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Patrimonialiser les mémoires sensibles

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-01168604

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01168604

Submitted on 26 Jun 2015

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To cite this version:

Marie Lavorel. Patrimonialiser les mémoires sensibles. Héritage culturel et muséologie. Université d’Avignon, 2014. Français. �NNT : 2014AVIG1139�. �tel-01168604�

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL ET

UNIVERSITÉ D’AVIGNON ET DES PAYS DE VAUCLUSE

PATRIMONIALISER LES MÉMOIRES SENSIBLES

THÈSE

PRÉSENTÉE EN COTUTELLE COMME EXIGENCE PARTIELLE

DU DOCTORAT EN MUSÉOLOGIE, MÉDIATION ET PATRIMOINE ET DU DOCTORAT EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA

COMMUNICATION

PAR

MARIE LAVOREL

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ÉCOLE DOCTORALE 483SCIENCES SOCIALES

ÉQUIPE CULTURE ET COMMUNICATION /CENTRE NORBERT ELIAS -UMR8562 PROGRAMME DE DOCTORAT CONJOINT EN MUSÉOLOGIE, MÉDIATION ET PATRIMOINE

THÈSE DE DOCTORAT CONDUITE EN VUE DE L’OBTENTION DES GRADES DE : PHILOSOPHIAE DOCTOR, PHD EN MUSÉOLOGIE, MÉDIATION ET PATRIMOINE (UQAM) ET

DOCTEUR EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION - OPTION MUSÉOLOGIE (UAPV)

PATRIMONIALISER LES MÉMOIRES SENSIBLES

Marie LAVOREL

SOUS LA DIRECTION DE MADAME LA PROFESSEURE

CATHERINE SAOUTER ET MONSIEUR LE PROFESSEUR JEAN DAVALLON

Soutenue le 7 novembre 2014

Jury :

Madame CATHERINE SAOUTER,professeure à l’école des médias de l’Université du Québec à Montréal, Directrice de recherche

MonsieurJEAN DAVALLON, professeur, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, Directeur de recherche

Madame Béatrice Fleury, professeure au Centre de recherche sur les médiations de l’Université de Lorraine

Monsieur Steven High, professeur au Département d’histoire de l’Université Concordia Madame Cécile Tardy, professeure,UFR DECCID, université Lille 3

Madame Johanne Villeneuve, professeure au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal

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Merci beaucoup :

À ma directrice de recherche Catherine Saouter et à mon directeur de recherche Jean Davallon, pour leur patience, confiance, rigueur et précieux commentaires, qui m’ont accompagnés, tout en me laissant libre de construire ma propre recherche.

Aux membres de mon jury qui ont accepté de lire et d’évaluer ce travail.

Aux professeurs et chercheurs de l’UQAM qui m’ont soutenu et ont nourri ma recherche au fil des années : Bernard Schiele, Yves Bergeron, Johanne Villeneuve, Anik Meunier et Louise Julien. Aux professeurs et chercheurs de l’UAPV : Cécile Tardy, Yves Jeanneret, Émilie Flon, Marie-Sylvie Poli.

Aux doctorants rencontrés tout au long de cette thèse pour leur présence, conseils et échanges : Marie Élizabeth Laberge, Amélie Giguère, Alexandra Georgescu Paquin, Laurie Guillemette, Camille Jutant, Soumaya Gharsallah, Jessica Cendoya Lafleur, Caroline Buffoni, Caroline Bergeron, Hécate Vergopoulos, Michael Bourgatte, Gaëlle Lesaffre, Camille Moulinier, Anne Watremez, Valérie Vitalbo, Maud Cappatti, Émilie Pamart, Cheikhouna Beye, Olivier Lefalher, Fanchon Deflaux, Stéphane Dufour, Camille Moulinier, Caroline Buffoni, Bessem El Fellah.

À Sophie Wahnich, historienne, dont les courts échanges et encouragements m’ont permis d’approfondir ma recherche avec enthousiasme. À Magali Uhl, sociologue, dont les commentaires enthousiastes à la suite d’une présentation de ma thèse terminée m’ont donné confiance.

Au personnel administratif du doctorat international: Lise Jarry à l’UQAM et Pascale Di Domenico à l’UAPV.

Pour leur contribution au financement de cette thèse, merci : au programme de muséologie de m’avoir permis d’être agente de stage, à la Fondation de l'UQAM (FARE), à

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la Fondation de l’Université du Québec et au Ministère de l'Éducation, des Loisirs et des Sports (MELS) du Québec.

À l’équipe du Musée de la Résistance et de la déportation de l’Isère : Jean-Claude Duclos, Alice Buffet, Jacques Loiseau et Olivier Cogne pour leur confiance, accueil et générosité.

À l’équipe du Centre d’histoire de Montréal et du musée de la Personne : Jean-François Leclerc, Marc-André Delorme, et particulièrement Eve-Lyne Cayouette Ashby pour leur disponibilité et générosité.

Au Centre d’histoire orale de l’Université Concordia, en particulier à Steven High et Eve-Lyne Cayouette Ashby.

À mes amis pour leurs soutiens indéfectibles, leurs patience et générosité et leurs compréhensions de mes absences: Florence W., Stéphanie G., Elca, Arnauld C., Marianne C., Stéphanie B., Yana K., Paul T., Julie R., Marc P., Olivier F., Alexandre S., Nico B., Nico P., Alexis De L., Estelle N., Quentin F., Aurélie P., François L.T., Adrian G., Nico B., Pauline P., Aline V., Isabelle D., Hélène B., Sylvie R.

À Mona, Maryse, Louise, Sylvain, qui m’ont accompagné à différents moments en énergie et paroles.

À ma maman, dont le soutien et l’énergie malgré le deuil m’a donné la force nécessaire pour terminer cette thèse.

À Guillaume, qui m’a permis de commencer cette thèse et dont la générosité constante m’a accompagnée tout au long de cette recherche. À ses parents et à sa sœur pour leur présence et encouragements.

À Alicia, dont l’amour immense et la joie de vivre ont éclairé constamment ce long chemin.

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À Ollie, pour sa patience, sa confiance, sa présence, qui m’a apporté tout son soutien et son amour dans la relecture de cette thèse.

À mon cher papa, disparu au milieu de cette recherche dont la présence bienveillante, la force et l’intégrité n’ont cessé d’habiter mon cœur.

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À Jacques et Alicia

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Au moment d’écrire cet avant-propos, je suis en train de mettre un point final à cette thèse. Je relis mon chapitre quatre et approfondis ma conclusion sur la notion de temps. Difficile exercice de relire cette thèse en résistant au désir de vouloir redévelopper certains points qui irrémédiablement ouvriraient de nouvelles façons d’envisager cette patrimonialisation des mémoires sensibles au musée. Il est temps aujourd’hui d’accepter de mettre un terme à cette recherche et c’est avec une certaine sérénité empreinte d’une distanciation nouvelle que je regarde le chemin accompli. Le temps a passé avec son lot d’événements ponctuant l’existence de moments qui nécessitent parfois des temps d’arrêt et provoquent des ruptures permettant d’envisager le présent différemment. Une naissance et un deuil m’ont permis d’expérimenter et de questionner ce que l’on transmet et ce que l’on nous a transmis. Ces expériences personnelles sont entrées directement en résonnance avec mon projet de recherche sur l’écriture patrimoniale des mémoires sensibles, éclairant mon travail, mais également éprouvant une quête intellectuelle, abordant la notion de deuil inhérente à l’écriture de l’histoire. Ces correspondances sensibles m’ont permis après quelques détours nécessaires de comprendre ce travail de tri, départageant ce que l’on garde en mémoire et ce que l’on oublie, afin de continuer à faire confiance au présent tout en s’émancipant doucement d’un passé désormais porteur d’un patrimoine, base d’un nouvel imaginaire à investir.

