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Entretien avec Philippe Claudel

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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§1 Si Philippe Claudel a fait paraître Meuse l’oubli (Balland, 1999), J’abandonne (Balland, 2000), Les Âmes grises (Stock, 2003), ou Le Rapport Brodeck (Stock, 2007, prix Goncourt des lycéens) avant de passer à la réalisation avec Il y a longtemps que je t’aime en 2008, le cinéma représente néanmoins l’une de ses premières passions, l’un des socles de son œuvre. Préalablement à ce film, il avait collaboré avec le réalisateur Yves Angelo en écrivant pour lui le scénario de Sur le bout des doigts, tourné en 2002, puis en auto-adaptant Les Âmes grises, sorti en salles en 2005. C’est donc après avoir longtemps pratiqué la critique de cinéma, puis avoir écrit directement pour l’écran (Philippe Claudel enseigne d’ailleurs l’écriture de scénario à l’Université de Lorraine, plus précisément à l’Institut européen de cinéma et d’audiovisuel à Nancy) qu’il a débuté une œuvre cinémato- graphique, poursuivie en 2011 par l’écriture et la réalisation de Tous les soleils (2011), et prolongée très prochainement par la sortie d’Avant l’hiver. Ces films occupent à présent dans son œuvre une place équivalente à l’écriture romanesque et situent Philippe Claudel dans la continuité de la tradition française des écrivains- réalisateurs, mais d’une manière quelque peu décalée, parce qu’il se montre particulièrement réticent à l’égard de l’auto-adaptation, pièce maîtresse des œuvres de Cocteau, de Guitry, de Pagnol, de Malraux ou de Duras.

§2 Cet entretien (du 11 octobre 2013) a principalement porté sur Il y a longtemps que je t’aime en raison du dispositif très particulier imaginé par Philippe Claudel : un scénario original, tourné par son auteur, et publié chez Stock en 2008 conjointe- ment à la sortie du film, accompagné d’un long abécédaire : “Petite fabrique des rêves et des réalités”, où l’écrivain-réalisateur éclaire, de manière à la fois fragmen- taire et suivie, le processus de composition, de production et de tournage dont est issu le film. Il ne s’agit ni d’un simple scénario que son auteur publierait du seul fait de l’autorité que lui aurait auparavant value ses livres, ni d’une sorte de journal de tournage, puisque ces fragments ne furent pas notés sur le moment, mais peu après, durant le montage, ni même de l’un de ces supports promotionnels comme les éditeurs aiment en inventer afin d’accompagner la sortie d’un film, puisque la version du scénario ne correspond pas à la transcription du montage final, mais à une version préalable, datée du 28 mars 2006. À l’entrée “Livres”, Philippe Claudel note : “C’est un film d’écrivain…”, mais déjoue aussitôt la piste selon laquelle le texte scénaristique, voire le film qui en est tiré, seraient le prolongement direct de l’œuvre romanesque en ajoutant : “… dans le sens où il montre l’importance que les livres peuvent avoir dans nos vies”1. L’accent est donc déplacé sur la place de la langue et de la littérature dans la vie de Léa, enseignante en lettres, et de Luc, chercheur en lexicographie (tous deux paradoxalement incapables de dire les mots justes à Juliette), ou sur les innombrables œuvres – Nerval, Kadaré, Perutz, Giono, Dostoïevski… – qui traversent le film et accompagnent le personnage de Juliette, l’héroïne du film. Il y a longtemps que je t’aime forme un ensemble hybride, où scénario, film et commentaire prolongent et déjouent à la fois les attendus traditionnels des rapports entre littérature et cinéma.

1 Philippe Claudel, Il y a longtemps que je t’aime, [précédé de] “Petite fabrique des rêves et des réalités”, Paris, Stock, 2008, p. 72.

