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Mémoires de Louis Robatel : (1788-1877) : officier valaisan au service d'Espagne, puis de France

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Médiathèque VS Mediathek

1010818947 N 696/3

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B I B L I O T H E C A VALLESIANA

MEMOIRES

DE

LOUIS ROBATEL

(1788-1877)

officier valaisan

au service d'Espagne, puis de France

publiés par

André Donnet

1966

Imprimerie Pillet Martigny

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BIBLIOTHECA VALLESIANA

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B I B L I O T H E C A VALLESIANA

MÉMOIRES

DE

LOUIS ROBATEL

(1788-1877)

officier valaisan

au service d'Espagne, puis de France

publiés par

André Donnet

1966

Imprimerie Pillet Martigny

A/ £36 h

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Exemplaire N°

a/me

Ouvrage publié avec l'appui de la Fondation Pro Helvetia, du département de l'Instruction publique du canton du Valais

et des amis de la « Bibliotheca Vallesiana ».

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I N T R O D U C T I O N

I. — L'auteur

C'est par un article paru dans la Feuille d'Avis de Lausanne, du 23 février 1954, que j'ai appris l'existence de mémoires rédi- gés par Louis Robatel (1788-1877), de Martigny, ancien capitaine au service d'Espagne, puis de France.

L'auteur de cet article, M. le pasteur Louis Spirro, m'a obli- geamment mis en relation avec la propriétaire du manuscrit, Mlle Adrienne Robatel (f 1956), à Huémoz (Vaud) ; celle-ci m'a d'abord communiqué les cahiers de son arrière-grand-père, puis m'a autorisé à les publier, et enfin les a remis en don aux Archi- ves cantonales^.

Quelle a été la carrière de ce Robatel connu seulement par quelques mentions jusqu'à la découverte de ses Mémoires ? Grâce à ceux-ci, nous pouvons aujourd'hui établir son curriculum vitae.

Louis-Victor Robatel est né à Samoëns, en Haute-Savoie, le 14 septembre 1788, pendant un séjour que font, auprès d'amis, ses parents qui habitent ordinairement à Saint-Maurice d'Agaune.

Quand le régiment de Courten, licencié du service de France en 1792, est reformé dans les îles Baléares pour le service d'Espa- gne, le père de Louis, Jacques Robatel, est appelé à en faire partie en qualité de chirurgien-major. Femme et enfants le rejoignent au cours de l'année 1796 et s'installent à Palma.

1 Sion, Archives cantonales, acquisitions 54/14.

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En 1803, âgé de quinze ans, Louis Robatel s'engage comme cadet au régiment. L'année suivante (1804), celui-ci est transféré à Barcelone où Robatel est promu sous-lieutenant ; il est bientôt détaché avec deux compagnies à Lerida. Pendant l'été de 1805, le régiment, qui a passé sous le commandement du colonel Charles de Preux, est envoyé en garnison à Madrid ; il y demeure jusqu'à l'entrée des Français en Espagne (fin 1807).

Les deux régiments suisses de Ch. de Reding et de Preux reçoivent alors de Godoy, le favori de la reine Marie-Louise, l'ordre de se joindre à la division française du général Dupont qui se rend au Portugal. Sur ces entrefaites, le général espagnol de La Romana a ramené du nord de l'Allemagne son armée et, débarquant à Cadix, se réorganise à Seville et marche avec Cas- tanos sur Cordoue que Dupont a prise le 6 juin 1808. Mais celui-ci se retire à Utrera, sur la rive droite du Guadalquivir, et tente de se rapprocher de la division de son collègue Vedel.

Dupont est attaqué à Baylen par le général Théodore de Reding et capitule après un combat de deux jours (19-20 juillet 1808). Les mercenaires suisses, faits prisonniers, sont envoyés en captivité, partie à Medina-Sidonia, partie à Chipiona. C'est dans cette dernière ville que Robatel demeure jusqu'en automne. La junte établie à Seville forme alors avec les débris des deux régi- ments suisses, un « bataillon de nouvelle création » qui est sta- tionné à La Carolina durant l'hiver 1808-1809. Ce bataillon est bientôt adjoint à l'armée espagnole de Castanos rassemblée près de Badajoz et d'Almendralejo, à la frontière du Portugal, et qui, avec l'armée du duc de Wellington, a pour mission de poursuivre Soult et Masséna. Dans les plaines de Talaveira de la Reina, Wellington contraint les Français de Joseph Bonaparte à la retraite (27-28 juillet 1809). Les vainqueurs se réorganisent et, prévenus qu'une nouvelle armée (celle de Soult) s'avance à marches forcées, prennent d'autres positions à El Puente del Arzobispo (le Pont de l'Archevêque) sur le Tage. Le 7 août, le bataillon suisse est dégagé d'une situation périlleuse et se retire à Las Mesas de Hivor, en observation sur la rive gauche du fleuve. C'est alors que Robatel est promu lieutenant par la junte de Seville (21 août 1809). Son bataillon reçoit enfin l'ordre de rejoindre l'armée

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espagnole du général Areizaga pour marcher sur Madrid; mais à Ocana, Areizaga rencontre inopinément plusieurs divisions françaises; l'aile droite espagnole et le bataillon de volontaires étrangers sont faits prisonniers des Français (19 novembre 1809) et conduits d'abord à Madrid, au Retiro.

Escortés de dragons démontés, les prisonniers quittent Madrid, le 25 décembre 1809, pour gagner à pied un dépôt en France. Par Oviedo, Mondragon, Saint-]ean-de-Luz, ils arrivent le 1er février 1810 à Bayonne. Des gardes nationaux les prennent alors en charge et les conduisent à Moulins d'abord, puis à Mâcon.

En mars 1810, profitant de la visite d'un de ses frères qui consent à le remplacer au dépôt, et muni de son passeport, Robatel se rend en Valais, à pied, par la Bresse, Fort-de-l'Ecluse, Samoëns, le col de Coux, Champéry, Monthey, Martigny. A la fin du mois, il rejoint son poste à Mâcon.

En novembre 1810, les prisonniers valaisans, devenus citoyens français par l'annexion du Valais à l'Empire, sont libérés. Robatel rentre à Martigny où il est placé, pour la forme, sous la surveil- lance du maire. Il s'occupe à des écritures à Martigny même, à l'hospice du Grand Saint-Bernard, à Saint-Maurice ; il fait deux voyages à Fribourg.

Telles sont les principales étapes de cette première période au service de l'Espagne.

Après ce bref intermède civil, Robatel poursuit sa carrière militaire, au service de la France désormais.

Au moment de s'engager dans la campagne de Russie, Napo- léon avait décidé la création d'une garde d'honneur. Le dépar- tement du Simplon doit fournir douze jeunes gens de bonne famille. Robatel est désigné avec, entre autres officiers, Louis Dufour. Les deux camarades se rendent donc à Lyon où se forme, en 1813, le 11e régiment d'infanterie légère. Par Mâcon, Chalon- sur-Sâone, Dijon, Metz, ils gagnent Wesel. Robatel est chargé de conduire des détachements et des convois d'habillement à Mag- debourg.

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La garnison française de Magdebourg, commandée par le général Le Marois, est alors bloquée par les Russes et par les Prussiens qui se bornent à empêcher l'entrée des vivres ; aussi les Français s'occupent-ils surtout à faire des sorties pour se ravitailler aux dépens de leurs ennemis et à opérer des reconnaissances quo- tidiennes. Lors d'une de ces sorties, le 5 janvier 1814, Robatel est légèrement blessé d'une balle à la tempe. En avril, l'abdication de Napoléon entraîne la reddition de Magdebourg et la division Le Marois rentre en France. De Cassel à Metz, Robatel est dépê- ché en avant, tout seul, pour préparer à chaque étape les loge- ments et les vivres de la troupe. A Metz, la division est disloquée ; le 11e régiment est envoyé à Rennes où il est mis en demi-solde et licencié. Robatel regagne le Valais à cheval avec ses camarades, mais à Charolles il doit s'arrêter pour soigner des furoncles et poursuit seul sa route par Màcon, la Bresse, Genève, Martigny.

Peu accoutumé aux travaux de la campagne et au climat de Martigny, Robatel a bientôt le sentiment de son inutilité; il lui tarde de reprendre du service. En attendant, il fait quelques voyages à Grenoble pour aller toucher sa demi-solde trimestrielle et celle de ses camarades ; en juillet 1815, il est nommé quartier- maître au 2e bataillon valaisan qui n'a pas l'occasion de sortir du canton.