Au-delà de mon histoire personnelle imprégnant l’écriture de ce doctorat, cette recherche traduit également un profond intérêt, voire une fascination pour les processus de médiations. Que ce soit en art contemporain avec un travail de maîtrise sur les processus de mise en exposition et le travail de collaboration entre un artiste et une commissaire, qu’au sein de cette thèse avec l’étude d’une patrimonialisation, ce sont avant tout les processus que j’observe, décortique et analyse. Et à travers ces derniers, je m’intéresse plus particulièrement aux êtres humains qui y sont engagés, aux liens qu’ils y tissent, à la façon qu’ils ont d’agir sur le temps qu’ils habitent, afin d’en créer du sens.

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Si lors de travaux antérieurs, je m’étais concentrée sur l’aventure commune (Harald Szeeman) que pouvait constituer une écriture curatoriale en art contemporain, j’ai cette fois-ci regardé un processus d’écriture patrimoniale de l’histoire contemporaine. Et le choix de m’intéresser à la Seconde Guerre mondiale et à la déportation en particulier est l’aboutissement d’un long questionnement initié avec la vision du film d’Alain Resnais Nuit et Brouillard en cours d’histoire au collège. Ce film fut le point d’un départ de nombreuses lectures sur cette période avec le désir de comprendre comment un tel événement avait pu avoir lieu, mais également observer que ce dernier avait été la source d’expériences individuelles de résistance, de survivance et de résilience qui n’ont cessé jusqu’à maintenant de me fasciner. Et plus je lisais ou visionnais des films sur ces thématiques difficiles, et plus je pensais qu’il n’y avait rien d’impensable par rapport à ces périodes.

Mais plutôt qu’il était possible d’en comprendre le fonctionnement, d’y trouver un sens en réfléchissant autant à la barbarie humaine qu’à la capacité de résistance qui lui est inhérente. J’envisageais la potentialité d’une transmission médiatique où différentes expériences d’un même évènement traumatique peuvent coexister en évitant la simple remémoration, résultat d’une injonction morale. Dès lors, j’ai conduit cette recherche avec cette intuition et j’ai rencontré sur mon terrain des individus, mais également dialogué avec des auteurs qui m’ont permis d’en vérifier le bien-fondé, mais également d’en questionner aussi sa réalité. J’ai surtout compris que la transmission d’un événement traumatique était autre chose que la réponse à un devoir de mémoire ou le reflet d’une vision manichéenne de l’histoire. En choisissant de m’intéresser à cette mise en patrimoine « négative », c’est finalement une vision de l’écriture patrimoniale de l’histoire contemporaine différente d’une visée uniquement commémorative que j’ai choisi d’investiguer et en même temps de défendre. Une patrimonialisation source d’ouverture sur un engagement sensible au présent, traversée par des paroles partagées et des actions collaboratives promesse d’une humanité que je choisis de regarder telle quelle dans sa violence, mais également dans son courage d’agir avec générosité envers autrui.

Garder espoir dans les temps difficiles n’est certainement pas faire preuve d’un romantisme naïf. L’histoire de l’humanité ne se résume pas à l’histoire de la seule cruauté. C’est également celle de la compassion, du sacrifice, du courage et de la générosité. Ce sont les aspects de cette histoire complexe que nous choisirons de

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mettre en avant qui détermineront nos existences. Si nous ne considérons que le pire, notre capacité d’agir est réduite à néant. En revanche, si nous considérons ces époques et ces lieux – si nombreux! - qui ont vu tant de gens se conduire avec générosité, nous aurons la force d’agir pour essayer au moins de faire tourner cette toupie qu’est le monde dans un autre sens. (Zinn, 2006 : 356)

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Avant-propos ... ix 

Liste des figures ... xv 

Résumé ... xv 

Introduction ... 1 

CHAPITRE 1. Mémoires sensibles ... 10 

1.1. L’HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT ... 10

 

1.1.1. Témoin, mémoire et témoignage ... 11

 

1.1.2. La demande sociale ... 13

 

1.1.3. L’événement ... 15

 

1.2. LA MÉMOIRE ... 16

 

1.2.1. La mémoire individuelle ... 18

 

1.2.2. Mémoire et société ... 19

 

1.2.3. Mémoire et histoire ... 21

 

1.2.4. Le témoignage ... 23

 

1.3. LA RÉSISTANCE ET LA DÉPORTATION EN ISÈRE : DES MÉMOIRES SENSIBLES ... 25

 

1.3.1. Un contexte historique particulier ... 25

 

1.3.2. Mémoires politiques et mémoires juives de la déportation en Isère ... 29

 

1.3.3. L’écriture de la déportation aujourd’hui ... 39

 

CHAPITRE 2. Écriture muséale de la déportation au MRDI ... 44 

2.1. CORPUS PRINCIPAL ET MÉTHODOLOGIE D’ANALYSE ... 44

 

2.2. UN HISTORIQUE DU MUSÉE ET UNE PREMIÈRE PHRASE D’ÉCRITURE MUSÉALE DE LA DÉPORTATION ... 49

 

2.2.1. Le musée associatif ... 50

 

2.2.2. Vers la départementalisation du musée ... 53

 

2.2.3. Le Musée départemental ... 56

 

2.2.4. Le MRDI en 2006 : Muséographie générale ... 65

 

2.3. PROCESSUS D’ACTUALISATION, DESCRIPTION DU PROCESSUS : DE LA MÉDIATION MÉMORIELLE À LA MÉDIATION DE VALEURS ... 69

 

2.3.1. La salle de déportation en 1994 ... 69

 

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CHAPITRE 3. Une écriture patrimoniale de la déportation ... 97 

3.1. LE PATRIMOINE SOUS L’ANGLE DE LA PATRIMONIALISATION ... 97

 

3.1.1. Une brève histoire du mot patrimoine ... 97

 

3.1.2. Le patrimoine sous l’angle de la patrimonialisation ... 99

 

3.1.3. Une dimension sociale et symbolique ... 100

 

3.1.4. Le temps de l’entre-deux ... 101

 

3.1.5. Le patrimoine et son contexte contemporain ... 106

 

3.2. COMMENT L’ÉCRITURE PATRIMONIALE D’UNE MÉMOIRE SENSIBLE S’ÉLABORE-T-ELLE? ... 108

 

3.2.1. Un dispositif muséologique participatif ... 109

 

3.2.2. Perspective relationnelle ... 114

 

3.2.3. Perspective symbolique et temporelle ... 146

 

3.3. LES CONDITIONS D’UNE PATRIMONIALISATION D’UNE MÉMOIRE SENSIBLE ... 152

 

CHAPITRE 4. Discussion sur l’écriture de l’histoire du temps présent ... 155 

4.1. LE RÔLE DES TÉMOINS ET PORTEURS DE MÉMOIRE ... 155

 

4.2. UN ESPACE DE COMMUNICATION PARTICIPATIF ... 165

 

4.3. UNE ÉCRITURE JUSTE? ... 177

 

Conclusion ... 181 

Bibliographie ... 197 

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Page

Figure 1 Programmation des expositions temporaires du MRDI de 1994 à 2003 ... 63

Figure 2 Parcours du musée ... 67

Figure 3 Entrée de la salle de la déportation (2006) ... 71

Figure 4 La déportation, éléments généraux (2006) ... 72

Figure 5 Parcours de déportés (2006) ... 74

Figure 6 Carte murale du système concentrationnaire (2006) ... 75

Figure 7 Légende de la carte murale du système concentrationnaire (2006) ... 75

Figure 8 Caisson-nomenclature (2006) ... 76

Figure 9 La banque de témoignage (2006) ... 77

Figure 10 Mur-caisson lumineux (2006) ... 78

Figure 11 Mur-caisson lumineux (détail) ... 79

Figure 12 Vue d’ensemble – Espace de la déportation (2008) ... 84

Figure 13 La déportation (2008) ... 85

Figure 14 Carte multimédia du système concentrationnaire nazi (2008) ... 86

Figure 15 Caisson-nomenclature – Liste des déportés (2008) ... 88

Figure 16 Témoignages vidéo (2008) ... 89

Figure 17 Les enfants (2008) ... 90

Figure 18 La mémoire (2008) ... 91

Figure 19 Les Justes (2008) ... 91

Figure 20 Dispositif d’exposition – introduction, exposition Nous sommes ici (2012) ... 175

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Ma thèse vise à comprendre le processus de patrimonialisation des mémoires sensibles contemporaines liées à des évènements historiques traumatiques. Nous avons observé et analysé la mise en patrimoine, au sein d’un musée d’histoire et de société, d’un événement historique contemporain impliquant la mort, la destruction, la violence tel que la déportation, la guerre, les génocides.

