude séparée des constituants du système ne mènerait à rien dans la compréhension du

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19 fonctionnement global du système » ; « les études en psychologie sociale ont délaissé la prise en compte du contexte écologique dans la caractérisation des valeurs obtenues. Les tâches artificielles de laboratoire, les situations de rupture du contexte pour la passation de divers instruments et les techniques rétrospectives ont pu isoler des variables autant qu‟elles les ont décontextualisées. En se déconnectant de l‟évolution écologique des dimensions étudiées, la recherche en psychologie a produit des modèles abstraits et parfois simplistes n‟étant pas plus opérationnels sur le terrain ».

Sur la base de ces critiques réalisées aux divers niveaux épistémi ques, est formulée l‟alternative paradigmatique : « l‟impossibilité de répondre à ces deux objectifs majeurs de la psychologie sociale nécessite d‟entrevoir de nouvelles approches où la variabilité intra- individuelle va jouer un rôle crucial dans la sortie de cette impasse ». Ce qui était antérieurement considéré comme marginal, insignifiant devient objet d‟étude : « c‟est à ce moment que la prise en compte des micro-variations susceptibles d‟entraîner des changements de plus forte amplitude est omise » ; « la faible fréquence d‟acquisition va masquer le processus étudié. La primauté donnée à la personnalité suivant la perspective structuraliste et dispositionnelle a pu négliger toute variabilité intra-individuelle, celle-ci étant attribuée la plupart du temps à l‟erreur de mesure » ; « l‟événement mineur peut devenir aussi important que l‟événement majeur. Si les psychologues se sont largement intéressés aux impacts des événements majeurs, ils ont souvent sous-estimé les conséquences d‟événements de vie mineurs, fréquents et de faible intensité ».

Cette innovation n‟est pas créée ex nihilo mais résulte de la mise en œuvre d‟une approche éprouvée dans d‟autres domaines sur un nouvel objet empirique : « et si le temps jouait un rôle majeur dans le fonctionnement des construits psychologiques ? Prigogine conteste l‟élimination du temps dans les lois classiques de la physique » ; « cette nouvelle orientation rejoint d‟autres changements paradigmatiques tels que le dépassement des conceptions mécanistes classiques et du déterminisme méthodologique simplificateur pour des principes fondés sur l‟incertitude depuis Heisenberg, la causalité probabiliste… ».

L‟accent est mis sur la radicalité de l‟innovation, rompant de façon franche et irréversible avec les approches classiques : les auteurs évoquent un secteur de recherche

« quasi-vierge » : « le nouveau champ de la psychologie sociale initié par Nowak et Vallacher (1998) légitime l‟intérêt de tester de manière intra-individuelle les hypothèses laissées en suspens par les travaux interindividuels ». Delignières, auteur ayant également contribué à l‟émergence de ce programme de recherche, insiste sur la puissance de rupture qu‟il recèle :

« les conséquences théoriques de ce résultat sont très importantes : c‟est une refo nte totale des

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20 conceptions relatives au soi qui est appelée, sur la base des théories de la complexité » ;

« l‟article introductif, rédigé par Grégory Ninot et Marina Fortes rend compte d‟une perspective de recherche tout à fait originale en psychologie sociale… Il s‟agit d‟une approche particulièrement novatrice. On se situe ici aux frontières de la connaissance scientifique, ces travaux mettant en évidence des résultats et testant des hypothèses jusqu‟à présent complètement négligés dans la littérature… Les outils classiques se révélaient complètement inadaptés, et il était nécessaire d‟innover à tout niveau pour tester ces nouvelles hypothèses… Si l‟on a souvent reproché aux STAPS d‟être à la traîne des disciplines constituées, de ne générer que des sous-produits de démarches créées par ailleurs, on ne peut qu‟être satisfait de voir des recherches issues de nos laboratoires occuper une tête de pont, méthodologique et théorique. Car c‟est bien de cela qu‟il s‟agit ici : ce point de vue n‟avait jusqu‟à présent jamais été adopté, ces procédures métrologiques et statistiques n‟avaient jamais été appliquées sur ce type de données ».