A teneur de la capitulation passée, en 1816, entre Louis XVIII et la Confédération suisse, celle-ci fournit six régiments pour le service de la France. Robatel s'engage en qualité de lieutenant dans le 2e régiment de ligne, commandé par le colonel de Freuler, de Glaris. Le régiment est mis sur pied à Besançon; il reçoit ses drapeaux à Dijon, en 1817, puis il est disséminé dans diverses garnisons. C'est ainsi que Robatel stationne à Chalon-sur-Saône, puis de nouveau à Dijon où il fait la connaissance de celle qui deviendra son épouse ; en 1818, à Nancy, à Metz durant dix mois, à Givet, à la frontière de la Belgique ; en 1820, il est de retour à Dijon et, peu après, détaché à Auxerre. Il obtient un congé pour se marier en juin 1821 ; il a trente-trois ans.

Sa jeune femme de dix-huit ans va dès lors et pendant près de dix ans le suivre de garnison en garnison. Ensemble, ils commen-

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cent par rejoindre le régiment qui a été déplacé à Lyon. En 1822, nouvel et bref congé à Dijon où sa femme accouche d'un premier fils, Ulrich. Toute la famille retourne à Lyon et y retrouve Jacques Robatel, le chirurgien-major, qui, en 1821, à cinquante-huit ans, a repris du service.

Nouveau déplacement du régiment, à Brest cette fois, où des dissensions dans l'état-major provoquent le renvoi de Freuler qui est remplacé par le colonel Deriaz. Robatel est promu, le 17 octo- bre 1823, capitaine adjudant major. Peu après, il part en Valais en congé de recrutement. Toutefois, le régiment ayant reçu l'ordre d'aller tenir garnison à Bayonne, Robatel est autorisé à le rejoin- dre à Bordeaux; en cours de route, il fait un bref séjour à Dijon où naît, le 24 mai 1824, son second fils Ernest, et il arrive en diligence à Bordeaux en même temps que le régiment qui pour- suit jusqu'à Bayonne.

A peine installé, le régiment est envoyé à Madrid, par Burgos, Valladolid, Ségovie, à la suite de l'armée du duc d'Angoulême qui avait déjà pénétré jusqu'à Cadix. A Madrid, le Dr Robatel, déjà victime d'un accident à Brest pendant le congé de son fils, est frappé d'une attaque; il est urgent de le rapatrier. Par un heureux hasard, on offre à Louis Robatel un emploi de capitaine d'habillement au dépôt de Mont-de-Marsan, dans les Landes; il l'accepte et, tout en ramenant en France, par Somosierra, Burgos, Vitoria, Bayonne, des mercenaires licenciés qui encadrent des soldats renvoyés en justice, il convoie son père qui ira mourir à Montpellier (1825). Robatel ne tarde pas à prendre en dégoût son emploi sédentaire à Mont-de-Marsan ; dès l'arrivée du nouveau colonel Bontemps, il sollicite et obtient le commandement du dépôt de recrues à Besançon. En cours de route, à Saint-Florentin, il perd dans un accident de voiture son fils Ulrich, âgé de quatre ans, et quelques semaines après, à Dijon, sa femme accouche avant

terme d'un troisième fils qui ne survivra pas.

A Besançon, en 1827, naissance de son quatrième fils, Théo- dore. En automne, Robatel rentre en Valais, pour six mois, en congé de recrutement. Dès son retour, en mars 1828, le régiment est envoyé, par Paris, en garnison à Bayonne ; de là, il se déplace successivement à Saint-Jean-de-Luz, à Navarrenx, à La Rochelle.

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Robatel prend alors un congé de faveur, c'est-à-dire sans solde, pour se rendre avec sa famille aux bains de Cauterets, dans les Pyrénées. Quand il rejoint le régiment, celui-ci part de nouveau en déplacement, à Vannes, puis à Belle-Isle. Ramené à Lorient, il s'y trouve encore lors de la prise d'Alger et lors des journées de juillet 1830. Comme il fait résistance pour arborer la cocarde tri- colore, il est relégué à Belle-Isle. Enfin, le régiment est dirigé sur Besançon où, après une dernière revue, il est licencié.

Ainsi s'achève la deuxième période de la carrière de Robatel passée au service de la France.

* * «•

Robatel est alors âgé de quarante-deux ans. Il rentre en Valais avec une pension de réforme de six cents francs par an et pour la durée de dix ans. Il n'a pas de quoi subsister. C'est pour cette raison, semble-t-il, qu'en 1831, il va s'établir en Bourgogne, dans les environs de Dijon, d'abord à Saint-Apollinaire, puis à Fleurey- sur-Ouche, enfin à Velars-sur-Ouche. Grâce à des avances que lui consent son beau-père, il achète un domaine dans chacun de ces deux derniers lieux; il y demeure pendant dix ans, s'occupant de jardinage et, ayant planté des mûriers, de culture des vers à soie.

Mais désespérant du succès de ses entreprises, il renonce; il loue sa propriété de Fleurey en 1843 et rentre en 1845 en Valais où il a été nommé, par le nouveau régime conservateur, receveur des droits d'entrée et facteur des sels au Bouveret. En même temps, il est nommé commandant de bataillon. Suppléé et aidé dans ses écritures par son fils aîné Ernest, il surveille l'instruction de ses milices.

En 1847, il prend part à la campagne et à la retraite du Son- derbund en Valais, et ne rentre au Bouveret que pour apprendre que ses fonctions civiles prennent fin au 31 décembre de l'année courante. Il va alors s'établir avec sa femme chez son frère Gas- pard, curé de Massongex. Pour peu de temps car, en mars 1848, il retourne à Dijon; pendant que se déroule le procès qu'il a intenté à son locataire de Fleurey, il s'emploie à tenir les écritures d'un neveu commerçant. Il réintègre ensuite sa maison de Velars,

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y recommence la culture des vers à soie et s'intéresse à une fila- ture de Dijon qui est bientôt contrainte de liquider. Une fois la maison de Fleurey remise en état, il s'y installe; il s'occupe de jardinage, et surtout de l'instruction de trois petits-neveux qu'il a pris en pension. En 1859 enfin, il vend le domaine et la maison de Fleurey et rentre définitivement à Massongex. Il est alors âgé de soixante et onze ans.

Il consacre les dernières années de sa vie à son petit-fils Ludovic, non sans faire encore, en 1863 et en 1865, des séjours à Morges, auprès de son fils Ernest. En 1865, il poursuit même jusqu'à Dijon. Sa femme et lui-même vont faire visite à leurs anciennes connaissances, à Fleurey, à Velars où Robatel profite de vendre sa propriété.

De retour a Massongex, le vieillard jouit encore longtemps de la compagnie de son épouse et de son bon frère, le curé, et de l'affection de ses fils.

Il meurt au Bouveret, le 13 avril 1877, âgé de quatre-vingt- neuf ans.

IL — Les Mémoires

Le manuscrit2 des mémoires de Robatel comprend trois cahiers cartonnés (21 X 17 cm.). Le premier (250 pages + 2 pages de table des matières) embrasse les années de jeunesse et la carrière du capitaine jusqu'en 1813 ; le second (204 pages) la poursuit de 1813 à 1848; le troisième compte 175 pages écrites; la fin des Mémoires n'en occupe que les quarante premières, mais on trouve à leur suite un portrait inachevé de Gaspard Robatel, curé de Massongex ; des considérations sur la guerre franco-allemande de 1870-1871 et ses conséquences, avec copies d'articles de journaux et de revues ; sur la question du comte de Chambord et les inter- ventions de Robatel auprès du prétendant pour lui rappeler la promesse de son grand-oncle, Monsieur, devenu Louis XVIII, de

aAV L414.

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reconnaître les services du régiment de Courten en Espagne, inter- ventions qu'il a poursuivies avec persévérance et sans succès jus- qu'en 1873 ; sur l'affaire du drapeau, etc., etc.

Louis Robatel est âgé de quatre-vingt-deux ans quand il entre- prend de rédiger ses Mémoires. // le fait, comme il l'affirme dans son introduction, en vue de laisser à ses fils « un souvenir des vicissitudes de la vie humaine, quelle que soit la carrière que l'on embrasse ».

