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L éternel retour du réalisme juridique classique (À propos de deux ouvrages récents)

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Droits d'auteur © Faculté de droit, Section de droit civil, Université d'Ottawa,

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Revue générale de droit

L’éternel retour du réalisme juridique classique (À propos de deux ouvrages récents)

Jean-Pierre Schouppe

Volume 23, numéro 2, juin 1992

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1057474ar DOI : https://doi.org/10.7202/1057474ar Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)

Éditions Wilson & Lafleur, inc.

ISSN

0035-3086 (imprimé) 2292-2512 (numérique) Découvrir la revue

Citer ce compte rendu

Schouppe, J.-P. (1992). Compte rendu de [L’éternel retour du réalisme juridique classique (À propos de deux ouvrages récents)]. Revue générale de droit, 23(2), 295–303. https://doi.org/10.7202/1057474ar

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(A propos de deux ouvrages récents)

Je a n- Pi e r r e Sc h o u p p e

Professeur à l’Athénée romain de la Sainte Croix, Rome

SO M M AIRE

Introduction ... 295

I. Le réalisme « judicialiste » d ’Âlvaro d ’Ors ... 297

A. Le « judicialisme » ... 298

B. Les rapports entre le droit et la morale ... 299

C. La séparation entre « autorité » et « pouvoir » ... 299

II. Le réalisme juridique de Javier Hervada ... 301

A. La notion de droit ... 301

B. La science du droit naturel ... 302

In t r o d u c t i o n

Tel le rocher de Sisyphe, la définition du droit suppose un perpétuel recommencement. Lorsque la cime de la montagne semble enfin à la portée, la synthèse « miracle », celle qui devait permettre d ’intégrer les points forts de multiples théories divergentes, paraît tout d ’un coup illusoire ou impossible1.

Définir le concept de droit demeure une pierre d'achoppement.

Le caractère inachevé de cette recherche pourrait être banalisé et même présenté sous un jour favorable — ne fournit-il pas constamment aux philosophes du droit matière à défrayer la chronique? — , s’il ne portait pas à conséquence.

La notion de droit, en effet, est loin d ’être « innocente » : de la conception que l'on se fait du droit dépendent le rôle du juriste, la force contraignante des lois, la portée des sentences judiciaires, la légitimité des pouvoirs politiques, etc. Dès lors, les juristes ne peuvent se payer le luxe d'abandonner ces questions fonda­

mentales aux théoriciens du droit, sous prétexte qu’ils sont des praticiens. Quant aux théoriciens du droit, ils ne peuvent se laisser rebuter par l’aspect ardu du sujet.

Affectant l'essence même de la science juridique, ces graves questions interpellent tous les juristes : elles influeront de manière décisive sur les solutions qui pourront

1. Cf. par exemple les conclusions plutôt réservées que tire S. Ri a l s dans son

« ouverture » ((1990) 11 D roits, pp. 3-4) qui, tout comme dans son numéro précédent, recueille de nombreux essais de définition du droit.

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être apportées aux grands problèmes qui se posent à une société qui, à l’aube du troisième millénaire, est en quête de sens et d ’éthique.

Alors que le positivisme juridique a débouché sur d ’évidentes apories et que les courants sociologiques ne semblent guère être en mesure de fournir les repères stables que requiert la construction d ’une société plus respectueuse de la dignité et des droits de l'homme, il est réconfortant d ’observer les signes pro­

metteurs dont certains courants de la pensée juridique font preuve actuellement.

Parmi ceux-ci, se situent différents représentants de ce que l’on pourrait appeler le réalisme juridique classique. Nous sommes en train d ’assister à son étemel retour (pour reprendre la célèbre expression que Rommen appliquait au droit naturel).

Cette ligne de pensée remonte à Aristote et passe par les jurisconsultes romains et Thomas d'Aquin, pour n ’en citer que les étapes les plus marquantes2.

Dans le monde juridique francophone elle a connu en la personne de Michel Villey 3 une figure de proue. Deux précisions s'imposent : d ’une part, le réalisme juridique classique n ’a rien à voir avec certains réalismes juridiques contemporains4; d ’autre part, il connaît de nombreuses variantes et nécessite dès lors une ultérieure spécification.