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La venue au cinéma

§3 J’ai fait des études de littérature et de cinéma dans l’université où j’enseigne aujourd’hui : depuis, un département d’études cinématographique, ainsi qu’un institut, l’IECA (Institut européen de cinéma et d’audiovisuel), se sont créés. C’était une passion d’enfance qui commençait à se concrétiser. Je raconte dans la “Petite fabrique des rêves et des réalités” que la première fois où j’ai pris conscience qu’un film était fabriqué, que quelqu’un avait décidé de l’échelle des plans et de leur ordre, c’était en regardant Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone – je devais avoir autour de huit ans. Ce sont les films de Leone qui m’ont fait percevoir qu’existait quelque chose comme un langage à l’écran : le metteur en scène avait décidé de faire ce gros plan, ou d’étirer la durée de cet autre plan. C’est à cet âge que j’ai eu envie de faire du cinéma. Et d’une certaine manière, je n’ai jamais arrêté d’en faire avant d’en faire réellement, je veux dire officiellement. Je n’appartenais pas à un milieu où les enfants se voyaient offrir une caméra, mais lorsque je jouais, je mettais déjà en scène, j’organisais une action que je faisais accomplir à mes amis – j’ai souvent dit que, beaucoup plus que la littérature, le cinéma est un prolonge- ment des jeux d’enfance ; il partage la même magie, le même goût pour disposer des personnes dans l’espace et les faire agir en commun dans un univers de fiction (on va faire comme si…). De ce point de vue, les étudiants d’aujourd’hui ont une chance absolument incroyable : la facilité avec laquelle ils peuvent filmer, puis monter, à l’aide de logiciels gratuits et simples, est une révolution extraordinaire.

Pourtant, même privé de tels moyens, je bricolais sans cesse des films, par goût pour ce jeu, qui est à mes yeux un fondement de la passion pour le cinéma : pour passer derrière la caméra, il faut rester fasciné, continuer à éprouver cette passion qui vient de l’enfance.

§4 Durant mes études, je réalisais avec mes camarades énormément de courts- métrages – nous les écrivions, nous les tournions et nous les montions ensemble. À cette époque, j’écrivais également des scénarios de longs-métrages, mais qui étaient systématiquement refusés – à juste titre… Ils n’étaient pas bons ; comme les romans que j’écrivais à l’époque d’ailleurs. Ils étaient techniquement maladroits. Mais surtout, ces textes, romans ou scénarios, n’avaient aucune valeur : leur profondeur était nulle. Je n’avais pas assez vécu pour qu’ils soient suffisamment lestés ; je n’avais rien à raconter et je compensais cela par une artificialité de l’écriture. Et l’on y retrouverait, je pense, les défauts auxquels je me heurte aujourd’hui dans les copies des étudiants : une importance excessive accordée aux dialogues au détri- ment de l’image et un fétichisme de la mise en scène. Aucune de ces histoires n’a subsisté et je serais incapable de dire de quoi il était question… Nous avions créé une radio libre dans laquelle je m’occupais d’émissions de cinéma : je voyais à l’époque beaucoup de films, j’allais sur les plateaux de tournage, j’en parlais énormément ; je vivais en grande partie à travers le cinéma.

Œuvres de commande et auto-adaptation

§5 Le temps a passé. J’ai publié mon premier livre, Meuse l’oubli, en 1999. C’est à cette époque que je suis revenu dans ce milieu, mais cette fois-ci de manière profession- nelle, et plus uniquement à travers le commentaire critique. J’ai rencontré Yves Angelo et j’ai écrit un scénario avec lui. Yves m’avait fourni deux synopsis à