Ce projet de recherche a pour objectif de rendre compte du processus de patrimonialisation des mémoires sensibles qui s’opère à partir des différentes modalités de transmission d’un passé complexe. Il s’agit de comprendre à partir d’une situation réelle le fonctionnement des configurations médiatiques qui permettent d’assurer à partir du présent et au sein d’une institution culturelle le maintien d’une continuité temporelle et symbolique. Nous nous plaçons d’un point de vue anthropologique et communicationnel. Nous envisageons le patrimoine sous l’angle relationnel en nous intéressant à la question de la transmission entre les hommes. Nous l’envisageons comme une pratique sociale et symbolique qui met en scène et cadre au sein de l’espace public différents acteurs qui se partagent la construction d’un imaginaire social en vue de maintenir une continuité temporelle et une cohésion sociale.

Depuis plus de 40 ans, nous observons au sein de l’espace public une prolifération des institutions muséales et centres d’interprétations dédiées aux guerres et aux génocides du XXᵉ siècle. Parallèlement, on assiste un véritable boum des études sur l’histoire et la mémoire de ces périodes conflictuelles s’intéressant à la mémoire individuelle et collective de ces évènements, à leur médiatisation, à leur institutionnalisation et leur mise en communication. Entre conservation et médiatisation des traces des conflits, et démarche compréhensive et interprétative, la guerre et sa manifestation la plus violente, les génocides sont au cœur d’une entreprise de « mise en lumière de leurs sens » discutée et élaborée tant par les experts que les acteurs sociaux.

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À partir d’un terrain principal effectué au Musée de la Résistance et de la Déportation qui nous a permis de suivre la totalité de l’actualisation de l’espace d’exposition dédié à la déportation, nous avons cherché à répondre à la question suivante : comment l’écriture patrimoniale d’une mémoire sensible s’élabore, transcendant ainsi les ruptures de lien, de sens et de temps qu’elle contient de part sa nature traumatique. Nous avons observé et analysé ce processus de patrimonialisation particulier mettant en scène un dispositif participatif muséologique selon trois axes, relationnel, symbolique et temporel qui suivent selon nous trois niveaux de construction du processus. Le premier axe a eu l’ambition de comprendre ce qui relie les acteurs du dispositif de patrimonialisation entre eux. Le second axe, symbolique, a tenté de répondre à la question suivante : comment le musée par le biais de ce processus de patrimonialisation collaboratif construit du sens à un événement historique indicible et difficilement représentable. Le troisième axe s’est intéressé à la temporalité produite par la patrimonialisation.

Le processus analysé révèle le nouveau partage d’autorité qui se dessine entre différents mémoires et différents types de savoirs. Le dispositif de concertation mis en place par le musée est l’occasion pour les porteurs de cette mémoire sensible, tant du côté des résistants que de la communauté juive de se rencontrer. Il est ainsi possible de penser la déportation non en terme de concurrence des mémoires, mais en terme de partage d’expériences mémorielles différentes qui établit les bases d’une construction possible de valeurs communes. Sur le plan relationnel : Les communautés mémorielles se relient entre elles à travers une reconnaissance de leurs expériences respectives et historien et témoin à travers le processus de concertation proposée par le musée trouvent une reconnaissance de leurs savoirs respectifs. Sur le plan symbolique : Le choix d’incarner cette histoire et d’intégrer l’engagement après-guerre des survivants permet de sortir de la rupture symbolique. Il s’agit de penser une médiation de valeurs, de proposer un horizon à un événement centré au départ sur la souffrance et la mort. Sur le plan temporel : On sort d’un événement clos sur lui-même, on peut imaginer un pendant, mais surtout un après.

Plusieurs de ces résultats complétés avec des enquêtes de terrains secondaires nous ont amenée à nous interroger sur les conditions nécessaires à une mise en patrimoine d’une mémoire sensible. Nous arrivons aux conclusions suivantes: Le processus historiographique

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doit être abouti ou tout du moins le plus achevé possible pour que la patrimonialisation puisse être opérante, le climat mémoriel équilibré et la demande d’un processus de patrimonialisation doit venir de la communauté mémorielle concernée.

Mots-clés : patrimonialisation, mémoire, déportation, histoire, histoire contemporaine, musée, médiation, patrimoine, espace de communication.

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Depuis une trentaine d’années, les questions mémorielles liées à des événements historiques contemporains ont investi l’espace public contribuant ainsi à modifier notre rapport au temps, à l’espace et à l’imaginaire social. On assiste, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, au développement d’entreprises patrimoniales privées et publiques dont l’objectif est de collecter, d’archiver et de médiatiser des mémoires vives, répondant et participant ainsi à cette ère du témoin dont parle Wierviorka (1998). Intérêt croissant des individus pour la généalogie, multiplication des initiatives d’archivage sur le plan local, national et international, et prolifération de lieux de mémoire, musées et centres d’interprétation sont les symptômes de sociétés aux prises avec une redéfinition de ce qui les relie à un passé proche dont les effets se font encore sentir dans le présent, et dont l’histoire est en cours d’écriture.

Génocides, guerres, parcours migratoires sont des thématiques qui traversent l’histoire du temps présent relevant de ce que l’on peut identifier comme des questions sensibles au sein de l’espace public. Nous avons choisi de nous intéresser au cas de la déportation et d’une façon plus secondaire, à celui de l’immigration. Ce sont le plus souvent des événements historiques difficiles, sensibles, problématiques, voire traumatiques, que l’on s’attache à prendre en charge collectivement et institutionnellement par le biais d’associations, de politiques culturelles, de laboratoires de recherche, d’institutions muséales. Ils provoquent débats et parfois controverses autant au sein de la société que dans la communauté scientifique en raison de leur caractère complexe. En effet, ils véhiculent de multiples courants mémoriels portés et défendus par différents acteurs souvent antagonistes. Ils sont au cœur également de débats politiques et juridiques. Par exemple, l’immigration est une thématique centrale dans les redéfinitions des nations occidentales – les règlements juridiques des génocides posent des problèmes majeurs aux pouvoirs des pays incriminés et peuvent aboutir à une manipulation, voire à une instrumentalisation de leurs effets par les acteurs victimes ou les pouvoirs en place.

