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Narcisse, Prométhée, Pygmalion: trois figures de la folie selon Nerval

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Narcisse, Prométhée, Pygmalion: trois figures de la folie selon Nerval

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Narcisse, Prométhée, Pygmalion: trois figures de la folie selon Nerval.

Romantisme, 1979, no. 24, p. 112-118

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23307

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Narcisse, Prométhée, Pygmalion : trois figures de la folie selon Nen7aJ

Nerval livre, dans la dédicace des Filles du Feu, une grille perti·

nente pour le déchiffrement de l'ensemble de son œuvre. «Il est, vous le savez, certàins conteurs qui ne peuvent inventer sans s'identifier aux personnages de leur imagination» et, un peu plus bas, «Inventer, au fond, c'est se ressouvenir». Formules fameuses, qui revêtent pour nous une double valeur herméneutique. Elles associent d'abord le phénomène d'identification à une pratique littéraire; c'est dans son activité de narrateur que le sujet se découvre multiple; c'est par le texte qu'il tisse autour de lui le réseau d'infinies ressemblances. Le point de méthode est essentiel : ce qui sera analys'é ici relève d'abord de l'écriture et ne renverra au vécu que médiatisé par elle. Reste pourtant, dans la gestation du récit, la tendance à confondre première et troisième personnes, à mêler le moi et l'autre, le singulier et le pluriel. Le sujet littéraire ne reste pas un; il entretient avec son objet des rapports d'équivalence, où il se dilate jusqu'à l'éclatement.

L'exploration du passé n'élargit pas son espace mental, mais lui offre autant de miroirs, où il se redouble à l'infini. Nous voilà sur une piste: l'écriture actualise un penchant à la projection narcissique.

Pour tenter, au moins, d'ébaucher une vérification, j'emprunte une définition à un psychanalyste, Béla Grunberger : « Le narcissisme est toujours à orientation double», c'est-à-dire «centrifuge et centripète», dans le sens où « plus l'homme es~· capable d'investir son propre Moi sur un certain mode et plus il dis,pôse de libido pour le monde objec- tal» 1. Donc deux mouvements complémentaires: le moi tend d'abord à s'approprier l'ensemble des phénomènes, pour les forcer dans l'espace subjectif; il n'y découvre que soi-même et l'occasion d'une satisfaction égotiste. Mais du même coup, il 's'expose à mille identités indifféren- ciées; d'où_ une seconde phase, d'hypertrophie et de morcellement, où le sujet, au lieu d'absorber les objets, se laisse absorber par eux. A force de modeler le monde à l'image de son désir, il se confond avec lui et risque de s'y perdre. Ces deux aptitudes simultanées - concen-

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tration et expansion, intégration et déperdition - , je voudrais, som- mairement, en indiquer maintenant l'application.

L'être narcissique dénie à l'univers ambiant le statut d'objectivité ou d'altérité. Foyer unique de signification, il émousse les différences, désamorce les résistances et, entouré de substituts fantasmatiques, se persuade que les êtres et les choses répondent à son attente. Quiconque a lu Nerval reconnaît, dans ce mouvement de captation et de réduction, une disposition quasi permanente de son moi littéraire. C'est sans Cloute dans la relation amoureuse qu'elle se laisse le mieux saisir. On relève fréquemment qu'il n'a jamais aimé, sous des formes diverses, qu'une même femme et poursuivi, en différentes incarnations, qu'une même image. L'important n'est pas -de déterminer ici quelle est la figure originelle à partir de qui tout se répète - Isis, la mère, Adrienne, que sais-je? - , mais de relever qu'un archétype unique commande l'expé- rience passionnelle dans la plupart des récits. L'attraction tient d'abord à une ressemblance, puis se cristallise autour de rêveries sur la résur- gence ou la permanence de l'être aimé. Le sujet ne s'attache ainsi qu'à des femmes dociles à ses fantasmes, des omhres qu'il façonne au gré de son désir. A travers autrui, c'est lui-même qu'il cherche, sur lui qu'il se penche. En quoi il est bel et bien captif du cercle narcissique.

Comme l'a si bien montré Ross Chambers 2, la femme-fantôme qui revêt indifféremment toutes les identités et maintient cependant l'illu- sion d'un échange réel, c'est l'actrice. La fascination qu'exerce la comé- dienne réside dans son entière disponibilité. Elle est un personnage sans être, qui accueille toutes les incarnations possibles. Soumise à la dictée d'un auteur et au regard d'un spectateur, elle s'adapte sans résistance aux caprices de l'imagination. Aurélie, Pandora, tous leurs succédanés, sont des figures anonymes, des femmes protéennes et vides, sur qui se greffe n'importe quelle identité, c'est-à-dire, d'une métamorphose à l'autre, toujours cette même image intérieure, inter- minablement ressassée par le moi.

