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Les minorités, l'espace et le droit : Indiens et Morisques dans la configuration territoriale de l'Empire Ibérique

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-01699320

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Submitted on 2 Feb 2018

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Les minorités, l’espace et le droit : Indiens et Morisques dans la configuration territoriale de l’Empire Ibérique

Natividad Ferri Carreres

To cite this version:

Natividad Ferri Carreres. Les minorités, l’espace et le droit : Indiens et Morisques dans la configura- tion territoriale de l’Empire Ibérique. Linguistique. Normandie Université, 2017. Français. �NNT : 2017NORMC022�. �tel-01699320�

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THESE

Pour obtenir le diplôme de doctorat

Spécialité Langues et littératures étrangères

Préparée au sein de l’Université de Caen Normandie

Les minorités, l’espace et le droit : Indiens et Morisques dans la configuration territoriale de l’Empire Ibérique

Présentée et soutenue par Natividad FERRI CARRERES

Thèse dirigée par Emilio Fernando ORIHUELA EGOAVIL, Laboratoire ERLIS, et codirigée par Madame Alexandra MERLE, Laboratoire ERLIS.

Thèse soutenue publiquement le 30 novembre 2017 devant le jury composé de Monsieur Youssef EL ALAOUI Maître de conférences, Université de

Rouen Normandie Examinateur

Madame Michèle GUILLEMONT Professeur des universités, Université

de Lille 3 Rapporteur

Madame Alexandra MERLE Professeur des universités, Université

de Caen Normandie Codirectrice de thèse Monsieur Manfredi MERLUZZI Professeur, Università di Roma Tre-

Italie Examinateur

Monsieur Emilio Fernando ORIHUELA EGOAVIL

Professeur des universités émérite,

Université de Caen Normandie Directeur de thèse Monsieur Juan Francisco PARDO

MOLERO

Professeur Université de Valencia -

Espagne Rapporteur

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Remerciements

El peor de todos los pasos es el primero… Después el camino mismo ayuda.

Paulo Coelho

Ce travail est l’aboutissement d’un rêve qui a été possible grâce à l’aide de plusieurs personnes que je tiens à remercier ici. J’aimerais tout d’abord remercier mes directeurs de thèse, Emilio Fernando Orihuela Egoavil et Alexandra Merle, de m’avoir fait confiance malgré les connaissances limitées que j’avais en 2010 sur les Indiens péruviens et les Morisques de Valence. Je voudrais leur exprimer ma sincère gratitude d’avoir été disponibles à tout moment pour répondre à mes questions et orienter mon travail avec beaucoup de patience et de sagesse, et pour m’avoir aidée à éclaircir mes doutes. C’est grâce à leurs conseils et à leurs critiques que j’ai pu mener à terme ce projet.

Ma reconnaissance va également au professeur Juan Francisco Pardo Molero de la Faculté d’Histoire de l’Université de Valence, pour le temps qu’il m’a consacré et pour la générosité de ses conseils, qui m’ont permis de mieux connaître les Morisques, aux professeurs Michèle Guillemont, de l’Université de Lille, Manfredi Merluzzi, de l’Université de Roma 3, et Youssef El Alaoui, de l’Université de Rouen, qui m’ont fait l’honneur d’être membres de mon jury et ont accepté de lire ce travail. Je suis par ailleurs redevable au professeur Germán Morong, de l’Université Bernardo O’Higgins de Santiago de Chile, qui m’a fait parvenir son ouvrage Saberes Hegemónicos et d’autres publications sur la gouvernance du Pérou, et au professeur Alain Hugon de l’Université de Caen, qui a bien voulu me dispenser d’utiles recommandations, notamment lors de la journée d’études des doctorants organisée à Caen en 2016.

Ce travail n’aurait pas été possible sans le soutien de l’équipe de recherche ERLIS, de l’Université de Caen, qui a aidé à financer mes séjours de recherche, et m’a permis de travailler dans un climat de sérénité. Que son directeur, Eric Leroy du Cardonnoy, en soit remercié. Ma gratitude va aussi à toute l’équipe de la Bibliothèque de Caen, particulièrement au service du

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Prêt Entre Bibliothèques qui s’est montré toujours très accessible et attentionné. Enfin, j’ai contracté une dette envers nombre d’amis et de collègues, qui ont accepté de relire méthodiquement ce travail : je remercie Anne Orihuela et Rosana Orihuela, Corinne Villers et Gervais Clarebout, d’avoir consacré un peu de leur temps à la correction de mon français avec une abnégation louable, et mes collègues Antoine Widlochër, Nicolas Mollard, Emmanuelle de Pontevès, Valeria Allaire, Anouck Link, Bénédicte Coadou et Cindy Coignard d’avoir enrichi cette thèse de leurs commentaires.

Au terme de ce parcours, je remercie enfin celles et ceux qui me sont chers et qui, en quelque sort, ont participé à la construction de ce projet : mes amies Cathy, Cécile, Alexandra, Chrystel, Sophie, Françoise, Clotilde, Isabelle, Olivia, Odile et, bien sûr, mon mari et mes enfants qui m’ont supportée (dans tous les sens du mot !) et soutenue pendant ces longues années.

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Table des matières

Introduction ... 10

Première partie. De communautés à minorités : la formation d’un espace de domination chrétien ... 23

Chapitre I- Précédents à la formation d’un espace social chrétien ... 31

1. Les prémices juridiques à la formation de la minorité Morisque en Espagne : le statut mudéjar ... 33

Des « Sarrasins » aux Mudéjares ... 33

Le statut des Mudéjares ... 37

Un espace de vie commun ... 39

« Cohabitation » ou « coexistence » ? : l’appropriation de l’espace social chrétien par la minorité mudéjar ... 44

Les Mudéjares dans l’espace de vie du Royaume de Valence : portrait ... 50

2. La civilisation inca et son espace de vie ... 54

Les précédents à la formation de la minorité indienne péruvienne : les Incas, « les maîtres des quatre quartiers du monde » ... 54

De quelques convergences entre les Incas et les Mudéjares ... 63

3. De Mudéjares à Morisques : l’acte de naissance des minorités morisques . 67 Les premiers morisques péninsulaires ... 67

La conversion des Musulmans de Valence : la Germanía et la fin du statut mudéjar 71 L’idéologie agermanada contre les Mudéjares : « tots los que no son crestians son anticrist » ... 76

