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La salle de déportation en 1994

Dans le document Patrimonialiser les mémoires sensibles (Page 88-102)

CHAPITRE 2. Écriture muséale de la déportation au MRDI

2.3. PROCESSUS D’ACTUALISATION, DESCRIPTION DU PROCESSUS : DE LA MÉDIATION

2.3.1. La salle de déportation en 1994

La salle consacrée à la déportation, réalisée en 1994, constitue l’espace le plus dense, tant sur le plan pédagogique qu’émotif, étant donné la complexité du sujet. Intitulée « Déportation », le singulier ayant son importance, elle propose d’expliquer ce concept de façon générale à partir de documents d’archives, de photos exposant le parcours d’un déporté, d’une carte expliquant le système concentrationnaire. À ces éléments, appartenant plus à une dimension historique de la thématique, se joignent des témoignages audio, un mur entier de caissons lumineux présentant des photos anonymes de déportés dans les camps de concentration et d’extermination à grande charge émotive, ainsi que la reconstitution de rails, symbole de la déportation. Des dessins de déportés et des objets rapportés des camps complètent le tout. C’est essentiellement une muséologie de savoir qui domine ce programme muséographique avec, de façon secondaire, une muséologie de point de vue.

Nous pouvons découper ce premier espace en trois séquences. La première aborde la déportation comme phénomène historique global, propose une explication de ce dernier et se divise en deux éléments : le premier plus global sous la forme d’un texte et de photos, et le second constitué de panneaux et photos présentant le parcours d’un déporté, focalisant ainsi sur une histoire individuelle de l’événement. La seconde séquence a la forme d’une carte murale représentant l’étendue géographique du système concentrationnaire. La troisième consiste en une banque d’écoute de témoignages de survivants de la déportation.

Trois éléments fonctionnent de façon autonome : le mur-caisson lumineux constitué de photos anonymes d’individus dans les camps et d’objets rapportés, les dessins réalisés par un déporté pendant sa détention, et les rails reconstitués se terminant par un caisson où sont exposés les différents emblèmes portés par les déportés sur leurs uniformes rayés. L’ambiance lumineuse générale, comme dans le reste du musée, est tamisée, quelque peu plus sombre que celle des autres salles, agrémentée de touches lumineuses spécifiques isolant les thématiques décrites ci-dessous, alternant des sources de lumière jaune pour les éléments scripto-visuels et le caisson lumineux de photos, et de lumière blanche pour la carte du système concentrationnaire ainsi que la banque d’écoute et les dessins réalisés par des déportés qui la précèdent. L’espace, de petite taille, utilise majoritairement des formes carrées et rectangulaires. Seule la banque d’écoute de témoignage est de forme courbe, ce qui l’identifie comme un dispositif autonome particulier, bien que disposé près du caisson lumineux et à proximité des autres éléments en raison de la dimension modeste de la salle. Reprenons les trois séquences plus en détail.

La première correspond à l’entrée de l’espace de l’exposition et se présente sous la forme d’éléments scripto-visuels lumineux, soutenant et introduisant la thématique générale de la déportation.

Figure 3 Entrée de la salle de la déportation (2006)

Deux unités d’exposition composent cette première séquence. La première, formée de deux photos et d’un texte, présente la thématique de la déportation de façon générale.

Figure 4 La déportation, éléments généraux (2006)

Un texte, affiché sur plexi transparent et éclairé par derrière, associe la déportation aux camps de concentration. Les dates principales, dont celles de la mise en place de la Solution finale, sont mentionnées tout en rappelant le nombre de déportés de l’Isère. Le cas spécifique de la déportation juive (introduit par le rappel de la Solution finale) est brièvement abordé.

Le texte est également l’occasion d’évoquer l’importance des témoignages et objets rapportés par les survivants. Cela fait écho à la constitution de la collection muséale du MRDI, faite à partir d’objets et de témoignages donnés par d’anciens résistants et déportés.

Cela fonctionne également comme une légitimation du choix de la muséographie de cette salle qui accorde une place importante à la mémoire par l’entremise des témoignages oraux, des objets-témoins, ainsi que des récits de parcours individuels de la déportation. Les deux photos de camps de concentration fonctionnent de façon illustrative.