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Ils deviennent dès lors des enjeux politiques et participent, selon l’utilisation qui en est faite, à maintenir ou à fragiliser la possibilité d’un « vivre ensemble ». Mais plus encore, ils sont l’objet d’enjeux symboliques forts et paradoxaux qui sont au cœur du maintien d’une continuité temporelle et d’une cohésion au sein de la société. À partir des traces d’un événement, qui ont la particularité de constituer un corpus composé majoritairement de témoignages matérialisés sous des formes diverses (enregistrements audio-vidéo, lettres manuscrites, objets, archives, photos), un travail de signification est accompli tant par les historiens que par les acteurs du champ mémoriel et patrimonial. Un processus d’écriture de ce passé est alors initié, avec d’une part l’objectif d’historiciser un événement, mais également d’en dégager une signification porteuse de valeurs au sein de l’espace public. C’est ce travail de mise en patrimoine auquel nous nous intéressons. Le processus de patrimonialisation, par sa dimension médiatique, participe à la construction d’une signification de ce passé et à « la socialisation du sens à donner, par le public, à des biens mémoriels ou testimoniaux ». (Walter, 2005) Avec la mise en patrimoine, il s’agit de construire dans le présent les possibilités d’un regard vers l’avenir (Schiele, 2002) à partir d’événements (Farge, 1989) impliquant la destruction, la mort, la violence et la migration. Une tentative de constituer une continuité temporelle afin de maintenir un vivre ensemble, une cohésion sociale, se profile, ainsi qu’une possibilité de dire et d’inventer un nous. Jean Duvignaud parle de sédimentation mémorielle, « une sorte d’accumulation s’opère dans les lieux de conservation, et se superposent, comme des couches sédimentaires, les images successives que les générations se donnent de leur histoire. »1

Construire l’héritage des événements traumatiques interroge le processus de patrimonialisation entendu comme une dynamique intégrant une rupture. L’introduction de plus en plus systématique du témoignage (de sa forme la plus directe, telle que l’enregistrement audio-vidéo, à la photo, en passant par la lettre manuscrite) au sein des institutions muséales, tant dans les expositions que dans les collections, amène à considérer la constitution de ce patrimoine mémoriel comme allant de soi.

1 Namer, Gérard. 1987. Mémoire et société. (Préface de Jean Duvignaud.) Paris : Klincksieck,

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Si l’on voit la patrimonialisation comme un processus qui intègre une rupture temporelle (Davallon, 2006), impliquant une trouvaille, la redécouverte d’un objet appartenant au passé, il devient dès lors intéressant d’interroger la patrimonialisation de la mémoire contemporaine.

Notre recherche s’insère dans une période historique qui est appelée le « temps présent », et notre objet d’étude, la mémoire sensible, en est un élément. En effet, il nous semble important de rappeler que ces mémoires s’inscrivent dans une temporalité particulière que les historiens ont définie comme l’histoire du temps présent, qui ne se réduit pas seulement à une chronologie débutant après la Seconde Guerre mondiale ou au simple fait d’être en présence des témoins oculaires de ces événements. À la suite d’Henri Rousso, nous envisagerons cette temporalité comme « un dispositif qui met en jeu au moins quatre éléments : le témoin, la mémoire, la demande sociale, l’événement ».2

Le témoin participe à la définition même de l’histoire du temps présent, il en constitue l’essence et ses limites puisqu’avec la mémoire, il est au cœur de débats sur son statut, sa validité et sa légitimité au sein de ce courant historique.

L’événement est également au centre de cette période et fait l’objet d’un intérêt remarquable dû en grande partie à la nature même des XXᵉ et XXIᵉ siècles qui ont engendré une historiographie événementielle, c’est-à-dire concentrée sur un épisode particulier, tandis que la demande sociale, définie comme une attente, une requête de la part d’acteurs sociaux, se traduit en termes de projets de recherche développés par les historiens. Penser et mettre en récit l’histoire du temps présent exige de travailler avec les quatre facteurs énumérés par Rousso qui sont interdépendants et oblige les historiens à circonscrire un objet actualisable et partagé voire parfois disputé entre différents acteurs.

Dès lors, on comprend le caractère sensible inhérent aux mémoires se rapportant à des événements contemporains puisqu’elles sont incarnées (par les témoins oculaires) et problématiques au sein de l’espace public. En effet, penser les génocides, la barbarie, la mort, l’exil implique d’envisager, de figurer une rupture temporelle, une absence, et ainsi de

2 Rousso, Henri. 2000. « L’histoire du temps présent vingt ans après », Bulletin de l’IHTP 75,

Institut du temps présent, juillet 2000. (Source : http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php%3Farticle471.html, site internet consulté le 11 août 2006.)

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remettre en question ce qu’Élias a appelé le processus de civilisation, ce processus long de maîtrise et de gestion de la violence. Dès lors, on conçoit que ces événements-limites portent en eux une résistance à leurs mises en récit, à leurs représentations. Ils génèrent une expérience traumatique qui passe difficilement du souvenir à la mémoire et de ce fait, ces événements-limites soulèvent la question des conditions de leur propre transmission. Namer (1997) l’a ainsi constaté à propos des mémoires de déportés qui ont de la difficulté à dépasser les souvenirs discontinus pour arriver à une mémoire d’un temps continu organisé en récit.

Face à une histoire du génocide (et de l’immigration, dans une moindre mesure) qui est souvent liée à l’infigurable, l’irreprésentable, l’indicible, et à l’absence de traces matérielles, l’expérience individuelle semble être une voie privilégiée pour accéder à une mise en récit possible. Mais tandis que l’histoire est censée travailler avec les morts et leur donner une place, ces événements demandent une prise en compte des vivants, ce qui provoque une écriture et une médiatisation de l’histoire particulières. L’écriture de l’histoire produit un discours scientifique sur le passé et tente de restituer une part manquante, de réaliser un travail de deuil, de mettre en scène une population de morts :

[…] l’écriture joue le rôle d’un rite d’enterrement; elle exorcise la mort en l’introduisant dans le discours. D’autre part, elle a une fonction symbolisatrice; elle permet à une société de se situer en se donnant dans le langage un passé, et elle ouvre ainsi au présent un espace propre : « marquer » un passé, c’est faire une place aux morts, mais aussi redistribuer l’espace des possibles, déterminer négativement ce qui est à faire, et par conséquent utiliser la narrativité qui enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants.3

L’histoire du temps présent interroge ce processus de deuil puisqu’elle prend en compte les vivants, la mémoire vive encore portée par les témoins oculaires de ces événements.

Elle interroge ainsi le travail d’écriture des événements sensibles contemporains (Ricœur, 2000; Bedarida, 2001; Dosse, 2005; Wallenborn, 2006; Wierviorka, 1998) et initie une réflexion sur le partage de l’autorité entre historiens et témoins.

3 De Certeau, Michel. 1975. L’écriture de l’histoire. Coll. « Folio/histoire », n° 115. Paris :

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Cette question est d’autant plus prégnante quand il s’agit de penser la mise en patrimoine de cet objet particulier, la mémoire sensible. Que se joue-t-il dans le passage d’une mémoire collective sensible à la reconnaissance patrimoniale? Comment le passé peut-il faire sens dans le présent? Comment se réalise cette transmission et quelles en sont les modalités médiatiques?

Notre projet de recherche a pour objectif de rendre compte du processus de patrimonialisation des mémoires sensibles qui s’opère à partir des différentes modalités de transmission d’un passé complexe. Il s’agit de comprendre, à partir d’une situation réelle, le fonctionnement des configurations médiatiques qui permettent d’assurer à partir du présent et au sein d’une institution culturelle une continuité temporelle. Nous nous plaçons d’un point de vue anthropologique et communicationnel.

En effet, il s’agit d’envisager le patrimoine sous l’angle relationnel en nous intéressant à la question de la transmission. Nous l’envisageons comme une pratique sociale et symbolique (Rautenberg, 2005; Davallon, 2006) qui met en scène et cadre (Goffman, 1991) au sein de l’espace public (Arendt, 1983; Sénett, 1979, Habermas, 1978) différents acteurs qui se partagent la construction d’un imaginaire social (Baczko, 1984) en vue de maintenir une continuité temporelle et une cohésion sociale. Nous abordons ainsi le patrimoine à la croisée d’une approche le considérant comme un bien public (Micoud, 2005; Davallon, 2006) et d’une démarche qui s’intéresse aux différentes interactions personnelles (Rautenberg, 2007; Tornatore, 2007) engagées dans ce processus. Désigner un objet comme patrimoine revient à partager des valeurs communes entre les individus (ou tout du moins à proposer ce partage). Il est nécessaire que la société s’y reconnaisse et s’approprie l’objet ainsi transformé. Un processus patrimonial ne peut être opérant sans une adhésion publique. Il est également intimement lié aux différents engagements (Tornatore, 2007; Peroni, 1997) que prennent et exposent les acteurs du processus. Cet objet reconnu à la fois comme témoin du passé et comme porteur de valeurs communes et actuelles au sein d’un espace social montre ici toute son ambiguïté et sa force. À la fois lien entre des temps et des individus différents, doté d’un pouvoir symbolique et idéologique certain, le patrimoine est également le lieu de revendications identitaires et de conflits sociaux.