Une décision sans retour : « Que los baptizados eran y devian ser reputados cristianos » ... 79

4. Des Incas aux Indiens ... 85

« Premier contact » ... 86

La conquête militaire de l’Empire : le chemin vers le Cuzco ... 93

Le contexte idéologique de la conquête ... 96

« Corderos de Dios » ... 100

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6

Chapitre II-Morisques et Indiens. Deux « identités frontières » forgées au

sein de la Monarchie Hispanique ... 106

1. L’indomptable Morisque ... 110

« El hábito no hace al monge » ... 110

Un contre tous ... 114

« Perros descreídos » ... 116

« Que no vivan con la soltura y desverguença que biven en su secta » ... 119

2. La jeune minorité indienne et son espace de vie chrétien ... 124

Le choc : « los indios andavan perdidos de sus Dioses »... 125

« Los mayores tiranos del mundo » ... 133

L’Indien exclu... 135

L’Indien : « sustento de la sociedad colonial » ... 138

L’Indien vu par lui- même ... 140

3. L’occupation de l’espace : le substrat démographique morisque ... 147

Les Morisques, « entregadísimos sobremanera al vicio de la carne » ... 147

« Crecer y multiplicarse en número como las malas hierbas » ... 152

« La reserva morisca » : répartition de la population morisque dans le royaume de Valence ... 155

4. La démographie indienne et sa distribution dans la vice-royauté du Pérou ... 157

« Tierra de diversidad y definidos contrastes » ... 158

La démographie, une affaire d’État pour les Incas ... 161

Oscillations démographiques :«donde había más de 20 mil indios, se pueden hoy contar a dedo » ... 166

Deuxième partie. Gérer l’occupation de l’espace dans deux territoires de frontière ... 173

Chapitre III- L’espace de la minorité morisque de Valence et le contrôle politique de la mobilité ... 176

1. L’aljama : instrument de pouvoir politique au service de la communauté morisque ? ... 177

L’héritage mudéjar de l’aljama ... 178

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7

La ruche et ses abeilles ... 181

Une bombe à retardement ... 185

2. De la mobilité à l’immobilisme ... 190

« Les darán sus altezas pasaje libre y seguro » ... 190

« De tierra impía escapar » ... 199

« Ningun moro fuese atrevido a irse de su lugar » : la législation concernant le contrôle de la mobilité ... 205

« La total y perpetua seguridad del reino » ... 210

3. L’organisation du contrôle de la mobilité spatiale ... 222

La défense du territoire ... 224

«Que los señores no tengan excusa » ... 229

Chapitre IV- Le contrôle de la mobilité spatiale sur la minorité indienne du Pérou ... 236

1. Contrôle politique et déplacement de la population indienne au service de l’État inca ... 239

L’ayllu ou la ley de hermandad inca ... 239

Los indios mandoncillos ... 244

« Que sean traspuestos de un lugar a otro » ... 251

Les archipels verticaux ... 257

Déplacer pour garantir la sécurité de l’État ... 260

2. La mobilisation humaine au printemps de la Conquête ... 262

Les premiers groupements : « Se dividió los señoríos originales hasta en cuatro encomiendas » ... 263

Mobilisations d’Indiens à des fins stratégiques et militaires : des alliances volontaires ... 266

La mobilisation forcée d’Indiens pour les nouvelles conquêtes ... 271

3. « Ley divina y policía humana ». L’empreinte juridique de Francisco de Toledo ... 274

La « suprême organisation » du Pérou : de Lope García de Castro à Francisco de Toledo ... 282

Regrouper pour mieux contrôler : les « reducciones de indios » et le rôle majeur du curaca colonial ... 289

De quelques convergences entre l’organisation des « reducciones toledanas » et l’aljama morisque ... 297

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8

Mobiliser pour mieux exploiter : les mitas ... 300

4. Le phénomène d’abandon des reducciones ... 305

« Los Indios han vuelto a sus tierras »... 305

« Huyen adonde estén libres » ... 308

Troisième partie. Ruptures d’espaces : résistances immédiates à la pression culturelle, révoltes, dissimulations, trahisons, conspirations ... 316

Chapitre V- Résistances morisques à la pression culturelle et politique ... 322

1. Les résistances armées face au nouvel espace de contrôle chrétien : ... 323

« No donarien les armes ni tancarien la mesquita fins tant aguesen vist la cara del Emperador » ... 325

« Para dar principio a la guerra que movían por aborrecimiento de la religión Christiana » ... 332

Les dernières révoltes morisques ... 340

2. La résistance passive ... 346

La taqiyya ou l’art de dissimuler l’islamisme « en milieu hostile » ... 347

Refus du christianisme par l’affirmation ouverte de l’identité culturelle morisque..355

3. L’espoir de la dernière chance : conspirations, soupçons de révoltes à grande échelle et millénarismes ... 359

Les tentatives de soulèvements durant les années 1565-1570 ... 359

Tous les ennemis unis contre la Monarchie espagnole. La menace d’un soulèvement de grande ampleur (1574-1585) ... 367

Les mouvements millénaristesmorisques comme arme de résistance ... 377

Chapitre VI – Rébellion dans les Andes ... 382

1. Manco Inca ou la première résistance armée contre la domination espagnole ... 384

Le siège du Cuzco (1536-1537) : Manco Inca et la résistance armée contre l’imposition d’un nouvel espace politique ... 386

L’affrontement ... 393

2. Vilcabamba : foyer de la résistance idéologique ... 399

Les manœuvres d’un complot général ... 401

Titu Cusi et le rêve de la restauration de l’ancien empire ... 408

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9

Vilcabamba ou le maintien de la flamme religieuse ... 414

La fin du bastion de résistance ... 419

3. Le Taki Onqoy et la colère des dieux : un espoir messianique et un refuge culturel contre la domination ... 422

Le Taki Onqoy : la forge de « la seta y apostasia llamada Taquiongo » ... 426

La « maladie » se répand ... 431

« Le choc des titans » ... 433

Taki et taqiyya, drôle de coïncidence ... 441

4. Et si la menace de rupture venait de la mer ? ... 444

« El capitan inglés […] venia para castigo por nuestros pecados » ... 447

La revanche des dépossédés de l’ordre colonial ... 448

Conclusions ... 455

Annexes ... 463

Bibliographie ... 498

Résumé et mots clés……….534

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Introduction

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11

L’un des principes fondateurs de la Monarchie Hispanique, comme de toute autre monarchie chrétienne à l’époque moderne, était l’obligation pour le souverain d’assurer non seulement le salut de ses sujets mais aussi leur protection, de défendre ses possessions et de garantir la pérennité de son héritage. Bien sûr, la conservation de l’État ‒ reconnue comme finalité du gouvernement surtout avec l’éclosion de la « Raison d’État » définie par Giovanni Botero1 à la fin du XVIe siècle et aussitôt diffusée dans la pensée européenne, parfois au prix de quelques aménagements2 ‒, impliquait de s’assurer de l’obéissance des sujets, une préoccupation qui a toujours été essentielle dans la pensée politique et qui était d’autant plus vive dans le contexte d’expansion que connaissait la Monarchie Hispanique.