C'est en usant de son acception la plus large que nous pouvons qualifier de la sorte deux ouvrages importants qui viennent de paraître dans leur version française. Leurs auteurs — Âlvaro d'O rs5 et Javier Hervada6 — ont derrière eux une longue expérience de recherche et d'enseignement du droit au sein de la même aima mater, l’Université de Navarre à Pampelune. L’un d ’eux, fils du célèbre philosophe Eugenio d'Ors. est bien connu des romanistes; il est aussi un fin théoricien du droit. L'autre possède une profonde formation interdisciplinaire en sa triple qualité de iusnaturaliste, philosophe du droit et canoniste. Bien qu elles soient imposantes, leurs publications étaient encore trop peu connues dans le monde juridique de langue française. Avec Une introduction à Vétude du droit1 et Intro­

duction critique au droit naturel8 ces lacunes seront comblées.

2. Pour plus de détails nous renvoyons à la partie historique de notre thèse Le réalisme ju ridiqu e, Bruxelles, E. Storv-Scientia, 1987, pp. 9-1 4 7 .

3. Cf. notamment M. V i l l e y , Philosophie du droit I. Définition et fins du d ro it, 2 e é d . ,

Paris, Précis Dalloz, 1978.

4. Il s ’a g i t p r i n c i p a l e m e n t d u r é a l i s m e a m é r i c a i n e t d u r é a l i s m e S c a n d i n a v e .

5. Le professeur Alvaro d ’Ors est avant tout l’auteur d ’un excellent manuel de Derecho privado romano plusieurs fois réédité (EUNSA, Pampelune). Viennent ensuite De la Guerra y de la P a z, ses Papeles del oficio universitario suivi des Nuevos p a p eles, ses Escritos varios sobre el derecho en crisis, ses Ensayos de teoría et La violencia y el orden.

6. Quant au professeur Hervada, signalons notamment son Historia de la Ciencia del Derecho N atural, ses Cuatro lecciones de Derecho N atural, ses Escritos de Derecho N atural, ses Lecciones de Filosofía de Derecho. 1. Teoría de la justicia y del derecho et ses Diálogos sobre el amor y el m atrim onio; et en collaboration avec J . M . Z u m a q u e r o : Textos internacio­

nales de derechos humanos et Textos constitucionales españoles, 1808-1978. Il a aussi écrit de nombreux ouvrages de droit canonique (également parus chez EUNSA, Pampelune).

7. Á . d’Or s, Une introduction à l'étude du d ro it, présentation, traduction et notes par

A. Sé r ia u x, Collection du Laboratoire de Théorie Juridique (Centre de philosophie du

Droit), Aix-en-Provence, Presses universitaires d ’Aix-Marseille, 1991, 138 pages, ISB N 2-7314- 0034-3.

8. J. Hi r v a d a. Introduction critique au droit naturel, traduction par H. Dev o l v e,

présentation par J.-M. Tr i g e a u d, Bibliothèque de philosophie comparée (Philosophie du droit-5), Bordeaux, Éd. Bière (avec la participation du CERSIP de l’Université de Navarre),

1991, 185 pages, ISSN 0 2 9 8 -2 8 0 3 , ISBN 2-8 5 2 7 6 -0 4 8 -7 .

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I. Le r é a l i s m e « j u d i c i a l i s t e » d’Âl v a r o cT Or s

L'introduction au droit du professeur d'Ors est parue pour la première fois en 1963; depuis lors, elle a été rééditée à huit reprises. La version actuelle bénéficie donc de la longue réflexion et des ajouts successifs de Fauteur. Avant d'aborder sa pensée, soulignons la qualité du travail effectué par le professeur Alain Sériaux : présentation, traduction et notes. Sans son effort d'adaptation à la mentalité française et de vulgarisation scientifique, le style concis et tranchant du texte original aurait risqué de constituer un obstacle de taille à la compréhension du lecteur. Le professeur d ’Aix est loin de s'en tenir à un rôle discret : au travers de ses annotations systématiques, non seulement il joint des citations et des références aux ouvrages que Fauteur a publiés en Espagne mais il s'attache à jeter des « passerelles » entre le corps du texte et les manuels français d'introduction au droit; en outre, il prend souvent position, avec franchise et vigueur, et engage avec l'auteur un dialogue fructueux. C ’est le cas notamment dans la présentation de l'ouvrage. Celle-ci s’achève par une question pour le moins hardie : « serait- il trop audacieux de souhaiter que ce petit livre obligera (sic) les enseignants du droit en France à réviser et à mûrir leurs concepts? »

L’ouvrage comporte trois chapitres : les concepts généraux, le droit proprement dit et l’organisation sociale. Tout en étant d ’inspiration très classique, le point de vue adopté est fréquemment original et susceptible d'engendrer un renouvellement de la réflexion juridique et politique sur différentes questions d ’ac­

tualité. Notre propos ici n ’est pas de rendre compte exhaustivement de l'ouvrage mais plutôt de faire découvrir les lignes de force de sa conception du droit.