(25)

En effet, en réalisant des choix au présent de que nous voulons retenir du passé, nous réalisons en tant que société un travail symbolique des plus décisifs. Nous créons nous-mêmes les valeurs qui serviront de fondement à un possible « vivre ensemble » et nos gestes, choix, authentifications, monstrations, transmissions font appel à une reconfiguration de notre rapport au temps.

Le patrimoine entretient avec le temps des rapports complexes autant dans son processus de construction que dans son inscription dans la société contemporaine. « Le patrimoine pose en effet une différence entre nous et un ailleurs temporel et spatial, à partir de laquelle nous considérons que certains objets relèvent à cet ailleurs. Il y a ce qui a été et ce qui est : ce qui est, par différence avec ce qui a été. »4 Le processus patrimonial entretient un rapport au temps paradoxal. Mais comme le suggère Jean Davallon, ce sont peut-être deux visions du patrimoine qui sont en jeu ici. Une vision traditionnelle, celle d’une continuité physique et symbolique des objets du passé vers le présent reprenant l’idée d’une filiation comme nous l’avons vu précédemment, serait confrontée à une autre vision dont l’origine se situerait dans le présent.

En réalité, cette coexistence entre deux origines (transmission à partir du passé et construction à partir du présent) n’est paradoxale qu’en apparence, car sur le fond elle s’appuie sur un partage entre le patrimoine (le « vrai »), qui vient du passé, et l’usage que le présent fait de ce patrimoine. Ce partage entre le passé et le présent, entre une nature intrinsèque du patrimoine et la dimension sociale contingente de l’usage, liée quant à elle au présent, possède l’avantage de maintenir inchangées une définition et une conception d’un patrimoine objet d’étude des spécialistes et des historiens, tout en reportant ce qui peut poser problème du fait de l’évolution de la notion du côté de l’usage social qu’en fait notre société.5

André Micoud pose la question du temps du patrimoine par rapport à ses usages sociaux. Il s’agit de comprendre dans le temps comment le patrimoine a institué des collectifs. À chaque moment correspond un type de patrimoine et un type d’entité collective représentative. Chaque période entretient évidemment des différents rapports au temps. Micoud propose trois moments.

4 Davallon, Jean. 2006. Le don du Patrimoine. Paris : Hermes Lavoisier, p. 55. 5

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Le premier correspond à l’institutionnalisation du patrimoine. Il s’agit d’une représentation nationale qui fixe son histoire et son territoire au moyen de monuments historiques et de sites emblématiques géographiques nationaux. Le second moment, débutant après la Seconde Guerre mondiale, se détourne des emblèmes nationaux pour se consacrer aux identités plus locales. Le troisième moment, dont nous sommes contemporains, est celui de la gestion du patrimoine dans un contexte de mondialisation avec son cortège de rentabilisation et de législation.

« [L]a mise en série des trois paradigmes correspondant à chacun des trois moments (conservation, sauvegarde, gestion) fait apparaître qu’il s’agit là de trois modalités de concevoir le rapport à ce qui vit (ce qui a vécu, ce qui vit encore, ce qu’il faut faire vivre). »6 L’auteur affirme, que les pratiques de patrimonialisation remettent en question le rapport social au temps proposé par le modernisme. Il a donc fallu créer une histoire nouvelle, discipline scientifique, qui a fait du passé un objet de connaissance scientifique et du futur, l’horizon lumineux, une promesse de temps meilleurs.

L’inflation patrimoniale contemporaine s’expliquerait, selon l’auteur, par un retour de la mémoire dans notre rapport au temps, au sein d’une société traversée par la primauté de la subjectivité. Elle serait aussi le résultat d’un refus de l’héritage moderne, d’une relecture de ce passé qui ne nous convient plus, et d’une responsabilité active dans la constitution d’un futur multiple. « Nous ne voulons plus de ce passé hérité, notre présent n’est plus celui de l’attente confiante du bonheur pour tous, et nous avons à nous inventer un autre futur. Nous sommes donc bien déjà sortis du temps de la Modernité. »7

Si l’analyse de processus patrimoniaux permet de révéler notre rapport au temps, ou tout du moins une critique d’un régime auquel nous ne voulons plus adhérer, est-il possible alors de comprendre par le biais du patrimoine quelle est notre nouvelle expérience du temps? En d’autres termes, quel est le temps de la patrimonialisation?

6 Micoud, André. 2005. « La patrimonialisation ou comment dire ce qui nous relie (un point de

vue sociologique) ». In Réinventer le patrimoine, de la culture à l’économie une nouvelle pensée du patrimoine? Paris : l’Harmattan, p. 88.

7

(27)

Effectivement, le temps du patrimoine semble incertain. Selon Micoud, le temps du patrimoine serait celui de l’entre-deux. On quitterait un temps connu pour aller vers l’inconnu. Le travail du patrimoine consisterait en un travail de deuil, un temps de renaissance, de tri. Il serait surtout le temps d’une possible relecture de nos liens.

Le temps du patrimoine est un peu comme celui du deuil. Et le travail du patrimoine est aussi analogue au travail du deuil. C’est un temps et un travail pour réinventer le sens de la vie; un temps où il faut choisir entre ce que l’on garde, ce que l’on jette et ce que l’on réinterprète. Mais l’on peut dire aussi que c’est un temps pour sortir de la déréliction qui échoit à ceux qui n’ont plus de liens; le temps pour trouver une autre manière de dire ce qui nous relie, pas seulement à nos contemporains, mais aussi aux générations passées et à venir.8

D’un lien recréé avec des individus imaginaires appartenant à un autre temps, le patrimoine a la possibilité de faire naître de la relation dans le présent.

À partir du présent, elle (re)construit un lien avec des hommes du passé en décidant de garder des objets qu’ils nous ont « transmis » pour les transmettre à d’autres à venir. Les objets patrimoniaux servent ainsi à construire du lien social dans le temps avec des doubles imaginaires de nous-mêmes.9

Mais qu’en est-il lorsque le travail de deuil s’opère sur des vivants? Lorsqu’il s’agit de construire un lien dans le présent avec des ancêtres qui ne sont pas encore morts? Comment envisager ce travail de deuil? Comment construire de la cohésion, de la cohérence, et ainsi envisager un nouvel imaginaire collectif à partir d’événements difficiles, violents, traumatiques qui impliquent une rupture symbolique? Cette rupture s’opère-t-elle différemment du point de vue de l’institution patrimoniale ou de celui des personnes engagées dans le processus? Peut-on identifier ainsi différents opérateurs patrimoniaux ou plutôt des formes multiples de transactions et d’engagements tout au long du processus qui produiraient différentes images de ce qu’il faudrait garder et transmettre?

Notre projet de recherche va tenter, dans une perspective dynamique, d’observer et d’analyser comment se réalise la transmission d’un objet problématique, tant d’un point de

8 Ibid, p. 94.

9 Davallon, Jean. 2002. « Comment se fabrique le patrimoine ». In Qu’est-ce que transmettre?

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vue synchronique que sur un plan diachronique, en étant attentif aux différentes formes de transaction et aux engagements personnels.