S'il déclare écrire « sans prétention littéraire », il tient cepen- dant à fixer, pendant que sa mémoire n'est pas défaillante, «les principaux événements» de sa vie, en particulier de son temps passé au service militaire en Espagne et en France, en somme « les différentes péripéties tant de la vie des camps que celles de la société civile». Et parvenu au terme de son récit, il s'adresse à sa famille en ces termes: «Puissent ces lignes écrites d'une main octogénaire vous rappeler longtemps encore les sentiments d'affec- tion sincère, quoique mal témoignée, d'époux, de frère et de père qui vous bénit tous du fond de son cœur.»

Car il éprouve en quelque sorte le besoin de s'excuser, mieux même de justifier l'échec de son existence temporelle, quand il expose dans l'introduction: «Je n'ai pas recueilli, comme je l'ai si souvent désiré, quelque richesse à laisser à ma chère épouse et à mes fils; je ne peux leur laisser qu'un nom sans tache dont ils n'auront pas à rougir...»

Plus tard, il revient encore à ce propos en évoquant pour ses fils la bienveillance de ses parents : « Ils nous comblaient, écrit-il, de bontés qu'il nous a été impossible de vous témoigner comme ils l'ont fait à notre égard, et comme nous eussions été si heureux de le faire au vôtre, si nous n'avions pas été victimes, ainsi que tant d'autres honnêtes gens, de plusieurs révolutions dans lesquelles la canaille seule sait s'enrichir. Loin de nous et de vous de telles richesses ! »

Robatel rédige ses Mémoires au cours de l'année 1870. Comme il signe la dernière page en juillet de cette même année, il n'y a donc pas consacré plus de sept mois, écrivant cependant, assure-

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t-il, « par grands intervalles ». Mais il connaît bien son sujet ; il l'a vécu. Il l'a même traité oralement à maintes reprises, sans doute par périodes successives, car il déclare qu'il en a «plusieurs fois raconté, en famille, la plupart des faits».

Pourtant, dans les dernières pages, on trouve des événements qui sont postérieurs à 1870 ; l'auteur a donc, ou bien antidaté son manuscrit, ou bien, ce qui est plus probable, récrit et complété par la suite certains passages. On observe aussi qu'il a eu l'inten- tion de citer des faits, relatifs à son petit-fils, survenus après 1870 et sur lesquels il n'est pas revenu. Mais il serait vain de rechercher de la cohérence chez un auteur qui ne s'en souciait guère.

Il ne s'est pas préoccupé non plus d'un plan; il adopte tout simplement l'ordre chronologique, et il rédige ainsi au courant de la plume, sans se douter, quand il commence le premier cahier de 250 pages, qu'il en remplira encore un deuxième, et même quelques pages d'un troisième, pour épuiser ses souvenirs.

Il se relit, certes ; on trouve dans son manuscrit des corrections et des notes explicatives qui sont, pour la plupart, postérieures à la rédaction. Mais il ne paraît pas s'embarrasser de soucis de style. Il faut l'avouer, il écrit mal. On rencontre trop souvent d'interminables phrases où les pronoms relatifs engendrent une succession de propositions qui essoufflent le lecteur, et parmi lesquelles celui-ci, parfois, cherche en vain un verbe principal...

Il ne semble pas avoir préparé de longue main des matériaux en vue de maintenir vivants ses souvenirs. Il se fie à sa mémoire, qui a été rafraîchie, pour les événements généraux, par la lecture de quelques ouvrages contemporains. C'est pour cette raison que sa chronologie est quelque peu flottante.

S'il est probable que bien quelques Valaisans au service étran- ger ont rédigé leurs souvenirs, nous n'en connaissons, pour l'ins- tant, qu'un nombre restreint. Il faut citer, édités d'une manière satisfaisante, les Souvenirs du capitaine Clemenso, publiés par L. Dupont Lachenal et L. Imhoff3 et ceux du Dr Antoine Kämpfen,

3 Souvenirs d'un officier valaisan au service de France : le capitaine Hya- cinthe Clemenso 1781-1862, dans Annales Valaisannes, 1957, pp. 1-110.

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par Georges Foëx *. Mais les mémoires du capitaine Gattlen n'ont encore vu le jour que partiellements ; on a utilisé, avec plus ou moins de bonheur, en les exploitant pour des articles ou des ouvrages, les souvenirs d'Emmanuel Bonjean*, de Vouvry, et l'auto- biographie du général de Rivaz 7.

Par leur étendue et par leur contenu, les Mémoires de Robatel constituent un apport plus intéressant que tous les écrits analogues de Valaisans publiés jusqu'à maintenant. Ils ne présentent pas que le récit de quelques campagnes militaires, ni seulement le récit d'années de jeunesse en Valais suivi de celui des campagnes à l'étranger ; ils offrent l'exemple, pour le moment unique, d'une carrière d'officier valaisan dans son cycle complet: jeunesse, ser- vices, retraite.

Clemenso ne se voue à la carrière militaire qu'à l'âge de vingt- cinq ans: il a passé sa jeunesse, fait ses études et s'est marié en Valais. Robatel, lui, partage dès l'âge de huit ans la vie de gar- nison que mène son père à l'étranger ; l'instruction qu'il reçoit est sommaire ; à quinze ans, il s'engage en qualité de cadet. Il est donc un pur produit des camps.

Ses mémoires décrivent ainsi l'enfance que connaît à l'armée un fils d'officier, son milieu familial, les études qu'il est en mesure d'esquisser ; puis les circonstances de sa carrière militaire qui se déroule sur vingt-sept ans, les dix dernières avec femme et enfants entraînés avec lui dans une existence de nomades sur les routes de France, d'Espagne et du Valais; enfin, plus brièvement, les occupations et les soucis d'une retraite qui se prolonge quarante- sept ans, partie à l'étranger, partie en Valais.

Tout au long de ce récit, on relève de nombreux et précieux éléments qui permettent de dresser le portrait moral et le bilan de cet officier: Robatel est doué d'une heureuse nature ; il aime

* Deux cahiers des « Souvenirs » du DT Antoine Kämpfen (1784-1856), de Brigue, chirurgien-major au service de France, dans Vallesia, t. X V I I , 1962, pp. 1-120.

6 Dans Walliser Bote, 1902 et 1903, et dans la collection « Soldats suisses au service étranger », t. 4, Genève, 1912, pp. 1-76.

6 Par Albert Cornut, dans Annales Valaisannes, 2e série, 1930, pp. 17-27.

7 Alec Gonard, Un Valaisan au service de France. Vie du général de Rivaz 174S-1833, Neuchâtel, 1943, 289 p .

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son métier ; il est content de son sort ; il fait bon ménage avec ses camarades et avec les gens qu'il rencontre.

Courageux, il a un sens élevé du devoir, de la justice, de l'hon- neur. Sa bonté se manifeste à maintes reprises, comme ses senti- ments d'amitié, de reconnaissance et d'humanité ; sa naïveté aussi, dont il livre plusieurs exemples, car le sens pratique lui fait défaut : hors de son cadre administratif, ses initiatives sont vouées à l'échec.

Son sens familial est développé et touchant; ses sentiments religieux, sincères mais naïfs, comme ses opinions politiques.

La carrière de Robatel n'a rien d'exceptionnel ; elle n'est mar- quée par aucune action d'éclat; elle ne constitue pas une brillante réussite, loin de là.

Robatel a en somme vécu la destinée ordinaire qu'ont connue la grande majorité de nos mercenaires, sans gloire dans son dérou- lement et dans ses résultats, au niveau de l'homme lui-même. Et c'est précisément pour ces raisons que ses Mémoires doivent retenir l'attention des historiens de la société.

I I I . — Etablissement et publication du texte

Nous avons divisé les Mémoires de Robatel en trois parties et chacune de celles-ci en un certain nombre de chapitres auxquels nous avons donné des titres.

Non seulement nous avons modernisé l'orthographe et la ponctuation, mais nous avons encore apporté au texte de menues corrections, comme par exemple transformé un participe en un mode personnel lorsque le verbe principal a été omis.

Le texte original n'est pas publié intégralement : quelques digressions et quelques rappels d'histoire générale ont été supprimés et résumés, à leur place, en italique.

Nous ne donnons pas de notes explicatives ni de notes criti- ques ; nous nous contentons de reproduire les notes de l'auteur et d'adapter les envois à notre édition.

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On trouvera en Annexe I un tableau de la parenté de Robatel dans lequel nous avons réuni les indications fournies par les Mémoires, complétées par de nombreuses recherches dans les fonds d'archives ; en Annexe II, les états de service du capitaine.

Les personnages sont identifiés, autant qu'il est nécessaire, dans l'index placé à la fin du volume.