D'abord, il y a lieu de se demander si Alvaro d'Ors peut être présenté comme un représentant du réalisme juridique classique. Sa conception s'inscrit sans nul doute dans le cadre du réalisme juridique au sens large. N'a-t-il pas lui- même qualifié ainsi sa propre doctrine9? Cependant l'examen de ses écrits révèle

— il le dit d'ailleurs lui-même explicitement — que le fond de sa pensée est avant tout « judicialiste ». Certes, tout ceci est question de nuances et de terminologie.

11 appellera sa doctrine « réaliste » en ce qu’elle s'attache prioritairement à la recherche de la solution juste dans un litige déterminé. Par ailleurs, il insistera sur le fait que le droit est établi par le juge. « Judicialiste », il l’est au point que. pour lui, hors du juge point de droit.

Pour clarifier les différentes options au sein du tronc commun « réa­

liste », nous préconisons la distinction entre réalisme au sens large et réalisme au sens strict. De ce point de vue, compte tenu de l’accent « judicialiste » prononcé de l’auteur, nous aurions quelques réserves à le classer parmi les représentants du réalisme au sens strict, à savoir ceux qui reconnaissent que le droit proprement dit est la chose juste due en justice selon un certain rapport d ’égalité. En revanche, nous n’aurions aucun inconvénient à placer Âlvaro d ’Ors parmi les tenants du réalisme au sens large, c ’est-à-dire au sens où l'on admet l’existence de normes objectives et antérieures à toute norme émanant de personnes humaines; en effet, qui admet que le droit puise ses racines dans la réalité objective (principale­

ment la nature humaine) s’inscrit dans le cadre du réalisme au sens large ou

« objectivisme » ,0.

9. Cf. A. d'O rs, « Principes pour une théorie réaliste du droit », dans (1981 ) Revue de recherche ju ridiqu e, pp. 369 et ss.

10. Cf. op. cit., note 2, pp. 174-175.

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Ces distinctions pourront paraître bien subtiles et, somme toute, peu convaincantes. Nous croyons néanmoins qu’elles ne sont dépourvues ni de fon­

dement ni d ’utilité. Une clarification des concepts en présence fera apparaître plus nettement le bien-fondé de cette affirmation.

Envisageons d'abord la définition du droit que propose le professeur d'Ors. Dès les années cinquante il adopte un point de vue profondément marqué par le droit romain : le droit est le ius\ le ius est à la fois l'objet et le résultat du judicium, le jugement. D'où le droit n'est rien d ’autre que « tout ce qu’approuvent les juges » (quid iudex dicit) 11. De la sorte il renoue avec la tradition la plus classique des jurisconsultes romains, celle qui précède la période des compilations.

Le droit n'est pas conçu comme un ensemble de normes ou de règles impératives;

il est une solution juste à un litige déterminé que le juge approuve avec l’autorité qui lui est reconnue. Il pratique l’art de la iuris-dictio.

À partir de cette conception l’auteur développe plusieurs idées inté­

ressantes que nous avons regroupées en trois sujets : le judicialisme, les rapports entre le droit et la morale et la séparation entre 1’« autorité » et le « pouvoir ».

Nous aborderons successivement ces différentes questions.

A. LE JUDICIALISME

Si la véritable mentalité juridique devait être orientée vers l’organisation de la Polis, il faudrait privilégier l’étude des lois dans la formation du juriste (comme c ’est le cas généralement de nos jours). Le professeur d ’Ors réagit contre ce point de vue. Conformément à l’héritage que nous a transmis le droit romain, le juriste a pour centre de gravité la recherche de la « position juste » correspon­

dante aux parties en litige. Est-il nécessaire de souligner l'actualité du judicialisme à une époque où la révision du rôle et des attributions du juge est de mise sur le continent européen? L'actuelle tendance visant à accorder au juge une plus large autonomie (notamment sous l'influence de certains courants anglo-saxons12) est bien connue. Quant aux pays de la common law, faut-il rappeler le rôle prépon­

dérant qu’ils réservent traditionnellement au pouvoir judiciaire? D ’où, conclut Sériaux, l’essence de la mission du juge « est en tout point comparable à celle du législateur, à cette différence près qu’il statue seulement sur un cas particulier » ,3.