L’une représente des familles qui montent dans un train de marchandises, tandis que l’autre représente des rails en hiver, avec des barbelés de chaque côté. Il n’y a ni légende ni éléments qui pourraient nous indiquer l’identité des sujets, le lieu et la date de ces photos. Ce sont deux éléments génériques qui traduisent une image commune anonyme de la déportation associée aux trains et aux rails. De nouveau, cela introduit et justifie également les éléments scénographiques choisis par les concepteurs, à savoir, la reconstitution des rails en plein milieu de la salle d’exposition. Le second élément de cette première séquence est dédié à l’histoire individuelle et personnalisée de la déportation. Il s’agit de parcours de déportés, de leur arrestation à leur déportation et parfois à leur retour. Six personnes ont été retenues, représentant différents parcours de déportation, mais toutes pour fait de résistance. Aucun Juif ne se trouve dans cette liste, même s’ils sont mentionnés de façon générale dans le court texte précédant les brefs résumés de chaque parcours. Notons que parmi les personnes choisies se trouvent deux des fondateurs du musée, Gustave Estadès et Roger Rahon. Sur les six déportés, deux ont péri dans les camps. Cette réalité de la déportation correspond à une déportation politique qui laissait plus de chances d’un éventuel retour. La déportation raciale, non spécifiée ici, aurait imposé un parcours bien différent. Nous y reviendrons au point 2.3 avec l’actualisation de la salle. Des photos nominatives de certains des déportés choisis, ainsi qu’une carte montrant le parcours d’un résistant-déporté, complètent le tout. Là aussi, deux photos représentent plus particulièrement des membres du musée associatif, qui en 1994, vient juste de céder son autorité au nouveau musée départemental.

Figure 5 Parcours de déportés (2006)

La seconde séquence est la carte murale du système concentrationnaire qui donne un aperçu de l’ampleur de ce système au sein de l’Europe. Réalisée à même le mur qui fait face à l’entrée, elle est le vecteur du discours historique sur la déportation sans trace aucune d’un élément mémoriel. Cependant, sa facture assez simpliste pointant les camps de concentration et d’extermination sans les nommer, ainsi que sa légende qui précise qu’il s’agit seulement des principaux camps, donne des éléments très généraux, peu porteurs d’un discours scientifique. L’effet de cette carte est plus centré sur l’étendue du système qui se visualise rapidement avec la multiplication des points représentant les camps.

Figure 6 Carte murale du système concentrationnaire (2006)

Elle est située de l’autre côté des rails, ce qui fonctionne symboliquement avec l’idée du train qui amène les déportés jusqu’aux camps.

Ces rails auxquels s’ajoute le bruit du train sont un symbole ultime de la déportation, immortalisé par le film Nuit et Brouillard (1954) qui à l’époque, en 1994, constituait toujours une référence et était notamment diffusé dans les classes d’histoire du collège (souvenir personnel). Cette image du train n’est pas vraiment mise en perspective dans un discours plus scientifique qui aurait pu montrer sur la carte le rôle crucial du réseau de voies ferrées dans l’emplacement des camps, et ainsi démontrer l’industrialisation et l’efficacité redoutable du système concentrationnaire nazi. Elle fonctionne seulement comme image-symbole, véhiculant une certaine familiarité propice à une appropriation par le visiteur, notamment par le public scolaire. Ces rails se terminent par un meuble-caisson qui présente la nomenclature des déportés, leurs uniformes, ainsi que la maquette d’un dortoir de camp. Et cette disposition symbolise ce vers quoi les rails se dirigeaient : les camps. On retrouve présentés les 13 « types » de déportés, classés dans l’ordre de celui qui était le « mieux » traité au pire.

La troisième séquence correspond à la banque de témoignage.

Figure 9 La banque de témoignage (2006)

Elle permet au visiteur d’avoir accès à des témoignages de déportés survivants. Des mono-casques permettent d’écouter le témoignage de déportés majoritairement pour fait de résistance (trois témoignages sur cinq). Le cartel mentionne le titre de la section, La Déportation, ainsi que le nom des témoins. On y retrouve également le témoignage d’une déportée juive, nommée sur le cartel précédé du titre : les Juifs et la déportation. Enfin, on peut écouter la lecture d’un extrait d’un livre, Ciel Blanc, écrit par une ancienne résistante, récipiendaire du prix littéraire de la Résistance en 1967. Cette seule présence, quelque peu hors-sujet puisque l’auteure n’a pas été déportée, montre bien la prédominance de la Résistance et de ce fait de la déportation politique, malgré le témoignage de Simone Lagrange, seule juive déportée que l’on peut entendre. La banque d’écoute de forme arrondie et éclairée de projecteurs lumineux blancs, délimitant chacun des postes d’écoute, contraste avec le reste des unités d’exposition, éclairées d’une lumière plus jaune, associée à des

éléments du passé, tandis que les témoignages s’apparentent à une temporalité liée au présent. En effet, même s’ils rapportent un élément du passé, ils sont le lieu d’une expérience liée à la survivance, reliant ainsi un futur à ce passé difficile. Les témoins ont dû survivre pour pouvoir nous parler et sont peut-être même toujours vivants, ouvrant la porte à une temporalité du présent, s’opposant ainsi aux autres éléments appartenant à un passé morbide.