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développer et nous nous sommes décidés pour Sur le bout des doigts, parce que c’était une histoire dans laquelle je me sentais prêt à me lancer. Nous n’avons pas écrit à quatre mains ; tout passait par la conversation. Notre méthode de travail était la suivante : nous parlions ensemble des personnages et des situations, assez longuement ; je me mettais ensuite à écrire et je lui envoyais le texte. Il lisait et réagissait : nous nous parlions au téléphone ou prenions rendez-vous pour parler à nouveau de façon libre de l’histoire, puis je faisais une deuxième version, et ainsi de suite. J’ai dû écrire au moins une vingtaine de versions comme cela ! Cela a donc pris pas mal de temps, notamment en raison d’un problème de structure. L’histoire était complexe : il y était question de la relation entre une jeune prodige du piano et sa mère (admirative et jalouse de cette fille réalisant son propre rêve) qui la maintenait dans l’enfermement : une partie de l’histoire était au présent et l’autre était constituée d’un flash-back, quinze ans plus tôt, où la mère ramenait sa fille, née grande prématurée, à la vie par la parole et la musique. C’était cette histoire d’enfant prématuré qui importait avant tout à Yves Angelo, et la puissance du lien par la parole qui pouvait se nouer à cette occasion. Il fallait donc articuler ces deux moments séparés par quinze années. Yves venait, de plus, de subir deux échecs au cinéma, nous n’avons obtenu que très peu de moyens de production ; il a donc fallu tourner avec une grande économie de moyens.

§6 Tous les deux, nous avons travaillé sur pas mal de scénarios, mais sans que les projets aboutissent, soit que nous ne trouvions pas de producteur ou que celui-ci ne parvienne pas à réunir les fonds nécessaires, soit que nous décidions nous-mêmes d’abandonner l’entreprise. C’est le cas, en particulier, d’un projet de film qu’Yves voulait réaliser à partir d’un livre inspiré de mon expérience de professeur en milieu carcéral, que j’avais publié chez Stock en 2001 : Le Bruit des trousseaux. Le texte est constitué de fragments qui sont comme des vues, des instantanés de la vie en prison. Il n’y a aucune continuité, aucune histoire, et c’est cette forme particu- lière qu’il voulait respecter. On a réfléchi longtemps à la manière de tirer un film de ce texte : il s’agissait de tourner de manière brute, sans souci de narration, en donnant à voir une multiplicité d’images et de micro-événements de la vie carcérale. Mais le projet a peu à peu dérivé. Le producteur était effrayé par son caractère trop radical à ses yeux. Le fil conducteur était constitué par la présence du professeur qui intervient en prison, mais progressivement, le scénario s’est doté d’une histoire, et cette histoire s’est transformée en narration classique, destinée à unifier les différents éléments du film. Un acteur avait déjà été contacté par le producteur qui s’était approprié l’histoire. À ce stade, Yves et moi n’étions plus intéressés ; nous avons abandonné.

§7 Pendant pas mal d’années, j’ai travaillé directement avec des producteurs : je faisais du script doctoring en relisant des scénarios qu’il fallait améliorer – si possible… –, ou ceux-ci me commandaient des scénarios. L’un d’eux avec qui j’ai beaucoup travaillé, Jean-Louis Livi, voulait développer une méthode de travail à l’américaine. Aux États-Unis, ce sont souvent les producteurs qui ont des idées de films, embauchent un ou des scénariste(s) pour les développer et, si le résultat de ce premier stade est satisfaisant, réunissent ensuite une équipe (un réalisateur, des acteurs, des techniciens) pour les mettre en œuvre. Il y a eu plusieurs projets comme cela. Je me souviens en particulier d’un film autour de Vivaldi, une sorte de biopic sur lequel j’ai travaillé plusieurs années. Jean-Louis Livi a longtemps essayé de le produire, sans succès. Récemment, le projet est revenu à la surface, mais on

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n’a jamais trouvé les fonds pour le réaliser – aujourd’hui, il est difficile de faire des films historiques de ce type en France. Les obstacles ont été les mêmes pour une tentative d’adaptation du Cavalier suédois de Léo Perutz (c’est, dans l’une des séquences d’Il y a longtemps que je t’aime, la lecture de Léa, alors que Luc écoute les résultats du foot) – Livi avait acquis les droits de ce livre une dizaine d’années plus tôt. Avant moi, plusieurs scénaristes avaient déjà travaillé à ce projet et j’ai, à mon tour, écrit un scénario, mais ma version n’a pas convaincu non plus. Là aussi, c’est un projet que j’ai depuis tenté de relancer. Cette méthode de travail ne pouvait pas réellement marcher. Voyez-vous, en France, depuis la Nouvelle vague, c’est le réalisateur qui est à l’origine de tout, et très rares sont les réalisateurs qui acceptent d’être considérés comme de simples metteurs en scène d’une histoire qui a été pensée et développée indépendamment d’eux.