D'autant plus que la résolution du cas particulier est virtuellement généralisable grâce au système du précédent.

Le judicialisme d ’Alvaro d ’Ors soulève d'emblée une objection de taille : n ’est-ce pas trop réduire le domaine juridique que de le limiter à ce qu'ap­

prouvent les juges? A ce reproche apparemment fondé l'auteur répond en apportant une précision importante : « cela ne veut naturellement pas dire qu’il y ait seulement du droit dans les litiges actuels, mais qu’il y a du droit quand il est possible, en principe, que ce cas soit l’objet d ’une sentence judiciaire » 14. De la sorte un contrat peut être dit juridique parce qu’il est susceptible d ’être reconnu comme

11. Cf. A. d’Or s, « Le droit, tout ce qu’approuvent les juges », dans (1989) 10 D ro its, pp. 51-52.

12. Cf. Co l l e c t i f (J. Le n o b l e édit,), La crise du ju g e , Bruxelles, E . Story-Scientia, 1990.

13. Cf. A. d’Or s, op. cit., note 7, p. 14.

14. Id., pp. 32-33.

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source d ’un véritable droit par un tribunal. De même les lois ne deviennent juri­

diques qu’à partir du moment et dans la mesure où le juge assume les critères sur le « juste » édictés par le législateur.

Une autre question fondamentale qui se pose est celle des rapports entre la fonction judiciaire et le droit naturel. La position de l’auteur à cet égard est très nette : l'art de dire le droit doit toujours être pratiqué dans l'observance du droit divin (naturel ou positif). L ’opinion du juge doit nécessairement se fonder sur (ou au moins ne pas aller à rencontre de) « ce que le juge divin approuve » 15. Il n’est donc nullement question d ’une exaltation « subjectiviste » de la fonction du juge;

au contraire l'activité du juge s ’inscrit dans un cadre « objectiviste », au sens déjà indiqué de l’expression, à savoir le jugement divin qui transcende toute conception immanentiste.

B. LES RAPPORTS ENTRE LE DROIT ET LA MORALE

L'auteur circonscrit l’ordre juridique et l’ordre moral de manière ori­

ginale. Cohérent par rapport à sa définition du droit, il limite le domaine juridique à ce qui est susceptible d ’un jugement judiciaire. De la morale relève donc tout jugement non judiciaire. Sa distinction entre les deux ordres est nette et de nature plutôt formaliste; en même temps elle fait preuve de souplesse et d ’ouverture à une certaine variabilité dans l’espace et dans le temps.

Par ailleurs, sa position témoigne de l’inévitable dépendance du droit par rapport à la morale (ce qui n'exclut pas une large autonomie du droit). En effet, contrairement aux sentences des juges humains, le jugement divin atteint l 'intériorité des consciences individuelles. Par conséquent il convertit en quelque sorte tout ce qui est moral en matière juridique. Bien sûr cette conversion n'a pas cours au niveau des hommes mais uniquement au niveau de Dieu. Il faut donc affirmer l'existence d ’un domaine juridique humain, plus restreint, qui correspond à ce que la société « considère comme possible et nécessaire de contrôler par l’intermédiaire de ses juges précisément en raison des conséquences sociales que cette matière comporte et à cause de ce qu'il est possible de prouver devant le juge » 16. Nous découvrons donc une intuition profonde : toute sentence de nos cours et tribunaux passera un beau jour à la « Cour de cassation » divine et seule cette dernière sentence sera en mesure de conférer une « force de chose jugée » définitive...

C. LA SÉPARATION ENTRE « AUTORITÉ » ET « POUVOIR »

Le système juridique romain est aussi la source d ’inspiration d'une distinction qui est chère au professeur d ’Ors : Yauctoritas ne doit surtout pas être confondue avec lapotestas, pas plus au plan des concepts qu’au plan des structures sociales et politiques. A ses yeux 1’« autorité » veut dire un « savoir socialement reconnu » en vertu duquel une solution peut être proposée, et le « pouvoir » est compris comme un « pouvoir socialement reconnu » permettant d ’imposer une telle solution. Jadis Yauctoritas était toujours séparée de la potestas. Ainsi le Sénat romain possédait l’autorité mais le pouvoir était réservé au Peuple qui l’exerçait par le truchement de ses « magistrats ».