Malgré le caractère novateur de leur approche, les auteurs soutiennent avoir dépassé une phase originelle « analogique », balbutiements semblent-ils inhérents au transfert d‟une approche donnée sur un objet de recherche inédit. Le dépassement de cette phase métaphorique permet d‟insister sur le sérieux et les exigences que se sont imposés les auteurs dans le développement de leur approche : « cette nouvelle voie scientifique exige d‟autant plus de rigueur pour ne pas être perçue comme un effet de mode ou hermétique à toute critique. Les pièges épistémologiques tels que l‟analogie, les bonds conceptuels, les leurres technologiques ou l‟exploitation de méthodes inappropriées sont légions » ; « Nowak et Vallacher (1998) ont ouvert la psychologie sociale à la perspective dynamique. Seulement, leurs écrits proposent des analogies avec la physique et des simulations sur ordinateur sans produire de protocoles empiriques. D‟autres auteurs convaincus de la puissance heuristique de la variabilité intra-individuelle sont également restés au stade des hypothèses. La lourdeur des protocoles, le manque d‟instruments brefs, l‟obligation d‟utiliser des analyses de séries temporelles rarement inscrites aux programmes des cursus universitaires en psychologie et le scepticisme des experts des revues devant la nouveauté ont été autant de freins à l‟avènement de preuves empiriques ou expérimentales. Aujourd‟hui, tous les éléments théoriques et méthodologiques semblent réunis pour que des chercheurs explorent ce secteur quasi - vierge » ; « les modèles théoriques, les méthodes, les instruments de recueil de données et les techniques d‟analyse sont désormais au point afin de fournir une vérification des hypothèses de fonctionnement psychologique laissées en suspens par les travaux nomothétiques classiques ».

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21 Diversité des réactions face à l’innovation

Etudions à présent la diversité des attitudes et réactions, aussi bien élogieuses, sceptiques que critiques, vis-à-vis de l‟article-cible présenté comme innovant. Une première série d‟interprétations cherche à relativiser la radicalité et la puissance de rupture contenues dans l‟application de l‟approche dynamique en psychologie sociale. Plusieurs stratégies argumentaires sont alors déployées.

Une première attitude consiste à démontrer que des programmes antérieurs, passés sous silence par Ninot & Fortes, avaient d‟ores et déjà développé des préoccupations analogues : ainsi Lévêque écrit-il : « l‟article concerné aurait gagné à ne pas oublier que l‟interactionnisme dynamique prenait déjà en compte les effets conjugués et réciproques des variables intra-individuelles et des variables situationnelles » ; « l‟effet du temps est au cœur de la compréhension clinique… La temporalité des phénomènes psychiques y est première dans l‟élaboration psychique d‟un sujet, ses rythmes, ses connexions associatives, ses fixations, régressions ». Tap propose une interprétation homologue : « je ne puis qu‟être d‟accord avec Ninot-Fortes sur l‟intérêt d‟une psychologie sociale dynamique, mais je voudrais rappeler que cette prise en compte de processus complexes et de leur dynamique n‟est pas vraiment nouvelle. Il suffit de se référer à Kurt Lewin. Ce rappel historique ne remet pas bien sûr en question l‟intérêt d‟une relance plus moderne de la psychologie dynamique.