(29)

L’écriture des mémoires sensibles par le musée est reliée à un passé problématique et incarné par des individus qui ont directement fait l’expérience de ce passé. Nous nous situons dans un contexte occidental contemporain aux prises avec une « hantise du passé », jalonné par de nombreux épisodes de guerre et de violences extrêmes et habité du souvenir de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste. Nous abordons cet objet par deux entrées : l’histoire du temps présent et la mémoire, notions que nous préciserons dans ce chapitre avant de présenter, dans une troisième partie, un exemple précis de ces mémoires sensibles.

1.1.

L’

HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT

Notre recherche s’insère dans une période historique qui est appelée le « temps présent » et notre objet d’étude, les mémoires sensibles, en forment un élément. En effet, il nous paraît important de rappeler que ces mémoires s’inscrivent dans une temporalité particulière que les historiens ont définie comme l’histoire du temps présent, qui ne se réduit pas seulement à une chronologie débutant après la Seconde Guerre mondiale ou au simple fait que des témoins oculaires des événements qui la constituent sont encore vivants. Selon François Bédarida10, elle se définit simultanément comme une période et une démarche, engageant l’historien dans son temps et l’obligeant à prendre position par rapport aux acteurs concernés et au fonctionnement de la mémoire.

À l’instar d’Henri Rousso, nous envisagerons cette temporalité comme « un dispositif qui met en jeu au moins quatre éléments : le témoin, la mémoire, la demande sociale, l’événement »11.

10 Bédarida, François. 1985. « Le temps au présent », dans Espaces Temps, n° 29, 1er trimestre

1985, p. 11.

11 Rousso, Henri. 2000. « L’histoire du temps présent vingt ans après », Bulletin de l’IHTP 75,

(30)

1.1.1. Témoin, mémoire et témoignage

L’histoire entretient avec le témoin et le récit de son expérience, le témoignage, des rapports ambigus tout comme avec la mémoire. Le témoignage, qui est à l’origine oral, constitue la source avec laquelle les premiers historiens ont travaillé. Plus tard, les chroniqueurs du Moyen Âge ont continué d’utiliser les témoins comme source d’information. Puis, l’invention de l’imprimerie et la constitution d’Archives nationales ont contribué à poser les jalons d’une histoire, positiviste, qui allait écarter toute source orale. Il a fallu attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que les témoignages soient à nouveau pris en compte. Seul l’historien Marc Bloch, sensible aux idées du sociologue Maurice Halbawchs sur les cadres sociaux de la mémoire, met en avant l’importance des sources orales pour écrire l’histoire contemporaine. Les années 1970 voient réellement la prise en compte des sources orales par les historiens dans un contexte mondial d’émergence des identités locales et des marginalités. C’est aux États-Unis que l’on peut voir se mettre en place les prémisses de l’histoire orale qui a redonné au témoignage une place respectée. L’École de Chicago, en développant une sociologie qualitative fondée sur les récits de vie, a d’ailleurs activement participé à sa restauration et à son institution. Allan Nevin a donné une base institutionnelle à l’oral history, avec l’ambition de rapprocher le public de l’histoire académique trop autarcique. C’est cette même préoccupation qui a animé le mouvement européen de l’histoire orale dans les années 1970, dont l’ouvrage de l’historien Paul Thompson, The Voice of the Past, est emblématique. Selon cet auteur,

La source orale peut apporter quelque chose de plus persuasif et de plus fondamental à l’histoire. Quoique les historiens étudient les acteurs de l’histoire avec distance, les représentations de leur vie, point de vue et actions risqueront toujours d’être des descriptions mensongères, des projections de la propre expérience et de l’imagination des historiens : une forme académique de fiction. La source orale, en transformant les « objets » d’étude en « sujets », agit pour une

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histoire qui n’est pas seulement plus riche, plus vivante et plus bouleversante, mais plus vraie.12

L’histoire a une fonction sociale et, en privilégiant une approche méthodologique fondée sur l’interview, l’histoire orale interroge les relations entre la discipline académique et la communauté sur laquelle elle se penche. « Elle brise les barrières entre l’histoire académique et le monde extérieur. »13

Cette nouvelle façon de faire de l’histoire, de redonner la parole aux exclus, aux minorités, et aux faibles producteurs de traces écrites, s’inscrit dans un contexte plus large : celui de la prolifération de la mémoire au sein de l’espace public et d’un changement de temporalité où l’on cultive le passé sous toutes ses formes (archives, monuments, mémoriaux…), contexte qui a pour conséquence de privilégier un rapport affectif au passé et une mise en récit de ce passé fondé sur l’expérience humaine individuelle. En France, elle est intimement liée à la création de l’Institut d’histoire du temps présent en 1978 qui fait suite au comité pour l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

Cette histoire du temps présent, expression finalement adoptée et préférée à « histoire très contemporaine », « histoire actuelle », « histoire récente », ou « histoire immédiate », se définit par deux caractéristiques spécifiques et très intimement liées : la présence forte, vivante et en action du passé dans le présent sous la forme de la mémoire (et cette mémoire est « chaude »), et la présence « de chair et de sang » des témoins-acteurs, leur « vivance » pour reprendre l’expression de Danièle Voldman. Les témoins, si longuement expulsés de l’histoire, se voient réinstallés en son centre et confiés un statut qu’ils n’avaient jamais eu jusque-là. Ce qui engendre plusieurs conséquences pour cette histoire du temps présent : une mise sous tension permanente par rapport aux injonctions de la demande sociale et par rapport même à l’opinion publique; un risque de se voir devenir plus que les autres une « histoire sous surveillance » ou de se voir emprisonner dans la mémoire; une instabilité inconfortable en raison de la mouvance permanente de ses limites chronologiques aux deux extrémités (les « balises » se déplacent sans cesse) et de la nécessité de révisions historiographiques périodiques, ne serait-ce qu’en raison de l’ouverture régulière des archives; une incertitude accrue du fait que les processus historiques étudiés sont toujours en cours; un compagnonnage étroit et nécessaire avec les autres sciences sociales (sciences politiques, sociologie, ethnologie et même psychologie ou psychanalyse), ce qui repose sans cesse la question des

12 Thompson, Paul. (1988, p. 99), cité dans Hélène Wallenborn, 2006. L’historien, la parole des

gens et l’écriture de l’histoire : Le témoignage à l’aube du XXIᵉ siècle. Gilly : Labor, p. 46.

13

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frontières disciplinaires et méthodologiques.14

Les témoignages, les récits de vie, font l’objet d’un archivage quasiment systématique et sont de plus en plus utilisés par les médias. Il semble que nous soyons entrés dans « l’ère du témoin ». (Wierviorka, 1998) La figure du témoin comme « porteur d’histoire » apparaît lors du procès d’Eichmann, comme l’a démontré Annette Wierviorka. Le témoin acquiert à ce moment-là une existence sociale et devient la figure emblématique d’une nouvelle écriture de l’histoire de l’Holocauste, fondée sur le récit d’expériences individuelles. « Avec le procès Eichmann et l’émergence du témoin, homme-mémoire attestant que le passé fut et qu’il est toujours présent, le génocide devient une succession d’expériences individuelles auxquelles le public est supposé s’identifier. »15

L’individualisation de la société moderne, l’incursion de la sphère privée au sein de la sphère publique, a placé l’homme et son expérience au centre de tous les débats.

Depuis la fin des années 1970, « l’homme-individu est ainsi placé au cœur de la société et rétrospectivement de l’Histoire. Il devient publiquement, et lui seul, Histoire. »16

Nous reviendrons plus en détail sur la notion de mémoire, particulièrement sur sa dimension collective. Dans un premier temps, nous l’abordons comme un phénomène social qui place l’histoire du temps présent sous influence et qui renforce cette idée d’un rapport affectif au passé. Les années 1980-1990 voient l’obsession mémorielle s’intensifier.