Or, dans l’ensemble des États qui formaient cette monarchie « composite »3, confédération de territoires péninsulaires, méditerranéens et atlantiques réunis autour de la personne du roi, qui, pour reprendre les termes de William S. Maltby, « ne partageaient ni langue, ni frontière, ni culture »4 et qui étaient gérés par des Conseils aux compétences territoriales ou techniques, l’application d’une politique royale unique s’avérait une tâche ardue. Comme Geoffrey Parker l’affirme, « c’était justement son caractère composé qui imposait des obligations multiples qui étaient souvent contradictoires entre elles et avec les intérêts de l’État »5. Aussi, pour faire triompher sa volonté dans les territoires annexés, la Monarchie avait-elle appris à conserver

1 BOTERO, Giovanni, La razón de estado, ed. de Enrique Suárez Figaredo [Según la edición de Madrid, 1593 traducida por Antonio de Herrera] ; sur Botero, on consultera en priorité les travaux de Romain DESCENDRE, notamment : L’état du monde. Giovanni Botero entre raison d’État et géopolitique, Genève, Librairie Droz, 2009.

Voir aussi BALDINI, Enzo (ed.), Botero e la Ragion di Stato, Florence, 1992. Sur la diffusion de la raison d’État dans la pensée européenne, les travaux sont innombrables. Voir par exemple, Frieidrich MEINECKE, L’idée de raison d’État dans l’histoire des temps modernes, Genève, Droz, 1973 ;ChristianLAZZERI et Dominique REYNIÉ (dir.), Le pouvoir de la raison d’État, Paris, PUF, 1992.

2 Pour le jésuite espagnol Pedro de Ribadeneyra et ses nombreux émules, la Raison d’État ne pouvait être que chrétienne. Voir Pedro de RIBADENEYRA, Tratado de la religión y Virtudes que deve tener el Príncipe Christiano.

Contra lo que Nicolás Machiavelo y los Políticos deste tiempo enseñan, Madrid, Pedro Madrigal, 1595.

3 L’expression de « Composite State » fut employée par G. Koenigsberge dans un cours magistral donné en 1975 au King’s College de Londres. D’après lui, la majorité des États européens du XVIe siècle étaient « composites » :

« … la mayoría de los estados del periodo moderno fueron estados compuestos, los cuales incluían más de un país bajo el dominio de un solo soberano […] La Europa del siglo XVI era una Europa de estados compuestos, en coexistencia con una miríada de unidades territoriales y jurisdiccionales más pequeñas que guardaban celosamente su estatus independiente […] », cité par John H. ELLIOTT dans España, Europa y el mundo de ultramar, Santillana Ediciones Generales 2010 [Yale University Press, 2009], p. 32-33. L’expression fut particulièrement employée par la suite dans le cas de la Monarchie Hispanique.

4 MALTBY, William S, Auge y caída del Imperio español, Madrid, Marcial Pons Historia, 2011, p. 15.

5 PARKER Geoffrey, La gran estrategia de Felipe II, Madrid, Alianza, 1998, p. 201-202, cité par Juan Francisco PARDO MOLERO, « Defender la monarquía de Felipe II. Valores, instituciones y estrategias en la construcción de un imperio mundial», dans Felipe II y Almazarrón. La construcción local de un imperio. 1 Vivir, defender y sentir la frontera global, María MARTÍNEZ ALCALDE y José Javier RUIZ IBÁÑEZ (éd.), Murcia, 2014, p. 161-188, p. 163.

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l’ordre juridique des territoires qu’elle incorporait, à pactiser avec les groupes dirigeants de ces territoires et à tenir compte de leurs intérêts politiques6, moyennant la reconnaissance d’un certain pouvoir des élites locales.

Dans cette mosaïque qu’était la Monarchie Hispanique, l’État devait donc faire preuve tout à la fois de flexibilité et de fermeté : de flexibilité, en montrant une capacité d’adaptation aux réalités locales (l’une de ses réussites fut d’avoir respecté dans la quasi-totalité de ses territoires un réseau d’élites locales proches de l’autorité royale pour mieux imposer son pouvoir sans créer de frictions) et de fermeté, en faisant appliquer dans ses possessions le monopole légal de certains principes politiques. Par ailleurs, les craintes des autorités et les ambitions des autres nations pouvaient à tout moment, comme le souligne William S. Maltby, raviver l’obsession de la Monarchie de « protéger sa réputation »7 et la pousser à agir pour éviter ce que l’on a appelé la « théorie domino »8, qui aurait entraîné une suite de conflits inévitables.

Pour conserver et accroître sa puissance, le monarque devait donc tenir compte de l’éclatement géographique de ses différentes possessions, en un temps où la présence du roi9 était considérée comme indispensable au bon gouvernement, mais aussi du mode d’acquisition de ces possessions, la conquête par les armes impliquant des dispositions particulières. Les écrits politiques du XVIe siècle offrent des réflexions sur ces problèmes, qu’elles soient adaptées au cas précis de la Monarchie Hispanique ou plus générales. Ainsi, dès le début du siècle Machiavel avait attiré l’attention sur les difficultés que les souverains doivent surmonter

