• Aucun résultat trouvé

QUE RESTE-T-IL DE LA RÉVOLUTION KEYNÉSIENNE?

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "QUE RESTE-T-IL DE LA RÉVOLUTION KEYNÉSIENNE?"

Copied!
7
0
0

Texte intégral

(1)

QUE RESTE-T-IL DE LA RÉVOLUTION KEYNÉSIENNE ?

. ANNICK STETA .

A p r è s avoir f a i t connaissance avec John M a y n a r d Keynes dans le p r é c é d e n t n u m é r o d e la Revue, assistons à la c o n c e p t i o n d e la Théorie générale e t à la naissance d u keynésianisme.

L

J œuvre fondatrice du keynésianisme est née d'un échec : c'est parce que Keynes ne parvenait pas à se faire entendre des gouvernements aux prises avec la crise économique des années trente qu'il écrivit la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie. L'intervention publique qu'exigeait selon lui l'apparition d'un chômage massif et persistant avait le plus urgent besoin d'une légitimation théorique. Or du côté de l'univer- sité, il ne se passait rien : l'écrasante majorité des économistes restait fidèle aux préceptes des grands ancêtres et continuait d'espérer un retour spontané des marchés à l'équilibre. À l'aube de la cinquantaine, Keynes engagea donc l'essentiel de ses forces dans la construction d'un édifice théorique radicalement nouveau et follement ambitieux.

La littérature économique antérieure à la Théorie générale était parcourue par le fantasme de l'équilibre. Les économistes classiques et leurs successeurs néoclassiques s'acharnèrent à démontrer que des marchés libres d'entraves ne pouvaient connaî- tre que des déséquilibres temporaires. Il ne saurait ainsi y avoir de

•V) R E V U E D E S

UJ D E U X M O N D E S

(2)

chômage que volontaire, puisque la flexibilité du prix du travail (autrement dit, le salaire) assure l'égalité de l'offre et de la demande de ce facteur de production. Seuls les individus exigeant une rémunération supérieure au salaire du marché ne trouvent pas à s'employer. Prisonniers de ce schéma explicatif, la plupart des éco- nomistes confrontés aux ravages de la grande dépression se contentèrent d'affirmer que le chômage finirait par se résorber.

Keynes avait été formé dans le même moule que ses fellow economists. Mais il fut seul à briser avec pareille netteté les chaînes intellectuelles qui le reliaient à ses maîtres ( 1 ) . Parce qu'il n'était pas seulement un universitaire, parce qu'il continuait de participer de diverses manières à la vie publique de son pays et du monde, il se révéla plus sensible au décalage entre les enseignements de la théorie économique et une réalité aussi douloureuse que dange- reuse. La Théorie générale est la réponse d'un des plus grands intellectuels de son temps aux menaces que la crise économique faisait alors peser sur les sociétés occidentales : Keynes cherche à identifier les causes du chômage qui ronge les États-Unis comme les nations européennes et trace les contours de politiques suscep- tibles de rapprocher ces économies du plein-emploi. Il lui faut pour cela rompre avec le catéchisme de l'analyse économique orthodoxe.

Alors que la théorie économique classique et néoclassique avait été bâtie sur l'hypothèse de neutralité de la monnaie, Keynes procéda dans la Théorie générale à l'intégration des sphères réelle et monétaire. Les prédécesseurs de Keynes voyaient en la monnaie un simple instrument des échanges. Dans une économie ainsi caractérisée, les prix (exprimés en monnaie) varient en proportion de l'offre de monnaie. Le niveau absolu des prix dépend donc de la quantité de monnaie en circulation. Cette relation entre la masse monétaire et le niveau absolu des prix est connue sous le nom de théorie quantitative de la monnaie. Si Keynes s'éloigne de la théo- rie quantitative dans le Traité sur la monnaie publié en 1930, il attend la Théorie générale pour consommer cette rupture et propo- ser sa conception d'une demande de monnaie fonction du taux d'intérêt anticipé. Selon l'économiste de Cambridge, la monnaie est demandée pour elle-même en raison de la préférence pour la liquidité que manifestent les individus : bien que la monnaie ne

31

Que r e s t e - t - i l de l a r é v o l u t i o n k e y n é s i e n n e ?