*• * #

/ / nous est impossible de citer ici nommément, pour les remer- cier de leur obligeance, toutes les personnes auxquelles nous avons eu recours, dans les archives départementales, municipales et paroissiales, et dans les offices d'état civil, pour dresser en parti- culier le tableau de la parenté de Robatel et l'index des person- nages ; qu'elles soient néanmoins assurées de notre reconnaissance.

Nous tenons cependant à exprimer notre gratitude à M. Alfred de Girval, à Fleurey-sur-Ouche, qui a aimablement mis à notre disposition la généalogie manuscrite de sa famille, et à M. Georges Pot, professeur au collège de Sion, qui a bien voulu revoir les citations en langue espagnole. A. D.

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AVERTISSEMENT

Ce cahier contenant les principaux événements de ma vie, et particulièrement de mon temps passé au service militaire tant en Espagne qu'en France, est écrit dans le but de laisser à mes fils un souvenir des vicissitudes de la vie humaine, quelle que soit la carrière que l'on embrasse.

C'est en 1870, c'est-à-dire dans ma quatre-vingt-deuxième année, que je trace, bien entendu sans prétention littéraire, ces pages, pendant que ma mémoire me rappelle encore les différentes péripéties tant de la vie des camps que celles de la société civile.

Je n'ai pas recueilli, comme je l'ai souvent désiré, quelque richesse à laisser à ma chère épouse et à mes fils ; je ne peux leur laisser qu'un nom sans tache dont ils n'auront pas à rougir... A ma mort, je ne serai pas moins regretté de vous, le seul bien que je puisse quitter avec peine, mais je mourrai dans la confiance que je ne serai pas oublié dans vos prières qui, jointes à celles de mon bon frère le curé, appelleront les bienfaits de la miséricorde divine sur toutes nos âmes et nous assureront le bonheur ineffable de nous retrouver tous ensemble en paradis pour ne plus nous séparer. Tel est l'espoir qui m'accompagnera jusqu'à la fin de mes jours qui ne peut plus tarder et me fait dire:

In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum.

In te semper speravi ut non confundar in aeternum \

1 D'après Psal., 30, 6 et 2.

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P R E M I È R E PARTIE

Au service d'Espagne

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Chapitre premier

LES A N N É E S DE J E U N E S S E (1788-1807)

Je suis né, à Samoëns en Savoie, le 14 septembre de 1788.

Cette année est indiquée sur les thermomètres comme une des plus froides de celles écoulées jusqu'alors ; j'eus à mon baptême pour parrain feu M. l'avocat Louis Pittier, Valaisan, et pour marraine demoiselle Victoire Milleret, de Samoëns.

Mon père, Jacques Robatel, et ma mère, Marguerite Seydoux, étant, après quelques mois de séjour en Savoie auprès d'anciens amis, rentrés à Saint-Maurice, rue de la Paroisse où était leur domicile ordinaire, ne tardèrent pas à devoir y donner un refuge, notamment de 1790 à 1794, à plusieurs émigrés de distinction ayant dû s'expatrier pendant la Révolution qui venait d'éclater en France, entre autres la princesse de [Bourbon-] Condé, vivant comme une sainte religieuse au second étage de notre maison, ce dont il ne me reste aucun souvenir; je me souviens mieux d'une famille lyonnaise qui séjourna aussi quelque temps chez nous pendant ces années calamiteuses * ; mais je n'ai surtout jamais oublié la présence chez nous, pendant plusieurs années consécu- tives, de M. l'abbé Farraud, grand vicaire du diocèse d'Autun et curé de la paroisse de Saint-Vincent, à Mâcon ; c'est par ses soins que j'ai appris à lire, et mon catéchisme de manière à pouvoir

1 Note de l'auteur (abrégé : N. de l'A.) : « J'ai le regret d'avoir oublié le nom de cette aimable famille que je revis à Lyon à mon départ pour l'Espagne dont il va être fait mention » (p. 27).

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être admis au sacrement de confirmation administré à Saint- Maurice par Mgr Blatter en 1794.

Mon père se trouvait à cette époque, et dès 1793, à Paris finissant ses études de chirurgie sous le célèbre M. Desault2, qui fut plus tard une des victimes de la Révolution, ayant déclaré que la mort du dauphin avait été occasionnée par le poison, vérité que les meneurs qui gouvernaient alors voulaient dissimuler, car c'était assez et même beaucoup trop d'avoir déjà sur leurs cons- ciences la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette (père et mère du dauphin) qui ont subi cette mort en véritables martyrs, ainsi que leur sœur, la princesse Elisabeth. A la mort de ce roi martyr (le 21 janvier 1793), mon père se trouvait encore à Paris, mais il ne tarda pas, « horrorisé » qu'il était, à rentrer en Valais muni de son diplôme de médecin chirurgien. Il avait d'ailleurs, dans l'intervalle de ses études, fait plusieurs apparitions dans le pays, et surtout aux époques des couches de son épouse qui, dix-huit mois après ma naissance, lui a donné un second fils, Pierre-Maurice Robatel, né le 26 avril 1790, et deux ans après, c'est-à-dire le 10 août 1792, une fille, Marie-Joséphine, née cette année3 néfaste si bien relatée dans l'imprimé du colonel Pfyffer d'Altishofen à l'occasion du monument érigé à Lucerne en 1821 pour perpétuer la mémoire de la belle conduite des régiments suisses formant la garde royale avant la captivité de Louis XVI. Cet imprimé4 se trouve parmi mes cahiers les plus intéressants; on y lit surtout

2 N . de l'A. : « Je ne sais si le nom de Dessaut est bien écrit, mais je le trouve ainsi, p. 31, du Récit de la Conduite du Régiment des Gardes Suisses à la journée du 10 août 1792 [par le colonel Pfyffer d'Altishofen (Lucerne, 1819)]. » Ce nom se trouve en réalité cité à la page 26 et orthographié Dusault.

3 Après coup, l'auteur a corrigé en surcharge « quatre ans après, c'est-à- dire le 10 août 1794 », ce qui ne concorde plus avec la suite de sa phrase.

De plus, il a commis à la fois une omission et une confusion : en réalité, sont nées, à Saint-Maurice, à cette époque, deux de ses sœurs : Marie-Louise-Patience, baptisée le 14 novembre 1792 (soit deux ans après Pierre-Maurice), et Marie- Joséphine, baptisée le 9 août 1794 (soit quatre ans après Pierre-Maurice).

4 II est intitulé : Recueil de pièces relatives au monument de Lucerne, consacré à la mémoire des officiers et soldats suisses morts pour la cause du roi Louis XVI, les 10 août, 2 et 3 septembre 1792, suivi de la Lettre d'un voyageur français présent à l'inauguration dudit monument, le 10 août 1821 (Paris, 1821, 107 p.). Il contient le Récit du colonel Pfyffer (pp. 1-40) et la Lettre de Lally-Tollendal (pp. 53-105) dont plusieurs passages sont en vers.

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avec sensibilité les beaux vers de M. le pair de France marquis de Lally-Tollendal ayant assisté au service funèbre qui a eu lieu le 10 août 1821 dans l'église Saint-Léger, à Lucerne, et qui rend si bien l'impression qu'il a éprouvée en cette cérémonie célébrée à la mémoire des officiers, sous-officiers et soldats suisses qui ont péri le 10 août, 2 et 3 septembre 1792, à Paris, en défendant fidèle- ment le malheureux monarque qui n'a eu que peu de défenseurs fidèles et dévoués après leur glorieuse mort.

Sur ces entrefaites naquit en 1795 un troisième fils, nommé Gaspard 5, que ma mère n'a pas pu nourrir (par suite des malheu- reux événements de la France qui refluèrent en Suisse) et qu'elle dut mettre en nourrice à Vérossaz ou en Mex.

Ceux des Suisses au service de France échappés aux massa- cres qui firent mourir des milliers de leurs compatriotes, entre autres ceux qui y survécurent dans le régiment valaisan de Cour- ten, passèrent au service d'Espagne dont le roi, don Carlos IV, appréciant leur loyale conduite, voulut s'entourer à son tour. Il y avait déjà antérieurement à la Révolution française cinq régiments suisses en Espagne ; les débris de celui de Courten venus de France et réorganisés dans l'île de Majorque en formèrent le sixième sous les ordres de M. Elie de Courten. Mon père fut appelé à en faire partie en qualité de chirurgien-major (cirujano mayor) ; il partit en 1795 de Saint-Maurice peu après la naissance de son troisième fils susnommé, nous précédant ainsi en Espagne pour y aller exercer les fonctions auxquelles il était appelé, mais il n'arriva à sa destination qu'après avoir essuyé une attaque de brigands en Piémont6 et un naufrage dans le golfe de Lion près de Mar- seille où il venait de s'embarquer pour se rendre à Barcelone.