Mais il permet d‟analyser pourquoi les conceptions holistiques anciennes de la personne et de ses interactions avec les autres en tant que personnes (interpersonnel), avec l‟entourage (groupal) et avec la situation (trois dimensions de la psychologie sociale environnementale ou écologique) ont eu du mal à se développer » ; « ce que nous proposent ici ces deux auteurs est donc à saluer. Toutefois, je pense qu‟il n‟est pas que les « récents travaux des physiciens et des biologistes de la complexité…» qui devraient être évoqués. D‟autres propositions comme celles de Kurt Lewin, de la gestalt-théorie, des approches phénoménologiques mériteraient d‟être rappelées tant elles sont inscrites dans les cadres des sciences de l‟exercice physique ; l‟approche clinique peut aussi être considérée comme une approche dynamique, dans le sens où elle s‟intéresse dans une perspective idiographique à l‟évolution psychique ». Pour Fontayne, « l‟idée que « le Soi est à la fois stable et instable, à la fois confirmé et évolutif…

est assez ancienne en psychologie sociale. Les concepts d‟estime de soi « trait » et « état », ainsi que les outils développés dans le domaine général ou dans le domaine du sport attestent de cette préoccupation chez les chercheurs » ; et de continuer : « quoiqu‟il puisse être écrit, il existe un certain nombre de travaux portant sur les fluctuations de l‟estime de soi. Les

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22 approches nomothétiques « classiques » ont donc réussi à mettre en évidence l‟existence d‟une « estime de soi-état » sensible au contexte social ».

Une seconde stratégie tend à démontrer que des programmes rivaux contemporains ont été caricaturés. Des homologies voire des convergences de résultats auraient pourtant pu être repérées si la mise en scène des oppositions n‟avait pas été si forcée : pour Lévêque, « les auteurs auraient dû veiller à ne pas caricaturer l‟approche psychanalytique et clinique et à se souvenir que des auteurs majeurs comme D. Anzieu (1997), soucieux d‟en extraire l‟essence et de la dégager du champ thérapeutique pour la resituer dans le commun, l‟ont rebaptisé

« approche psycho-dynamique de la personnalité » ; « cette formulation bien connue de Lagache (1949) marquait une ambition bien plus large de ce corpus théorique à saisir la globalité et la complexité des adaptations humaines, saisies justement selon des protocoles patients et répétitifs de nature idiographique ; une forte analogie se découvre ici entre la fréquence des recueils d‟informations en analyse dynamique et le patient « regroupement et recoupement de signes » ; « ainsi les réactions hétéro-plastiques et autoplastiques s‟enchevêtrent et s‟entrelacent, sans exclure les moments de crise propices aux réaménagements. Sommes-nous si loin « de la croisée entre adaptation et préservation » évoquée par les auteurs. Ainsi, d‟une connaissance plus approfondie des modèles trop vite récusés, les auteurs auraient pu déceler des analogies et points de convergence insoupçonnés avec l‟approche privilégiée dans l‟article; la discussion sur les questions essentielles de la linéarité et de la prédictibilité des réponses en aurait été enrichie ». La mise en scène des oppositions, comme stratégie per mettant de légitimer sa propre contribution, est également stigmatisée par Tap : « je suis entièrement d‟accord avec la critique des conceptions linéaires formulée par Ninot et Fortes, en début de leur article. Mais cette critique s‟applique à la psychologie expérimentale ou à la psychologie différentielle dans leurs aspects méthodologiques. Il me semble qu‟elle s‟applique moins à la psychologie sociale ».

Certains travaux concurrents et contemporains ont été caricaturés quand d‟autres ont été carrément passés sous silence : pour Fontayne, « d‟autres approches, notamment dans le domaine de la cognition sociale, ont abordé le problème de la variabilité des construits, et (j‟) estime que l‟article cible a quelque peu négligé ces pistes théoriques » ; « s‟il pouvait sembler légitime de présenter « la perspective dynamique initiée par Nowak et Vallacher en 1998 dans la psychologie sociale » comme un « nouveau courant », la démonstration de ce point de vue pouvait être accompagnée du fait que ce n‟est pas la seule proposition « écologique » avancée dans le champ de la psychologie sociale, en particulier dans celui de la cognition sociale ».

Pour Lévêque, « les auteurs prennent la précaution de préciser que les « vécus » (mais ce

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