6 Ces idées sont à l’origine du concept d’État Moderne qui a fait l’objet d’un intense débat, notamment pendant les années 1980-1990. Certains historiens ont souligné le besoin de réviser ce concept, celui-ci ne représentant selon eux qu’une fantaisie qui n’existait pleinement ni dans les esprits ni dans les Institutions de l’époque où il était né. Voir par exemple Bartolomé CLAVERO, « Institución política y derecho : acerca del concepto historiográfico de ‘Estado Moderno’ », Revista de estudios políticos, 19 (1981), p. 43-58. On a largement conclu à la nécessité de construire le concept de l’État Moderne à partir d’une approche historico-politique de l’époque concernée, en laissant de côté des conceptions trop actuelles. José Antonio Maravall pour sa part avait défini l’État Moderne comme « una creación del Renacimiento » impliquant « una organización jurídicamente establecida, objetiva y duradera, con un poder supremo independiente en su esfera de cualquier otro, ejerciéndose sobre un grupo humano determinado y diferenciado de los demás, para la consecución de unos fines de orden

“natural” », J. Antonio MARAVALL, Teoría española del Estado en el siglo XVII, Madrid, 1944, cité par Bartolomé CLAVERO, art. cité, p. 48. En 1973, Joseph R. STRAYER l’avait défini comme celui qui « sobre un territorio continuo constituye instituciones impersonales y duraderas en grado de imponer su autoridad y derecho, aun sin monopolizar por ello el poder, por encima particularmente de vínculos o de lealtades familiares, comunitarias o religiosas anteriores » (On the Medieval Origins of the Modern State, Princeton, 1973, p. 5-10, cité par Bartolomé CLAVERO, art. cité, p. 45).

7 MALTBY, William S, Auge y caída del Imperio español …,op. cit., p. 136.

8 Ibid., p. 136.

9 Cette question, rapportée au cas de la monarchie espagnole des XVIe-XVIIe siècles, a été évoquée par Alexandra MERLE dans un article, « Le roi dans l’espace. Considérations sur la présence du monarque dans la pensée politique de l’Espagne classique », dans Construire l’espace au XVIe siècle, coll. « Institut Claude Longeon.

Renaissance et âge classique », Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2008, p. 111-128.

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lorsqu’ils conquièrent une Principauté : elles naissent « en partie des nouvelles ordonnances et coutumes qu’ils sont contraints d’introduire pour bien fonder leur État et y assurer leur pouvoir »10. Il mettait en garde contre les risques inhérents à cette initiative, car « il n’y a chose à traiter plus pénible, à réussir plus douteuse, ni à manier plus dangereuse que de s’aventurer à introduire des nouvelles institutions »11 . La pensée espagnole, tout en se caractérisant généralement par un anti-machiavélisme exacerbé, n’ignorait pas ces enseignements. Même le jésuite Pedro de Ribadeneyra était conduit à nuancer les moyens qu’un Prince devait employer pour conserver ses conquêtes et mettait en garde les monarques qui, se montrant trop rigoureux et sévères, « se hacen odiosos y aborrecibles y tirando mucho la cuerda la rompen, y ponen en gran peligro sus Estados, y muchas veces los pierden »12.

Enfin, outre les dangers liés au mode d’acquisition de ses possessions et à l’absence de continuité entre elles13 , la monarchie devait faire face au problème particulier que posait l’incorporation de territoires dont la population n’était pas chrétienne ‒ les territoires péninsulaires repris aux Musulmans et les Indes occidentales. La propagation de la foi et son pendant, la persécution de toutes les formes d’hérésie, furent des facteurs de cohésion au sein de la monarchie et tout particulièrement dans ces possessions où se trouvaient des « minorités » issues d’autres religions.

Morisques et Indiens partageaient la caractéristique d’être des populations « acquises » incorporées sous la couleur sémantique d’étrangers14 , et qui, tout en étant sujets du roi, ne

10 MACHIAVEL, Nicolas, Le Prince, La Flèche, 1986 [1532], chap. VI, p. 42.

11 Ibid., p. 42.

12 RIBADENEYRA Pedro de, Tratado de la religión y virtudes que deve tener el príncipe christiano para gobernar y conservar sus estados (1595). Nous citons d’après l’édition de Madrid, Oficina de Pantaleón Aznar, 1788, Livre 2, chap. XIX, p. 378.

13 Álamos de Barrientos affirmait ainsi que : « Los reynos de S.M se dividen en heredados y conquistados; unos y otros juntos y unidos, o apartados y divididos […] y sabemos que los conquistados siempre desean la restitución del primer Estado […] De estos Estados ya se sabe claro, que los unidos son los que están en los términos de España y los apartados serán los estados de Flandes, de Italia y de las Indias, y de estos, los de Italia y Flandes están cercados de enemigos, o amigos poco seguros y codiciosos […] entre ellos y los de las Indias están divididos por un gran espacio de mar, que en cierta manera parece estar desmembrados de los otros […] », Baltasar ÁLAMOS DE BARRIENTOS, Discurso político al Rey Felipe III al comienzo de su reinado [Manuscrito], Barcelona, Anthropos, 1990, fol. 2r-2v. On retrouve dans ce texte l’influence de Botero, qui écrivait : « Los estados desunidos, o están divididos de tal manera que no se pueden socorrer uno a otro, porque están en medio dellos príncipes poderosos o enemigos o sospechosos, o se pueden socorrer, lo cual se puede hacer en tres maneras: o con dineros, lo cual será dificultoso, o con la buena inteligencia de los príncipes por cuyas tierras es necesario pasar, o porque, estando todas las partes deste estado junto a la mar, se pueden fácilmente mantener con fuerzas marítimas […] es más débil el estado dividido, contra los estranjeros, que el unido, porque la división de suyo enflaquece, y si sus partes serán tan enfermas que cada una de por sí sea impotente contra los acometimientos de los vecinos », BOTERO, Giovanni, La razón de estado…, op. cit., p. 990.

14 DESCENDRE, Romain, L’État du monde, op. cit., p. 218. Tamar HERZOG a réalisé une très intéressante étude sur la notion d’étranger et de « nacional » à l’Epoque Moderne. HERZOG, Tamar, Vecinos y extranjeros, Hacerse

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jouissaient pas des mêmes droits que les sujets « vieux-chrétiens ». Pour ces minorités le roi avait le pouvoir de créer (ou d’exporter) un appareil de coercition destiné à faire triompher sa volonté. L’image du monarque comme la représentation suprême de la loi fut incarnée de manière plus manifeste par Philippe II, d’autant plus qu’il se dota d’une seule et unique capitale pour gouverner depuis un centre de pouvoir bien établi15 . Une tendance qui allait vers une centralisation16 et un unitarisme politique matérialisés dans l’affirmation d’une seule religion et l’hégémonie de la violence17, notamment dans les territoires habités par des minorités, dont les relations avec la Couronne étaient marquées par une tension perpétuelle.