(3)

Que r e s t e - 1 - i 1 de l a r é v o l u t i o n k e y n é s i e n n e ?

leur procure aucune rémunération, ils souhaitent en conserver une certaine quantité par-devers eux. La quantité de monnaie deman- dée par les agents économiques dépend du taux d'intérêt anticipé, qui est le prix de la renonciation à la liquidité : plus le taux d'inté- rêt anticipé est élevé, plus les individus tendront à transformer leurs encaisses monétaires en actifs porteurs d'une rémunération ( 2 ) . Le taux d'intérêt est déterminé par la confrontation de la demande de monnaie exprimée par les agents économiques et de l'offre de monnaie contrôlée par la puissance publique : c'est donc une variable monétaire. Ce même taux d'intérêt détermine le niveau de l'investissement : plus le taux d'intérêt est élevé, moins les investissements rentables sont nombreux. Le taux d'intérêt est donc également une variable réelle, puisqu'il exerce une influence sur la sphère réelle de l'économie. En mettant en évidence la pré- férence pour la liquidité, Keynes a brisé le mur que ses prédéces- seurs avaient érigé entre sphère monétaire et sphère réelle. Dans ce nouveau cadre théorique, la politique monétaire constitue un moyen d'agir sur l'investissement et, à travers lui, sur l'ensemble de l'économie réelle.

L'efficacité de la politique monétaire est limitée par un phé- nomène de « trappe à liquidité ». L'injection de quantités supplé- mentaires de monnaie dans l'économie pousse le taux d'intérêt à la baisse. Mais il existe selon Keynes un niveau au-dessous duquel le taux d'intérêt ne diminue plus : le supplément de monnaie créée n'a pas davantage d'effet sur le taux d'intérêt que s'il était jeté dans une trappe (3). La politique budgétaire prend alors le relais d'une politique monétaire devenue impuissante. Son efficacité repose sur le mécanisme du multiplicateur d'investissement.

Lorsque la puissance publique finance un investissement, celui-ci se traduit par une augmentation du revenu des agents écono- miques qui participent à sa réalisation. Ce supplément de revenu sera pour partie consommé et pour partie épargné. Là encore, Keynes rompt avec l'héritage classique et néoclassique. Selon les tenants de cette tradition, le partage du revenu entre consomma- tion et épargne résulte d'un arbitrage intertemporel : les agents arbitrent entre une consommation immédiate et une consomma- tion différée dans le temps, c'est-à-dire de l'épargne. L'acte d'épar- gne dépend de la comparaison entre la préférence pour le présent

(4)

et le taux d'intérêt. Keynes substitue à cette vision d'un Homo œconomicus obsédé par la maximisation de son utilité celle d'un agent économique mû par une « loi psychologique fondamentale » selon laquelle les individus tendent à accroître leur consommation à mesure que leur revenu croît, mais non d'une quantité aussi grande que l'accroissement du revenu. L'épargne n'est que le résidu de la consommation ( 4 ) . Le multiplicateur d'investissement (k) est le rapport de l'accroissement du niveau de production ou de revenu à l'accroissement initial de l'investissement. Puisque le revenu est partagé entre consommation et épargne, la somme de la propen- sion marginale à consommer (a) et de la propension marginale à épargner (s) est égale à 1 ( 5 ) . Le multiplicateur d'investissement est égal à l'inverse de la propension marginale à épargner : sa valeur est d'autant plus forte que la propension marginale à consommer est élevée ( 6 ) .

De l a r é v o l u t i o n keynésienne à l a synthèse n é o c l a s s i q u e

La « révolution keynésienne » (7) se mit en marche avant même la publication de la Théorie générale le 4 février 1936.

Keynes y contribua notablement, non seulement en faisant circuler des éléments de son manuscrit, mais aussi en soulignant l'ampleur de la rupture dont l'œuvre était porteuse ( 8 ) . Schumpeter a raconté que les étudiants de Harvard avaient tant hâte de lire le nouvel opus de Keynes qu'ils se débrouillèrent pour s'en procurer quelques exemplaires avant même que les librairies locales ne soient approvisionnées (9). Le retentissement de l'œuvre fut énorme.