1.1.2. La demande sociale

De par son objet de recherche situé dans un temps contemporain, l’histoire du temps présent ne peut faire abstraction du contexte social dans lequel elle s’inscrit. Plus encore, ses

14

Descamps, Florence. 2005. L’historien, l’archiviste et le magnétophone : De la constitution de la source orale à son exploitation. De l’économie, des finances et de l’industrie. Paris : Sources, p. 137.

15 Wierviorka, Annette. 1998. L’ère du témoin. Paris : Plon, p. 118. 16

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relations avec la mémoire et le témoignage la placent sous influence, parfois même « sous surveillance », et l’obligent à la fois à considérer les acteurs, collectivités de son temps avec lesquelles elle doit travailler, et à questionner sa prise de parole dans l’espace public.

L’actualité nous harcèle, elle ne nous ménage pas : il y a une demande sociale et nous en sommes, François Bédarida, quelques autres et moi-même les témoins. On attend des historiens qu'ils tranchent les débats, qu'ils soient les arbitres dans les controverses qui divisent la conscience publique et troublent l'opinion, qu'ils fassent la vérité. C'est la confusion des rôles : les magistrats se font historiens, et on demande aux historiens de devenir magistrats.17

René Raymond, en observant les liens étroits qui rapprochent l’historien au juge dans la mise en récit de l’histoire contemporaine, met le doigt sur la responsabilité sociale de l’historien et son engagement. L’affaire Touvier illustre très bien cette demande sociale (en l’occurrence de la part de l’Église) qui permet aux historiens d’éclaircir les relations entre l’Église catholique et la collaboration. Cette demande peut donc être moteur de nouveaux projets de recherche, mais également d’une réflexion sur la médiation de ceux-ci. L’enseignement de l’histoire, sa médiatisation au musée, au cinéma, sont de possibles espaces d’engagement pour l’historien du temps présent convoqué alors en qualité d’expert. On peut voir la demande sociale comme source de pression, mais également comme génératrice de projets de recherche. Phénomène complexe, cette demande émane aussi bien de l’État, par le biais d’appels d’offres, que de la société civile par le biais d’associations comme les groupes de victimes, par exemple.

Dans ce dernier cas, la charge émotive de cette demande est souvent plus forte, mais le risque d’instrumentalisation de l’expertise convoquée reste l’enjeu majeur pour les historiens qui y répondent.

Henri Rousso, historien du temps présent, spécialiste du régime de Vichy, rappelle l’humilité requise de l’historien par la demande sociale.

Répondre à une demande sociale, c’est toujours, en dernier lieu et de manière idéale, tenter de rendre compte de la complexité et de l’inachevé qui résident dans toute analyse du passé. Il faut se garder de jouer, en la matière, le rôle d’historiens

17 Raymond, René. 1992. « Quelques questions de portée générale en guise d'introduction ». In

(34)

thaumaturges, capables de soigner une crise d’identité ou de légitimité, individuelle, sociale ou nationale.18

1.1.3. L’événement

L’événement pose d’emblée la question de la temporalité. C’est un fait réel qui détermine un moment particulier autour duquel un avant et un après se constituent. Rupture temporelle et symbolique, il marque le temps historique et culturel de façon signifiante. Il interpelle l’historien du temps présent de plusieurs façons. Plus qu’un point, une borne sur une ligne chronologique, il manifeste avant tout une « rupture d’intelligibilité » que l’historien va s’attacher à contextualiser, interpréter et mettre en récit. Plus qu’une occurrence singulière, il est le signe d’une restructuration du monde (ou d’une désorganisation) et la possibilité pour l’historien de saisir des identités sociales, comme le rappelle Arlette Farge19 à propos des paroles retrouvées dans les archives de police du XVIIe siècle. L’événement construit, mais se voit également médiatisé. Pierre Nora observe une inflation événementielle, fruit d’une modernité médiatique qui en serait finalement la créatrice : « Presse, radio, images n’agissent pas seulement comme des moyens dont les événements seraient relativement indépendants, mais comme la condition même de leur existence ». À la suite d’Alben Bensa, qui nuance ce propos en affirmant que la médiatisation caractérise non pas l’événement, mais plutôt la modernité, nous croyons que la médiatisation participe de sa construction puisqu’elle le rend manifeste et en permet l’existence, sans pour autant en constituer l’essence. On retrouve ici un vieux débat à savoir si l’événement peut être un objet d’étude en histoire.

Mais si l’on revient à sa capacité de créer du temps, de mettre en place des rapports de force, des relations et des interactions, il est un objet central et problématisable pour l’histoire du temps présent.

18 Rousso, Henry. 1998. La hantise du passé, entretien avec Alain Petit. Paris : Les éditions

textuels, p. 84.

19

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L’historien aime l’événement : son goût pour lui est à la mesure de son inquiétude pour le silence des sources. Cela ne veut pas dire qu’il sache toujours le reconnaître; bien sûr, les moments saillants, aisément identifiables, lui servent de fil rouge et alimentent son récit, articulant ses hypothèses autour de son émergence et ses conséquences.20

C’est une construction dont les effets s’étalent dans le temps et il est nécessaire de considérer également la réception de l’événement qui en est aussi constitutive que ne l’est son irruption.

Certains événements extérieurement importants structurent encore nos comportements sociaux, voire économiques. Ainsi le temps court peut-il avoir de la longue durée, et son sens va se transformer tout au long de cette durée, englobant avec lui des systèmes de représentations mobiles qui infléchiront la première interprétation qui a pu être faite. Ainsi peut-on dire (Laborie, 2001) que l’événement prend également tout son sens à partir de la façon dont les individus le perçoivent, l’intériorisent, finissant à travers des expériences très différentes par lui donner un tracé aux contours repérables. Il n’y a pas d’événement sans qu’un sens lui soit offert par sa réception. Il n’y a pas de sens à priori d’un événement.21

Parler de mémoire revient à tenter de dire notre rapport au passé et implique d’approfondir ce concept polysémique et la temporalité spécifique, l’histoire du temps présent, dans laquelle s’inscrit notre recherche. C’est sous ces deux angles qu’il nous est possible de définir ce que nous appelons mémoires sensibles.

1.2.

L

A MÉMOIRE

La mémoire fait partie de ces concepts polysémiques dont il est difficile de donner une définition. Concept transdisciplinaire, il est devenu pour la muséologie et le patrimoine une notion surexploitée et manipulée, située à la fois au fondement même de cette discipline et faisant l’objet en même temps de toutes les critiques. N’ayant souvent plus rien à voir avec un concept scientifique, la mémoire est au cœur de tous les débats.

20 Farge, Arlette. 2002. « Qu'est-ce qu'un événement? ». In Terrain, n°38 (mars), p. 3. 21

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Il est donc devenu nécessaire de retrouver une utilisation objective du mot pour ne pas se perdre dans sa richesse sémantique, car même si cette polysémie doit être envisagée de façon positive, il reste que cette souplesse peut parfois nous faire perdre de vue l’opérativité qui est censée être inhérente à un concept posé. Daniel Jacobi faisait remarquer à propos de la notion d’interprétation ce qui est en jeu ici.

Il est clair que lorsqu’on mobilise aujourd’hui le mot interprétation dans un sens restreint, comme le font les professionnels des musées, on active cependant une ou plusieurs des autres valeurs sémantiques du mot (dévoiler, expliquer, traduire, interpréter un rôle, insérer dans un système théorique, etc.). Cet enrichissement incessant de l’interprétation joue en permanence en elle et, en conférant une forte épaisseur au mot, contribue sans aucun doute à opacifier ce que recouvre la notion : chacun, à sa guise, peut revendiquer l’interprétation ou l’utiliser en y glissant ce qu’il y entend ou veut faire entendre.22

La notion de mémoire ne fonctionne évidemment pas de la même façon que la notion d’interprétation. C’est un concept que l’on doit préciser dès le départ, il s’agit de savoir de quelle mémoire on parle. On peut d’ailleurs voir ici un fonctionnement analogue au terme patrimoine (les deux étant d’ailleurs souvent associés aux mêmes objets), qui présente, certaines difficultés pour sa compréhension.