C’est à ces minorités que nous nous intéresserons ici, en les abordant du point de vue de leur histoire sociale et juridique, c’est-à-dire en les étudiant dans leur propre environnement social et dans leurs rapports avec les autorités politiques. Plus précisément, nous traiterons des mécanismes par lesquels les Morisques du royaume de Valence d’une part, et les populations de l’empire Inca, d’autre part, ont été incorporés dans l’espace de domination de la Monarchie Hispanique, en analysant plus spécifiquement le contrôle de la mobilité spatiale auquel ils ont été soumis au cours du XVIe siècle. Nous nous intéresserons aussi aux différentes réactions des minorités face à l’injonction des autorités.

Notre travail s’articule selon un cadre conceptuel pluridisciplinaire qui relève des sciences sociales, particulièrement de l’histoire et de la sociologie du droit. La sociologie du droit part du principe que le droit se manifeste dans un espace social et géographique. Elle s’interroge sur la place et la fonction du droit, des institutions et des règles juridiques dans la société et étudie la réponse sociale face aux différentes régulations juridiques18. Sur la base de ces prémisses

español en la edad Moderna, traducción de Miguel Ángel Coll, Madrid, Alianza editorial 2006 [orig. Yale University, 2003].

15 PAGDEN Anthony, Señores de todo el mundo. Ideologías del imperio en España, Inglaterra y Francia (En los siglos XVI, XVII y XVIII), Barcelona, Ediciones Península, 1997 (Titre original : Lords of all the World: Ideologies of Empire in Spain, Britain and France, 1500-1800, Yale University Press 1995), p. 65.

16 Toutefois un certain nombre d’historiens, rejetant l’image ancienne de la Monarchie Hispanique établie selon la dichotomie « centre / périphérie », ont mis à l’honneur ces dernières années l’expression de « monarchie polycentrique » : « In order to present this polyhedral vision of the Iberian Monarchies […] it is impossible to understand the whole without analyzing the specifics of place and time, no region of the monarchy can be studied without considering the other regions […] Polycentric monarchies… represents a proposal to interpret the past differently […] It proposes a post-national history that rejects both a center-periphery analyses. It suggests instead that if we wish to understand the expansion and success… of Iberian Monarchies, we must inquire on the relations between local and global dynamics by constructing a truly internalized historiography […] », Pedro CARDIM, T.

HERZOG, José RUIZ IBÁÑEZ, Gaetano SABATINI, Polycentric Monarchies. How did Early Modern Spain and Portugal achieve and Maintain a Global Hegemony?, Portland (Oregon), Sussex Academy Press, 2012, p. 4-8.

17 MAZÍN Oscar y RUIZ IBÁÑEZ, José Javier, Las Indias occidentales: procesos de incorporación territorial a las monarquías ibéricas (siglos XVI a XVIII), 1ª edición, México DF, El Colegio de México: Centro de estudios históricos, España: Red Columnaria, 2012, p. 8 (estudio introductorio).

18 André-Jean ARNAUD & María José FARIÑAS DULCE, Introduction à l’analyse sociologique des systèmes

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théoriques, il nous semble important de considérer l’espace dans sa dimension politique de territoire, c’est-à-dire un espace modelé par une organisation sociale19 où interviennent « le sujet, la réalité spatiale terrestre et ses représentations »20 et où se profilent les rapports sociaux pouvant entraîner des phénomènes de société divers. Dans cette notion d’espace comme territoire21, on retrouve le sens de domination22 propre à l’exercice d’un pouvoir, ce qui, selon Max Weber, justifierait la présence d’un État et d’un solide appareil bureaucratique créés pour mettre en place des moyens de coercition dans le but de faire prévaloir un ordre juridique23. Cet espace forme des lieux d’interrelation où les minorités n’échappent pas aux phénomènes de soumission, ce qui peut provoquer des tensions, des révoltes et des violences. Des « espaces frontières » (qu’ils soient visibles ou invisibles, au centre ou dans la périphérie) qui sont des lieux de coercition et de négociation où l’entente et le conflit cohabitent simultanément24. Ce cadre théorique nous permettra d’étudier, du point de vue comparatif, la relation entre le pouvoir, représenté par l’État, l’espace, peuplé par les communautés morisque et indienne, et l’application du droit. L’objectif central de cette thèse sera donc d’analyser concrètement l’impact de l’exercice du pouvoir monarchique sur deux minorités situées dans deux zones géographiques éloignées, mais, en même temps ancrées dans le même espace politique.

Si ces communautés ont été amplement étudiées par l’historiographie de manière individuelle, les études comparatives sont encore peu nombreuses, notamment en ce qui concerne le contrôle politique et juridique exercé dans l’espace par le pouvoir royal sur ces deux minorités, qui toutes deux connurent une forme de conquête.

juridiques, Bruxelles, E. Bruylant, 1998, p. 1-2.

19 DURKHEIM Émile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Librairie Félix Alcan, 1925, p. 15-16.

20 DI MEO Guy, L’homme, la société, l’espace, Paris, édition Economica, 1991, p. 122. Les notions d’appropriation de l’espace, d’espace social et d’exercice du pouvoir entre les sociétés qui occupent l’espace ont été étudiées par Émile DURKHEIM, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Librairie Félix Alcan, 1925 ; Guy DI MÉO, L’homme, la société, l’espace, op. cit. ; id., Les territoires du quotidien, Paris, L'Harmattan, 1996 ; Id., Géographie sociale et territoire, Paris, Editions Nathan, 1998 ; Id., Introduction à la géographie sociale, Armand Colin, 2014 ; Anne GILBERT, « L’idéologie spatiale : conceptualisation, mise en forme et portée pour la géographie », L’Espace Géographique, vol. 15, n° 1, 1986 ; Paul CLAVAL, « Le territoire dans la transition à la postmodernité » (Introduction), dans Le territoire, lien ou frontière ? Identités, conflits ethniques, enjeux et recompositions territoriales, Paris-Sorbonne, Editions de l’Orstom, 1997.

21 Sur le territoire voir les travaux de M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard – le Seuil, collection, “Hautes études”, 2004 ; Yvon PESQUEUX, « La notion de territoire », Colloque Propedia - Observatoire économique des banlieues, Dec 2009, Paris.