Mais, très vite, les exégètes s'emparèrent de la Théorie générale et tentèrent de rendre plus accessible une œuvre complexe et subtile ; ils ne réussirent qu'à la trahir. Dès 1937, John Hicks pro- posa une modélisation de la Théorie générale qui allait à rebours du projet de son auteur : alors que Keynes considérait que la théo- rie classique constituait un cas particulier d'une théorie plus géné- rale (10), Hicks chercha à montrer l'inverse. Initiée par Hicks dans Mr. Keynes and the "Classics" (11), la lecture IS-LM prit le pas sur le véritable message de la Théorie générale. Le schéma IS-LM per-

Que r e s t e - t - i ï de l a r é v o l u t i o n k e y n é s i e n n e ?

(5)

Que r e s t e - t - i l de l a r é v o l u t i o n k e y n é s i e n n e ?

met d'identifier le revenu et le taux d'intérêt pour lesquels il y a à la fois égalité de l'investissement et de l'épargne et équilibre du marché monétaire (12) : alors que l'analyse de Keynes était une analyse du déséquilibre, le schéma IS-LM permettait aux écono- mistes de renouer avec leur passion de l'équilibre. Que Hicks ait fini par désavouer son graphique en 1976 (13) ne change rien à l'affaire : les échecs des politiques de relance élaborées dans un cadre conceptuel devant presque tout au schéma IS-LM et presque rien à Keynes furent systématiquement portés au passif de ce der- nier.

La lecture faite par Hicks de la Théorie générale servit de pierre angulaire à une tentative de réunification de la macroécono- mie keynésienne et de la microéconomie néoclassique connue sous le nom de synthèse néoclassique. La révolution théorique qu'avait entreprise Keynes s'y dilua jusqu'à s'y perdre. Les cri- tiques les plus virulents de la Théorie générale utilisaient sans états d'âme les instruments d'analyse mis au point dans le cadre de la synthèse néoclassique, mais obtenaient des résultats opposés à ceux de Keynes ( 1 4 ) . L'hydre de la vulgate avait englouti la Théorie générale et n'avait recraché que son squelette. Ces pauvres restes ne gênaient personne.

De la révolution keynésienne, il reste cependant le meilleur : la Théorie générale elle-même, ce livre-monde que plus personne ne lit et surtout pas les étudiants en sciences écono- miques, qui se contentent de manuels présentant platement les traits saillants de l'analyse économique keynésienne. Avouons que ce monument de la littérature économique vole un peu haut pour l'idée que trop d'économistes se font de leur discipline : la cons- truction théorique que Keynes y présente s'appuie sur une vision sociale, historique et morale flirtant parfois avec l'érudition. Son ambition, sa fulgurance, ses mystères parfois font de ses lecteurs attentifs de meilleurs économistes, parce que Keynes leur aura appris à sortir des sentiers battus et à tracer leur propre chemin. La

Théorie générale est un professeur d'audace.

1. Keynes a décrit cette rupture dans la préface pour l'édition française d e la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie ( 1 9 3 9 ) : « Pendant un

34

(6)

siècle ou plus l'Économie Politique a été dominée en Angleterre par une concep- tion orthodoxe. [...] C'est dans cette orthodoxie en constante évolution que nous avons été élevé. Nous l'avons étudiée, enseignée, c o m m e n t é e dans nos écrits et sans doute les observateurs superficiels nous rangent-ils encore parmi ses adeptes.

Les futurs historiens des doctrines considéreront que le présent ouvrage procède essentiellement de la m ê m e tradition. Mais nous-même, en écrivant ce livre et un autre ouvrage récent qui l'a préparé, nous avons senti que nous abandonnions cette orthodoxie, que nous réagissions f o r t e m e n t contre elle, que nous brisions des chaînes et conquerrions une liberté. »

2. C'est le cas par exemple d'une obligation.

3. « il se peut que, une fois le taux d'intérêt t o m b é à un certain niveau, la pré- férence pour la liquidité devienne virtuellement absolue, en ce sens que presque t o u t le m o n d e préfère l'argent liquide à la détention d'une créance qui rapporte un taux d'intérêt aussi faible. L'autorité monétaire perd alors la direction effective du taux de l'intérêt. » John M a y n a r d Keynes, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, chapitre xv.

4. « Le train de vie habituel des individus a généralement la priorité dans l'emploi de leurs revenus et ils o n t tendance à épargner la différence qui apparaît entre leurs revenus effectifs et la dépense correspondant à leur train de vie habituel [...].

Aussi un revenu croissant est-il accompagné d'un accroissement plus marqué de l'épargne, et un revenu décroissant d'une diminution plus marquée de l'épargne [...]. » John M a y n a r d Keynes, op. cit., chapitre vin.