15. / ¿ . , p . 37.

16. ld .. p. 40.

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Dans cette optique, l’activité judiciaire relèverait de Vauctoritas : le juge dit le droit en vertu de son savoir, la science du juste et de l’injuste. Ce n’est qu’après la prononciation de la sentence que, pour en assurer l’exécution, il sera question d ’un pouvoir socialement reconnu. Pour l’auteur, le maintien d ’une ligne de démarcation tranchée entre l’autorité et le pouvoir constitue la meilleure pré­

vention possible au gouvernement arbitraire. Cela conduit à mettre en cause la juridicité des lois. En effet, le législateur (qui s’occupe principalement d ’organiser la vie sociale) impose des conduites; d ’où il ne s ’occupe pas de proposer la solution juste à un cas déterminé mais il exerce un pouvoir. Les juges ont l’apanage de la

iuris-dictio.

A ce propos le professeur Sériaux objecte que la loi comporte deux éléments : la règle et. le plus souvent, un caractère coercitif. Ce second élément n'est pas essentiel (il ne serait même pas nécessaire à l’existence d ’une loi) mais il s'impose si I on veut éviter que la loi soit bancale. Selon cette analyse, la loi serait l’œuvre d ’une auctoritas mais appellerait la potestas pour son achèvement.

Le même raisonnement vaut à l’égard de l'activité judiciaire. Elle relève princi­

palement de l’autorité du juge qui tranche en vertu de son savoir socialement reconnu; mais, sous peine d'inefficacité, l'opinion du juge doit être renforcée par un acte de potestas par lequel le juge rend sa sentence exécutoire. Le professeur Sériaux ne verrait donc aucun inconvénient à ce que le « pouvoir » soit confié à des « autorités »: ce serait plutôt un gage de succès17. Si donc l’idée du professeur d'Ors paraît bien éloignée de la réalité (ce qui ne lui échappe nullement), son rappel du rôle spécifique du juriste en tant que détenteur de la science du juste, était lui, loin d'être superflu.

Faut-il réintégrer la loi dans la sphère juridique? La question demeure posée et les deux auteurs y répondent de manière divergente. D’une part, d ’Ors s’oppose à cette solution car la loi est à ses yeux une technique d ’organisation de la communauté politique. Le législateur fait œuvre de prudence politique, tandis que le juge exerce la prudence du droit, sans se préoccuper spécifiquement de l'organisation de la société. D'autre part, Sériaux intègre la prudence juridique au sein même de la prudence politique : « le rôle de la loi est bien d ’établir un certain ordre au sein de la société. Mais ce faisant, elle détermine la position que chacun des membres du corps social doit occuper vis-à-vis des autres » 18. Si le droit est la position juste, on ne peut nier que la loi établit le droit.

À ce propos, un retour à Thomas d ’Aquin nous paraît éclairant. Ne disait-il pas déjà que la loi n'est pas le droit mais plutôt la « règle du droit » 19?

Dès lors, la loi ne serait juridique qu’en vertu d ’une analogie d ’attribution; à défaut d'être le droit au sens propre, la loi serait uniquement en relation avec le droit, en tant que sa règle et sa mesure. Nous rejoignons ainsi la conclusion du professeur Hervada : « la loi fait donc partie du phénomène juridique mais elle n ’est pas le droit » 20.

17. C f .id ., p. 13.

18. Ibid.

19. T h o m as d'Aq u i n, Somme théologique, II-II, q. 57 a . l .

20. J . He r v a d a, « Le d ro it dans le réalism e ju rid iq u e classiq u e », (1989) 10/1 D roits, p. 32.

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I I . Le r é a l i s m e j u r i d i q u e d e Ja v i e r He r v a d a

A. LA NOTION DE DROIT

L ’ouvrage du professeur Hervada ne présente pas une théorie générale du droit mais plutôt une introduction au droit naturel dans sa partie générale. Le lecteur ne trouvera donc pas une étude des différents droits naturels, ce qui relè­

verait d une partie spéciale, mais bien un exposé clair et synthétique sur la véritable nature du droit naturel et, en définitive, sur le droit tout court.