Ici, la lumière découpe des espaces temporels. Les dessins de figures et corps de déportés accrochés sur le même dispositif, mais de façon isolée, sont également éclairés de cette lumière plus blanche et participent de ce même découpage temporel. De nouveau, nous sommes en présence d’éléments du passé qui ont été rapportés par des survivants et qui fonctionnent donc comme des vecteurs du présent et d’un espoir. Face à la banque d’écoute, le visiteur est également dans une position presque isolée avec le témoin. Surtout, il tourne le dos au grand mur-caisson lumineux qui termine l’espace de la déportation.

Figure 11 Mur-caisson lumineux (détail)

Celui-ci est l’antithèse de la banque d’écoute et le contraste est saisissant. D’un côté, avec la banque d’écoute, nous avons des mémoires sensibles personnelles, racontées par des individus ayant survécu, de l’autre, des photos de déportés à l’intérieur des camps,

moribonds, des amoncellements de corps, des enfants défigurés, constituant une mémoire collective anonyme de la déportation. L’extermination de masse y est ainsi représentée. C’est sans aucun doute, avec les portes de la Gestapo, l’un des éléments d’exposition les plus émotifs de toute l’exposition de longue durée.

Soulignons néanmoins que ce mur de photos est complété également par des vitrines contenant des objets utilisés dans des camps et des œuvres d’art réalisées pendant et après l’expérience concentrationnaire. Présentés sans cartel explicatif et nominatif ces objets participent également à cette mémoire collective anonyme de la déportation tout en personnalisant cet événement. En outre, la présence de ces objets rapportés démontre d’une part l’existence de survivants et d’autre part le lien ténu entre les témoins oculaires et le MRDI initié depuis le musée associatif qui avait constitué l’essentiel de sa collection avec des objets ayant appartenu à des déportés.

Cette présentation de la déportation, réalisée en 1994, est en adéquation avec l’historiographie de la déportation des années 90 et avec le contexte mémoriel de l’époque. La faible présence de la mémoire juive correspond au contexte mémoriel du moment puisque cette communauté commençait seulement à revendiquer une place plus importante en ce qui concerne la déportation, monopolisée jusqu’alors principalement par la Résistance. C’est une présentation où le discours mémoriel sur la déportation supplante celui de l’histoire. En effet, la majorité des unités d’exposition sont les supports d’un discours mémoriel. La déportation est présentée à travers les récits de parcours individuels de déportés, on a recours à des témoignages de survivants, à des objets-témoins, associés à des photos à forte charge émotionnelle. Les textes n’approfondissent pas le système concentrationnaire nazi et ne font que le survoler pour laisser aux mémoires sensibles la place de se déployer. La carte, classique support d’un discours scientifique, est trop succincte pour rééquilibrer les deux discours. Ce choix délibéré de la part du musée correspond à un moment de transition entre l’ancien musée associatif et le nouveau musée départemental. On passe d’un musée dirigé par d’anciens résistants et déportées, porteurs de ces mémoires sensibles, à un musée géré par une équipe de professionnels de la muséologie, plus distancée sur l’événement, choisissant de réaliser un passage de pouvoir en douceur. C’est une médiation mémorielle de la déportation, incarnée par des individus spécifiques – principalement résistants –, matérialisée par des

photos anonymes et des objets-témoins, qui font du Musée de la Résistance et de la Déportation un lieu de mémoire avant d’être un musée d’histoire.

C’est d’ailleurs largement relayé pas les journaux couvrant l’inauguration du musée. Nous avons réuni douze articles de journaux couvrant l’ouverture du MRDI. Les titres sont éloquents : Le Dauphiné Libéré titre son supplément spécial à propos de l’inauguration du musée : « Le temps de la mémoire 1944-1994 ». Ce supplément couvre l’histoire et la mémoire de la Résistance et fait une large place aux témoignages des acteurs de cette période.

Jean Paquet, président de l’association du musée, décrit le musée ainsi : « Il s’agissait d’organiser enfin un musée qui soit digne de la Résistance et de développer en pensant aux générations futures, un lieu de mémoire »81. Le commémoratif prime sur le réflexif. Les articles dans ce supplément couvrent essentiellement la Résistance et abordent très brièvement la déportation, relatant seulement quelques statistiques (datant de 1984) focalisant sur la libération et le retour des déportés politiques. La vie dans les camps est effleurée de façon étrange par un poème écrit en captivité par l’un des membres du comité scientifique du musée, ancien résistant, déporté et également, à l’époque, premier adjoint au maire82.