Encore le mensonge de la comédienne ne fonctionne-t-il que dans l'espace protégé du théâtre. La femme réelle, le monde extérieur oppo- seraient leur différence et restitueraient à l'objet son autonomie.

Pour le sujet narcissique, il est donc vital que le monde soit un théâtre, c'est-à-dire un lieu où les chimères puissent se projeter et s'animer.

Peu importe que le personnage assiste vraiment à un spectacle, comme au début de Sylvie, ou qu'il· irréalise une situation quelconque en un jeu d'ombres, comme dans Octavie, dans Pandora et à tant d'étapes du Voyage en Orient 3. Il suffit que le regard de Nerval théâtralise la vie et que le théâtre soit le lieu par excellence de la projection fantasmatique, la métaphore évidente d'une action confinée à l'espace

intérieur. ·

Voilà donc repérée la première phase de l'expérience narcissique:

le moi absorbe les êtres et les choses à l'intérieur de sa vision subjec- tive, et y épanche son image, multipliée à l'infini. Or ce mouvement d'appropriation entraîne lui-même l'opération opposée, centrifuge, indi- quée plus haut. Dès le moment où, toute frontière entre le moi et le monde étant levée, le noyau individuel se propage, la concentration peut aussi s'inverser en son contraire: l'expansion. Et c'est alors

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l'impression de fractionnement, de dilatation, de dérive. Pour avoir trop embrassé, Narcisse s'éprouye immense et menacé de déperdition.

Quoique polymorphe et complexe, la hantise du double est certai·

nement liée à ce processus de grandissement. Le monde-théâtre est aussi un monde-miroir, où le sujet contemple ses propres reflets.

Il ne connaît que soi, il est à soi seul l'objet de son expérience. Comment s'étonner dès lors qu'autrui lui ressemble ? que l'ami ou l'ennemi ne fassent que le redoubler ? Le sujet qui prétend mouler le réel à son image substitue aux hommes les puissances de son moi. La première partie d'Aurélia, par exemple, associe nettement l'apparition du double à l'hypertrophie narcissique du personnage. Et elle montre aussi que le moi, pour avoir succombé à un excès de dilatation, perd la maîtrise des ombres qu'il a suscitées ; elles s'affranchissent, deviennent hostiles, et contribuent à la dissolution de l'être.

Dans cette progressive déperdition, le dédoublement n'est d'ailleurs qu'une étape particulière. L'angoisse de l'éclatement connaît une autre forme, plus fréquente et plus spécifiquement ilervalienne. C'est le thème de l'errance dans un espace ouvert, indéfini, où le sujet se répand sans pouvoir s'orienter ni se ressaisir. Je renvoie ici au vagabondage du héros dans Aurélia et dans · les Nuits d'Octobre, à sa dérive dans Pandora, à son parcours labyrinthique dans le Voyage en Orient. Il s'égare dans un monde qui se dérobe et il adhère à tout sans exercer sur rien sa prise. Il se perd dans des rues .où il s'abandonne avec désarroi à des spectacles· qui entament son intégrité. Déracinement, fourvoiement, déroute : cette topographie symbolique se laisse aisément déchiffrer.

Le sujet qui se présente voué à l'errance mime son trouble et extériorise sa désagrégation. L'opposition avec la clôture du théâtre n'est qu'apparente: c'est toujours cette même osmose du moi et du monde, où l'être s'égare et s'aliène. Centre arachnéen ou centre éclaté, figé en soi ou livré à la dérive, Narcisse fonctionne réellement comme l'un des grands paradigmes de la folie selon Nerval.

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Il arrive que l'amour de soi prenne une dimension morale ou métaphysique. Narcisse demeure sans doute à l'arrière-plan, mais un autre modèle, tout proche, prend alors le relais: Prométhée. A main- tes reprises, chez Nerval, l'expansion du moi inspire l'orgueil, engendre des fantasmes de surhomme et dégénère en appétit de puissance. Le thème de la révolte, qui constitue dans l'œuvre un axe déterminant, s'inscrit directement dans cette perspective. Animé d'une confiance fanatique en son propre pouvoir, le sujet hypertrophié oppose un défi à Dieu (ou à d'autres figures du père), et prétend se substituer à lui.