22 L’idée de la domination qui prévalait traditionnellement dans la pensée politique héritière d‘Aristote la liait à un pouvoir tyrannique : le tyran domine alors que le bon roi gouverne. La notion que nous employons ici s’éloigne de cette vision aristotélicienne.

23 WEBER, Max, Économie et Société, II, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 13-15.

24 BERTRAND Michel et PLANAS Natividad (éd.), Les sociétés de frontière. De la Méditerranée à l’Atlantique (XVII- XVIIIe siècle), Madrid, Collection de la Casa de Velázquez (122), 2011, p. 3.

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Parmi les travaux comparatifs qui existent sur les Morisques et les Indiens, il convient de citer d’abord celui de Robert Ricard qui, en 1926, fut le premier à relever des similitudes entre ces deux minorités, notamment en ce qui concerne les méthodes d’évangélisation25. Puis, Pierre Duviols a révélé, en 1971, des coïncidences idéologiques entre la politique d’extirpation des idolâtries appliquée aux Indiens du Pérou et la décision d’expulser les Morisques26. Quelques années plus tard, Louis Cardaillac, auteur de plusieurs travaux sur la communauté morisque, a étudié les efforts de la Couronne espagnole pour empêcher que les Morisques n’émigrent vers les Indes dans le but de préserver la « pureté de sang » des nouveaux convertis27. En 1980, Antonio Garrido Aranda a montré la portée de l’expérience hispanique dans l’évangélisation des Indiens de la Nouvelle Espagne28. Plus d’une décennie plus tard, en 1992, Mercedes García Arenal a comparé les méthodes de conquête et d’évangélisation des Morisques de Grenade et des Indiens de la Nouvelle Espagne, en insistant sur les coïncidences idéologiques entre la conquête de Grenade et celle du Mexique29. En 1998, Youssef El Alaoui a comparé dans sa thèse les méthodes d’évangélisation utilisées par les jésuites pour les Morisques du royaume de Grenade et les Indiens du Pérou30. En 2006, Rommel Plasencia Soto31 a publié un article qui constitue une brève approche des précédents idéologiques hispaniques dans l’expérience coloniale américaine, en comparant les Morisques et les Indiens péruviens. Plus récemment, en 2012, Louis Cardaillac a présenté les moyens mis en œuvre pour obtenir l’acculturation des Morisques et celle des Indiens, ainsi que les effets provoqués sur ces populations par ces mécanismes32. Notre étude, quant à elle, entend privilégier une approche juridique et politique et s’assigne un champ d’observation précis : elle portera en effet sur le contrôle juridique de la mobilité spatiale exercé par le pouvoir royal sur la minorité morisque du royaume de Valence et sur les Indiens de la vice-royauté du Pérou.

25 RICARD, Robert « Indiens et Morisques », Journal de la Société des Américanistes, Tome 18, 1926, p. 350-357.

26 DUVIOLS, Pierre, « La represión del paganismo andino y la expulsión de los moriscos », Anuario de estudios americanos, 1971, 28, p. 201-207.

27 CARDAILLAC, Louis, « Le problème morisque en Amérique », Mélanges de la Casa Velázquez, tome 12, 1976, p. 283-306.

28 GARRIDO ARANDA, Antonio, Precedentes hispánicos de la evangelización en México, México, Universidad Nacional Autónoma de México, 1980.

29 GARCÍA-ARENAL, Mercedes « Moriscos e Indios. Para un estudio comparado de métodos de conquista y evangelización », Chronica Nova, 1992, vol. 20, p. 153-175.

30 El ALAOUI, Youssef, Jésuites, morisques et indiens : étude comparative des méthodes d'évangélisation de la Compagnie de Jésus d'après les traités de José de Acosta (1588) et d'Ignacio de las Casas (1605-1607), Paris, Honoré Champion, 2006.

31 PLASENCIA SOTO, Rommel, « Indios y moriscos », Investigaciones Sociales, vol. 10, n° 16, p. 435-446.

32 CARDAILLAC, Louis, Dos destinos trágicos en paralelo. Los moriscos de España y los Indios de América, México, El colegio de Jalisco, 2012.

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Les raisons qui expliquent la restriction de notre champ géographique à ces deux territoires sont de plusieurs ordres et tiennent notamment au poids démographique des deux communautés. En effet, dans le royaume de Valence, la population mudéjare puis morisque comptait parmi la plus nombreuse de la péninsule Ibérique. Sa densité démographique était également singulière : les Morisques du royaume de Valence se concentraient surtout dans l’arrière-pays, dans des noyaux de population formés presque uniquement par des musulmans, vassaux des seigneurs qui étaient garants de leurs traditions. Cette communauté était par ailleurs accoutumée à réaliser des déplacements fréquents à l’intérieur ou à l’extérieur du royaume à l’époque mudéjare, même si pour cela une autorisation était nécessaire. Le Pérou était également un territoire fortement peuplé avant l’arrivée des Espagnols. Les Indiens se concentraient, eux aussi, surtout dans l’arrière-pays, notamment sur le versant oriental et occidental des Andes. Comme les Mudéjares, les Incas réalisaient de nombreux déplacements dans le cadre des obligations rendues à l’État. Aussi bien dans le royaume de Valence qu’au Pérou, la politique de contrôle de la mobilité instaurée par la Monarchie visait des objectifs communs, comme par exemple, celui de maintenir ces populations éloignées des côtes. Indéniablement, les villes situées près du littoral, aussi bien dans le royaume de Valence qu’au Pérou, représentaient une possibilité d’échapper à la situation de soumission que vivaient ces minorités.

Notre cadre chronologique s’étend, pour des raisons d’ordre politique et juridique, sur la période comprise entre les années 1525 et 1600. Dans ce cadre chronologique, nous avons voulu étudier les moyens juridiques mis en place par la Monarchie Hispanique pour gérer l’espace habité par ces deux minorités et conserver l’exercice de son pouvoir, la stabilité politique et la prospérité économique dans deux environnements conflictuels. Nous avons mené cette réflexion en trois temps : de l’incorporation de ces minorités à la Monarchie Hispanique à l’étude du contrôle spatial exercé sur elles et, enfin, à celle des réactions de ces communautés face à ce contrôle.