§8 Parallèlement, je travaillais sur mes propres projets de scénarios, mais surtout j’écrivais des romans ou des nouvelles, que je faisais lire à Yves Angelo. Quand j’ai terminé les Âmes grises, je lui ai envoyé une copie par amitié et très vite, il m’a dit qu’il désirait en faire un film avec moi. Au début, j’ai refusé. Je n’aime pas du tout l’idée d’adapter mes propres livres : cela me paraît être une redondance inutile, ça ne m’intéresse pas du tout. Mais Yves était très motivé, il a beaucoup insisté et j’ai finalement accepté d’écrire le scénario des Âmes grises, assez peu de temps après avoir travaillé au roman – le livre est sorti à l’automne 2003 et le tournage s’est déroulé l’année suivante.

§9 Par la suite, j’ai tout fait pour décourager l’adaptation de mes livres. Cela peut paraître étrange, mais je préfère qu’ils ne soient pas à l’écran, qu’ils restent des œuvres qui ont une existence écrite… Parce que ce sont des livres, pas des films.

C’était leur destination première, ils ont été pensés pour exister sous cette forme, et pas une autre. Bien sûr, il m’arrive d’avoir envie d’adapter les livres des autres, mais l’idée de prolonger sous une autre forme l’existence de personnages que j’ai inventés et avec lesquels j’ai longtemps vécu m’ennuie profondément. Je l’ai fait de manière très désincarnée lorsque j’ai écrit le scénario des Âmes grises avec Yves Angelo : c’était comme si le livre n’était pas de moi ; je n’ai pu travailler sur ce projet qu’à cette condition.

“C’est une histoire qui est venue d’une longue nuit”

§10 Un jour, j’ai écrit un scénario que je ne voulais donner à personne, que je voulais réaliser moi-même. Il s’agit d’Il y a longtemps que je t’aime. Je l’ai écrit en 2005 et je l’ai mis en scène en 2007. Je raconte dans la “Petite fabrique” que s’y trouvaient réunies quantité de choses dont j’avais voulu parler dans des livres précédents mais qui n’avaient pas encore trouvé leur véritable forme. J’étais alors en Suède, en plein hiver, et c’est dans cette nuit lapone prolongée que j’ai écrit ce texte. Sous la forme d’un scénario : il n’y a eu aucune hésitation sur la destination qui devait être celle de cette histoire. Il n’y en a jamais sur ce point. Je sais d’emblée, lorsque j’écris, s’il s’agira d’un roman, d’une nouvelle, d’un scénario, ou même d’une pièce. C’est immédiat. Je ne me souviens pas d’avoir eu en tête, au moment où j’écrivais, l’image d’une actrice en particulier. Mais l’histoire s’imposait sous une forme cinématographique – le roman l’aurait mal servi. C’est une histoire sur le silence, le silence dans lequel une femme s’est enfermée et dont elle refuse de sortir : je fais

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une différence assez nette, pour cela, entre un roman et un film – il est quasiment impossible d’écrire le silence en littérature ; on écrit sur le silence, mais pas du silence, ou alors cela revient à un jeu textuel limité, alors qu’en musique et au cinéma, on peut montrer le silence, le faire concrètement éprouver au spectateur.

Mais d’une manière générale, je ne me souviens pas d’avoir commencé à écrire dans un genre, puis d’avoir varié, et l’idée qu’une même histoire puisse se déployer à travers plusieurs genres, ou plusieurs média, comme pouvait le faire Marguerite Duras par exemple, ne m’intéresse pas.