Contre l'emprise de la transcendance, il s'institue son seul maître et travaille à garantir son entière autonomie. Volonté d'auto-suffisance que favorise bien sûr le repli narcissique. Ce que je demande à la Providence, écrit Nerval, c'est « de me laisser le pouvoir de créer autour de moi un univers qui m'appartienne, de diriger mon rêve éternel au lieu de le subir. Alors, il est vrai, je serais Dieu » 4. Et il

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note ailleurs, dans une lettre, que l'affection dont il souffre est «appelée indifféremment Théomanie ou Démonomanie dans le Dictionnaire médi- cal» 5. Sous le signe de Prométhée (ou de Caïn, ou de Faust), l'esprit rebelle s'érige en valeur suprême et ne reconnaît autrui qu'asservi au

culte de soi: nouvelle variante de la folie, que je voudrais saisir dans c

quelques-uns de ses développements.

Les textes sur la révolte qu'on allègue en général - les sonnets Horus et Antéros, la légende d'Adoniram dans le Voyage en Orient - ne sont peut-être pas les plus significatifs. Ils assimilent le détenteur du pouvoir à un tyran, un usurpateur, et légitiment ainsi, sans la problématiser, l'hostilité du héros. Le fils a raison de contester l'auto- rité oppressante du père, et il triomphera. Caïn et sa lignée ont raison de mépriser un Dieu médiocre, Jéhovah, et un souverain frivole, Soliman. Maîtres du feu et de la matière, agents de l'esprit dans sa lutte contre la nature et contre l'ignorance, ils sont les seuls à propager la vraie vie et seuls ils disposent d'une puissance authentiqUe. Cette révolte-là a bonne conscience, ces rebelles sont des conquérants : à l'opposé même de Prométhée, tourmenté et vulnérable.

Sur le même thème de l'orgueil, l'autre légende du Voyage en Orient, l'Histoire du Calife Hakem est beaucoup plus ambiguë, plus inquiète. Dans l'exaltation présomptueuse de soi, eUe reconnaît une source de génie, mais dénonce aussi un foyer de délire et de dérè- glement.

Hakem est obsédé par une idée fixe: «Je n'adore personne, puisque je suis Dieu moi-même ! le seul, le vrai, l'unique Dieu, dont les autres ne sont que les ombres» 6. Possédé d'un amour extravagant pour soi- même, il se croit investi d'une puissance surnaturelle et chargé auprès des hommes d'une mission sacrée. Illuminé, mégalomane, il glisse peu à peu dans mie sorte de folie solipsiste, ne reconnaissant autour de lui que des émanations ou des· reflets de son moi-. Le danger du repli narcissique s'exprime d'abord dans le projet d'un mariage incestueux avec sa sœur: c'est qu'il ne cherche, dans le rapport à autrui, qu'à se retrouver et se multiplier lui-même. L'apparition de son double, Yousouf, s'inscrit dans cette même logique. Les symptômes de mor- cellement et de déroute sont d'ailleurs innombrables : Hakem adopte des conduites contradictoires, affiche plusieurs identités et. se fie aux révélations suspectes du haschich. A force de mirages et d'inconsis- tance, il se dissémine au point de· perdre sur lui-même toute certitude:

«doutant qu'il fût dieu, doutant même parfois qu'il fût calife, ayant peine à réunir les fragments épars de ses pensées» 7. Pour avoir voulu être tout, il n'est plus rien. Son orgueil de surhomme aboutit à la folie et la mort.

La faute et le délire de Prométhée, on les retrouve, latents, dans la première partie d'Aurélia. C'est au chapitre X que le personnage connaît sa plus grande tentation. II rencontre, dans un rêve, des artistes doués de pouvoirs surnaturels, forgerons magiciens associés à la créa- tion de la vie : « Nous avons ici, me dit-on, le feu primitif qui anima les premiers êtres ». Comme Adoniram, il se laisse fasciner par une énergie purement humaine, qu'entretiennent des démiurges hostiles à Dieu. Il pose alors, devant cet étalage de puissance, la question

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orgueilleuse par excellence: «Ne créerait-on pas aussi des hommes?»