Le prologue révèle le point de vue original de l’auteur; à vrai dire, il s'agit plutôt d une redécouverte que d ’une véritable invention : le droit est à pro­

prement parler res iusta, la chose juste qui est due à autrui. D ’une main experte, le professeur Hervada introduit le lecteur dans les profondeurs du réalisme, avec cohérence et sans détours.

Sur un certain nombre de points, sa doctrine est comparable à celle d'Alvaro d'Ors : il nous incite à l’art du juste, présente la fonction du juge comme la démarche propre du juriste, distingue la prudence juridique et la prudence politique. Le droit est défini comme la chose juste due en justice: il est à la fois ce que détermine le juge et l’objet de la vertu de justice. Néanmoins Hervada ne suit pas Alvaro d ’Ors sur sa voie radicalement « judicialiste ». En effet, pour lui, le droit est tout ce qui est « juste » (naturel ou positif). La juridicité n'est absolu­

ment pas conditionnée par la possibilité d ’une approbation par le juge humain.

Elle est inhérente au bien lui-même. Ce point de vue présente l’avantage de ne pas exposer un certain nombre de « choses justes naturelles » à l’arbitraire pro­

venant du positivisme juridique ou de conceptions trop restrictives que certains juges se seraient faites concernant l’étendue du domaine juridique. Dès que des choses sont dues en justice il y a droit.

Il signale le point de départ de sa description de la réalité juridique : les choses sont attribuées à des sujets déterminés et réparties entre eux. De ce fait, des biens appartiennent à certaines personnes. La répartition constitue — donc n'est pas — le droit. Le droit est la part qui revient à chacun une fois la répartition ou l’attribution effectuée. Lorsque le droit est antérieur et préexistant au droit positif — pris au sens de droit constitué par la volonté humaine (loi, contrat, testament, etc.) — il s'agit d'un droit naturel.

Du droit dérive la justice et non l’inverse21. Cette affirmation peu habituelle (beaucoup d ’auteurs font dériver ius de iustum) rejoint le point de vue du professeur d'O rs22. Le rôle de la vertu de justice est de donner à chacun ce qui lui revient comme résultat d ’une préalable répartition qui a engendré le droit.

Le « juste », la chose qui est due à autrui parce qu'il est porteur d ’un titre (naturel ou positif), est le droit. Le sens propre du droit est donc aussi éloigné de la conception légaliste, qui considère le droit comme une règle ou un ensemble de règles, que de la théorie libérale des droits subjectifs : la faculté d ’exiger présuppose un bien qui soit exigible parce qu’il est dû en justice. D ’où, d ’un point de vue logique — non chronologique — , on peut affirmer que le droit subjectif est pos­

térieur par rapport au droit.

21. Cf. J. He r v a d a, op. cit., n o t e 8, p. 40.

22. Cf. A . d’Or s, op. cit., note 7, p. 27.

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Tout ceci est d une importance non négligeable pour la question des fondements des droits humains. Face aux textes des nombreuses déclarations et conventions de sauvegarde des droits de !’homme, d'aucuns s’interrogent sur leur justification et leur « viabilité ». En effet, les droits proclamés semblent souvent trop prometteurs, plus formels que réels, voire même dans certains cas, contra­

dictoires. Sans en arriver aux conclusions de rejet formulées par Michel Villey23, il est nécessaire de rappeler que les droits ne tiennent pas primordialement à leur proclamation ou à leur expression sous forme de droit positif. Ainsi, il ne suffit pas de proclamer un droit de l’homme au travail pour que le fléau du chômage s'estom pe... Il n'y a de véritable droit que lorsqu’un bien concret est dû en justice.

Tant qu’aucune chose n'est due, au plan naturel ou au plan positif, nous sommes en présence d ’un idéal, d'une noble aspiration politique ou sociale, mais le droit brille encore par son absence... parfois cruellement.

La conception du droit de Javier Hervada est donc, d ’une part, réaliste au sens large (ou objectiviste), car elle fait dépendre la légitimité du droit positif de sa conformité avec le droit naturel. Elle est, d'autre part, réaliste au sens strict, car elle conçoit le droit comme ipsa res iusta.

B. LA SCIENCE DU DROIT NATUREL

Le directeur de la revue Persona y Derecho met le lecteur en garde contre les défauts du positivisme juridique et rappelle que le meilleur moyen de faire respecter la dignité et la liberté de la personne consiste à ne pas perdre de vue ce qui constitue l'élément civilisateur des normes juridiques par excellence : le droit naturel.