Arrivé dans ce port de la Catalogne, mon père dut y subir un examen avant d'aller exercer la médecine en Espagne, mais à la

5 Gaspard I a été baptisé en réalité le 15 janvier 1796, ce qui retarde quelque peu toute la chronologie des événements narrés ci-après.

6 N . de l'A. : « Mon père avait commencé ses études de chirurgie à Turin et parlait un peu le piémontais. C'est par ce moyen qu'il put expliquer qu'il était médecin se rendant en Espagne, et quitte en laissant son argent à ces brigands. »

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question qui lui fut faite par les chirurgiens examinateurs, pour savoir sous quel professeur il avait fait ses études, mon père ayant répondu qu'il les avait faites sous la direction de M. Desault, nom devenu célèbre dans toute l'Europe, cette réponse valut immé- diatement la meilleure opinion du savoir de mon père qui fut prié de faire une opération de chirurgie d'après le système de M. Desault... Habilement faite, cette opération convainquit le jury médical qu'on pouvait en toute confiance laisser mon père exercer son état dans toute l'Espagne.

Dès qu'il fut installé dans ses fonctions, il ne tarda pas à avoir des opérations majeures à exécuter de manière à se faire une brillante réputation qui ne resta pas bornée dans la seule île de Majorque, mais qui s'étendit dans les autres îles Baléares de Minorque et Ibiza où le régiment envoyait des détachements alter- nativement avec les autres corps de la capitale, soit de Palma.

La réputation de don Jayme Robatel étant ainsi bien établie dans les trois susdites îles, mon père ne tarda pas à engager ma mère à venir le rejoindre.

Elle partit emmenant avec elle ses deux fils aînés et Joséphine, mais laissant son troisième fils à Vérossaz, vu qu'il était trop petit et d'ailleurs placé chez une bonne nourrice qui en avait soin comme de ses propres enfants.

Nous sommes donc partis de Saint-Maurice en 1796, accom- pagnant notre bonne mère dans ce long voyage (j'étais âgé de huit ans ; Maurice, de six ans et demi, et Joséphine, de cinq ans) pour aller nous embarquer à Barcelone, en traversant la France pendant ce temps appelé encore le régime de la Terreur, mais qui tendait déjà à sa fin, car M. l'abbé Farraud (dont j'ai parlé plus haut et dont j'aurai à citer encore plusieurs rencontres qui me furent toujours bien agréables7), était rentré à Mâcon, et c'est chez lui que nous trouvâmes une délicieuse hospitalité malgré les temps de pénurie où on se trouvait encore après les rudes secousses imprimées par la Révolution qui tenaient les honnêtes gens sur le qui-vive. On faisait encore des perquisitions à domicile pour s'assurer s'il n'était pas rentré des prêtres non assermentés, mais

7 Voir plus haut, p. 23, et plus loin, pp. 91-92, 141, 161, etc.

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M. Pabbé Farraud, à qui ses excellentes qualités avaient ménagé des amis dévoués, en était prévenu assez à temps pour se soustraire à ces perquisitions au moyen d'une cachette qui n'était connue que d'eux et de la famille, et dans laquelle il n'avait à passer que quelques heures, mais qui, répétées assez souvent, avaient suffi pour déprécier sa haute taille pour laquelle il eût fallu une cachette plus spacieuse.

Quoique pressés de nous retrouver auprès de notre père, nous prolongeâmes notre séjour à Mâcon près d'un mois, en raison d'une indisposition dont nous étions atteints, mon frère Maurice et moi, ainsi que Joséphine, mais notre sœur en était moins souffrante.

M. Farraud avait encore madame sa mère et plusieurs sœurs. Je me rappelle très bien avoir entendu sa messe dite dans l'un de ses appartements les jours plus heureux où on savait qu'il n'y avait pas de perquisition à craindre, mais il n'y avait que la famille et nous qui assistions à cette sainte messe servie, selon la nécessité absolue de ces temps, par une des demoiselles Farraud.

L'auteur fait ici une digression sur un perroquet hébergé dans la famille Farraud.

Après ces distractions enfantines et après avoir profité pen- dant un mois de l'hospitalité que M. Farraud avait été heureux de pouvoir nous offrir, nonobstant les temps calamiteux pendant lesquels nous traversions la France, nous quittâmes cette respec- table famille pour nous rapprocher de Barcelone ; mais les per- sonnes de Lyon qui avaient passé une partie de leur émigration chez nous, à Saint-Maurice, nous sachant arrivés dans leur ville, voulurent absolument nous retenir chez elles, ce que ma mère accepta d'autant plus volontiers qu'elle craignait qu'un voyage trop précipité ne nous rendît de nouveau malades et incapables de le continuer. Enfin, après un séjour de quinze jours de halte chez les aimables personnes de Lyon qui avaient voulu nous prou- ver leur gratitude de l'hospitalité accordée aux émigrés de France venus en Valais, nous nous remîmes en route, prenant des voitures de louage qui s'arrêtaient où le voulait notre bonne mère, afin de profiter de ces temps d'arrêt nécessaires à ma convalescence 27

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et à celle de mon frère (notre sœur Joséphine, quoique la plus faible, était toujours la moins souffrante dans ce long voyage).

Toutefois ces précautions maternelles retardaient beaucoup notre arrivée à Barcelone où ma mère reçut une lettre de papa témoi- gnant son étonnement de notre retard à nous rendre auprès de lui. Heureusement, on trouva un patron de barque prêt à partir pour retourner à Majorque, son pays ; ma mère s'empressa de profiter de cette occasion qui en fut aussi une pour nous faire connaître ce qu'est le mal de mer. Cette barque étant petite n'en était que plus ballottée par le mouvement continuel des vagues qui occasionnent ce mal ; il nous rendait impossible de prendre la moindre nourriture rendue d'ailleurs aussitôt que prise, et nous nous contentions d'humecter nos lèvres avec des oranges d'autant plus agréables pour nous, enfants, que nous n'en avions pas encore vu. Le patron en était heureusement bien approvisionné et nous les distribuait avec plaisir, jouissant de notre surprise devant de si beaux fruits.

Arrivée à Majorque. Après trois jours de navigation, nous arri- vâmes au port tant désiré, mais papa qui n'avait pu être informé de notre arrivée ne s'y trouvait pas comme nous l'avions espéré;

heureusement, nous y vîmes des soldats valaisans qui s'empressè- rent de nous faire connaître la demeure, bien connue d'eux, de leur chirurgien-major et d'y transporter nos effets de voyage.

Sorti pour visiter ses malades, papa avait ordonné à son assistant (domestique) d'aller le prévenir de notre arrivée dès qu'elle aurait lieu, ce qui fut fait aussitôt après notre entrée dans la maison où papa avait arrêté un logement provisoire; alors maman, qui avait eu la précaution de se munir du portrait de mon grand-père, Pierre Robatel, sachant combien le portrait de ce vénérable vieillard serait agréable à son mari, n'eut rien de plus pressé que de le sortir de la caisse qui le renfermait et de le placer sur la porte de la chambre de papa, afin qu'à son retour il pût jouir de l'agréable surprise de revoir son père, au moins en pein- ture très ressemblante. Et hélas ! depuis son départ du pays, mon père n'a pas revu le sien autrement... Le domestique qui s'était empressé d'aller avertir papa de notre arrivée ne tarda pas à

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revenir nous dire qu'il en était suivi de près et, en effet, un petit quart d'heure plus tard, nous eûmes le bonheur d'être serrés dans les bras de ce bon père bien réjoui de son côté de revoir sa famille et content de se voir possesseur du portrait de son père.

Pour obtenir ce portrait, ma mère avait dû user d'une ruse bien pardonnable : elle avait inutilement prié son beau-père de poser devant un peintre, mais elle en a trouvé un assez habile qui n'a eu besoin que d'une demi-heure pour transmettre sur sa toile les traits de ce vénérable vieillard, alors âgé de septante-six ans;

ce fut un nommé Cortey, de Bagnes, à qui il n'a fallu que le temps que l'on met à prendre un frugal déjeuner pour faire, sans que mon grand-père s'en doutât, le portrait qui devait être si agréable à tous ceux qui l'ont connu.