Le fantasme onirique est clair: la créature rêve de s'attribuer, le pou- voir exclusif du créateur et de façonner, par ses propres ressources, un monde viable, conforme à son désir. La volonté d'autosuffisance atteint ici son point culminant et entraîne d'ailleurs, comme chez Hakem, une violente censure. Dès que le personnage essaie d'actualiser le pouvoir qui lui a été révélé - « l'âme pleine d'un indicible orgueil, [ ... ] je levai les bras pour faire un signe qui me semblait avoir une puissance magique», -l'illusion se brise, il perd la proie pour l'ombre et le double - indice de l'éclatement du moi - usurpe sa place. La transgression présomptueuse appelle ici encore une sanction morale : pour avoir voulu se substituer à Dieu, le héros coupable tombe, à la fin de l'épisode, dans la dérive existentielle et dans l'aliénation.

Il suffirait de remonter, à partir de là, le temps du récit, pour vérifier que la première partie d'Aurélia fait alterner les mouvements de révolte et leur châtiment. Je n'en relèverai qu'un seul exemple. Le passage que je viens de commenter est précédé d'un long rêve sur les premières races de l'humanité, qui développe le même thème. Le sujet s'intéresse surtout à la famille des Eloïm, génies primitifs qui incar- nent, avec toute la précision souhaitable, la démesure de la création autonome. L'harmonie originelle se dégrade dès le moment où ils s'isolent des autres esprits pour instaurer leur propre règne et tenter de se suffire à eux-mêmes. Magiciens rebelles, coupés du monde exté- rieur et repliés dans des demeures souterraines, ils se reproduisent en vase clos, animés par la même passion incestueuse et la même introversion qu'Adoniram et Hakem. Tout, dans ce rêve, connote la perversion de Narcisse et l'égarement de Prométhée. Car le défi des Eloïm à la nature et à Dieu tourne mal: démiurges impuissants, ils croupissent dans la stérilité et, à cause même de leur volonté de puis- sance, sombrent lentement dans la mort.

Quoique je n'aie pas le temps de le démontrer, je dirai que ce thème est fondamental pour saisir l'enjeu d'Aurélia. Le récit revient ultimement à une interrogation sur le sens. Le personnage, à travers tout son parcour~, cherche à déchiffrer les signes qui peuplent sa vie et ses rêves. Mais comment dégagerait-il lui-même leur portée et leur cohésion? Il pressent que la clé réside ailleurs, dans la révélation d'une nécessité, d'une objectivité, bien au-delà des ·solutions humaines.

La quête d'un fondemènt ontologique, par lequel il puisse regrouper les fragments épars de son être et surtout définir une norme inter- prétative, est donc vitale. Or le moi orgueilleux s'interpose. Au lieu de chercher hors de soi à garantir la vérité, il se fie à la dictée de ses fantasmes; il s'installe dans la circularité, dans la mimesis; il rejette toute caution référentielle et, en même temps qu'il évacue l'autre, occulte Dieu.

L'orgueil précipite donc la dérive existentielle et compromet la lecture correcte des sign~s. Comme le narcissisme, dont il procède, il joue, dans la folie selon Nerval, un rôle considérable. La nouvelle\

Pandora, dont les thèmes sont les mêmes, avec une participation, cette fois explicite, de Prométhée, confirmerait encore la pertinence du réseau: orgueil - faute - égarement - opacité s. Mais je me hâte de passer à mon troisième paradigme.

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Narcisse s'aime lui-même; Prométhée cherche à animer ses créa- tures. Additionnons ces deux modèles : nous en obtenons un troisième, Pygmalion, le sculpteur qui est amoureux de son œuvre et obtient de l'animer. Il y a, je crois, entre Nerval P.t Pygmalion, une réelle affinité, que je voudrais dégager pour finir.

La référence est latente dans Pandora: le sujet prométhéen crée un être conforme à son désir, Pandora, l'actrice protéiforme, sorte d'automate à la Hoffmann qui prend vie et semble lui offrir l'amour.

En épousant sa statue, Pygmalion se reproduit en lui-même, si bien que sa descendance, raconte Ovide, sera incestueuse. Parallèlement, le héros de la nouvelle ne fait que se redoubler lui-même. Mais son fantôme ne tarde pas, comme un double, à s'affranchir et à le menacer. Etre vide et factice, Pandora est aussi une femme fatale, qui précipite la déperdition de son créateur et le frappe d'inanité. L'artiste démiurge ne façonne que son ombre, mais cette ombre est monstrueuse et malé- fique: il est à la fois prisonnier de lui-même et aliéné, coupable de

démesure et impuissant. ··

Le modèle de Pygmalion est explicité dans L'Imagier de Harlem.