La première partie a été consacrée à l’étude des deux communautés dans leur espace social car

« il faut connaître la nature des sujets et des lieux pour gouverner »33. Pour mieux comprendre comment ces deux communautés sont devenues des minorités juridiques chrétiennes, nous avons consacré notre premier chapitre à l’étude de ces identités dans leur espace de vie avant l’incorporation à la société chrétienne. Sur cette base, nous avons pu comparer les deux identités qui, n’ayant à priori rien en commun, présentaient pourtant bien des parallèles. Ainsi, alors qu’au début du XVIe siècle, l’identité des Mudéjares du royaume de Valence était le résultat,

33 DESCENDRE, Romain, L’État du monde…, op. cit., p. 215.

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dans la plupart des cas, d’une longue période de coexistence difficile avec les Chrétiens (l’application de lois de plus en plus restrictives à leur égard et le développement d’une image négative n’ayant pas empêché le maintien de leur appartenance à l’islam), les Indiens incas faisaient partie d’une civilisation souveraine et dominante, qui avait réussi à mettre un place un empire et à soumettre d’autres ethnies, et qui se trouvait en pleine expansion au moment où les Espagnols arrivèrent. Alors que les Mudéjares subissaient les effets de tentatives d’acculturation sociale et religieuse, les Incas imposaient leur culture, leur langue et leur religion aux ethnies qu’ils conquéraient. Ces précédents identitaires nous ont été d’une aide indispensable pour mieux comprendre certaines réactions de la part de ces minorités pendant le processus d’incorporation à la Monarchie Hispanique, mais ils nous ont aussi permis de comprendre les différences dans la façon dont la Couronne agissait à leur égard.

Dans le royaume de Valence, les années 1525-1526 représentent le point de départ des campagnes de conversions forcées et, par conséquent, de l’incorporation des Mudéjares à la couronne avec le statut de Chrétiens, désignés comme la minorité de nuevos convertidos de moros ou christianos nuevos, et plus tard Morisques. Les premières années de cette période, correspondant à une situation de tension et de révoltes, furent prolifiques en lois et en interdictions de se déplacer.

Presque dix ans plus tard, en 1532, Francisco Pizarro et ses hommes arrivaient au Pérou avec des projets de conquête. Il n’y eut pas alors de conversions en masse, car le Pérou est un territoire au moins cinquante fois plus vaste que le royaume de Valence34 et les Espagnols mirent plus de 35 ans à en achever la conquête. Ils étaient d’ailleurs peu nombreux et les

« doctrineros » manquaient cruellement. Puis, au fur et à mesure que la conquête progressait, les encomiendas s’installèrent et le baptême des Indiens commença. Cette période fut particulièrement agitée : la révolte de Manco Inca, en 1536, puis le bastion rebelle de Vilcabamba, qui résista jusqu’à la capture et l’exécution de Tupac Amaru en 1572 sous le gouvernement de Francisco de Toledo, faillirent mettre en échec la conquête. Dans l’espace péruvien, cette phase correspond donc à un contexte d’instabilité, où la situation d’anomie était la note dominante.

De même nous nous sommes interrogée dans le chapitre II sur les facteurs démographiques et géographiques, considérés comme des éléments décisifs pour modeler une identité spécifique.

Cette étude nous a permis d’envisager l’espace non seulement à partir d’un point de vue

34 Le royaume de Valence représente environ 23.300 km2, contre plus d’un million deux cent mille km2 pour le Pérou.

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géographique, mais aussi social et politique, en tenant compte de la relation, souvent tendue, avec le pouvoir.

La deuxième partie de notre thèse, qui représente le cœur de notre recherche, a été consacrée à l’étude approfondie de la politique de contrôle de la mobilité spatiale imposée par la monarchie, conditionnée à la fois par le contexte local et international. Plus concrètement, nous nous sommes penchée sur les mesures juridiques émanant de la couronne, sur les circonstances et les motivations qui présidèrent à leur élaboration et sur leurs objectifs. Les chapitres III et IV, respectivement consacrés au contrôle de la mobilité spatiale chez les Morisques du royaume de Valence et au Pérou, s’attachent à distinguer des points d’articulation dans la période chronologique considérée. Ainsi, dans le cas des Morisques, il s’agissait de prévenir le risque de fuites vers les terres de l’Islam ou les contacts avec les corsaires barbaresques. La période qui suivit les baptêmes forcés, entre 1525 et 1527, fut marquée par l’abondance de nouvelles dispositions juridiques interdisant les déplacements. Après une période de trente années où la production de lois nouvelles déclina, la période correspondant au tournant de la politique morisque de Philippe II, entre 1560 et 1570, vit un renforcement des interdictions à l’encontre de la mobilité morisque et une intensification de la surveillance des côtes, jusqu’à un état d’alerte permanente à partir des années 1580. La politique royale s’orienta alors vers un contrôle plus strict des Morisques de Valence, visant à isoler cette communauté et à la priver de ses éventuels contacts avec des puissances ennemies de la Monarchie, et à obtenir une acculturation définitive.

En ce qui concerne les Indiens, au Pérou, les villes côtières furent réservées à la population espagnole, responsable du bon fonctionnement des échanges économiques et du progrès ; les Indiens furent donc circonscrits à l’espace rural de la « sierra », et destinés aux travaux dans les mines.Cette division du pays créa, comme le signale l’anthropologue péruvien José Matos Mar, « une fissure dans la conscience nationale »35qui persiste encore de nos jours. Le contrôle de la mobilité connut une « phase initiale », celle de la mise en place du système colonial, dans laquelle prévalait une situation d’instabilité et d’anomie juridique de la part de la Couronne.

Pendant cette période, les Indiens ne furent pas séparés de leur habitat, où ils réalisaient le plus souvent des travaux agricoles pour l’encomendero. Les années 1570, comme dans le cas des

35 MATOS MAR, José, Desborde popular y crisis del Estado. El nuevo rostro del Perú en la década de 1980, Lima, IEP, 1986 (3e édition), p. 26 : « La conquista desplazó a la alta cultura indígena y andina hacia el polo subordinado de la nueva formación social, en tanto que lo hispano y europeo adquirió carácter dominante […] Desde entonces la oposición entre lo indígena y lo alienígena, entre lo andino y lo hispano, entre lo nativo y lo europeo, abrieron una grieta en la conciencia nacional. Se gestó, así, una persistente discriminación entre serrano y costeño, indio y criollo, entre le rural y lo urbano ».