Mon père, étant seul jusqu'à notre arrivée, n'avait pris qu'un petit logement suffisant pour une seule personne, mais qui ne l'était plus pour cinq ; aussi, il ne tarda pas à en prendre un plus spacieux dans la rue (calle de la Merced), où il loua d'un juif un vaste logement dont la disposition est encore parfaitement pré- sente à ma mémoire : une belle cour de laquelle on arrivait, par un superbe escalier à balustrade en fer, à une grande salle bien éclairée par deux balcons, l'un sur la cour et un plus grand sur la grand-rue; trois belles chambres à coucher aboutissaient à cette salle terminée par une belle cuisine près la salle à manger don- nant sur une grande terrasse garnie d'une treille où pendaient toutes les années d'excellents raisins muscats ; grand galetas régnant sur toute la maison; on pouvait même aller facilement sur le toit dont la couverture faite en tuiles était disposée en forme de terrasse ornée de vases à fleurs et d'où l'on dominait sur les maisons voisines et sur une partie de l'île, y jouissant de son beau climat. Que de fois j'ai pensé à ce beau pays ! On y a l'agré- ment de manger de belles cerises et une infinité d'autres beaux fruits dès la fin d'avril, tant la température y est propice au déve- loppement de tous les produits de la terre ; ceux de nos soldats qui conservaient le goût de la culture des champs obtenaient faci- lement en temps de paix la permission de se placer comme valets de ferme où ils trouvaient à satisfaire ce goût si naturel aux Valaisans ; ils en étaient quittes en laissant quelques piécettes par

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mois aux camarades qui les remplaçaient dans le service militaire, d'ailleurs peu fatigant dans cette belle et bonne garnison de Palma... Pour peu que la saison devînt plus chaude, on avait l'agrément de prendre des bains de mer, dont tous ceux qui en ont joui connaissent les avantages, principalement les nageurs ; aussi, nous n'avons pas tardé, mon frère Maurice et moi, à nous mettre à même de nous donner cette jouissance et nous n'eûmes pas à aller loin pour trouver un maître de natation, car notre père con- naissait cet art à fond ; c'est donc de lui que nous l'avons appris ; mon père poussait quelquefois le plaisir de nager jusqu'à deux lieues du p o r t ; c'est sur l'avis donné par des marins qu'il pour- rait, tôt ou tard, faire la rencontre des requins, qu'il cessa d'avoir cette témérité. Dans l'espace de huit ans passés dans cette île, le régiment n'y a vu tomber de la neige que deux fois; ce fut un grand bonheur pour nos Valaisans d'en revoir et même de s'y rouler, tant il leur était agréable non seulement de la voir, mais aussi de la toucher.

Ce fut dans la maison de la rue de la Merced que naquirent un nouveau frère nommé Joson, qui eut pour parrain M. le colo- nel Gard, alors capitaine, et ma sœur Henriette, dans les années 1797 et 1799. Je ne me rappelle pas [lequel est] l'aîné ; ce fut M. Henri de Preux, aussi capitaine, que cette sœur eut pour parrain ; elle a survécu de longues années à ce frère mort acciden- tellement frappé à la tête par une parcelle de rocher que des chèvres ont fait rouler sur lui peu d'années après être venu en Valais, comme sera expliqué plus loin 8. Mais pour ne pas anti- ciper sur ce que j'aurai à dire sur ce triste événement, je poursuis ma narration de ce qui a eu lieu avant.

La Révolution française n'avait pas envoyé des émigrés en Suisse seulement ; un grand nombre d'entre eux s'étaient aussi ren- dus en Espagne et il y en avait quelques centaines tant prêtres que laïques à Palma ; on y avait même organisé le régiment de Bour- bon, composé en grande partie de Bretons et de Vendéens ; le général marquis de Saint-Simon en était le chef. Parmi les offi- ciers, il y en avait plusieurs dont mon père eut l'occasion de faire

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la connaissance, les ayant traités dans leurs maladies, entre autres M. Corday, frère de la célèbre Charlotte qui a donné la mort au hideux Marat ; plus M. le capitaine Duvivier, habile chasseur, et plusieurs autres dont je ne me rappelle plus les noms.

Parmi MM. les ecclésiastiques, je me rappellerai toute la vie ceux qui voulurent se charger de mon éducation et de celle de mon frère Maurice, et qui étaient logés chez nous :

1° M. Cramouille, des environs de Rennes en Bretagne, sous lequel nous apprîmes un peu de latin, de calcul et surtout le caté- chisme ; mais désirant un plus grand nombre d'élèves qu'il trouva dans une autre famille, il nous quitta et eut pour successeur :

2° M. l'abbé Caseau, de Pau dans les Basses-Pyrénées, qui ajouta aux précédentes leçons la connaissance de l'alphabet grec;

ces leçons commençaient sous l'un et l'autre de ces messieurs après avoir entendu leur messe que nous avions à servir sous leur direction.

3° Outre ces abbés, nous avions aussi un maître d'écriture, M. Fromont, alors laïque, mais qui est aussi entré dans le sacer- doce plus tard ; c'était un parfait calligraphe, doué aussi d'une belle voix pouvant de plus donner d'excellentes leçons de musique vocale; mais nous nous sommes contentés de ses leçons d'écriture dont il nous laissait des modèles de la plus grande beauté que nous n'avons que bien médiocrement copiés.

Quant à la musique, nous préférâmes l'instrumentale, nos voix ne se prêtant pas à pouvoir imiter celle de M. Fromont qui était d'une grande perfection. Quand il en avait le temps, notre bon papa qui avait un excellent piano nous donnait des leçons de cet instrument qu'il touchait très agréablement. Mon frère Maurice prenait en outre des leçons de violon du maître de musique du régiment : un Saxon nommé Gerschener, qui avait le talent de jouer de tous les instruments, mais qui excellait surtout sur le piano, et c'est quand il venait se placer devant celui de mon père que l'on jouissait de son admirable talent. Nous avons vu partir avec regret cet excellent ami de notre famille. Et voici comment il a quitté le régiment : on avait annoncé un grand concert qui devait avoir lieu à Barcelone; désirant y assister, Gerschener demanda un congé de quinze jours que le colonel lui refusa sans 31

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consulter le corps des officiers qui se cotisaient pour faire de beaux appointements à un si bon maître de musique et qui auraient tout fait pour le retenir; mais froissé par le refus du colonel, Gerschener donna sa démission et se rendit au concert où il avait été chaudement invité. Nous n'avons plus eu de ses nouvelles depuis lors ; mais la musique du régiment continua à jouer les marches de sa composition que les amateurs entendaient toujours de préférence. A la messe de l'aumônier, on avait l'avan- tage de l'entendre touchant de l'orgue alternativement avec les musiciens du régiment, ses élèves.

Quoique moins fort musicien que Gerschener, mon père tou- chait, comme je l'ai dit, avec beaucoup de talent les sonates de Pleyel et de Mozart. Un jour que j'étais en retard pour assister à la messe du régiment, j'entrai dans l'église des religieuses de la Visitation dont papa était le médecin ; j'y fus surpris d'y entendre exécuter de la musique dont je croyais mon père seul possesseur et, rentré à la maison, je lui ai demandé s'il avait prêté de ses cahiers à ces bonnes religieuses. Tout fut expliqué en me disant qu'étant allé visiter une de ces dames qui se trouvait malade, la supérieure le sachant savant musicien l'avait prié de toucher leur orgue pendant la messe qu'on allait dire pour le couvent, et il s'était prêté volontiers à procurer cette distraction à ces dames.

Dans nos jours de vacances, nous allions volontiers, Maurice et moi, à la chasse, munis de fusils proportionnés à nos âges de dix à douze ans; le pays était assez giboyeux, mais à cet âge on se contente ordinairement de tirer sur des moineaux qui étaient nombreux dans l'île. Un jour, nous eûmes le bonheur d'avoir quelque chose de mieux. Ayant rencontré M. le capitaine Duvivier dont j'ai parlé plus haut, il vint à nous et, nous saluant d'un

« Bonjour, mes petits amis, vous chassez aussi, mais que vois-je ? Vous n'avez dans vos gibecières que des petits oiseaux? Venez avec moi, je les garnirai un peu mieux », il ne tarda pas en effet à voir son chien en arrêt devant un lièvre qui, grâce à l'adresse de ce bon et généreux capitaine, fut bientôt dans ma gibecière.