Cette pièce de théâtre, qu'on ne lit pas assez, s'inscrit très précisément dans la problématique esquissée ici. Le héros du drame, il est vrai, se moule d'abord sur Faust. C'est l'inventeur de l'imprimerie, Laurent Coster, qui, par son travail et sa technique, prétend régénérer l'huma- nité. Génie solitaire et rival en puissance de Dieu, il appartient, comme Adoniram, comme Prométhée, à la race des fils du feu. Son orgueil anime en lui un esprit rebelle: le voilà donc qui, empêché de réaliser son œuvre, succombe à la tentation et conclut un pacte diabolique.

Parmi les merveilles qui surgissent alors, une femme, Aspasie, le charme et consent à son amour. Mais elle ressemble dangereusement à Pandora: c'est une courtisane antique - dès l'origine dépouillée d'elle-même - , réduite maintenant par Satan à une existence de fantô- me : morte vivante, elle est indifféremment n'importe qui, chargée de toutes les virtualités mais vide d'être, car en elle «la vie et le cœur sont absents» 9. Mais l'important est que cette amante chimérique soit présentée dès le début comme la création de Coster. L'imagier a gravé son portrait et déjà, pour cette œuvre d'art, éprouve de l'amour.

Et par la grâce de Satan, c'est lui-même qui lui donnera la vie. Il se croit engagé dans un échange réel, alors qu'il accomplit en fait son rêve d'autosuffisance :· aimer sans sortir de soi, vivre une passion sans briser le miroir. La fin de l'histoire ne doit pas nous arrêter ici : Aspasie, conforme à son rôle de femme fatale, précipitera d'abord la dérive de Coster, jusqu'au moment où l'amour inversera la situation, restaurera la dignité du génie et régénérera la fille perdue. Ce dénoue- ment heureux fausse sans doute compagnie à Pandora, mais il n'altère pas la pertinence, qui seule compte ici, du thème pygmalionesque.

* * *

Au sein du thème ébauché 1c1 - narcissisme, autosuffisance - , Pygmalion introduit la figure de l'artiste et va nous permettre, enfin, d'aborder la question de l'écriture dans son rapport à la folie.

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Pour établir l'incidence littéraire du fantasme d'orgueil, je voudrais esquisser d'abord la relation écriture-folie dans un premier groupe de nouvelles - les Filles du Feu complétées par les Nuits d'Octobre - , d'où précisément il est absent. C'est une phase optimiste. Sans pouvoir le prouver ici 10, je dirai que Nerval parvient alors, grâce à différentes stratégies littéraires, à désamorcer les symptômes de folie. Le recul du narrateur, le décalage temporel entre l'événement et sa relation attestent que l'écriture, loin de participer à l'égarement du personnage, domine au contraire le passé et lui impose la rectitude de son analyse.

La distance ironique et critique, différentes manœuvres d'encerclement ou de neutralisation prouvent que les mots et les structures, pour le Nerval d'alors, offrent une garantie suffisante contre le délire latent.

Le contrôle des forces de rupture par un discours logique et lucide témoigne d'un ordre stable, dans le sujet et dans le monde, qui exorcise les menaces d'aliénation. Pensez à Sylvie, aux Nuits d'Octobre : ces récits racontent, en termes à peine voilés, des histoires de folie, qui sont pourtant invalidées, au niveau narratif, par la qualité de la techni- que ou telle opération de transfert.

Tournons-nous maintenant vers Aurélia et Pandora. Deux obser- vations s'imposent : 1 o L'écritt:tre ne semble plus réaliser si sûrement son projet de maîtrise; son pouvoir ne couvre plus tout l'espace de la folie.

zo

Cette faille coïncide avec un intérêt nouveau pour Prométhée et Pygmalion. Deux constats dont il reste à analyser le rapport.

J'ai déjà indiqué qu'Aurélia est le lieu d'une interrogation épisté- mologique et métaphysique. Livré à lui-même, dans le désarroi de l'expérience, le sujet vacillant jette sur les choses un regard incertain et discontinu. D'où l'intuition, largement connotée, qu'une garantie divine est nécessaire pour assurer le déchiffrement des signes. A cela s'ajoute que l'interprétation des événements n'est pas séparable d'un autre problème de langage, lui aussi thématisé dans Aurélia : celui de la communication et de l'écriture. Sur ce plan encore, la dérive des mots, l'équivoque des signifiants doivent être redressés. Or sans réfé- rence sacrée, le discours demeure arbitraire, opaque, aliéné, et l'opé- ration narratrice, compromise. La deuxième partie d'Aurélia raconte en fait deux quêtes parallèles : l'une, d'ordre spirituel, qui garantirait une vérité stable et assurerait au sujet un enracinement ontologique;

l'autre, d'ordre littéraire, qui cherche à maîtriser l'ambiguïté d'un lan- gage miné par la folie, pour instaurer à la place un discours lucide et transitif.