§11 C’est un film qui obéit à une certaine recherche du vrai. Je parle dans la “Petite fabrique” (p. 23) d’une “esthétique du vrai, du sincère et du nature”. À mes yeux, le vrai est synonyme de sincérité. J’essaie toujours de faire des actes sincères, dans mes livres comme dans mes films. Bien sûr, un film est quelque chose d’artificiel : tout y est construit, voulu. Mais on n’en est pas moins plus ou moins sincère dans sa volonté de cerner une réalité humaine et dans les moyens que l’on met en œuvre pour cela. Je ne veux pas observer des personnages que je manipulerais à distance, mais être à côté d’eux, avec eux, afin que le lecteur ou le spectateur aient le sentiment de vivre un moment vivant.

§12 Au cinéma, cela passe en grande partie par la force d’incarnation des acteurs.

J’avais écrit un texte humoristique sur ma vie avec Nicole Kidmann (ou plus jeune, sur mes années Marilyn – en ce moment, ce serait plutôt Jessica Chastain). Car les acteurs, les actrices surtout, jouent un rôle dans notre vie, ce sont des figures plus grandes que nous, qui hantent notre imaginaire, qui nous accompagnent, bien au- delà des films où elles apparaissent, dans notre quotidien. En tant que metteur en scène, je vis sans cesse avec les personnes qui servent de support à mes fictions : quand je prépare un film, je m’interdis de penser à telle ou telle figure afin de ne pas être déçu en cas d’impossibilité ou de refus, mais à partir du moment où j’ai un accord, j’aime vivre avec l’idée de cette personne en particulier, c’est important pour moi. C’est une relation qui se prolonge là aussi au-delà du tournage, d’une manière très particulière, puisqu’au moment où on les quitte physiquement, où on s’enferme avec eux durant des journées entières dans une salle de montage. Cette période durant laquelle les acteurs et les actrices ont une existence forte, qui passe bien sûr par le support de fichiers numériques, mais qui est très exclusive puisqu’on les observe en boucle afin de faire peu à peu émerger la forme qui sera celle du film, est absolument unique. À ce moment-là se crée une relation dont les intéressé(e)s ne sont même pas conscient(e)s mais qui est très intense.

Petite fabrique d’un livre

§13 J’ai écrit la “Petite fabrique des rêves et des réalités” alors que je travaillais au montage d’Il y a longtemps que je t’aime. J’avais eu l’intention de tenir une sorte de journal de bord du tournage, mais celui-ci a été trop intense. J’étais tout entier requis par la mise en scène et incapable d’écrire quoi que ce soit durant toute cette période. J’ai donc écrit immédiatement après, dans la fraîcheur du souvenir, et alors que je m’étais enfermé avec le matériau brut du film qu’il s’agissait de retravailler. La forme de l’abécédaire, autrement dit d’un ordre sans logique particulière, limitée à l’ordre alphabétique, s’est imposée tout de suite.

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§14 Très souvent, les gens me demandaient ce à quoi ressemble un scénario – à part les étudiants en cinéma et audiovisuel, peu y ont accès. Je voulais démystifier un peu cet objet en y donnant accès, mais pas de manière isolée ; je l’ai accompagné de ce texte introductif (je ne l’aurais pas publié sans la “Petite fabrique”, alors que j’aurais pu publier l’abécédaire sans le scénario ; l’idéal aurait été de publier les deux accompagnés du film en DVD). Dans un film, tout part de l’écrit, du scénario, et après un tournage très physique, très intense, j’avais envie de boucler cette aventure, de revenir à la solitude de l’écriture. La parution du livre a coïncidé avec la sortie du film.