Un instant après, son chien eut à nous apporter deux perdrix, puis un canard tiré à une grande distance. M. Duvivier ne l'aperçut qu'au moment où il venait de prendre une prise de tabac ; elle

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ne fut pas perdue, mais à peine passée dans son nez et son index remis sur la détente de son fusil, que le canard couché en joue tomba et vint tenir compagnie à ce que nous avions déjà dans nos gibecières. On peut juger combien nous étions fiers de rentrer en ville avec une si belle capture. Les passants disaient : « Voyez ces jeunes Suisses ; ils savent déjà bien faire usage de leurs fusils ; ils ont tué un lièvre, des perdrix et un canard ! » Nous le leur laissions croire, mais arrivés à la maison, papa comprenant que nous n'avions pas tué tout ce gibier et qu'il nous avait été donné, nous demanda de qui nous le tenions, et ayant raconté notre ren- contre avec M. Duvivier, nous fûmes envoyés chez lui pour l'en- gager à venir manger son civet.

Nous avions pour domestique un Bernois nommé Bœgli, gre- nadier d'une force prodigieuse qui faisait l'admiration des voisins, dont un était menuisier chez lequel on était allé emprunter des bancs de son métier; et comme ses ouvriers se disposaient à se mettre deux pour en porter un, Bœgli qui était bien aise de faire connaître sa force, leur dit : « Comment ? Vous vous mettez deux pour porter un banc ! » Et comme il fallait deux bancs, il s'em- para d'un second et l'ayant placé sur celui qu'on avait préparé, et, quoique très lourds, il les plaça ainsi réunis sur ses épaules et les transporta à lui seul jusque dans notre salon où on avait le projet de jouer une petite comédie.

Mais nous avions comme locataire un officier (M. Guillaume Du Fay) doué d'une force plus prodigieuse encore. Il était allé en Amérique, mais sachant que le Valais, son pays, avait formé un régiment au service de l'Espagne, il s'était empressé d'y deman- der un emploi ; arrivé à Majorque, il obtint de mon père une chambre dans la maison et devint par ce moyen, ainsi qu'il le désirait, notre plus proche voisin. Nous ne tardâmes pas à être témoins de différents tours qui indiquaient de sa part autant de force que d'adresse. En voici quelques exemples : 1° il introduisait chacun de ses petits doigts dans un canon de fusil de munition dont les crosses touchaient le plancher et les soulevait jusqu'à leur position horizontale d'en joue, quoique ces crosses fussent char- gées d'un troisième fusil ; 2° un autre tour consistait à placer un verre plein d'eau sur un gros fauteuil qu'il saisissait d'une seule 33

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main par un pied et le soulevait à hauteur d'appui, sans verser une goutte du contenu dans le verre !

Cette force exceptionnelle était quelquefois prouvée hors du logis. Un jour que M. Du Fay était allé se promener sur le port avec un de ses collègues, ils parcouraient, pour mieux juger de la beauté des navires qui y étaient, le quai le plus rapproché de la mer dans laquelle ils seraient immanquablement tombés l'un et l'autre vu la maligne intention d'un cocher conduisant en berline des dames qui désiraient aussi voir le port ; ce cocher ne se doutant pas du rude adversaire qu'il allait rencontrer fit faire à la berline un mouvement qui témoignait visiblement de son intention de faire tomber dans l'eau les deux officiers suisses peu désireux de prendre ce bain ; celui qui accompagnait M. Du Fay l'engageait à se mettre à l'écart pendant qu'on en avait le temps, mais il lui dit : « Laissez ce drôle venir à ma portée, je vais vous faire voir comment il sera corrigé de son peu de respect envers des officiers.»

Il ne tarda pas à joindre l'action aux paroles : la berline attelée de deux chevaux allant au trot étant arrivée à la hauteur de M. Du Fay, celui-ci arrêta cet attelage d'une main ; de l'autre, enlevant ce méchant cocher de dessus sa selle et saisissant son fouet, il lui en donna plusieurs coups; il ne cessa de le frapper qu'à la prière des dames qui étaient dans la voiture et qui deman- dèrent grâce pour leur cocher. M. Du Fay se rendit avec cour- toisie à leur demande, mais en leur insinuant qu'il espérait que la correction qu'il venait de lui infliger le rendrait plus attentif une autre fois.

Dans une autre circonstance, il fut heurté par un autre homme à cheval sur un mulet. M. Du Fay, qui se trouvait en grande tenue dans ce moment, fut si irrité de la maladresse de ce cavalier (dans lequel il voyait d'ailleurs une intention aussi malveillante que celle du cocher susmentionné) qu'il asséna un si fort coup de poing à ce cavalier que celui-ci alla rouler, lui et son mulet, sur le pavé. Je fus témoin de ce fait. Quoique d'un caractère assez pacifique, s'il arrivait en jouant aux cartes que le jeu lui fût continuellement contraire, il saisissait le jeu entier et en déchirait toutes les cartes quoique réunies en un seul paquet, ce qui indi- quait une force extraordinaire dans ses doigts, entre lesquels il

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cassait aussi facilement les noix ou noisettes les plus dures que l'on cassait la chose la plus fragile, telles que les amandes à coques molles, etc.

Il y a chaque année plusieurs fêtes célébrées avec plus ou moins de magnificence selon le saint du jour. Lors de la fête d'un patron d'une paroisse, toute la rue qui en fait partie est tapissée du haut en bas de chaque maison et cela plusieurs jours de suite, mais plus splendidement le jour de la procession qui a lieu le jour même du patron.

Le 31 décembre de chaque année, la garnison se divise en deux camps pour célébrer l'entrée du roi Jacques d'Aragon qui, à pareil jour (dont on fait l'anniversaire), pénétra dans l'île de Majorque, en chassa les Maures qui s'en étaient rendus possesseurs. Une moitié des troupes escorte le représentant du roi, l'autre moitié reste sur les remparts pour exécuter un simulacre de défense finissant par celui de la fuite des Mahometans; on voit à un angle des murs de l'église de San Miguel (Saint-Michel) un trou d'où, selon une légende du pays, sortait une énorme chauve-souris qui mordait les Maures et ne faisait aucun mal aux Espagnols. On a soin de placer près de ce trou, les 31 décembre, une gravure représentant cette chauve-souris et son fait. C'est d'ordinaire un des plus riches seigneurs de l'île qui a l'honneur d'y représenter ce roi.

Il y a aussi une espèce de tournoi qui n'a lieu que quatre fois par siècle, soit tous les vingt-cinq ans, par raison d'économie, car les acteurs y déploient tant de richesses qu'après ces réjouissances publiques, ils se trouvent endettés pour une dizaine d'années ; ils y font figurer les dieux et déesses de la mythologie devant les- quels ils se livrent à des jeux d'équitation qui exigent une grande adresse et dont les cavaliers espagnols se tirent avec grande habi- leté quoique montés sur des chevaux très ardents. Ces jeux (qui se prolongent assez avant dans la nuit et durent tout le temps de carnaval où on se livre à toutes les folies du paganisme qui en est la source) sont enfin terminés par un éclairage aux torches de résine pendant lesquels les seigneurs majorquins, suivis de leurs valets porteurs de corbeilles pleines d'œufs de cire remplis d'eaux de senteurs de toutes les essences, y puisent à pleines mains

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pour les jeter aux dames de leurs pensées qui n'ont pas oublié de venir assister à ces exercices ; ces œufs brisés sur les balcons où siégeaient ces dames y répandent une odeur enivrante qui se fait sentir pendant plusieurs jours sur la grande place des Bornes où ont eu lieu toutes ces folies du carnaval qui, ainsi que cela se pra- tique dans tout pays catholique, est suivi du mercredi des Cendres où les ministres du Seigneur nous rappellent que nous ne sommes que poussière et destinés à nous occuper de choses graves et non aux folies mondaines qui n'ont fini un mardi gras que pour recommencer, hélas ! malheureusement l'année suivante.

Dans la semaine sainte, on pend dans plusieurs rues de Palma un mannequin plein de paille, représentant Judas Iscariote, auquel on met le feu le samedi au bruit des cloches, et ces mannequins réduits en cendres dans l'espace de quelques minutes, il n'en est plus question jusqu'à l'année suivante où on recommence les mêmes extravagances. Ce qui était plus religieux pendant cette semaine sainte, c'était de voir les sentinelles de tous les postes porter leur fusil, le canon renversé en signe de deuil ; plus, à l'heure de l'angélus du soir, les officiers comme les soldats réciter la prière à laquelle vous invitent les cloches de toutes les églises ; les voitures rentrant des promenades aussi bien que celles des sim- ples paysans s'arrêtaient où elles se trouvaient dès que leurs con- ducteurs entendaient cet avertissement de dire cette prière. Heu- reux temps !