5. La propension m a r g i n a l e à c o n s o m m e r est le rapport de la variation de la consommation à la variation correspondante du revenu. La propension marginale à épargner est le rapport de la variation de l'épargne à la variation correspondante du revenu.

6. k = 1 / s = 1/(1-a)

7. 77?e Keynesian Revolution est le titre d'un livre publié en 1 9 4 7 par Lawrence Klein. Cet ouvrage joua un rôle important dans la diffusion des idées keynésiennes aux États-Unis.

8. Keynes écrivit les lignes suivantes à George Bernard Shaw : « Vous devez savoir que je suis en train d'écrire un livre sur la théorie économique qui, m e semble-t-il, révolutionnera largement - non pas d'un seul coup, j'imagine, mais au cours des dix a n n é e s à v e n i r - la m a n i è r e d o n t le m o n d e a b o r d e les p r o b l è m e s économiques. » Cité par : Bernard Maris, Keynes ou l'économiste citoyen, Presses de Sciences Po, 2 0 0 7 , p. 8 8 .

9. « Students were thrilled. A wave of anticipatory enthusiasm swept the world of economists. When the book came out at last, Harvard students felt unable to wait until it would be available at the booksellers : they clubbed together in order to speed up the process and arranged for direct shipment of a first parcel of copies. » Joseph Schumpeter, Ten Great Economists : from Marx to Keynes, Libris, 1 9 5 1 , p. 2 8 0 .

10. Voir : John M a y n a r d Keynes, préface de la première édition anglaise de la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie.

1 1 . John R. Hicks, « Mr. Keynes and the "Classics" : A Suggested Interpretation »,

El

Que r e s t e - t - i l de l a r é v o l u t i o n k e y n é s i e n n e ?

(7)

Éœnometrica, vol. 5, n° 2 , avril 1 9 3 7 , p. 1 4 7 - 1 5 9 .

12. La courbe IS est le lieu des points o ù il y a égalité de l'investissement (invest- ments) et de l'épargne (savings) pour des couples (Y,i), Y désignant le revenu et i le taux d'intérêt. La courbe L M est le lieu des points où il y a égalité de la d e m a n d e et de l'offre de monnaie (liquidity préférence et money supply) pour des couples (Y,i).

13. « Les équilibristes généraux ne savaient pas qu'ils étaient battus. Ils pensaient que ce que Keynes avait écrit pouvait être absorbé à l'intérieur de leur système d'équilibre... Le graphique IS-LM réduit la Théorie générale à une é c o n o m i e de l'équilibre ; il n'est pas réellement à l'heure. » Cité par : Bernard Maris, op. cit., p. 9 1 - 9 2 .

14. A u milieu des années soixante, Milton Friedman déclara ainsi à un reporter du magazine Time : « M a i n t e n a n t , nous sommes tous keynésiens. » Ce qui, de la part d'un opposant déclaré à Keynes, montrait clairement qu'il ne restait plus grand- chose de la révolution keynésienne.

• Annick Steta est docteur en sciences économiques.

36

Que r e s t e - t - i l de l a r é v o l u t i o n k e y n é s i e n n e ?

Références

Documents relatifs

§17 Si Bruno Blanckeman constate que, dans la littérature d’aujourd’hui, “la langue fait fiction à part entière quand elle n’est plus tenue pour une

Design variables considered were: the plenum diameter, module width, height and length, and the diameters, distribution and number of the inlets on the

Pour route fonction appartenant h ce champ, l'op6ration (2) donne comme r6sultat une branche de fonction analytique... mon ouvrage Le operazioni distributive ecc, in

The method is based on fitting observations with a size-structured population model coupled to an optical model to infer the particle size distribution and physiologically rel-

Il vient d’un autre monde : « De toute évidence, les civils ne pensaient guère à nous ; ils ne pouvaient imaginer notre situation. Peut-être nous rendaient-ils responsables de

Pasinetti (1962 : 267) reprend à son compte cet objectif quand il évoque la relation très simple que les économistes de Cambridge, en distinguant les propensions à épargner

L'étude du droit scandinave nous apprenait que, dans la participation aux acquêts, il n'y a pas de propriété indivise entre les conjoints, mais un partage de certains biens, après

La théorie quantitative de la monnaie reliant systématiquement la croissance de la masse monétaire en circulation et la hausse généralisée des prix, est l’une