Comme le professeur Jean-Marc Trigeaud le souligne dans la présen­

tation de l’ouvrage, il s'agit ici d'un des rares « classiques » contemporains qui nous transmette, en le revivifiant, le droit naturel intégral. Sous l'influence du rationalisme comme du positivisme, le droit naturel n ’a-t־il pas trop souvent dû faire les frais de diverses réductions abusives de son objet24?

A partir du troisième chapitre, l’auteur développe sa théorie du droit naturel. On notera la classification des droits naturels à laquelle il a recours:

« droits primaires » et « droits dérivés »; « droits originaires » et « droits sub­

séquents ». Il passe en revue les principales questions du droit naturel : son exis­

tence (à l'adresse des sceptiques), sa détermination par référence à la nature humaine et à la nature des choses, son universalité, son historicité, etc. Il aborde ensuite successivement la dignité de la personne — qu'il affirme être le fondement de tous les droits naturels — , la loi naturelle, et les rapports entre le droit naturel et le droit positif.

Tout au long de l’ouvrage l’auteur respecte, avec une grande rigueur, l'objet formel propre de la science du droit naturel, qu’il distingue judicieusement de la philosophie du droit. Selon lui, la science du droit naturel tend à établir le

23. Cf. M. Vu i h y, Le droit et les droits de l'hom m e, Paris, P .U .F., 1983. Quant à la possibilité de soutenir l’existence des droits de l ’homme dans une optique réaliste et objectiviste, nous renvoyons à notre article « Réflexions sur la conception du droit de M. Villey: une alternative à son rejet des droits de l'homme », dans (1991) 25 Persona v D erech o, pp. 151־

169.

24. Voir aussi J.-M. Tr i c.ia u d, Humanisme de la liberté et philosophie de la ju stic e, t. I, Bordeaux, Éd. Bière, 1985.

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« juste » dans les relations sociales; elle participe donc à la finalité de la science juridique en général. Elle se caractérise par le fait de ne pas constituer une branche comme une autre de la science juridique mais plutôt une « spécialisation » au sein de ladite science. Ce point est d ’importance. En effet, si le droit naturel était une branche, cela voudrait dire que tandis que lui reviendrait l'étude du droit naturel, les autres branches devraient se limiter au droit positif. Or, l'auteur affirme pré­

cisément le contraire : le droit naturel et le droit positif s’intégrent dans un seul système juridique et doivent se conjuguer. Cette conjugaison est possible préci­

sément parce que le droit naturel a pour « spécialité » le perfectionnement de la science juridique dans son ensemble et dans chacune de ses branches2־׳'.

D'aucuns mettront peut-être en doute le caractère « critique » de cette introduction au droit naturel. Nous pensons néanmoins qu’il est réel. En effet, si dans cet ouvrage-ci, l’auteur accorde peu de place aux grandes questions d'écoles, c'est précisément pour dépasser le stade des « prolégomènes » ou des « conditions de possibilité » du droit naturel, dans lesquels s’enlisent trop de publications, et pour proposer aux juristes un droit naturel opérationnel. Ceci dit, le iusnaturaliste de Pampelune fait effectivement œuvre « critique » : 1° en mettant en relief l'authentique droit naturel classique par rapport au droit naturel dit « moderne »:

2° en revivifiant le droit naturel classique par rapport à certains traités vieillis;

3e en redécouvrant pas à pas la voie propre et spécifique du droit naturel à la base du droit positif.

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Les différents réalismes au sens large (dont celui d'Âlvaro d'Ors) et en particulier le réalisme juridique au sens strict (tel que Javier Hervada le propose) nous paraissent mériter de retenir davantage l'attention des théoriciens du droit dans rav en ir26. Ils sont de nature à rendre des services inestimables aux juristes soucieux de construire une société plus juste et plus respectueuse des droits de l'homme à l'aube du XXIe siècle; ce siècle dont on serait tenté de dire (en paraphrasant Malraux) qu’il respectera les droits humains ou il ne sera pas...

25. Cf. J. He r v a d a, op. cit., note 8, p . 179.

26. Voir le chapitre « La notion de droit » de notre récent ouvrage Le droit canonique.

Introduction générale et droit m atrimonial, Bruxelles, E. Story-Scientia, 1991, pp. 7-42.

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