Pendant l'année 1800, ma mère revint en Valais à l'époque où les troupes françaises venaient d'entrer en Suisse sous les ordres de Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul, qui, après avoir aidé le canton de Vaud à secouer le joug des Bernois, voulait pénétrer en Italie par le mont du Grand Saint-Bernard ; je renvoie le lecteur au livre de l'histoire du Valais que je tiens de son respectable auteur, M. le chanoine Boccard, où on trouve des détails très intéressants de ce passage des armées françaises 9.

Ma mère, rentrée dans sa maison à Saint-Maurice, eut comme tous les autres propriétaires à loger de ces soldats qui allaient

9 F. Boccard, Histoire du Veillais avant et sous l'ère chrétienne jusqu'à nos jours, Genève, 1844, pp. 268 et suivantes.

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donner ou recevoir la mort à Marengo... Le but principal de ce retour de ma mère en Valais était d'y reprendre le fils qui était resté en nourrice à Vérossaz [Gaspard I] et qu'elle nous amena aussi à Majorque; mais ce pauvre enfant ne tarda pas à y être atteint d'une petite vérole maligne qui nous l'enleva en peu de jours ; on ne pratiquait pas encore la vaccine alors ; nos parents n'eurent pas beaucoup à craindre pour nous la contagion de cette maladie : Maurice, Joséphine et moi avions eu avant notre départ du pays une bénigne variole prise en jouant avec des enfants qui en avaient en grande quantité, mais de la meilleure qualité, dont nous ne tardâmes pas à être couverts de la tête aux pieds ; c'est ce qui nous a préservés d'être atteints de celle dont est mort ce pauvre Gaspard, qui fut enseveli dans l'habit religieux des moines de la Merced dont nous étions les plus près voisins. Il est d'usage à Majorque d'ensevelir ainsi les morts.

Peu après ce retour de ma mère à Majorque, accompagnée d'une domestique prise à Mâcon comme cuisinière plus convenable pour papa que celles de l'île qui ne préparaient les aliments qu'à leur guise, le régiment ayant dû changer de caserne et comme chirurgien-major ayant à y faire de fréquentes visites, mon père se vit obligé de changer de logement et d'en prendre un plus rapproché de nos soldats ; nous quittâmes donc la maison où nous avions passé environ cinq ans, pour en prendre un rue de la Piété (calle de la Piedad), qui était aussi plus à proximité de l'hôpital général où mon père avait pareillement de fréquentes visites à faire et, par le fait, nous nous trouvions à même de faire un cours d'anatomie comme le désirait papa qui avait déjà com- mencé à nous en faire faire les études préliminaires ; mais, par- venus à la partie connue sous le nom de myologie, nous y prîmes un tel dégoût, Maurice et moi (surtout à l'aspect des cadavres de nos soldats), que nous renonçâmes à assister aux dissections opérées dans cette salle d'anatomie. Nous préférâmes apprendre la langue allemande qui était celle de la plupart des soldats du régiment, parmi lesquels il y avait aussi un bon nombre de Hongrois; et ceux-ci s'exprimaient assez bien en latin quand ils venaient con- sulter leur chirurgien-major. Pour apprendre l'allemand, nous eûmes recours à un émigré alsacien (M. Sycaty) des environs de

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Strasbourg ; MM. les abbés qui avaient été nos professeurs jusqu'à notre changement de logement étaient rentrés en France à l'avè- nement de Napoléon Ie r sur le trône où il débuta par le rappel de tous les émigrés qui voulaient rentrer dans leur patrie... M. Sycaty n'étant pas des plus pressés de servir Napoléon, ce à quoi il eût été obligé comme laïque célibataire, était resté à Majorque et nous pûmes profiter de ses leçons jusqu'à la fin de 1802. C'est dans cette année que naquit1 0 dans cette île un autre frère auquel fut donné le nom de Gaspard en remplacement de celui que nous avions perdu deux ans avant. Vingt mois après naquit encore un autre frère dont je fus le parrain conjointement avec notre cousine Claudine Seydoux, qui était venue nous rejoindre pour être dame de compagnie de notre bonne maman et qui m'aida à tenir sur les fonts baptismaux de l'église Sainte-Eulalie ce nouveau frère qui y reçut les noms de Louis, Claude, Frédéric11. Ce dernier nom fut celui dont nous l'appelions habituellement. Il est aussi mort acci- dentellement en Valais avant d'avoir atteint sa cinquantième année et après avoir exercé pendant vingt-cinq ans la carrière de géomètre, dont il avait fait l'apprentissage à Besançon sous la direction d'habiles arpenteurs qu'il suivait dans leurs travaux pour établir le cadastre dans le département du Doubs, pendant que j'y commandais le dépôt de nos recrues en 1825 12 ; mais cette date me rappelle que j'anticipe et je reviens aux événements survenus à Majorque, c'est-à-dire à l'année 1802.

C'est vers cette époque qu'arriva dans cette île un ministre de don Carlos IV (M. Jovellanos) qui (pour avoir osé faire voir à son roi combien il était la dupe de Manuel Godoy, dit le prince de la Paix, son favori ou, pour mieux dire, celui de la reine [Marie-Louise]) avait été victime d'un coup d'Etat, saisi par ordre de ce parvenu et conduit au château de Bellver qui domine sur la ville de Palma. Son Excellence habituée à une vie active ne tarda pas à tomber malade dans ce fort gardé par une compagnie du régiment ; mais informé par les officiers dont Son Excellence était continuellement accompagnée, de la réputation acquise par mon

10 N. de l'A. : «Le 10 avril 1802.»

11 N. de l'A. : «C'est en l'année 1804 qu'est né mon frère Frédéric.»

12 Voir pp. 210-211.

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père, il les engagea à l'appeler pour lui donner des soins. Mon père, ayant de suite reconnu que cette indisposition ne provenait que du manque d'exercice en plein air, s'empressa de demander au général Vilallonga, alors gouverneur de l'île et son ami, l'autori- sation pour l'illustre prisonnier de faire tous les jours une prome- nade hors du château, ce qui fut immédiatement accordé sous la condition que ce serait toujours en compagnie d'un des officiers détachés dans ce fort. Cette faculté de sortir en plein air contribua puissamment et en peu de jours à rétablir ce haut personnage en parfaite santé... Quoique prisonnier d'Etat, M. Jovellanos jouissait d'une grande fortune; ses rentes s'élevaient à trente piastres (duros) par jour dont il usait généreusement ; à cette jouissance il aimait joindre celle de la lecture des journaux français auxquels mon père était abonné, ce qui lui procurait l'avantage de les lui commu- niquer. C'était Maurice ou moi qui était chargé d'en être le por- teur les jours de vacances. La première fois que je fus envoyé pour cette commission, mon père m'avait bien recommandé de dire

«Votre Excellence» et non pas «Vous» en parlant à ce ministre qui conservait ce titre quoique prisonnier d'Etat ; mais oubliant la recommandation de papa, dès que je vis le ministre, je m'en approchai et lui dis: «Papa vous envoie, eh! non pas vous, à Votre Excellence, ces journaux», et comprenant que l'on m'avait fait la leçon, il se mit à rire, me faisant une caresse pour me tran- quilliser sur mon oubli ; et appelant son majordome ou intendant, il lui dit en castillan : Don Domingo, vea Usted si hay algunos biscochos en el castillo y delos Usted a estos jovenes hijos de Don Jayme1S. Et aussitôt mes poches et celles de mon frère furent remplies de toutes sortes de bonbons. Cette première fois, nous étions allés ensemble porter les gazettes qui étaient une agréable distraction pour ce seigneur privé dans ce moment de toute autre correspondance. Ce ministre prisonnier d'Etat ne pouvait recevoir aucun papier, pas même les journaux, qu'après avoir été examinés par l'officier commis à sa garde... Je me rappelle qu'un jour que je présentais les papiers publics à Son Excellence, elle me fit signe

u N. de l'A. : «• Voyez s'il y a dans le château quelques biscuits et donnez- les à ces jeunes fils de don Jayme ; on ne nommait pas mon père autrement. » 39

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