§15 D’une certaine manière, j’ai également publié le scénario d’Il y a longtemps que je t’aime pour montrer qu’il s’agit d’un type d’écriture très pauvre, par contraste notamment avec l’écriture d’une pièce. Un scénario n’a pas de valeur littéraire – la plupart des scénarios, les miens en tout cas, finissent à la poubelle. C’est une écriture où domine la fonction référentielle du langage ; on ne peut pas y faire de littérature, même si cela peut paraître désolant. S’il faut écrire qu’un personnage sort, alors on écrit : le personnage sort… Un scénario doit être sec comme un os et l’usage de la langue doit y être le plus pauvre possible. Les mots y sont précis et neutres, parce que l’essentiel y tient à la construction dramaturgique. Je voulais que les gens voient un scénario dans sa nudité, qu’ils se rendent compte de ce qu’est le squelette d’un film. Souvent, des producteurs me disent : “J’ai lu ton scénario, ça change, c’est bien écrit. On voit que tu es un écrivain. Tu ne peux pas savoir combien les scénarios qui me sont soumis sont mal écrits.” Mais ils se trompent. Ce n’est pas parce que je suis écrivain qu’ils jugent mes scénarios bien écrits, mais parce que je suis un enseignant, et que je maîtrise les codes de la syntaxe, que je ne fais pas de faute ou que je peux varier les registres de langage.

Mais ce n’est pas de la littérature – pas encore. Les dialogues les trompent également : mes dialogues peuvent être mieux formulés, des phrases peuvent ressortir, parce que dans des dialogues de cinéma, on ne parle pas – on ne parle jamais – comme dans la vraie vie, mais ça se limite à cela.

§16 La plupart du temps, on publie un faux scénario, à savoir la transcription du film, dont le montage final peut être très différent du scénario écrit. J’ai choisi au contraire de publier la version de travail (datée du 28 mars 2006) et je préviens le lecteur qu’il y a des différences avec le film, puisque j’ai supprimé certains passages au montage (j’ai coupé en particulier des moments où apparaît Luc, le mari de Léa, afin d’alléger certaines scènes, comme lorsqu’il prend conscience, dans la rue, que sa femme a confié leur enfant à Juliette et explose, ou lorsqu’à un autre moment, il se montre dur à l’égard de sa belle-sœur). Je parle également dans la “Petite fabrique” de la scène où Léa apprend par Samir au téléphone la signification des analyses médicales qu’elle a trouvées dans la chambre de sa sœur : initialement, Léa se trouvait avec Bamakalé, l’étudiant africain qui ne cesse de la poursuivre parce qu’il conteste ses notes, et c’est durant le tournage, en voyant les rushes de la scène, que je me suis rendu compte qu’il fallait la retourner autrement (Léa, dans le film, se trouve avec P’tit Lys).

§17 Mais je n’ai pas eu envie de mettre les premières versions du scénario : je ne les garde pas. Structurellement, ces premières versions correspondaient à l’histoire telle qu’elle existe à présent. D’une manière générale, la structure de départ des œuvres que j’écris est assez rapidement fixée : le gros du travail se situe ensuite.

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Dans le cas de ce scénario, c’est au moment où, travaillant au minutage du film, avec la script, ou avec les comédiens, sur les dialogues, que j’ai beaucoup repris, allégé, modifié le texte.

Écriture scénaristique et écriture romanesque

D’une façon ou d’une autre, c’est bien l’image qui a toujours été le centre de mon travail (“Petite fabrique”)

§18 Bien entendu, entre mon écriture littéraire et mon écriture scénaristique, il y a des va-et-vient : j’ai parfois le sentiment de filmer comme un écrivain ou d’écrire comme un cinéaste – je ne pourrais pas n’être que romancier ou que cinéaste. Dans plusieurs de mes romans, il y a des scènes qui sont visualisées avant d’être écrites.

Pas seulement parce que j’ai fait des livres de collaboration avec des peintres ou des photographes – j’aime beaucoup travailler à un texte dans lequel l’image vient s’insérer –, mais aussi parce que j’emploie parfois de manière plus ou moins consciente certaines techniques cinématographiques. Dans L’Enquête (Stock, 2010) par exemple, j’utilise des choix de focales plus ou moins longues (un personnage qui se détache sur un fond plongé dans le flou), l’équivalent de mouvements de caméra, de profondeurs de champ, de valeurs de plan, ou alors je travaille à construire un décor afin d’y placer les personnages de la même manière que je le ferais dans un film. Certains personnages proviennent directement de la tradition cinématographique du burlesque (Keaton ou Tati) et je constate, en me relisant, que les procédés du montage ont influencé la composition de certains textes. Cela est parfois plus général : ce peut être sur le traitement des lieux que je puise dans ma filmographie de cinéphile pour construire une perception de l’espace qui me soit propre.