Le 2 juillet 1994, après l’inauguration, Le Dauphiné Libéré parle du musée comme d’« un lieu de mémoire au cœur de la ville ». Les trois sous-titres de cet article qui relate l’inauguration et le discours d’Alain Carignon renforcent l’aspect mémoriel et affectif du lieu : « Bien des cœurs se serrèrent » – « Tant que nous nous souvenons tout est possible » – « Un hommage aux associations ». Le Monde (1er juillet 1994)83 parle d’une « Maison pour habiter le souvenir » et d’un lieu de « mémoire vive ». Grenoble Mensuel parle d’un « Musée de la mémoire » pour rendre « hommage à toutes les résistances ».

Parmi ces articles, la déportation est très peu mentionnée, l’emphase est sur la Résistance. La communauté juive est quasi inexistante sauf dans l’article du Dauphiné Libéré qui relate le discours d’Alain Carignon qui, s’adressant particulièrement à la communauté

81 Article du Dauphiné Libéré, 1er juillet 1994, voir Annexe 5.

82 Article du Dauphiné Libéré, 1er juillet 1994, supplément, Pierre Gascon, voir Annexe 6.

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juive, souhaite que le musée « soit un lieu de culture au plus beau sens du terme : le lieu d’une permanente initiation à la tolérance, au respect des différences et à la démocratie… ». Cette adresse spécifique à la communauté juive nous semble être une réponse aux vives réactions de cette dernière à l’exposition de préfiguration qui avait poussé le conservateur à s’engager à réajuster la présence de la mémoire juive. Des entretiens avec le conservateur et des membres du B’nai B’rith nous permettent de confirmer cette hypothèse et soulèvent également le lien entre communautés mémorielles et instances politiques, auxquelles elles se réfèrent pour revendiquer la place qu’elles souhaitent occuper au sein de l’espace public. Il est également intéressant de constater que certains articles se font le relais de la pratique participative du musée dont nous allons parler en détail au prochain point. Le Dauphiné Libéré (30 août 1994) en fait mention ainsi : « La majorité des gens, et principalement ceux concernés par cet épisode de l’histoire, semble avoir donné son approbation à cette réalisation ». Il en reparle également en novembre 1994 en disant que les anciens résistants et déportés ont fait bon accueil au musée malgré quelques idées à développer. Dans l’ensemble, le processus participatif est décrit comme étant harmonieux, seul L’Essor de l’Isère (15 juillet 1994) fait mention des vives réactions que l’exposition de préfiguration avait produites.

Tant dans l’exposition que dans la couverture médiatique, l’écriture de la déportation mémorielle reflète l’état de l’historiographie sur la déportation et le contexte historique et social de 1994. Un contexte où la loi Gayssot, en vigueur depuis 1990, pénalise toute forme de négation des crimes contre l’humanité, et où la justice continue son travail de reconnaissance du passé collaborationniste de la France avec les condamnations de Klaus Barbie en 1990 et Paul Touvier en 1994. Nous sommes au milieu des célébrations du cinquantième anniversaire de la Libération de la France, ce qui place d’emblée l’inauguration du Musée de la Résistance et de la Déportation dans un contexte de commémoration.

De plus, comme nous l’avons vu, c’est un travail de mise en récit de la déportation qui s’est élaboré avec le concours d’un conseil scientifique composé de 27 associations représentatives des différents courants mémoriels de la Résistance et de la déportation. Pour Jean-Claude Duclos, il s’agit de réaliser une transaction tripartite, d’un côté les représentants des différents courants mémoriels de la Résistance et de la Déportation, de l’autre, les

historiens, et au centre l’équipe du musée que le conservateur voit comme médiateur84. L’arrivée d’un nouvel acteur, l’État, par le biais du département, change également le contexte et rapproche le pouvoir politique, incarné par le Conseil général, des différents groupes de pression locaux. Ces derniers, étant eux-mêmes candidats ou amis de candidats du Conseil général, provoquent ainsi de nombreuses interférences. Ainsi la présence de Pierre Gascon, membre de l’association du musée et engagé politiquement au Conseil général facilite les contacts avec Alain Carignon pour la mise en place de la départementalisation du MRDI.

Cette transaction contextualisée entre mémoire et histoire s’opère au sein de ce que nous appelons un comité de concertation qui a abouti à une première présentation de la déportation, penchant plus du côté d’une médiation mémorielle de la période, visant à assurer une transition entérinée par les représentants directs de la période concernée, et ouvrant une possible relecture ultérieure de l’événement. Si cette présentation générale convient à l’historiographie de la déportation des années 90 et reflète un contexte de domination mémorielle de la Résistance au sein du comité scientifique, elle est désormais devenue caduque, tant sur le plan scientifique que sur le plan des revendications mémorielles.

Dans le document Patrimonialiser les mémoires sensibles (Page 88-102)