Or cette opération vitale, précisément, va échouer. Se mettre à l'écoute de la parole transcendante, pourtant postulée, mouler sur elle l'expérience et son interprétation, ce serait contenir cette voix intérieure, qui dicte des fantasmes de toute-puissance. Au déchiffre- ment docile de la logique providentielle, Prométhée-Pygmalion oppose le discours de son désir. Entre le projet idéal inscrit dans le récit - laisser à Dieu la responsabilité du sens et de la communication - et la « Théomanie » du sujet, la tension est irréductible. Jusqu'à la fin d'Aurélia, le moi tentera de s'emparer des attributs du divin; i1 élaborera même son propre système religieux, substitutif, au point de peupler de ses fantômes, de ses simulacres, tout l'espace de la trans- cendance.

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La volonté de restituer à l'écriture sa vigueur thérapeutique en brisant le miroir se heurte donc, ici encore, à l'orgueil. Deux discours se superposent: celui de la révélation, celui du sujet autosuffisant, si bien que les signes, privés de leur univocité, pourront désormais fonctionner comme témoins de la transcendance et, simultanément~

comme indices du délire. Dès le moment où l'Autre est privé de sa différence pour entrer en symbiose avec le même, l'ambivalence s'em- pare des signes. La -norme qui avait mission de maîtriser la folie se trouve compromis~ dans la folie elle-même. La sanction que j'invoque contre mes fantasmagories, c'est peut-être moi qui la profère. Une fois de plus, mais dans l'ordre de la connaissance, le sujet tourne en rond.

Il est captif d'un nouveau cercle, un cercle tautologique.

Cette situation va se refléter, bien sûr, au plan littéraire. La faillite du modèle ontologique livre le texte à ses propres ressources.

Tendue entre la recherche problématique d'un centre et la reproduction du discontinu, l'écriture se découvre relative, fêlée; elle fonctionne tant bien que mal, en quête d'un équilibre douteux. Un épisode, au niveau thématique, le montre admirablement ; c'est la fameuse scène du capharnaüm, à la clinique de Passy, où le narrateur se représente en train d'enregistrer les vestiges incomplets, les témoins dégradés, de son existence à la dérive. Telle que le texte même, ici, la figure, la gestation de l'œuvre apparaît donc comme une opération de bricolage, une démarche contingente. Du même coup, Nerval accède à ce qu'on peut sans doute appeler la conscience de la modernité, mais l'éprouve comme une perte, une défaite et une faute. Entre le discours mimétique et le discours critique, il faudrait pouvoir choisir. Or leur implication est telle qu'il n'y a pas de choix possible. Comme Pygmalion, le narra- teur façonne une œuvre qu'il voudrait vivante, différente, mais où il s'expose à projeter son propre simulacre. Ecriture sur la folie, écriture de la folie - tout, dans Aurélia, travaille à les distinguer et tout, pour finir, oblige à reconnaître leur affolante complicité.

NOTES

Michel JEANNERET (Genève).

1. Le Narcissisme. Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1975, pp. 17 et 19.

2. L'Ange et ·l'automate. Variations sur le mythe de l'actrice de Nerval à Proust, Minard, Archives des Lettres Modernes, 1971.

3. Sur ce procédé, voir -les travaux d'Henri Bonnet.

4. Paradoxe et Vérité, dans Œuvres, Pléiade, vol. 1, 1956, p. 432.

S. Lettre à Mme Alexandre Dumas, 9.XI.1841, ibid., p. 866.

6. Œuvres, Pléiade, vol. 2, 1956, p. 369.

7. Ibid., p. 383.

8. Voir mon article « Pandora de Nerval. Essai d'interprétation», Critique,

318 (nov. 1973), pp. 977-996. -

9. Œuvres complémentaires, éd. J. Richer, Paris, Minard, vol. 5, 1967, p. 132.

10. On complètera par mon étude «Ironie et distance dans Les Filles du Feu», RHLF, 73 (1973), pp. 32-47.

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