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Morisques, présentent un grand intérêt pour notre étude : en effet, l’exploitation massive des mines, depuis les années 1550, parallèlement aux signes d’épuisement montrés par le système des encomiendas, avait mené à un état de désorganisation totale. La désignation comme gouverneur du président de l’Audiencia de Lima, Lope García de Castro, et surtout celle de Francisco de Toledo comme vice-roi, mirent fin à la confusion et coïncidèrent avec l’instauration d’une série de mesures qui avaient pour but de sauver la colonie, dont la création des reducciones. Cette nouvelle organisation spatiale, qui ne respectait plus l’emplacement des anciennes communautés d’Indiens, eut de lourdes conséquences. Ainsi, l’interdiction faite aux Morisques et aux Indiens d’habiter et de circuler près des côtes obéissait à des raisons différentes.

Notre troisième et dernière partie aborde les réactions des minorités face au contrôle exercé sur elles. L’espace habité par les minorités morisque et indienne était le fruit d’interactions permanentes avec les pouvoirs politiques et de rapports de force menant à des situations de coexistence, mais aussi d’isolement et de ségrégation. Ces phénomènes sont à l’origine des

« espaces frontières », où la monarchie exerçait, selon les termes de Natividad Planas, « sa volonté de contrôle de manière souvent forte et conflictuelle »36.

Les chapitres V et VI traitent donc des phénomènes de révoltes, de complots et de conspirations provoqués chez les Morisques et chez les Indiens par la mise en place du contrôle politique, et permettent de relever des coïncidences significatives.

La structure de notre étude est donc justifiée par des raisons d’ordre thématique (la recherche des enjeux politiques ou économiques, par exemple), et n’adopte pas un ordre chronologique strictement linéaire. Par conséquent, nous avons été amenée à réaliser des sauts temporels dans chaque partie.

Les sources auxquelles nous avons eu recours sont de deux types. D’une part, les textes à caractère juridique et politique (lois et mémoires) contemporains de la période étudiée, ainsi que les chroniques. Pour les Morisques, nous avons concentré notre attention sur les pragmatiques, édits, « cédulas », « crides », ainsi que sur plusieurs écrits et traités comme celui de Pedro de Valencia, Bernardo de Bolea ou encore Juan Ribera qui ont pu influencer la décision de promulguer certaines lois. Pour le Pérou, notre recherche juridique s’est basée fondamentalement sur les textes de Lopez García de Castro et les ordenanzas de Francisco de

36 PLANAS, Natividad, « Conflits de compétence aux frontières. Le contrôle de la circulation des hommes et des marchandises dans le royaume de Majorque au XVIIe siècle », Cromohs, 8, 2003, p. 1-14. Disponible sur : URL:http://www.cromohs.unifi.it/8_2003/planas.html , consulté le 14 mars 2016.

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Toledo, ainsi que les « visitas » réalisées par Garci Díez de San Miguel à Chucuito et Ortiz de Zárate à Huánuco ou les « instrucciones » de Cristóbal de Albornoz.

Les chroniques, qu’elles aient été écrites par les chroniqueurs officiels, par des religieux ou par des témoins directs des évènements, ont été d’une aide précieuse car elles constituent des témoignages souvent de première main. Nous les considérons comme des sources indispensables à l’étude des faits que nous analysons. Si pour aborder les événements relatifs au royaume de Valence, nous nous sommes appuyée sur les écrits de Gaspar de Escolano, Jaime Bleda, Pedro Aznar de Cárdona, Marcos de Guadalajara y Javier, tous hommes de lettres réputés37, pour ce qui est des chroniques sur la conquête du Pérou, très nombreuses38, nous avons favorisé celles qui furent écrites par les conquistadores, ou par des religieux qui participèrent à la conquête ou à la pacificación du territoire.

Parmi ces relations écrites au XVIe siècle, nous avons privilégié celles qui ont été composées par les témoins des événements qui nous intéressent, ou par des chroniqueurs appartenant à une période postérieure mais peu distante. Ainsi, pour traiter de la résistance armée indienne, nous avons utilisé les chroniques de Pedro Pizarro, Juan de Mena, Cristóbal de Molina (« el almagrista »), Miguel de Estete, Gonzalo Fernández de Oviedo, Francisco de Jerez, Pedro Sancho, et Martín Murúa. Au sujet du Taki onqoy, nous avons également privilégié les chroniques écrites par les principaux extirpateurs des idolâtries, comme Cristóbal de Molina (« el cuzqueño »), Cristóbal de Albornoz et par le doctrinero Bartolomé Álvarez.

Nous estimons opportun, également, d’analyser les récits des auteurs indigènes, à travers le prisme de la vision des vaincus. Parmi les chroniqueurs indigènes qui ont relaté les conflits depuis l’arrivée des Espagnols se distinguent Titu Cusi Yupanqui et Felipe Guamán Poma de Ayala, chez lesquels nous trouvons la vision que les Indiens avaient de ces mouvements de rupture, particulièrement en ce qui concerne la révolte de Manco Inca. De ces deux textes, c’est la chronique de Titu Cusi, par son étendue, sa proximité chronologique avec les faits et par la relation consanguine qui unissait l’auteur à Manco (il était son fils), qui nous fournit

37 Nous tenons à préciser que ces chroniqueurs faisaient tous partie du courant dit « polémiste » car ils faisaient l’apologie de la monarchie et de sa politique. Le manque de sources morisques de première main a en quelque sort influencé notre choix.

38 D’après l’historien péruvien Raúl PORRAS BARRENECHEA, les chroniqueurs étaient « los ojos y el corazón de la historia […] Dentro de los cauces de presencialidad, pasión, objetividad, inmediatismo, tradición popular, podemos hallar a los cronistas del Perú. En realidad caben dentro de esta denominación todos los que recogieron un testimonio directo de la tierra o de los hechos de la conquista », Los cronistas del Perú (1528-1650), Lima, Grace y Compañía, 1962, p. 15.

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l’information la plus précieuse sur la confrontation historique et religieuse dont les Indiens firent l’expérience lors de la conquête et de l’évangélisation.

D’autre part, nous avons exploité les études réalisées par les chercheurs contemporains, notamment celles qui ont été menées à partir des années 1970 jusqu’à nos jours. Ces travaux nous ont apporté un précieux contenu et les pistes nécessaires pour pouvoir aborder de manière bien documentée notre étude comparative.

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PREMIERE PARTIE

De communautés à minorités : la formation d’un espace de

domination chrétien

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