§19 Mais attention, il y a beaucoup de malentendus sur cette question. L’illusion est telle qu’on a toujours considéré, par exemple, Simenon comme un écrivain idéal à adapter. C’est un mirage : ses textes passent en réalité très difficilement à l’écran.

On y voit des histoires dont les structures sont simples, les situations précises, les personnages nettement dessinés, mais rien n’est plus faux. Souvent, les gens me disent que mes romans sont très visuels. Mais visuel ne veut pas dire cinémato- graphique. Ce n’est pas parce que ce les lecteurs peuvent visualiser ce qu’on écrit que cela est fait pour le grand écran – il y a là sur une fausse idée de ce qu’est un film. Le cinéma est beaucoup plus compliqué que cela en tant qu’art. À mes yeux, le septième art n’est pas simplement l’art numéro sept ; il est l’addition des six précédents. C’est un point essentiel : il est la réunion de tous les autres. Quand on fait du cinéma, on travaille nécessairement sur du texte, mais aussi sur de la musique, sur des décors, sur de la dramaturgie, et sur quantité d’autres moyens d’expression esthétique. C’est une sorte de processus alchimique où se mêlent plusieurs contributions et qui fait du cinéma bien plus, contrairement à ce que l’on croit, qu’un art de l’image.

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L’écrivain-réalisateur

§20 Pour ma part, je ne me sens pas directement un héritier d’une tradition nationale des écrivains-réalisateurs. Les cas de Guitry, Pagnol, Malraux, même s’il s’agit de formidables réussites (j’admire en particulier un film comme Un roi sans diver- tissement de Leterrier, mais dont Giono a écrit le scénario et dont il a très étroitement accompagné le tournage), m’étonnent plutôt et me restent étrangers.

On a l’impression que l’écrivain a voulu prolonger son œuvre à travers un autre vecteur. Or créer, c’est faire confiance au médium que l’on manipule (roman, film ou théâtre), c’est aller jusqu’au bout de ses possibilités.

Peut-être Jean Cocteau échappe-t-il quelque peu à ce modèle, car il ne se limite pas à l’auto-adaptation. Chez lui, les échanges entre littérature, cinéma et autres arts sont plus complexes. Mais Cocteau d’une certaine manière était son pire ennemi : son éclectisme agaçait, agace aujourd’hui encore, et le fait considérer comme un auteur peu sérieux, un peu secondaire alors que son œuvre est remarquable.

§21 Je n’ai pas plus d’affinités avec les écrivains qui se convertissent aujourd’hui au cinéma – ils sont nombreux. J’ai l’impression que beaucoup se servent du cinéma mais n’essaient pas de le servir. D’ailleurs, le plus souvent, ce sont des tentatives qui n’ont pas réellement de suite (voyez par exemple Paul Auster). Il faut faire une distinction, qui me paraît essentielle, entre les écrivains qui s’adonnent au cinéma, font un ou deux films, mais ne développent pas de réelle filmographie, et ceux qui y travaillent réellement, dont les films peuvent être considérés à égalité avec leurs œuvres écrites – il y aurait par exemple Jean-Philippe Toussaint, qui a fait trois longs-métrages, ou Emmanuel Carrère (deux documentaires et un long-métrage).