Notre tentative de définition vise à esquisser les grandes lignes d’un portrait d’ensemble de ce concept à travers la pensée d’auteurs, philosophes, sociologues et historiens qui ont interrogé le terme mémoire dans la société moderne.

D’une façon générale, la mémoire est ce qui permet le stockage puis la transmission d’information d’un individu à un autre, d’une génération à une autre. Elle est au centre d’un réseau d’échanges qui, par le biais du langage, de rites et d’usages collectifs, assurent sa construction et sa transmission. Ainsi, elle participe directement à l’élaboration identitaire non seulement d’un individu, mais également d’une collectivité. Elle se décline suivant différents types que nous allons maintenant définir.

22 Jacobi, Daniel et Annick Meunier (coordonné par). 1999. L’interprétation : variations sur le

(37)

1.2.1. La mémoire individuelle

Dans son ouvrage Matière et mémoire, Henri Bergson envisage la mémoire du point de vue de l’individu.

Il y a, disions-nous, deux mémoires profondément distinctes : l’une, fixée dans l’organisme, n’est point autre chose que l’ensemble des mécanismes intelligemment montés qui assurent une réplique convenable aux diverses interpellations possibles. Elle fait que nous nous adaptons à la situation présente, et que les actions subies par nous se prolongent d’elles-mêmes en réactions tantôt accomplies tantôt simplement naissantes, mais toujours plus ou moins appropriées. Habitude plutôt que mémoire, elle joue notre expérience passée, mais n’en évoque pas l’image. L’autre est la mémoire vraie. Coextensive à la conscience, elle retient et aligne à la suite les uns des autres tous nos états au fur et à mesure qu’ils se produisent, laissant à chaque fait sa place et par conséquent lui marquant sa date, se mouvant bien réellement dans le passé définitif, et non pas, comme la première, dans un présent qui recommence sans cesse.23

Il y a donc deux concepts chez Bergson : l’un correspond à la mémoire-habitude qui procède par répétitions dans le présent, l’autre correspond à la mémoire-souvenir, mémoire vraie permettant à l’individu de situer le passé. On a ainsi d’un côté une mémoire qui répète, de l’autre une mémoire qui imagine. La mémoire-habitude fait partie de ce que Joël Candau appelle la « protomémoire, une mémoire de bas niveau »24.

La mémoire-souvenir appartiendrait à la « métamémoire », une mémoire consciente qui nous permet de nous constituer en tant qu’individu et de partager avec d’autres cette connaissance.

La mémoire individuelle est une façon de se constituer comme être unique, nos souvenirs ne sont pas transférables dans la mémoire d’autrui. Cela reste donc du domaine privé et semble de prime abord radicalement singulier. Souvenirs et mémoire sont différents. Les souvenirs épars, variés, s’articulent en « grappes » tandis que la mémoire, par le biais du récit, serait le liant des ces expériences multiples du passé. Ultimement, la mémoire permet d’assurer :

23 Bergson, Henri. 1965. Matière et mémoire. Paris : Presses Universitaire de France, p. 167. 24

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[…] la continuité temporelle de la personne. […] Cette continuité me permet de remonter sans rupture du présent vécu jusqu’aux événements les plus lointains de mon enfance. D’un côté les souvenirs se distribuent et s’organisent en niveaux de sens, en archipels, éventuellement séparés par des gouffres, de l’autre la mémoire reste la capacité de parcourir, de remonter le temps, sans que rien en principe n’interdise de poursuivre sans solution de continuité ce mouvement. C’est dans le récit principalement que s’articulent les souvenirs au pluriel et la mémoire au singulier, la différenciation et la continuité.25

1.2.2. Mémoire et société

Maurice Halbawchs26, élève et critique de Bergson, considère pour sa part la mémoire sous un angle extérieur. En effet, il s’oppose à son maître qui affirmait que la mémoire était essentiellement un processus individuel pouvant faire abstraction de celle d’autrui, en définissant celle-ci à partir de ses cadres sociaux. Toute mémoire individuelle est sociale. Autrui est indispensable à la réminiscence. Nombre de souvenirs n’émergent que parce que la situation les sollicite. Les cadres sociaux de la mémoire sont les instruments dont l’individu se sert pour recomposer une image du passé en harmonie avec les demandes du moment.

Halbawchs introduit également le concept de mémoire collective qui se fonde sur l’idée que la mémoire se présente comme un tout unifié par un groupe qui s’y reconnaît et s’identifie à elle. Ce concept de mémoire collective permet de penser la mémoire comme un lieu de rencontre, bien que certains critiques déplorent le fait qu’il soit trop flou27.

Ce concept est toutefois fondamental pour notre recherche, car il est à la base des représentations et des mises en récits communes du passé qui, par écho, donnent sens aux souvenirs individuels.

25

Ricœur, Paul. 2000. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil, 2000, p. 116.

26 Nous reprenons ici les grandes lignes des concepts d’Halbwachs introduits dans Les cadres

sociaux de la mémoire et La mémoire collective, Paris : Albin Michel, 1997.

27 Voir l’ouvrage de Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, p. 67-73, où l’auteur reproche à

cette notion de provoquer certaines confusions. « La première consiste à confondre les souvenirs mémorisés et les souvenirs manifestés. Le second piège consiste à induire l’existence d’une mémoire partagée du constat d’actes mémoriels collectifs… Enfin, on a tendance à confondre le fait de dire, d’écrire ou de penser qu’une mémoire collective existe (…) avec le fait. »

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Il est important, à ce stade de l’exposé, de préciser que la mémoire collective et la mémoire sociale sont deux concepts différents. La première suppose – le verbe supposer fait ici référence à un décalage qui pourrait se produire entre concept théorique et expérience réelle – une mémoire commune à un groupe d’individus, tandis que la seconde franchit un échelon supérieur en s’insérant au sein de la société elle-même composée de plusieurs mémoires collectives.

La mémoire sociale résulterait d’une accumulation et d’une interaction entre différentes mémoires collectives.

La mémoire sociale semble signifier chez Halbwachs tantôt la mémoire de la société en général, tantôt la mémoire non groupale dans la société. Cette mémoire, dans la deuxième partie de son œuvre, Halbwachs semble l’identifier essentiellement aux « courants de pensée », idée qu’il considère lui-même comme proche du « flux de mémoire »; la mémoire sociale tend à être faite de courants de mémoire; ces courants semblent permanents et autonomes; ils traversent la société, les classes, les groupes. Ils sont repris de temps à autre par un groupe sous forme de mémoire collective. Mais ils peuvent se perdre aussi sous forme de traditions, de traces matérielles qui seraient une virtualité de nouvelles mémoires collectives possibles et un reliquat d’anciennes mémoires collectives privées de leur contexte. La mémoire sociale est donc une virtualité; il appartient soit à un groupe de s’en emparer pour la faire revivre, soit à un historien de l’utiliser pour en reconstruire un récit significatif. 28

La mémoire s’inscrit dans l’espace public sous la forme d’un récit qui peut prendre différentes formes. L’histoire l’utilise comme l’une de ses matières premières. Voyons en détail son rapport avec elle.

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Figure

Figure 2 Parcours du musée. Source : Dossier pédagogique, 2002, Archives MRDI.
Figure 3 Entrée de la salle de la déportation (2006)
Figure 5 Parcours de déportés (2006)
Figure 6 Carte murale du système concentrationnaire (2006)
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