Sur ce point, il faut savoir que les producteurs démarchent de manière systéma- tique les écrivains : ils sollicitent tous les auteurs de best-sellers et leur proposent d’adapter eux-mêmes leur texte (gain symbolique pour le producteur) ou de passer directement derrière la caméra (coup de pub garanti), en leur faisant croire qu’ils peuvent s’improviser réalisateurs. Mais c’est avant tout un rêve de producteur ou de diffuseur…

§22 L’un des cas intéressants est celui de Christophe Honoré : il vient de la littérature et a créé une œuvre réelle au cinéma, mais est-ce qu’il n’est pas aujourd’hui passé entièrement du côté du cinéma ? Il faudrait également s’intéresser aux cinéastes qui passent au roman, comme Dupeyron qui était monteur à l’origine : son dernier film est l’adaptation de l’un de ses livres. Il y a aussi le cas des dessinateurs de bandes dessinées qui passent à la réalisation, comme l’ont fait Enki Bilal (Bunker Palace Hôtel, 1989 ; Immortel, 2004) ou Joann Sfar (Le Chat du Rabbin, 2011), Ryad Satouf (Les beaux gosses, 2009), et quelques autres. Il y a un lien très fort entre la bande dessinée et le cinéma qui justifie peut-être davantage qu’avec le roman des circulations entre les deux domaines.

§23 Dans mon cas, ce qui m’intéresse, c’est de trouver le médium approprié pour formuler ce que j’ai en moi, et cela peut être le roman, la nouvelle, le scénario, mais aussi la photographie, le théâtre ou le dessin, que je pratique également, même si je ne les diffuse pas.

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Un amateur

§24 D’une certaine manière, je me reconnaîtrais plus facilement dans la figure de l’amateur. J’ai publié mon premier roman à 37 ans et j’ai réalisé mon premier film à 45 ans. Je parle dans la “Petite fabrique” de la honte que j’ai pu ressentir à l’idée de faire un film, alors que je n’étais pas directement issu du milieu du cinéma et que ma légitimité n’était pas assurée. Cette absence de légitimité, c’est quelque chose qui me caractérise : j’ai toujours eu de la peine à me définir comme écrivain et plus encore comme scénariste ou comme cinéaste. Je préfère le mot “essai” : je dis souvent que chaque roman, chaque film est un essai – parfois, on le réussit bien, parfois moins bien. La notion d’amateur suppose une passion, une illumination que j’aimerais conserver continuellement – c’est l’inverse de l’effet de routine. L’ama- teur n’est obligé à rien. Il ne fait pas de la création une profession. Et je n’ai jamais voulu que l’écriture ou que le cinéma soient un métier, même si écrire ou faire un film requiert beaucoup de métier pour être exercé.

§25 Pour moi, la passion que j’éprouvais pour le cinéma, que j’ai longtemps abordé comme cinéphile et comme critique, avait pour prolongement nécessaire le fait d’essayer d’en faire. Mais pas en devenant un professionnel. Je suis frappé de voir que lorsqu’on regarde l’annuaire du cinéma, finalement assez peu de gens sortent des grandes écoles censées former à ces métiers. Beaucoup viennent d’ailleurs, sont passés par la critique, par la littérature, par l’écriture de scénarios en amateur, ou par d’autres voies encore avant de devenir réalisateurs. Pour faire du cinéma, il faut avoir une envie fondamentale, violente d’en faire. C’est tout ce qui distingue d’excellents techniciens de véritables réalisateurs : beaucoup de metteurs en scène pourraient revendiquer le fait qu’ils savent composer un plan ou élaborer un cadrage. Mais cela n’a aucune importance. Le rôle d’un réalisateur, ça doit être de savoir exactement quel plan, quel cadrage, quelle lumière, quel décor, quel son il veut – ce seront les techniciens qui les feront concrètement exister. C’est là leur métier. À l’inverse, personne ne pourra suppléer l’absence de vision artistique si le réalisateur fait défaut. Je pense qu’il n’y a pas de véritable formation pour devenir réalisateur : ce serait aussi absurde que de dire qu’en France, il existe deux grandes écoles pour devenir écrivain ou peintre. Si les Beaux-Arts formaient des Lucian Freud ou des Francis Bacon à chaque promotion, et si les Universités accouchaient des nouveaux Proust ou Céline, cela se saurait.

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